Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Musiques buissonnières - Page 10

  • #NJP2014, échos des pulsations / 4

    Elle avance pieds nus, presque sur la pointe des pieds. Elina Duni est une chanteuse albanaise ayant émigré en Suisse à l’âge de dix ans, mais qui garde de son pays natal, tout près du cœur, bon nombre de chansons qu’elle va interpréter en compagnie de son trio, lui-même originaire de Suisse.

    « Au-delà de la montagne », telle est la traduction de Matanë Malit, disque dont Elina Duni va chanter une grande partie des compositions. La chanteuse, qui s’exprime dans un français que beaucoup de nos compatriotes pourraient lui envier, prend le temps d’expliquer au public ce que racontent les chansons. Il est question d’exil, d’hommes qui partent en traversant les montagnes, de femmes qui restent seules. Il est beaucoup question d’amour aussi, mais un amour sublimé, comme dans un conte. On voyage en Albanie bien sûr (au nord comme au sud) ainsi qu’au Kosovo.

    nancy jazz pulsations, elina duni, pierrick pedron, franck agulhon, kubic's cure

    Les trois musiciens aux côtés d’Elina Duni sont bien plus que des accompagnateurs : cette formation est un véritable quatuor, très équilibré, qui sait pratiquer la suspension des temps ou la répétition hypnotiques des notes. On se surprend parfois à réaliser que le piano de Collin Vallon est souvent un instrument rythmique tandis que Norbert Pfamatter dessine de nombreux motifs mélodiques avec sa batterie. A l’arrière de la scène, casquette vissée sur la tête, Patrice Moret intériorise beaucoup son jeu, comme s’il était lui-même un des protagonistes des histoires racontées. Ce trio, par instants, n’est pas sans faire penser, par sa façon de scander et de créer la tension, par l'utilisation fréquente des rods, à celui du regretté Esbjörn Svensson, mais dans une coloration plus feutrée.

    Elina Duni, très recueillie, vit ses chansons avec intensité, sa voix envoûte et conquiert très vite la salle qui est tombée sous le charme. Comme si chacun d’entre nous touchait du doigt une beauté éternelle, hors de temps et témoin de l’histoire tourmentée d’un peuple qui souffre aujourd'hui encore, au-delà du spectacle de paysages somptueux, au-delà de la montagne.

    Un concert moment de grâce, qu’il faut sans attendre prolonger en écoutant Matanë Malit, disque confident et tout aussi magnétique que cette heure enchantée. 

    Elina Duni 4tet

    Elina Duni (chant), Collin Vallon (piano), Patrice Moret (contrebasse), Norbert Pfamatter (batterie).
    Disque associé : Matanë Malit (ECM, 2012)


    Il ne s’en est pas caché : ce concert était pour le saxophoniste Pierrick Pédron le premier du répertoire Kubic’s Cure, du nom de son récent disque consacré à une relecture à sa façon du groupe The Cure, chantre de la Cold Wave emmené depuis la fin des années 70 par le lettré Robert Smith, l’homme au « noir à lèvres ». Pour corser l’affaire, son trio a dû faire appel à un remplaçant à la contrebasse, en l’absence de Thomas Bramerie, titulaire du poste. C’est donc le Suédois Viktor Nyberg qui était chargé de prendre sa place hier soir, un exercice dont il s’est sorti semble-t-il avec le plus grand naturel.

    Quand on s’y songe, il faut être culotté pour s’attaquer à une adaptation de ce rock aux mélodies minimalistes et à l’esthétique glacée ! « Pourquoi pas Motorhead, pendant que tu y es ? » lui a d’ailleurs fait remarquer Franck Agulhon, compagnon de route du saxophoniste depuis de nombreuses années. Pierrick Pédron prend des risques : d’abord de heurter une partie du public pas forcément disposée à admettre ce qui, pour certains, serait de l’ordre du blasphème. Comment, faire subir une telle Cure au jazz, non mais vous n’y pensez pas ? Si si, justement Pierrick Pédron y pense et plutôt deux fois qu’une. Ensuite dans la réalisation du concert : tout près de lui, un petit boîtier dont il se sert pour ajouter des effets à son saxophone alto. Il faut savoir se dédoubler, pratiquer le strabisme divergent, un exercice qui peut s'avérer délicat. Et puis le Breton chante et c’est nouveau (sur l’album, c’est Thomas de Pourquery qui était chargé de la mission à trois reprises). On me souffle d’ailleurs dans l’oreillette que Pierrick Pédron pourrait récidiver sur son prochain disque mais chut, je n’ai rien dit.

    nancy jazz pulsations, elina duni, pierrick pedron, franck agulhon, kubic's cure

    Les perplexes ont eu tort car le trio est d’une efficacité redoutable : Franck Agulhon est omniprésent et met beaucoup de couleurs dans son jeu, ce musicien-là est un partenaire précieux, doublé d’un homme aux qualités humaines peu courantes ; Viktor Nyberg, faussement impassible, construit à l’arrière une belle charpente, il est plus qu’un substitut. Quant à Pierrick Pédron, il ne demande qu’à s’envoler et souffler un vent à la fois puissant et d’une très grande clarté (le timbre de son alto est d’une précision démoniaque). Ses interventions énergiques ne perdent jamais de vue la trame mélodique des thèmes sur lesquels il improvise et c’est un plaisir de l’entendre glisser un peu de Thelonious Monk au milieu d’une composition de The Cure. Comme ça, mine de rien, histoire de nous rappeler s’il en était besoin que la précédente expérience du trio avait consisté à transfigurer le pianiste sur un album urgent et bluffant (Kubic’s Monk) enregistré en deux ou trois jours. Il faut aussi souligner son extraordinaire chorus sur « A Reflection » : parce qu’il s’agissait pour l’occasion de se substituer à la zorna (une sorte de hautbois oriental à anche double) de Ghamri Boubaker sur le disque. Un sacré défi, relevé haut les anches, tout en modulations et vibrations qui fleuraient bon le Maghreb. Encore un pari réussi. Le trio est revenu pour un rappel au milieu duquel Franck Agulhon aura la part belle : « Just Like Heaven », certains d’entre vous s’en souviennent-ils peut-être ? C’était l’indicatif de l’émission de télévision « Les enfants du rock » au siècle dernier. Un enfant du rock, ce qu’est aussi Pierrick Pédron et qu’il n’a pas manqué de rappeler. Et comme le saxophoniste, sans me prévenir, a tenu à me remercier publiquement d’avoir écrit le texte de présentation destiné à la pochette de Kubic’s Cure, je ne peux que lui rendre la pareille. Merci Pierrick, je ne sais pas si, comme tu l’as dit, je suis un « grand monsieur », mais je suis certain que travailler pour toi est un immense plaisir. Dont acte ! 

    Pierrick Pédron Trio

    Pierrick Pédron (saxophone alto, chant, effets), Viktor Nyberg (contrebasse), Franck Agulhon (batterie).
    Disque associé : Kubic’s Cure (Act Music, 2014)

  • # NJP2014, échos des pulsations / 3

    Voici venu le temps d’une première visite au Théâtre de la Manufacture pour une soirée qui promettait de faire le choix des chemins de traverse et des embardées plutôt que de célébrer un jazz à la papa. Objectif atteint, public satisfait. Que demander de plus ?

    Puisez quelques musiciens dans la marmite Emil 13, plus précisément la moitié d’un Bernica Octet et vous obtenez Ark 4, soit Jean Lucas (trombone), Pierre Boespflug (claviers), François Guell (saxophone alto) et Christian Mariotto (batterie). Et comme si cette quarte d’électrons libres – passés maîtres dans l’art de la construction collective de formes où l’improvisation est le ciment de compositions jouées dans un ordre non défini à l’avance – ne suffisait pas, n’hésitez pas à épicer le tout en saupoudrant  deux autres musiciens épicés et néanmoins estampillés Orchestre National de Jazz. Olivier Benoit d’abord, son actuel directeur, un guitariste incisif qui nous a impressionnés voici quelques mois avec la publication d’un fascinant Europa Paris, premier volet des pérégrinations de l’ONJ en direction des grandes capitales d’Europe. Hugues Mayot enfin, saxophoniste de cet orchestre décidément pas comme les autres et instrumentiste rompu à l’exercice périlleux des musiques improvisées. Tous les ingrédients étant réunis, vous voici en route pour une aventure aux parcours rendus surréalistes, tant par la présence de textes énigmatiques où il sera question, par exemple, d’observer le paysage depuis sa douche, que par la volonté de faire feu de tout instrument, quitte à lui faire subir quelques outrages pour lui en extirper d’autres sonorités (trombone démonté, saxophone sans bec, …). Mais surtout, ce qui émerge au fil des minutes d’un tel concert fouineur, c’est la faculté des musiciens de se retrouver, pas à pas, après s’être cherchés par tous les moyens nés de leur imagination à saveur bruitiste, avant de s’unir autour d’un thème fédérateur interprété en puissance. Là est la force des musiciens d’Ark 4 et leurs invités d’un soir : d’abord susciter la curiosité par l’exposition de formes sonores qui semblent disparates (et non dénuées d’humour), puis retenir l’attention du public par leur assemblage final. Comme un collage qui, dans sa version ultime, finit par dessiner un tableau. Un groupe tout autant musical que pictural, quand on y songe.

    #NJP2014_Olivier_Benoit.jpg
    Olivier Benoit

    Ark 4 et invités

    Christian Mariotto (batterie), Jean Lucas (trombone, voix), François Guell (saxophone alto, voix), Pierre Boesgflug (claviers), Olivier Benoit (guitare), Hugues Mayot (saxophone ténor).


    MONUMENTAL ! Il faut quelques secondes seulement pour savoir que le Supersonic de Thomas de Pourquery va offrir l’un des grands moments de Nancy Jazz Pulsations 2014. Il y a quelque chose qui ressemble à un commando dans cette formation tonitruante qui a su, avec son récent Plays Sun Ra, rendre plausible l’idée qu’on pouvait pénétrer aisément l’univers pourtant cosmicomplexe de l’Arkestra. J’avoue très honnêtement faire partie de ceux qui n’ont, pour l’instant, pas réussi à trouver la porte d’entrée de Sun Ra – plus de 200 albums au compteur de ce pianiste compositeur un peu déjanté, imaginez le défi – qui aurait fêté des 100 ans cette année et fut, souvenons-nous en, l’une des têtes d’affiche de la première édition de NJP en 1973. Mais Thomas de Pourquery est un passeur, un showman rubicond et facétieux de la transmission de son patrimoine ésotérique ; un héritage foisonnant qu’il transforme pour mieux le restituer sous la forme de standards chantés et chahutés, dans une grande fête aux allures de fantaisie débridée. Il faut dire que l’équipe dont il est entouré a de quoi soulever des montagnes : qu’il s’agisse des soufflants que sont Laurent Bardainne (saxophone) ou Fabrice Martinez (trompette), le premier plus convulsif, le second plus volontiers porté sur une approche mélodique. Et que dire d’Edward Perraud, dont on savait que la gestuelle était à elle-seule un spectacle à part entière ? Ce batteur fascinant ne connaît jamais l’immobilité (après le concert, Thomas de Pourquery m’a laissé entendre que si, peut-être, pendant son sommeil… Et encore, pas sûr !) et fait le show assis, debout, en lançant si nécessaire baquettes et mini cymbales. De leur côté, les claviers d’Arnaud Roulin lancent des appels cosmiques pendant que la basse électrique (utilisée parfois avec un archet, ce qui est peu courant) de Fred Galiay gronde jusqu’au rugissement final d’une « Watusi Egyptian March » pendant laquelle le public sera sommé de chanter. Le leader altiste mène sa troupe avec enthousiasme, pratique avec eux l’accolade camarade et passe, sourire aux lèvres, du saxophone au chant. Le temps file à la vitesse de l’éclair dans cet espace supersonique. Parfois, une pause s’impose et ce sera « Love In Outer Space », une sorte de chanson d’amour à dimension spatiale, chantée à trois voix. Le groupe reviendra pour un rappel tout aussi vocal et un « Enlightenment » final, jusqu’à l’extinction progressive de son chant heureux. Le Théâtre de la Manufacture, quasi plein, a fait un drôle de voyage. Thomas de Pourquery et ses acolytes ont signé là un concert explosif et vitaminé : qu’ils en soient mille fois remerciés.

    #NJP2014_Thomas_de_Pourquery.jpg
    Thomas de Pourquery

    Thomas de Pourquery & Supersonic

    Arnaud Roulin (claviers, piano, chant), Edward Perraud (batterie, chant), Fred Galiay (basse, chant), Fabrice Martinez (trompette, bugle, chant), Laurent Bardainne (saxophone ténor, chant), Thomas de Pourquery (saxophone alto, chant).

    Disque associé : Plays Sun Ra (Quark, 2013)

  • Musique, j'écris ton Nome !

    Il faut être un peu fou, en 2014, pour se lancer dans l'aventure d'un label musical. On sait le disque moribond, victime d'une concurrence déloyale offerte par la dérégulation made in internet et ses possibilités de téléchargement aux frontières de la légalité ; victime aussi de la marchandisation à outrance et au prix fort d'objets prétendument musicaux, alors que ceux-ci n'étaient que de simples produits de consommation courante, et qui ont fini par déconsidérer l'objet disque lui-même ; victime de son instrumentalisation par des majors ayant pressé le citron de notre porte-monnaie jusqu'à sa dernière goutte, destinée à assouvir l'appétit de rapaces rentiers peu enclins à parier sur l'avenir et donc à patienter avant une récolte sonnante et trébuchante promise par le talent d'un artiste en devenir ; victime d'une certaine crétinisation ambiante cultivée à grand renfort de médias mercantiles et d'un engrais toxique, un composé pernicieux à base d'immédiateté et d'une chimère appelée gratuité. Pour la majorité de nos contemporains, le disque appartient au passé, et sa ringardisation est en marche depuis longtemps.

    Et pourtant… Que de disques ! Et magnifiques de surcroit. On est parfois gagné par le sentiment que jamais nous n'avons eu la possibilité d'écouter autant de musique. Est-ce bien une impression, d'ailleurs ? Ou la réalité ? Le disque est devenu - on peut le déplorer à bien des égards - une obligation pour la grande majorité des musiciens qui ont besoin d’une telle carte de visite à proposer aux programmateurs de festivals (et autres scènes) sur lesquelles leur musique pourra s'épanouir. Cette abondance obligée pourrait aller de pair avec des réalisations à la va-vite, parce qu'enregistrer et diffuser cette musique coûte cher, parce que les embûches administratives sont d'une insondable complexité et que, nécessité musicale oblige, on ne peut pas lui accorder une place excessive. Mais la plupart du temps, il n'en est rien et les réalisations sont d'une grande richesse : influence de temps très difficiles et d'une époque troublée par des menaces multiples sur notre planète qui seraient comme autant de stimulants ? Serions-nous plus créatifs quand l'incertitude domine et quand l'angoisse étreint nos contemporains ? Ultimes poings dressés face à la médiocratie ambiante ? Peut-être…

    Créer un label, avoir pour lui des ambitions artistiques et esthétiques en fédérant des forces amies pour qu'il voie le jour et ne pas lui assigner en premier lieu une fonction utilitaire. Voilà bien une idée étrange que six musiciens proches les uns des autres ont décidé de faire aboutir. David Enhco, Florent Nisse, Roberto Negro, Gautier Garrigue, Adrien et Maxime Sanchez sont au cœur de Nome pour défendre la cause d'un jazz capable de s'abreuver à la source de son passé tout en scrutant l'horizon pour tenter d'entrevoir l'avenir. Une volonté affirmée de coexistence pacifique entre tradition et modernité, assorti d’un pari sur la survie d’un objet dont la disparition semble programmée.

    À l'écoute des deux premières productions de Nome (le label étant distribué par l’Autre Distribution), on se dit que cette jeune garde en action a eu raison de prendre date. Deux albums, deux réussites unies par la fluidité de leur expression, leur élégance formelle et la célébration d'une fibre mélodique qui, jamais, n'exclut la retenue, pour ne pas dire la suspension du temps invoquée comme une forme de respiration entre les notes.

    nome, david enhco, layers, florent nisse, aux magesJ'avais eu l'occasion de souligner en 2013 les qualités de La Horde, le premier disque du quartet de David Enhco. La clarté de ses intentions, l'interprétation solidaire de ses musiciens et son art de la suggestion montraient le trompettiste, non comme un leader mais plutôt comme un unificateur capable de laisser filtrer sa sensibilité - une fragilité assumée - tout en réussissant à assembler naturellement des individualités fortes et distinctes. David Enhco reconduit la même équipe pour Layers, qui fait plus que confirmer les qualités de son prédécesseur : il en est le prolongement harmonieux, comme une suite baignée d'une lumière encore plus irisée, qui projette sur nous des images de nature cinématographique (on serait prêt à prendre les paris : un jour viendra où David Enhco composera la musique d'un film ; deux brèves compositions comme « Childhood Memories » ou « Interlude » en apportent la preuve, chacune en moins d’une minute). Les personnalités plutôt méditatives de Roberto Negro (piano) et Florent Nisse (contrebasse) - tous deux contribuent au travail de composition avec leur camarade trompettiste pour former un répertoire original, à l'exception de « Nancy With The Laughing Face », seule reprise de l'album - impriment elles-aussi leur empreinte mélodique, parfois teintée d'une pointe de nostalgie (comme le thème de « Chanson Un », une composition signée par le pianiste), voire d'introspection (« Oiseau de Parhélie » du contrebassiste) à cette musique aux allures de jazz impressionniste, qui doit peut-être autant à Claude Debussy et Nino Rota qu'à Miles Davis. Un pont tendu entre deux siècles et une petite dose de romantisme... Gautier Garrigue, jamais cogneur, plutôt peintre de l’esquisse, confirme de son côté ses qualités de batteur au jeu motianesque qui convient si bien au climat tempéré de Layers. Et puis, on serait injuste de ne pas redire ici à quel point le phrasé de David Enhco, d'une grande limpidité et d'une fluidité naturelle, est à l’évidence le meilleur vecteur de l’acheminement vers nous de ses propres émotions tout comme celles de chacun des musiciens du quartet. Il suffit d'écouter « In Waves » dont le rythme nerveux est surligné par une brève introduction en solo aux couleurs classiques ; le groupe est alors à son meilleur, d’une justesse émouvante. Malgré le jeune âge de son géniteur, Layers est un disque de la maturité, une nouvelle étape dans le parcours d'un musicien qui n'a pas fini de nous charmer.

    nome, david enhco, layers, florent nisse, aux magesPour Florent Nisse, c'est le baptême du feu, celui du premier disque dont le titre en forme de jeu de mots - Aux mages - est une invitation à célébrer ces figures tutélaires que furent et sont encore trois maîtres à jouer et que révèrent, on l'aura deviné, tous les musiciens de son quintet : le guitariste Bill Frisell, le contrebassiste Charlie Haden et le batteur Paul Motian. Leur art de la musique impressionniste semble avoir pleinement inspiré Florent Nisse qui livre un album d'une grande finesse, parcouru d'un chant frisson prenant du début à la fin. Il y a dans cette musique un indicible parfum de sérénité et de liberté, au sens où jamais l'urgence ne semble lui dicter sa conduite ; elle naît au contraire de la volonté de maîtriser le temps et de ne pas laisser ce dernier la perdre dans une précipitation trop clinique et un excès de démonstration. Aux mages est un disque maîtrisé, sûr de son fait et pour tout dire pas loin d'un coup parfait ! Le contrebassiste signe sept des dix compositions (les trois autres sont du pianiste Maxime Sanchez) et fait appel à deux musiciens haut de gamme ayant pour point commun, outre leur grand talent, d'avoir joué avec Paul Motian, dont le suggestive way (j'adresse ici un clin d'œil à un autre batteur, Bruno Tocanne, lui-même disciple du regretté Motian et dont le disque éponyme mérite l'attention de tout amoureux des musiques libres) inspire ce disque vespéral et hautement mélodique : l'américain Chris Cheek (saxophone ténor) et le danois Jakob Bro (guitare) ne sont pas ici de simples invités d'un jour ou des musiciens cautions, ils fondent au contraire avec humilité leur personnalité dans l'intimité d'un groupe au sein duquel on n'oubliera pas de citer, une fois encore, l'hyperactif Gautier Garrigue, dont la finesse de jeu trouve ici un terrain tout aussi propice que sur Layers. Humilité, finesse, retenue, suggestion mélodique… Autant de louanges qui pourraient bien constituer en creux une sorte de portrait chinois de Florent Nisse, catalyseur contemplatif et méditatif de toutes ces belles inspirations, instrumentiste dont les interventions sont d’une grande justesse (ainsi, sur le splendide « Image F ») et qui fait le choix d’accorder le plus d’espace possible à ses camarades, soulignant encore mieux le fait qu’Aux mages a quelque chose d’une respiration collective. Ce trentenaire ingénieur a eu raison de faire le choix de la musique et de s'y consacrer pleinement. Son parcours depuis quelques années est celui d'un artiste discret et fiable, dont le travail - c'est l'évidence même - est en train de porter ses fruits. Il s'agit maintenant pour nous de les déguster avec toute la gourmandise qu'ils méritent.

    Allez savoir ce que deviendra Nome… On lui souhaite le meilleur avenir possible ; ses deux premiers enfants naturels sont plus que prometteurs, ils avancent vers nous pour offrir des moments de grâce et de liberté dont chacun comprendra très vite les bienfaits.


    David Enhco - Layers
    David Enhco (trompette), Roberto Negro (piano), Florent Nisse (contrebasse), Gautier Garrigue (batterie).
    Nome 001


    Florent Nisse - Aux Mages
    Chris Cheek (saxophone ténor), Jakob Bro (guitare), Maxime Sanchez (piano), Florent Nisse (contrebasse), Gautier Garrigue (batterie).
    Nome 002


  • #NJP2014, échos des pulsations / 2

    Le Chapiteau de la Pépinière a fait peau neuve : une nouvelle bâche, plus de places debout aussi (au point que les premiers rangs des gradins finissent par être loin de la scène). Ce premier samedi du festival est l’occasion d’une immersion dans l’univers du blues, qui constitue depuis de longues années une tradition du festival. En 2014, c’est une soirée « 3 au lieu de 4 », en raison de l’incident cardiaque dont a été victime Darick Campbell pendant le vol qui le conduisait en France. Pas de Cambell Brothers donc... et forcément, un timing trop serré pour trouver des remplaçants au groupe.

    Le public est venu très nombreux, certain de trouver ce qu’il était venu chercher. Il n’est pas question de surprise, mais plutôt d’une célébration à caractère patrimonial ; le blues est entré dans l’histoire, il mérite bien son temps fort et NJP ne l’oublie pas.

    Lurrie Bell est un chantre du Chicago Blues, qui est né de l’exode rural lors de la Grande Dépression vers les villes industrialisées au premier rang desquelles Chicago. D’un point de vue formel, il s’est traduit par l’introduction d’instruments comme la guitare électrique, la basse et la batterie au couple traditionnel constitué par la guitare acoustique et l’harmonica. Chez Lurrie Bell, on est dans le plus grand classicisme à cet égard : l’heure de concert est marquée par la forte présence de l’harmoniciste Russell Green, qui vient parfois voler la vedette au leader qui, de son côté, vit son histoire avec une intensité communicative. Le son saturé de l’harmonica, associé à un volume sonore trop élevé et au jeu étonnant d’un batteur plutôt à côté de la plaque, ont un peu gâché la fête proposée par un musicien sincère et généreux. Ces réserves mises à part, Lurrie Bell a tout de même largement mérité sa place en cette soirée festive.

    #NJP2014_Lurrie_Bell.jpg

    Lurrie Bell

    Lurrie Bell (guitare, chant), Russell Green (harmonica), Melvin Smith (basse), Willie Hayes (batterie).
    Disque associé : Blues In My Soul (Delmark, 2013)

    Avec sous le bras le répertoire de son bel album My World Is Gone, Otis Taylor avait de quoi magnétiser le public. Et comme prévu, le colosse du Colorado, personnalité très singulière (cet adepte du banjo a été antiquaire, enseignant, entraîneur cycliste...), dénonciateur des injustices sociales et raciales, musicien charismatique défenseur du peuple amérindien et de la tribu Nakota, a rencontré un franc succès suivi d’un rappel mais... comment dire ? Il faut avoir l’honnêteté d’analyser le concert avec un minimum de lucidité : on ne s’y retrouvait pas dans cette musique, si belle dans sa conception originelle, mais ici totalement défigurée par un groupe où dominaient deux insupportables violonistes (capables du massacre en règle de « Amazing Grace »), dont les instruments électrifiés étaient un supplice pour les oreilles, et ce malgré les contorsions à visée sensuelle de l’une d’entre eux, Anne Harris. Tout comme le furent les solos désincarnés et d’une absolue vacuité de chacun des protagonistes d’un soir. Absence de cerise sur ce gâteau un peu indigeste, Otis Taylor est venu sans son banjo, pourtant son compagnon fétiche, le multi-instrumentiste se cantonnant à une guitare électrique pas toujours bienvenue. Dommage ! Mais on ne peut être au meilleur chaque soir et je m’autorise un conseil : écoutez My World Is Gone, c’est un très beau disque.

    #NJP2014_Otis_Taylor.jpg

    Otis Taylor

    Otis Taylor (guitare, chant), Taylor Scott (guitare), Todd Edmunds (basse), Josh Kelly (batterie), Anne Harris & xxx (violon électrique).
    Disque associé : My World Is Gone (Telarc, 2013)

    Je vous épargne la titraille éculée façon « Son nom est Personne », « Du blues comme Personne » ou « Tout le monde aime Personne ». Parce que Paul Personne, adepte d’un blues rock efficace depuis une quarantaine d’années, musicien chanteur fidèle à ses convictions, celles des origines de sa carrière (dont le déclencheur serait, selon ses dires, l’album de John Mayall Bluesbreakers with Eric Clapton – on peut comprendre la force d’une telle stimulation, tant ce disque fait partie du patrimoine du blues anglo-saxon) mérite un peu mieux que ces facilités convenues. L’Argenteuillais porte bien ses 65 printemps et c’est entouré d’une jeune garde normande (dont les deux frères Anthony et Nicolas Bellanger à la guitare et à la basse) qu’il est venu jouer sa musique tirée au cordeau, émaillée de joutes de guitares à l’unisson qui doivent beaucoup à des groupes tels que Wishbone Ash ou The Allman Brothers Band (j’ai même cru entendre le solo de Dicky Betts sur « Jessica » de l’album Brothers & Sisters... mais ce n’était qu’une impression fugitive). Un set sans faute, dans l’esprit de son récent et réussi Puzzle 14, qui a démontré s’il en était besoin qu’on peut associer avec beaucoup de naturel la langue française avec une musique d’essence américaine. Surtout, jamais Paul Personne ne tombe dans le piège de la mièvrerie si caractéristique de tant de chanteurs de variétés : il est avant tout un homme du blues et du rock qui défend sans faillir sa cause de toujours. Avant le début du concert, on savait ce qu’allait jouer Paul Personne : il a répondu exactement aux attentes du public avec un grand professionnalisme, à défaut d’une originalité qu’il n’a jamais revendiquée. Efficace, honnête et enthousiaste : c’est un bilan dont beaucoup aimeraient se targuer. Et les deux rappels étaient bien mérités.

    #NJP2014_Paul_Personne.jpg

    Paul Personne

    Paul Personne (guitare, chant), Anthony Bellanger (guitare), Nicolas Bellanger (basse), Brice Allanic (batterie).
    Disque associé : Puzzle 14 (Verycords, 2014)

    Post-scriptum

    Une double question de ma part :

    - quelle est la justification d’un volume sonore aussi élevé tout au long de la soirée ? Si la qualité de l’acoustique du chapiteau est à l’évidence meilleure qu’auparavant, ce qu’il faut souligner, l’excès de décibels, du début à la fin de la soirée, finit par gâcher une partie de la fête...

    - certains spectateurs semblent avoir oublié qu’il est interdit de fumer dans les lieux publics, comme l’est le Chapiteau de la Pépinière. Les responsables de la sécurité auraient-ils oublié leur machine à claques ?

  • #NJP2014, échos des pulsations / 1

    Première incursion hier soir dans la nouvelle édition de Nancy Jazz Pulsations. Un double concert dans la belle Salle Poirel. Deux formations, deux ambiances bien différentes...

    On commence avec le monde un peu mystérieux du pianiste Craig Taborn et son trio (au sein duquel on ne peut que remarquer l’excellent Gerald Cleaver, d’une justesse et d’une musicalité exceptionnelles). S’appuyant sur le répertoire de l’album Chants, les trois musiciens vont se lancer dans une exploration de l’intime, en sollicitant des influences multiples qui dépassent de très loin le cadre du jazz. Musique souvent hypnotique, volontiers minimaliste voire répétitive, elle est aussi le cadre d’une recherche de trois personnalités qui vont, petit à petit, laisser leurs routes se rejoindre en un final de toute beauté. Il y a beaucoup d’exigence et d’intériorisation dans une telle démarche et on ne peut que souligner la volonté de Craig Taborn de ne pas propager ad libitum la conception d’un jazz trop étriqué dans son exposition thème / chorus / thème. Son caractère cérébral, pour ne pas dire intellectuel, n’est pas de nature à soulever le public, mais plutôt à le questionner. Un pari risqué mais un moment assez fascinant. 

    njp, nancy jazz pulsations, salle poirel, craig taborn, sylvain luc, stefano di battista

    Craig Taborn Trio
    Craig Taborn (piano), Thomas Morgan (contrebasse), Gerald Cleaver (batterie).
    Disque associé: Chants (ECM, 2013)

    Autant la première partie du concert offrait au public le spectacle parfois distant d’une quête introspective, autant le quartet mené par le guitariste Sylvain Luc et le saxophoniste transalpin Stefano Di Battista ne cache pas son caractère extraverti. Il s’agit pour les deux virtuoses de célébrer leur amour du cinéma éternel et des compositeurs de film que sont Ennio Morricone, Nino Rota, Michel Legrand ou encore Anton Karas. Ils alternent, tout comme sur leur récent album Giù La Testa (en français « Baisse la Tête », du film Il était une fois la révolution), ballades acoustiques charmeuses et thèmes marqués au fer d’un jazz funk électrique. On pouvait craindre une course de vitesse ou, dans les instants plus calmes, une tentation crooneuse : même si le traitement de certaines compositions penche parfois du côté du trop joli, le quatuor parvient à déjouer le piège de la démonstration technique, principalement grâce à Sylvain Luc, capable de faire craquer le vernis d’une musique consensuelle à grands coups de canifs électriques et de riffs dissonants. Stefano Di Battista opte comme à son habitude pour une posture très professionnelle et c’est au saxophone alto, sur les thèmes les plus rapides, qu’il délivre le meilleur de son jeu. Et surtout, en appui de ce duo musclé, il faut souligner la présence roborative du jeune prodige au physique poupin Pierre-François Dufour (lui aussi virtuose, de formation classique et bardé de nombreux prix depuis son très jeune âge au point qu’il peut afficher une carte de visite impressionnante), qui assurera une grande partie du spectacle en évoluant à la batterie comme au violoncelle, en toute décontraction. Il aura été, en quelque sorte, l'instant fraîcheur de ce concert très goûté par un public, conquis d'avance et venu nombreux.

    njp, nancy jazz pulsations, salle poirel, craig taborn, sylvain luc, stefano di battista

    njp, nancy jazz pulsations, salle poirel, craig taborn, sylvain luc, stefano di battista

    njp, nancy jazz pulsations, salle poirel, craig taborn, sylvain luc, stefano di battista

    Stefano Di Battista & Sylvain Luc 4tet

    Stefano Di Battista (saxophones alto et soprano), Sylvain Luc (guitares), Daniele Sorrentino (basse et contrebasse), Pierre-François Dufour (batterie, violoncelle)

    Disque associé : Giù la Testa (Just Looking Productions, 2014)

  • Duos, duels...

    christophe marguet,daniel erdmann,together together,abalone,sylvain darrifourcq,akosh s,apoptose,meta records,jazzRégis Huby nous gâte encore : son label Abalone n’en finit pas d’abriter de petits trésors musicaux vers lesquels on revient à intervalles réguliers. Ici-même ou du côté de Citizen Jazz, j’ai déjà eu l’occasion de saluer quelques-unes de ses pépites qu’il me plaît de citer une fois de plus pour vous suggérer d’aller y laisser traîner vos oreilles averties, si le cœur vous en dit : Constellation, du sextet de Christophe Marguet, ou Pulsion de son quintet Résistance Poétique ; Thisisatrio de Franck Vaillant ; Songs No Songs du H3B de Denis Badault ; Ways Out du quartet de Claude Tchamitchian ; Traces du trio de Jean-Charles Richard ; Furrow, de Maria Laura Baccarini ; Cixircle du Quatur IXI ; ou encore les If Songs de Giovanni Falzone et Bruno Angelini. Vous comprendrez très vite le haut niveau de la maison et la richesse de ses productions...

    La fête continue avec Together, Together!, une nouvelle formule en duo au cœur de laquelle on retrouve une fois de plus le batteur Christophe Marguet, dont l’impressionnisme du jeu vient esquisser une danse d’une grande élégance avec le saxophone de Daniel Erdmann, musicien quadragénaire qu’on connaît tout particulièrement pour être membre du revigorant Das Kapital, aux côtés d’Edward Perraud et Hasse Poulsen (celui qu’on appelle Ass !).

    Un duo saxophone batterie. Je vous épargnerai la petite leçon d’histoire du jazz que mériterait cette association pas si courante, mais il m’est impossible, quand un dialogue d'une telle nature est engagé, de ne pas penser au 22 février 1967, lorsque John Coltrane et Rashied Ali étaient entrés en studio pour graver dans le marbre un moment essentiel appelé Interstellar Space. Un album qui constitue, aujourd’hui encore, un enregistrement de référence que Marguet et Erdmann, connaissent forcément sur le bout des doigts, même si leur rencontre est esthétiquement très éloignée de cette matrice aux allures de combat jusqu’au-boutiste. Coltrane voyait venir la fin de son chemin et voulait une fois encore repousser ses propres limites, celle d’un langage à la frontière du cri universel : à cet égard, Interstellar Space avait des allures de duel (qui inspirera d’autres disques du même type, je pense en particulier à Linkage d’Eric Barret et Simon Goubert, mais aussi à Soul Paintin’, trop méconnu à mon goût, de Boris Blanchet et Daniel Jeand’heur).

    Together, Together! est tout sauf un combat ou un duel, il faudrait plutôt parler de conversation ou de dialogue. Ce serait la définition d’un duo, celui de deux musiciens dont les jeux paraissent chercher à s’entrelacer avec beaucoup de sensualité. Christophe Marguet et Daniel Erdmann enchantent leurs compositions  (toutes originales et assez brèves, à l’exception de deux reprises, l’une de Duke Ellington « African Flower », l’autre de Billy Strayhorn « Lush Life ») par leur capacité à suggérer chacun de leurs mouvements – parce que ce disque est assurément celui du mouvement – plus qu’à les asséner ; tous deux esquissent des pas de danse dont le rythme s’échappe parfois vers des contrées nourricières : « African Dancer » en est un bel exemple, quand les mailloches de Marguet résonnent des échos d’une Afrique qui n’est pas sans évoquer celle du Canto Negro que sait si bien raconter Henri Texier (avec lequel Marguet a longtemps joué, il faut le rappeler). « Lush Life » est une autre illustration de la délicatesse avec laquelle Erdmann tourne, tourne et tourne encore autour du thème avant que Marguet ne le rejoigne pour chanter avec lui. Deux musiciens qui prennent plaisir à inverser leurs fonctions supposées ou plutôt à les fusionner, le batteur étant capable d’endosser le costume du mélodiste tout autant que du rythmicien tandis que le saxophoniste ira se glisser dans le rôle du pourvoyeur d’un rythme d’une souplesse féline. Elle est là, cette danse entre les deux, cette conversation entre gentlemen qui définit leur art du duo et se renouvelle à chaque instant ; une autre déclinaison de la résistance poétique si chère au batteur. Together, Together! n’est pas de ces disques qu’on écoute avec passivité ; il fait plutôt partie des instants d’équilibre un peu miraculeux, dont on connaît la fragilité, et qu’on ne veut pas laisser filer entre ses doigts. On laisse approcher la musique, on lui accorde tout son temps, pour qu’elle nous souffle ses délicatesses au creux de l’oreille. Musique sensuelle, on vous dit ! 

    Daniel Erdmann & Christophe Marguet – Together, Together!

    Daniel Erdmann (saxophone ténor) ; Christophe Marguet (batterie).
    Abalone Records 2014 – AB016

     

    christophe marguet,daniel erdmann,together together,abalone,sylvain darrifourcq,akosh s,apoptose,meta records,jazzAvant de conclure, puisqu’il est question ici de duo saxophone batterie, je ne peux passer sous silence un nouvel épisode de cette association qui peut aussi s'avérer d’une âpreté abrasive : Sylvain Darrifourcq et Akosh S. avancent leurs pions sur le terrain beaucoup plus brûlant d’un corps à corps violent et livrent une musique fiévreuse, presque hantée, avec Apoptose. Difficile en l’occurrence de parler de conversation tant l’échange entre les deux vous emporte loin, là où l’angoisse peut aussi vous étreindre : portée par une énergie qui est celle de la vie elle-même (reportons-nous pour mieux comprendre à la définition du mot apoptose, qui signifie la mort cellulaire, phénomène bénéfique parce que nécessaire à la survie), cette musique souvent sombre, hurlée quand il le faut, est d’une puissance ravageuse qui vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher. Ce n’est certes pas l’album qu’on conseillera pour une fin de banquet, mais celui-ci est assurément un choc émotionnel qu’il faut vivre pour le croire. Et comprendre que l’être humain reste un mystère, même si le voyage n’est pas de tout repos. 

    Akosh S. & Sylvain Darrifourcq – Apoptose

    Akosh Szelevényi (saxophone, bols thibétains, cloches, zither) ; Sylvain Darrifourcq (batterie, percussions, zither, sextoys, iPhone).
    Meta Records 2014 – Meta 067

  • Magma – Rïah Sahïltaahk

     RÏAH SAHÏLTAAHK .jpgMagma met les petits plats dans l’écrin

    « La première verson de Rïah Sahïltaahk fut enregistré en 1971 et figure sur l’album 1001° Centigrades. Christian Vander ne s’estima pas, à l’époque, satisfait par l’arrangement écrit par le groupe. Cette nouvelle version totalement revisitée, adaptée à la formation d’aujourd’hui et à ses voix lyriques, est fidèle à l’esprit de la composition originale. »

    Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le monsieur.

    Ainsi donc, Christian Vander, non content d’enregistrer trente ans après leur écriture d’anciennes compositions et de combler ainsi des trous évidents dans une discographie de Magma qu’il s’agissait de remettre à l’endroit, a choisi d’aller encore plus loin dans sa démarche perfectionniste et de procéder à un nouvel enregistrement d’une composition qui occupait la première face du deuxième 33 tours de Magma. A cette époque, le batteur était bien sûr déjà l’inspirateur et le leader du groupe, mais la direction de ce dernier était plus collégiale et le travail de composition partagé avec d’autres musiciens, comme le pianiste François Cahen par exemple.

    Quarante-trois plus tard, voici donc venir la deuxième version studio de « Rïah Sahïltaahk », qui raconte l’histoire d’un personnage un peu présomptueux ayant choisi de rallier Kobaïa (pour des explications plus détaillées sur cette histoire, je vous laisse fouiner. Je résume : la Terre est pourrie, vite barrons-nous sur Kobaïa, là où les cons ont disparu...) après les autres, non sans avoir vainement tenté de convaincre les récalcitrants Terriens d'entreprendre eux-aussi le voyage vers cette planète heureuse. Mal lui en prit, il finira même noyé... 

    Disque au format très court (à peine plus de 25 minutes) en huit mouvements, disponible en version CD et vinyle, Rïah Sahïltaahk se caractérise par son esthétique d’une grande sobriété – et hop, plus de saxophones ni de trompettes ni de clarinettes ! – qui le rapproche assez nettement de Wurdah Ïtah (un album enregistré en quelques jours sur une base piano basse batterie chœurs, paru au début de l’année 1974 et qui constitue le deuxième volet de la première trilogie de Magma, bien que publié sous le nom de Christian Vander – ça va, vous me suivez ? Non ? Pas grave...).

    On n’est pas obligé de préférer cette interprétation contemporaine à l’originale, notamment en raison de l’absence des soufflants et de la voix de Klaus Blasquiz, eux qui comptaient énormément dans la première partie de l’histoire de Magma et lui conféraient une chaleur particulière. Mais on peut aussi lui trouver beaucoup de charme par son côté plus brut, plus urgent et surtout plus aérien, où les chœurs associés au vibraphone font merveille pour exprimer toute la martialité Orffo-Stravinskienne de cette musique. La partition d’origine est respectée, même si on peut noter ici ou là quelques petites différences, comme par exemple la présence hypnotique du piano introduisant « Ün Zoïn Glaö » avant un déchaînement aux accents free ; ou encore les chœurs sur « Mem Loïlë », qui bénéficient d’un arrangement inédit. 

    Les amoureux de Magma ont déjà commandé le disque, les autres trouveront là une nouvelle carte de visite dont la brièveté pourra être un atout s’ils décident d’en rester là.

    Et puis, en cette époque où le disque souffre, saluons la qualité des objets proposés et leur design gris métallisé du meilleur effet. CD et vinyle sont de très beaux disques à tenir en main. On se prend à espérer que la discographie du groupe, qui devrait être rééditée d’ici à un an chez Jazz Village, bénéficiera d’un aussi bel écrin.

    Magma – Rïah Sahïltaahk

    Stella Vander (chant), Isabelle Feuillebois (chant), Hervé Aknin (chant), Benoît Alziary (vibraphone), James Mac Gaw (guitare), Jérémie Ternoy (piano), Philippe Bussonnet (guitare), Christian Vander (batterie, chant, piano). 

    Seventh Records / Jazz Village – JV570045

  • Jacques Thollot, trop tôt, bien trop tôt...

    jacques thollot
    Jacques Thollot - Septembre 2014 - Photo : Caroline de Bendern

    C'était il y a trois mois, presque jour pour jour... J'avais publié ici-même une note consacrée à un musicien (compositeur, batteur, multi-instrumentiste) pour lequel j'éprouvais la plus profonde admiration ; il m'était venu à l'esprit qu'on célèbre toujours les grands un poil trop tard, une fois qu'ils nous ont quittés, d'où ce discret hommage à ma façon. Je souhaitais le lui rendre, comme d'autres donnent un sourire pour dire merci. Ce texte s'appelait Tombé en Cinq Hops, petit jeu de mots taquin issu du titre d'un des très rares albums de Jacques Thollot. Je crois savoir que ce monsieur pas comme les autres avait lu et apprécié mon texte.

    Et voilà qu'une triste nouvelle vient nous gifler au petit matin : Jacques Thollot nous a quittés, dans la nuit, après une fatale crise cardiaque. Quelle tristesse d'apprendre que cet artiste incomparable n'est plus de ce monde. Musicien autodidacte précoce, artiste libertaire et inspiré, créateur de son propre idiome, peintre des sons, homme des longues éclipses à la discographie étique mais d'une richesse infinie, le voici qui, jusqu'au bout, est en avance sur son temps. Son temps à lui, injustement écourté alors qu'il avait encore bien des choses à partager avec nous ; alors qu'il évoquait il n'y a pas si longtemps un possible nouvel enregistrement ; alors qu'on avait été heureux de le retrouver en mai dernier au festival Jazz à Part de Rouen, aux côtés du contrebassiste Matyas Szandai et de son vieux compagnon de route François Jeanneau.

    Jacques Thollot aurait eu 68 ans la semaine prochaine.

    Tristesse infinie...

    Je lui souhaite un nouveau et beau chemin, tout là-haut, et j'espère que Jacques Thollot pourra y retrouver tous ces enchanteurs avec lesquels il avait fait parler le feu de ses passions, comme Kenny Clarke (dont il fut, rappelons-le, le remplaçant au Blue Note de Paris alors qu'il n'était âgé que de 13 ans à la fin des années 50), Bud Powell, Chet Baker, Barney Wilen, Eric Dolphy, Don Cherry, Pharoah Sanders, Steve Lacy, Michel Graillier, Jean-François Jenny-Clark, et tant d'autres...

    Vous trouverez ici quelques liens pour en savoir plus sur ce grand monsieur :

    - Un bel article d'un camarade de Citizen Jazz et ami de Thollot, Aymeric Morillon, pour l'Oreille Absolue ;

    - sous la plume du même ami, un article pour Citizen Jazz en 2011 : Jacques Thollot, le retour ;

    - Tel est Thollot, batteur de jazz, un article de Libération daté de juin 1996 ;

    - Jacques Thollot, l'art de la fugue, une longue interview pour les Allumés du Jazz, en 2002 ;

    - un premier hommage qui vient de lui être rendu sur le site de France Musique ;

    - Une vidéo appelée Jacques Thollot vient d'une autre planète :

    En fouinant un peu sur la toile, vous trouverez certainement d'autres témoignages : que ceux qui aimaient Jacques Thollot suivent leurs traces... Elles dessinent une route enchantée.

    En voici quelques illustrations...

    Watch Devil Go (1975)

    Cinq Hops (1978)

    Tenga Niña (1996)

  • Une offrande

    john coltrane, offering, live at temple university, impulse, jazzS'il n'avait eu la mauvaise idée de quitter prématurément notre monde le 17 juillet 1967, John Coltrane fêterait aujourd'hui son quatre-vingt-huitième anniversaire. Impossible de ne pas avoir une pensée émue pour le saxophoniste chaque 23 septembre, tant sa musique continue de vivre en nous, presque cinquante ans après sa mort. 

    Sa musique… Quels chemins aurait-elle empruntés s'il avait pu vivre encore ? Aurait-elle été la même s'il n'avait pas souffert à ce point et senti sa fin approcher ? Son « Cri » aurait-il été aussi poignant sans l'urgence qui semblait le commander ? Nul ne le saura jamais. 

    Restent les disques : nombreux et d'une fascinante diversité, un concentré d'une douzaine d'années (on ne comptera pas les quelques témoignages de ses années d'apprentissage), d’abord aux côtés des grands que furent Miles Davis, Cecil Taylor ou Thelonius Monk ; puis en leader, car John Coltrane, c’est d'abord l'histoire d'un envol unique dont rendent compte des intégrales impressionnantes, comme celles des labels Prestige (1956-1958) ou Atlantic (1959-1961) ou encore tous les enregistrements pour le compte d'Impulse à compter de 1961 jusqu'à la fin. Des disques jalons, comme Giant Steps en 1959, symbole de l'émancipation, ou Love Supreme en 1964, prélude mystique à une année incandescente et marqueur de la quête d'un absolu d'essence religieuse qui le guidera jusqu'à son ultime souffle. Sans oublier une myriade d'enregistrements live qui continuent de susciter la sidération. Impossible d'en établir le catalogue complet mais comment ne pas évoquer par exemple : l'enregistrement historique à l'Olympia le 20 mars 1960 aux côtés de Miles Davis ; Live At The Village Vanguard en novembre 1961, quatre soirées de concerts enfiévrées par la présence d'un Eric Dolphy magnétique et imprévisible ; le coffret Live Trane The European Tours, formidable passage en revue de tournées en Europe entre novembre 1961 et novembre 1963 ; ou bien encore la force surhumaine de Live At The Half Note: One Down One Up, au printemps 1965 ; et que dire de Live In Japan, monumental reflet de la dernière tournée du saxophoniste en terre étrangère, en juillet 1966, qui voyait certaines compositions comme « My Favorite Things » durer jusqu’à près d’une heure ? 

    La parution aujourd'hui même aux États-Unis (et depuis le mois d'août en France) d'un double CD enregistré en public le 11 novembre 1966 est un événement. Non qu'il constitue une totale nouveauté. À l'origine diffusé à la radio, ce concert avait fait l'objet d'une publication partielle (et plus ou moins officielle) chez Free Factory en 2010. Une main anonyme avait même porté à ma connaissance quelque temps plus tôt, via un commentaire sur mon blog, un lien à partir duquel j'avais pu le télécharger discrètement. Mais voici venir sur le label Resonance Records (qui reversera une partie des recettes au profit de la fondation The Coltrane Home et qui, de plus, a conservé à la pochette l'apparence d'un disque aux couleurs d'Impulse), avec la bénédiction de Ravi Coltrane, aujourd'hui dépositaire des archives sonores de son père, cet Offering Live At Temple University qui comble le manque ressenti du fait de l'absence de la dernière demi-heure du concert dans sa première exhumation. Et dont les notes de pochettes bien documentées nous racontent l'histoire avec précision, sous la plume d'Ashley Kahn, co-producteur de cette réédition bienvenue.

    Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce concert tant il intervient à un moment crucial de la vie de John Coltrane. On sait qu'il se sentait déjà très mal : le producteur George Wein lui ayant proposé d'organiser une tournée en Europe après celle du Japon, le saxophoniste avait dû décliner l'offre. Il lui répondit qu'il n'était pas certain de pouvoir l'entreprendre, parce qu'il s'estimait physiquement trop faible. Coltrane ne mangeait quasiment plus, cherchant à purifier son organisme pour soulager son foie malade. De son côté, Ravi Shankar se souvient d'avoir imaginé avec lui une visite en Inde et de l'avoir interpellé sur l'évolution de sa musique qui traduisait selon lui le cri d'une âme tourmentée, alors qu'il pensait que Coltrane avait surmonté ce qui était l'expression d'une douleur. Le saxophoniste, toujours en quête d’absolu, lui avait alors expliqué qu'il avait encore à apprendre, et notamment de sa part. En particulier comment nourrir, tout comme lui, sa musique de paix pour la transmettre à ceux qui l'écoutaient. 

    Coltrane se savait malade, il sentait probablement rôder la mort et pourtant, il vivait avec la certitude que son chemin musical et spirituel ne pouvait avoir de fin. Il lui fallait aller toujours plus loin, toujours plus haut, non sans encourir le risque d'égarer une partie de ceux qui suivaient son parcours stratosphérique depuis plusieurs années. Son quartet de cœur (McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie) n'avait pas résisté à la folie d'une quête au service de laquelle officiaient depuis le début de l'année 1966 sa femme Alice Coltrane (piano), Pharoah Sanders (saxophone), Rashied Ali (batterie) et, seul survivant de la précédente formation, Jimmy Garrison (contrebasse). Parfois, d'autres musiciens venaient les rejoindre sur scène (souvent des percussionnistes), marquant la volonté de John Coltrane - déjà perceptible à travers des enregistrements tels qu’Africa Brass en 1961 ou Ascension en 1965 - d'étoffer sa palette sonore et de faire vivre au cœur de sa musique l'idée de foisonnement qui avait rebuté Elvin Jones lui-même, lorsque le batteur avait dû s'accommoder de la présence d'un concurrent à ses côtés. 

    Offering Live At Temple University est un enregistrement unique, et pas seulement parce que ce concert - qui n'aura pas été une réussite financière pour l'association étudiante qui l'avait organisée puisqu'il se soldera par une perte de 1000 dollars amortie par le succès d'une précédente prestation de Dionne Warwick - intervient dans la phase ultime de la vie du saxophoniste. Il sera un choc pour beaucoup de spectateurs découvrant ce qui s’apparentait à une cérémonie, mais aussi un événement déterminant pour bon nombre de musiciens, aussi bien ceux qui eurent ce jour-là la chance de monter sur scène le temps d'un chorus (comme Arnold Joyner et Steve Knoblauch au saxophone) et qui resteront marqués à vie par l'événement auquel ils avaient pris part, même s'ils n'étaient pas toujours supposés jouer (Joyner raconte qu’on l’avait laissé entrer dans les loges sans savoir qui il était, parce qu’il avait un saxophone à la main), que d'autres ayant vécu ces instants comme simples spectateurs. Ainsi Michael Brecker qui confiera que le concert fut essentiel dans sa décision de choisir la musique comme un mode de vie, parce qu'il avait ressenti celle de Coltrane à la façon d'un appel. 

    Une précision s’impose : cette musique ne saurait être écoutée de manière distraite. Coltrane est au plus profond de son engagement musical et spirituel, sa démarche, très introspective, le pousse (ainsi que ses camarades de scène) à libérer à certains moments un free jazz qui pourrait rebuter les néophytes. Il faut juste se poser, plonger au cœur de cette folie intérieure et se laisser submerger par l’abandon. A titre personnel, je recommande une écoute au casque, même si la qualité du son – loin des normes surproduites de notre époque boursouflée de tant de médiocrités à obsolescence génétiquement programmée – est à certains moments celle d’un bootleg d’excellente qualité. Qui tentera cette aventure mystique sera récompensé par la perception instantanée d’un phénomène confinant à la sorcellerie. Peut-être qu’un tel concert, une célébration en réalité, avait subi l’influence d’essence religieuse des lieux, la « Temple University ». Allez savoir...

    John Coltrane se présente sur scène, devant 700 personnes environ et, semble-t-il, un certain nombre de sièges vides. Il est porteur d’une évidente souffrance : on ressent cette dernière dans sa façon poignante d’exposer les thèmes et de tourner autour des mélodies qu’il étire et distord, comme s’il continuait, encore et encore, jusqu’au bout du chemin qu’il paraît entrevoir, à chercher une réponse à son propre questionnement existentiel. « Naima », « Crescent », « Offering » ou « My Favorite Things » (joué en final comme trait d’union des années passées) ruissellent d’une émotion douloureuse qui vous prend à la gorge. Et ce n’est qu’après avoir laissé la parole aux musiciens à ses côtés qu’il revient, brûlant d’une fièvre qui l’emporte très haut, vers cet inconnu qu’il sonde jusqu’à l’épuisement. 

    On vient de le dire : Coltrane offre de grands espaces à ses musiciens. Ce sont par exemple les magnifiques solos d’Alice Coltrane sur « Naima » ou « My Favorite Things » ; c’est Pharoah Sanders qui fait gémir son ténor comme une bête traquée sur « Crescent » ou « Leo », parfois secondé par Coltrane qui s’est emparé d’une flûte ; ou bien encore Rashied Ali, dont le foisonnement percussif est amplifié par la présence à ses côtés de plusieurs joueurs de congas (« Leo ») ; ce sont des voix inédites, aussi, comme Arnold Joyner sur « Crescent » ou Steve Knoblauch au saxophone alto sur « My Favorite Things », tous deux habités d’une transe héritée de la New Thing et de son free jazz échevelé. 

    Il se passe décidément quelque chose d’incroyable en ce 11 novembre 1966... Ce concert n’a pas fini de hanter les mémoires de ceux qui l’ont vécu, tantôt soulevés par un enthousiasme dévastateur, parfois déroutés par tant de convulsions, mais jamais indifférents.

    Et puis... il reste un mystère, qui surgit à plusieurs reprises durant les quatre-vingt-dix minutes de Offering, Live At Temple University. Écoutons bien... John Coltrane abandonne pendant quelques instants son instrument pour chanter. Oui chanter : sans paroles, mais dans une sorte d’appel vocal proche de l'extase, mu par une urgence irrépressible et vitale, qu’il reprendra ensuite au saxophone, comme s’il lui avait d’abord fallu modeler la mélodie au moyen de son propre corps, jusqu'à se frapper frénétiquement la poitrine, avant de former (comme le ferait un sculpteur) sa version instrumentale. « Leo » et « My Favorite Things » sont pour John Coltrane l’occasion de se présenter ainsi, dans une nudité absolue, celle de sa vérité, face à un public médusé qui – tous les témoignages le confirment – n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. 

    On savait que le saxophone était pour John Coltrane le prolongement de sa propre voix ; on comprend que celle-ci est elle-même le dépassement du saxophone. Bien des débats se sont fait jour après cette soirée si magnétique : Coltrane voulait-il signifier par là qu’il lui fallait aller encore au-delà, trouver une nouvelle expression de son Cri ? Ou bien ne faisait-il vraiment plus qu’un avec son saxophone, au point que la distinction entre sa voix et son instrument n’avait plus de sens ?

    J’ignore si la réponse à ces questions existe quelque part car le temps a manqué à John Coltrane pour nous en parler. Son activité ira en diminuant, parce que le saxophoniste sentait ses forces l’abandonner jour après jour. Encore quelques sessions en studio au début de l’année 1967 (comme celle du 15 février qui donnera naissance à Expression, son dernier album publié quelque temps après sa mort ; ou celle du 22, en duo avec Rashied Ali, qui sera publiée en 1974 sous le titre de Interstellar Space) ; puis deux ultimes concerts : le 23 avril 1967 au Centre Olatunji de New York (celui-ci ayant fait l’objet d’une publication sur Impulse) et le 7 mai suivant à Baltimore.

    Les deux mois qui suivront ne seront que douleur.

    Offering, Live At Temple University ne résout pas le mystère Coltrane, qui restera entier et c’est tant mieux. Mais on ne peut qu’être transporté de joie à la découverte de ces moments d’une intensité brûlante qui constituent une nouvelle pièce, longtemps convoitée, à verser à ce dossier riche et complexe qu'est l’histoire du saxophoniste. Comme une offrande.

     

    Offering, Live At Temple University - Resonance Records

    Disque 1
    Naima (16:28) - Crescent (26:11)

    Disque 2
    Leo (21:29) - Offering (4:19) - My Favorite Things (23:18)

    John Coltrane (saxophones ténor et soprano, flûte, chant) ; Pharoah Sanders (saxophone ténor, piccolo) ; Alice Coltrane (piano) ; Sonny Johnson (contrebasse) ; Rashied Ali (batterie) + Steve Knoblauch & Arnold Joyner (saxophone alto) ; Umar Ali, Robert Kenyatta & Charles Brown (conga) ; Angie DeWitt (tambour bata).

  • Célébrons la fache cachée de la lune

    nguyen_le_dsotm.jpgAu mois de juillet dernier, le guitariste Nguyên Lê m’a téléphoné pour savoir si je voulais bien lui rendre un petit service : dans un laps de temps très court (environ 36 heures), écrire le texte de présentation de son prochain CD, ainsi qu’une version un peu plus longue qui serait utilisée pour accompagner les envois à la presse. Un beau cadeau et pour moi un petit défi que j’ai accepté avec plaisir. Le disque, enregistré avec le NDR Big Band et une poignée d’artistes de renom dont la magnifique Youn Sun Nah, est une « relecture » de Dark Side Of The Moon, l’album culte enregistré par Pink Floyd en 1973 qui constitue par ailleurs l’une des plus grosses ventes de toute l’histoire du rock. Cet hommage – mais qui est bien plus que cela en réalité parce qu’il dépasse de très loin par ses arrangements (dont certains sont à mettre au crédit du grand Michael Gibbs) et ses petits ajouts très personnels, le travail qu’aurait mené un cover band sans imagination – sera très prochainement disponible : je vous propose de lire ici le texte français écrit pour la pochette de l'album et vous invite à vous reporter, si vous le souhaitez, à la traduction anglaise signée Martin Davis. L’ensemble des écrits consacrés à Celebrating The Dark Side Of The Moon sont consultables sur ma page A côtés.

    Nguyên Lê with Michael Gibbs & NDR Big Band
    Celebrating The Dark Side Of The Moon

    Mars 1973... Un quatuor connu pour ses inclinations psychédéliques livre au monde son album forteresse : Dark Side Of The Moon, un objet musical faisant appel aux technologies les plus avancées de l’époque, un disque stratosphérique, miroir des errances humaines et de notre société. Pink Floyd s’apprête à écrire une page essentielle de l’histoire du rock et va connaître un succès planétaire ; l’album reste, aujourd’hui encore, l’une des plus grosses ventes de tous les temps.

    L’idée de sa relecture fut imaginée par Siegfried Loch, directeur d’ACT, avec Stefan Gerdes et Axel Dürr, producteurs de la NDR, dont les amoureux du jazz connaissent bien le Big Band. Le pari était audacieux, mais un tel projet, impliquant un orchestre capable d’allier tradition et modernité, présentait d’autant plus de chances de réussite qu’il allait recevoir le concours de Michael Gibbs, compositeur, arrangeur et ami de longue date. Surtout, l’association de leurs forces à celles de Nguyên Lê, guitariste du dépassement des frontières stylistiques, devait sans nul doute aboutir au meilleur.

    Nguyên Lê : un magicien dont l’art se révèle à travers ses propres compositions, mais aussi en célébrations renouvelées d’un passé musical qu’il sculpte telle une matière première. On se rappelle Purple, hommage à Jimi Hendrix ou, plus récemment, Songs Of Freedom et ses évocations des grandes heures du rock. Et si ce guitariste flamboyant sait faire montre de déférence envers le matériau source, il exprime d’abord la diversité d’un imaginaire engendré par son histoire, celle d’un autodidacte virtuose et nomade. Sa musique se nourrit d’influences qui embrassent tous les continents et la peignent aux couleurs du jazz, du rock ou d’une fusion world imprégnée de lumière.

    Avec Celebrating The Dark Side Of The Moon, c’est bien l’imagination de Nguyên Lê qui est au pouvoir ; elle nous guide sur d’autres chemins, plus personnels et habités d’une fraternité musicale dont il ne s’est jamais déparé depuis de longues années. Comme si l’œcuménisme du chant faisait partie de son ADN créatif. Pas question en effet pour le guitariste de s’enfermer, par excès de respect, dans le cadre contraint du répertoire de Pink Floyd : avec ses allures de joyau, on se doute bien que l’entreprise consistant en une relecture par trop mécanique du disque aurait présenté un grand risque, celui de la fadeur et du manque d’âme. Mais Nguyên Lê est de ceux qui savent viser juste, au plus près du cœur, et ont appris à laisser parler un moi profond comme passeport de leurs émotions. Durant une heure, il donne de nouvelles formes aux dix compositions dans une complicité duale avec le NDR Big Band, formation aguerrie dont les textures chaudes, rehaussées par les orchestrations de Michael Gibbs, parviennent à détourner avec beaucoup d’élégance le propos initial sans pour autant le trahir. Ensemble, ils dépouillent la musique première de ses habits progressifs pour la présenter dans un autre écrin, celui d’un idiome dont la sensibilité dominante, celle du jazz, s’épanouit dans le confort des motifs orchestraux du NR Big Band. Il n’est même pas certain que les questionnements ontologiques qui hantaient les textes de Roger Waters et de ses camarades (l’argent, la mort, la vieillesse, la folie) comptent pour beaucoup dans cette célébration contemporaine. L’essentiel semble être ailleurs, dans une traduction plus intemporelle de leur esthétique et une libération des énergies. Les arrangements, signés par Gibbs lui-même pour trois d’entre eux et par le guitariste pour les autres, offrent une place de choix aux inspirations des solistes et laissent émerger d’autres compositions, qui prennent la forme d’extensions naturelles du corpus originel. Nguyên Lê, armé de son jeu rageur aux accents orientaux qu’on aime tant, peut aussi s’appuyer en toute confiance sur les invités que sont Jürgen Attig, Gary Husband ou Youn Sun Nah, magnétique dépositaire de la grâce et pourvoyeuse de sortilèges.

    Celebrating The Dark Side Of The Moon n’est pas un simple hommage à un disque entré dans l’histoire : il est l’expression fervente de la recréation – exempte du moindre effet d’imitation – d’une partition présente en filigrane. C’est un palimpseste aux teintes chaudes, dont l’écriture est forgée dans le respect de la matrice et l’expression multiple de l’identité. Comme un principe de vie.

  • Quel cirque !

    cgo_12.jpgAvez-vous déjà reçu un disque en pleine figure ? C’est le genre d’incident dont je suis victime de temps en temps et qui – contrairement à ce qu’on pourrait imaginer – vous plonge dans un état de bien-être dont on n’aimerait ne plus sortir. Et ça fait de vous quelqu’un de partageur parce qu’aussitôt, on est gagné par le besoin de le faire savoir au plus grand nombre : « Faut que je leur dise ! Faut que je leur dise ! »

    Or donc, il y a quelque temps, c’était le 21 mai me semble-t-il (vous comprenez ainsi que le temps ne compte plus pour moi, j’en demande pardon d’avance à ceux pour qui il revêt encore de l’importance), je conduisais ma voiture pour me rendre au studio où, chaque mois, j’enregistre avec un ami une émission de radio consacrée au jazz. Toujours en quête de découverte, j’avais embarqué un disque reçu la veille : cette galette, sobrement baptisée 12, était la nouvelle production du Circum Grand Orchestra, un dodecatet lillois désormais dirigé par le bassiste Christophe Hache, qui succède au guitariste Olivier Benoît parti se frotter à une nouvelle expérience, celle de l’Orchestre National de Jazz, dont nous avons largement parlé ici, et en termes élogieux, ce que vous n’avez pas oublié, j’en suis certain.

    Qu’on se rassure tout de suite : le départ d’un tel leader n’a en rien plongé la formation dans les ténèbres du deuil artistique. Cordes contre cordes, cette fois celles de la basse, le travail du nouveau boss fait merveille et embarque les musiciens dans une nouvelle aventure dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est belle à vous couper le souffle.

    Encore un grand et beau format donc ! Car le Circum Grand Orchestra propose avec 12 un album étourdissant et, c’est là sa marque de fabrique selon mon humble avis, luxuriant de souffle et d’énergies électriques libérées sans modération. J’irais même jusqu’à dire que ce disque s’est imposé d’emblée comme un des grands moments de musique de l’année. Il m’a tenu compagnie durant tout l’été et je suis encore bien loin d’avoir déniché tous les trésors qu’il contient. Mais la vie est courte, d’autres disques s’accumulent et il n’est que temps d’en souligner toutes les qualités, sans réserve. On ne se refait pas...

    C’est ici qu’il faut rappeler la singularité de ce quasi Big Band dont les musiciens appartiennent au collectif Muzzix. En effet l’architecture du CGO est loin d’être banale puisque le groupe se compose d’une double section rythmique (avec deux guitares, deux basses, deux batteries et un piano) sur laquelle se déverse toute l’énergie d’une quinte de soufflants qui ne demandent qu’à en découdre. On comprend tout de suite que l’échauffement de la matière sonore est inévitable, d’autant que celle-ci est souvent chargée en électricité.

    Oui, 12 a tout d’un traitement de choc, mais celui-ci est de ceux qu’on subit en toute connaissance de cause et dans un état de soumission complice. Au-delà de ses constructions savantes et des scénarios qu’il propose, le disque est de ceux qui vous ensorcellent, vous captent dans leurs filets, comme si c’était à lui de vous apprivoiser pour mieux se rendre nécessaire à vos oreilles. Disons-le tout de suite, on ne l’écoute pas distraitement : ce serait prendre le risque de rester spectateur d’une création qui ne se comprend qu’à la condition d’accepter d’entrer soi-même de plain-pied dans le groupe. Dès lors, toutes ses beautés vous seront accessibles.

    12 se compose de six longues pièces (entre neuf et treize minutes chacune) qui permettent au CGO d’énoncer dans la durée une dramaturgie qui semble parfois de nature cinématographique. Non que la musique projette des images (elle n’est jamais figurative), mais parce qu’elle nous tient en haleine par la richesse de ses constructions, les revirements de ses scénarios et le caractère majestueux de ses textures sonores. Les introductions font l’objet d’un soin particulier (ici, une voix dans l’aéroport d’Hanoï posée sur un lit d’instruments à vent, là un impromptu entre trompettes et bugle, là encore la stridence d’un saxophone alto étranglé par un cri, ou encore un piano solitaire et méditatif, ou le frottement discret des balais sur une caisse claire) et après avoir installé un climat, elles sont le prélude au déploiement d’une masse orchestrale complexe où les instruments croisent le fer et le bois, les rythmes s’enchevêtrent et sont animés d’une pulsion parfois proche de celle du rock (le trio guitare, basse et batterie comptant pour beaucoup dans cette coloration électrique). On pourrait reprocher à cette musique sa complexité, dénoncer son approche savante et ne pas goûter ces fruits d’une écriture très minutieuse. Ce serait une erreur grossière parce qu’ici, rigueur et précision ne sont jamais synonymes d’aridité : elles sont au contraire la rampe de lancement de bien des audaces collectives ou individuelles. On reste pantois devant ce grand ensemble qui monte en puissance avec beaucoup d’assurance, comme animé d’un pouvoir hypnotique, poussant les curseurs dans le rouge s’il le faut et propulsant sa musique vers des hauteurs stratosphériques (ah, cette guitare presque cosmique sur le monumental « Padoc »). Et puis, le CGO nous gâte parce qu’il libère de grands espaces où peuvent s’épanouir des solistes en verve. Je me permets de suggérer ici à celles et ceux qui, par manque de curiosité vis-à-vis de ce qu’est le jazz en 2014, continuent d’accoler les mots chorus et bavard, de prêter une oreille attentive à chacune des interventions de cet album ; ils pourraient peut-être revenir sur leurs positions trop arrêtées et comprendre que ce qui guide les solos de ce 12 surpuissant a pour nom urgence et nécessité. Qu’il s’agisse de la clarinette basse sur « Tan Son Nhat », du chant des trompettes su « 12 », du saxophone ténor sur « Graphic », de la guitare électrique sur « Hectos d’Ectot » ou « Padoc » ou bien encore de la trompette sur « Principe de précaution ».

    stefan_orins_trio_liv.jpgCe disque est une fête, tour à tour rageuse ou joyeuse, polyrythmique et animée de forces qui semblent inépuisables. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, j’aimerais ici ajouter qu’un trio (inclus dans le Circum Grand Orchestra), celui du pianiste Stefan Orins, a publié au même moment un enchanteur Liv. Bien sûr, ne serait-ce que pour des raisons d’ordre quantitatif, l’esthétique de ce troisième album d’une formation née à la fin des années 90 est sensiblement différente celle de 12 ; mais l’exigence est la même, la quête de l’espace aussi intense. L’une de ses maximes est la suivante : « Plus les racines sont profondes, plus luxuriantes sont les branches ».

    Tout est dit.

    Circum Grand Orchestra :

    Christophe Hache (basse électrique, composition) ; Jean-Baptiste Perez, Julien Favreuille (saxophones, flûtes) ; Christophe Rocher (clarinette basse) ; Christian Pruvost (trompette) ; Aymeric Avice (trompette, bugle) ; Christophe Motury (bugle, voix) ; Sébastien Beaumont, Ivann Cruzz (guitares) ; Stéphane Orins (piano) ; Nicolas Mahieux (contrebasse) ; Jean-Luc Landsweerot, Peter Orins (batterie).

    Stefan Orins Trio :

    Stefan Orins (piano) ; Christophe Hache (contrebasse) ; Peter Orins (batterie).

  • Grammaire londonienne

    london_grammar_if_you_wait.jpgDeux mois de silence ou presque. Normal, en été, j’ai tendance à hiberner et le réveil est plutôt dur, vous pouvez m’en croire. Pourtant ce ne sont pas les idées de chroniques qui me manquent, mais juste le stimulus qui me fera reprendre le clavier. Oui, il y a de bien beaux disques dont j’ai envie de parler ici et dont je parlerai, c’est sûr. Je peux vous donner quelques exemples : Together Together, le très beau duo enregistré par le batteur Christophe Marguet et le saxophoniste Daniel Erdmann ; Sunbathing Underwater, une nouvelle proposition tout aussi improvisée qu’enluminée de mon camarade Henri Roger, en piano solo cette fois ; Silk And Salt Melodies, nouveau chapitre du grand roman musical de Louis Sclavis, plus en forme que jamais et qui étend son Atlas Trio à un quartet avec l’adjonction d’un percussionniste ; Source, très belle réalisation du trio franco-germano-brésilien Dreisam installé à Lyon ; ou encore le disque de Bounce Trio, une formation réjouissante emmenée par le pianiste organiste Mathieu Marthouret. Il faudrait aussi que j’évoque le double CD Offering, exhumation enfin complète du concert donné par John Coltrane et sa fine équipe le 11 novembre 1966. Sans oublier Celebrating The Dark Side Of The Moon, disque à venir que le guitariste Nguyên Lê a enregistré avec le NDR Big Band, en hommage à l'album culte de Pink Floyd (le guitariste m'ayant fait l'honneur de me demander d'écrire les notes de pochette de l'album, ce dont je le remercie infiniment). J’arrête là cette première liste qui vous donnera une idée approximative de la tonalité des textes à venir.

    En 2014-2015, musique, musique et rien d’autre. La marche du monde est tellement sinistre qu’elle me retire les mots de la bouche dès lors qu’il s’agit d’évoquer un autre sujet que celui de la musique.

    Et puis, bien sûr, à intervalles réguliers, je soumettrai quelques chroniques à la rédaction de Citizen Jazz, magazine auquel je continue de contribuer avec le plus grand plaisir. Sans oublier mon rendez-vous mensuel en co-animation de Jazz Time, l’émission de mon camarade Gérard Jacquemin sur Radio Déclic. Notre prochain rendez-vous est fixé au 17 septembre pour une diffusion le 19 et le 20, avant sa mise à disposition en podcast sur le site de la radio.

    Pour l’heure – vous noterez ainsi qu’il peut m’arriver de n’être point extatique devant un disque et de le faire savoir, on aura tout vu – j’avais envie de relater ici une expérience à la fois musicale et estivale. Imaginez que, pris d’une subite envie de découvrir une formation dont j’entendais ça et là dire le plus grand bien, je me suis penché sur le cas de If You Wait, premier album de London Grammar, trio anglais formé par la chanteuse Hannah Reid et le guitariste Dan Rothman avant d’être rejoints par le multi-instrumentiste Dot Major. Il n’est jamais inutile de prêter une oreille aux mouvements musicaux dans l’air du temps, surtout lorsqu’ils proviennent de Grande Bretagne, d’où une bonne surprise n’est jamais à exclure nonobstant l’affichage d’un réel conformisme depuis pas mal d’années.

    Mon bilan est plutôt mitigé, je l’avoue, malgré de bien beaux arguments sur le papier. Hannah Reid écrit des chansons dont les thèmes, souvent sombres et mélancoliques, sont en prise directe avec le malaise de nos sociétés contemporaines, ses mélodies sont le plus souvent prenantes. Elle est, de plus, une chanteuse vraiment habitée dont la voix envoûtante capte l’attention. Mais, parce qu’il y a un mais, quelque chose freine mon enthousiasme a priori. Il y a d’abord cette production, volontairement minimaliste, qui endosse les habits d’un trip hop un peu glacé et, il faut bien le dire, qui semble déjà démodé (à titre personnel, il y a dans cette esthétique quelque chose qui me renvoie aux errances sonores des années 80, voire 90). Pas mal d’effets de réverbération faciles, une batterie (électronique) sans âme et des claviers souvent dispensables parce que dépourvus de toute cette nervosité noueuse qui fait l’âme d’une musique. On en vient à être étonné par le contraste entre ce parti pris de distance instrumentale et la volonté affichée d’attirer celui ou celle qui écoute par un chant aux allures de lamento dramatique. Et justement, c’est peut-être aussi là que le bât blesse. Au bout de trois ou quatre titres (l’album complet en compte dix-sept), on commence à s’ennuyer un tantinet : Hannah Reid tire un peu trop à mon goût sur la corde du pathos et de l’emphase, tout cela finit même par en devenir gênant. Un peu comme si on se retrouvait malgré soi plongé au cœur d’un drame personnel ou d'une affaire de famille, sans pouvoir y faire quoi que ce soit. Certes, quelques compositions ont fière allure (« Wasting My Young years », « Darling Are You Gonna Leave Me »), mais l’ensemble suscite une lassitude qui gagne vite. On a envie de dire : « Arrête un peu de chouiner, tape du poing si tu veux, mais là… ça devient pénible ! » Surtout, une évolution radicale de l’environnement instrumental pourrait donner envie de vibrer réellement à If You Wait.

    Qui n’est pas un mauvais album, loin de là, mais juste selon moi une promesse mal tenue en raison de concessions à une vision de la musique qui semble peu ambitieuse au regard des signaux sociétaux que les chansons émettent. Un trop grand écart entre contenu et contenant.

    Bon, j’arrête. C’est la dernière fois (avant la prochaine peut-être) que je ne dis pas que du bien d’un disque. J’avais juste besoin de m’échauffer pour commencer l’année !

  • Tombé en Cinq Hops

    Cinq_Hops.jpgCe texte aurait pu trouver sa place dans ma page (G)Oldies. Car voilà en effet un disque enregistré en 1978 que tout amoureux des musiques du XXe siècle se doit de posséder, tant il est l’expression très aboutie d’un art de la fusion des styles, en outre d’une grande élégance. A l’époque, les « spécialistes » avaient souligné toutes ses qualités, mais allez savoir pourquoi ils furent les seuls à le faire... Cet album méritait une reconnaissance bien plus large et je me dis qu’il est encore temps de lui accorder la place qui lui revient. Surtout qu’il a fait l’objet en 2005 d’une réédition sur le label Orkhêstra. On aurait certes aimé un contenant à la hauteur du contenu – le triste boîtier cristal et les notes de pochettes minimalistes sont un peu frustrants – mais réjouissons-nous avant tout de la possibilité de se le procurer aujourd’hui encore sans trop de difficultés. Il suffit de se rendre sur le site du label : ne cherchez pas, c’est  ! 

    Ah, mais suis-je bête ! Je ne vous ai pas dit l’essentiel... J’évoque ici un des rares disques enregistrés en tant que leader par le batteur Jacques Thollot, dont le titre est à lui-seul le reflet de sa vivacité et de son pouvoir d’imagination : Cinq Hops.

    Pour commencer, je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous une courte séquence vidéo enregistrée le 7 novembre 1959, où l’on peut faire la connaissance d’un très jeune musicien, qui pratique la batterie depuis un an environ du haut de ses 13 printemps. On le retrouve dans la cave du Club Saint Germain qu’il fréquente déjà assidûment ; en fort bonne compagnie, celui qui n’est encore qu’un enfant dont le visage impassible exprime avec beaucoup de force à la fois une certaine timidité et le mystère des mondes intérieurs qui l’habitent déjà, interprète « Night In Tunisia » de Dizzy Gillespie. A ses côtés, on reconnaît Georges Arvanitas au piano, Robert Garcia au saxophone ténor, Bernard Vitet à la trompette et Luigi Trussardi à la contrebasse. Sans oublier Sim Copans dans le rôle de l’intervieweur, qui se délecte, je le cite, d’un « festival de jazz moderne ». Une autre époque...

     

    Jacques Thollot, donc. Un musicien pas comme les autres, batteur autodidacte, dessinateur de paysages sonores contrastés toujours baignés de lumière dont la « carrière » (oh le vilain mot !) a commencé très tôt comme on a pu s’en rendre compte. Jugez vous-mêmes : ce gamin impassible (au moins en apparence) était devenu à 13 ans le remplaçant de Kenny Clarke au Blue Note, un autre club de jazz parisien. Rien que ça... Thollot est un musicien - bien trop rare - de la liberté dont on associe la personnalité singulière au free jazz et qui a voyagé en Afrique et travaillé aux côtés d’Eric Dolphy, Don Cherry, Barney Wilen, René Thomas, Joachim Kühn, Sam Rivers, Don Cherry ou Jac Berrocal. Vous commencez à entrevoir le pédigrée ? Ses disques, comme lui, sont rares et empreints d’une originalité profonde (vous pouvez presque les compter sur les doigts d’une main) et c’est en 1971 qu’il frappera un premier grand coup avec Quand le son devient trop aigu, jeter la girafe à la mer. Rien que le titre de ce disque, aujourd’hui introuvable, donne une première idée de la singularité génétique qui le traverse, par sa façon de transcender les genres, de décloisonner et de ne se refuser aucune connexion stylistique. C’est un objet sonore inclassable et rarissime, nourri de jazz, de musique contemporaine, ancré aussi dans le mouvement du rock progressif qui était alors en pleine ascension, fabriqué quand le besoin s’en faisait sentir à l’aide de bruitages et de « bidouillages » électroniques comme on les aime. Thollot, c’est un peu notre Robert Wyatt à nous, un inventeur lunaire, un peintre fulgurant, un artiste total.

    Cinq Hops, quatrième album de Jacques Thollot, sera publié quelques années plus tard. Et là encore, on reste ébahi devant l’audace et l’évidence du brassage compulsif que le batteur – j’en ai presque oublié de dire qu’il était un magnifique instrumentiste, mais vous l’aviez compris – réussit à mettre en œuvre par sa capacité à faire se côtoyer aussi bien le jazz dans son expression la plus classique, celui qui suinte de sa pulsion nourricière, que des influences remontant au début du XXe siècle (Poulenc ou Debussy par exemple), des instantanés bruitistes ou des climats plus communément catalogués sous l’appellation jazz rock. Ainsi, on pense parfois à Weather Report pour la richesse des couleurs, on pense aussi au Magma de la grande époque par certains de ses élans, vocaux notamment. Inutile de chercher à définir cette musique, vous n’y parviendrez pas : ainsi va Jacques Thollot, que je n’hésite pas à qualifier de génie, batteur atypique auréolé d’un halo un tantinet mystérieux qui lui colle aux baguettes depuis des décennies. Ses Cinq Hops ont quelque chose à voir avec la beauté dans ce qu’elle a de plus intemporel, mais aussi de contemplatif et d'imprévisible. Thollot, finalement, est un artiste humble, qui choisit de s’effacer devant le spectacle qu’il met en scène. Artiste total certes, mais serviteur irréprochable.

    Disque court (à peine plus de 38 minutes), Cinq Hops se compose de cinq pièces de durée moyenne (entre 4 et 8 minutes) entrecoupées de séquences beaucoup plus fugitives, qui donnent l’illusion d’apparaître pour s’enfuir aussi vite qu’elles sont venues vers vous. Pour les servir au mieux, Jacques Thollot est allé chercher une poignée de musiciens eux-mêmes très concernés dans l’idée selon laquelle la musique est une aventure : la chanteuse soprano américaine Elise Ross, François Jeanneau (saxophones, flûtes), Michel Graillier (claviers, piano), François Couturier (claviers), Jean-Paul Céléa (contrebasse) et Chris Howard (flûte). C’est aussi un disque dont les compositions portent des titres qui, parfois, nous laissent penser que leur auteur est à sa façon un cousin d’un autre chahuteur des mots, Erik Satie...

    Un album pour l’île déserte ? Ça y ressemble fort...

    Il faudra attendre de longues années – une quinzaine - avant qu’un autre disque voie le jour, avec de nouveaux compagnons de route. Winter’s Tale d’abord en 1993 (une sublime échappée aux côtés du pianiste Tony Hymas et du contrebassiste Jean-François Jenny-Clark), puis Tenga Nina trois ans plus tard. Ce dernier a fait l’objet d’une chronique signée de mon camarade Franpi, dont je vous recommande la lecture. Plus près de nous, en 2011, Jacques Thollot est revenu, Citizen Jazz en a parlé... Tout récemment, il se produisait sur scène dans le cadre du Jazz à Part Festival de Rouen qui lui donnait carte blanche. L’occasion pour lui de retrouver deux complices déjà présents sur Cinq Hops : François Jeanneau et Jean-Paul Céléa.

    Comme si cette belle histoire ne pouvait avoir de fin. En attendant son prochain épisode dont l’écriture est sans nul doute en cours, je vous laisse avec « Cinq Hops », cette composition haletante qui a donné son titre à un disque vers lequel on revient souvent...

    Un petit point discographique 

    • Quand le son devient aigu jeter la girafe à la mer (1971)
    • Watch Devil Go (1975)
    • Résurgence (1977)
    • Cinq Hops (1978)
    • A Winter 's Tale (1993 - Trio avec Tony Hymas et Jean-François Jenny-Clark)
    • Les films de ma ville (1995 – un titre, « L'Atalante », en trio avec Tony Hymas et Claude Tchamitchian)
    • Tenga Niña (1996)
    • Configuration (1996 - Sam Rivers avec Tony Hymas, Noël Akchoté, Paul Rogers et Jacques Thollot)
  • Ange - Emile Jacotey Résurrection

    emile-jacotey-resurrection.jpgQuelle drôle d’idée ! Près de quarante ans après la sortie de l’album Émile Jacotey, quatrième disque du groupe Ange et l’une de ses plus grosses ventes, Christian Descamps – bientôt 68 ans au compteur – remet le couvert et décide de ressusciter le maréchal-ferrant (décédé en 1978, afin de « torcher le cul au firmament ») qu’il avait interviewé avant d’écrire les chansons composant un disque pas comme les autres : finies les épopées médiévales, place à la mémoire et à la sagesse d’un ancien dont quelques phrases se faisaient entendre au début et à la fin du disque. Ange, groupe théâtral étiqueté rock progressif, à l’époque considéré comme le pendant hexagonal de la première mouture de Genesis (celle de Peter Gabriel), avec comme particularité la forte inclination rabelaisienne des textes de Descamps, la présence de claviers évoquant souvent le mellotron et une guitare rageuse. Si cette formation n’a jamais cessé d’exister depuis sa création en 1969, elle a connu un nombre assez important de périodes et de changements de musiciens : seul son leader est de toutes les époques, lui qui trouve en son fils Tristan un appui précieux depuis une quinzaine d’années. Une bonne trentaine d’albums viennent raconter cette histoire sincère, parfois inégale mais hantée sans relâche par un chanteur dont les contes volontiers éructés ne laissent jamais indifférent. On peut s’en faire une idée correcte à la seule écoute des quatre premiers disques publiés entre 1972 et 1975 (CaricaturesLe cimetière des arlequinsAu-delà du délireÉmile Jacotey).
     
    Émile Jacotey Résurrection est né d’une idée simple : en ce monde déshumanisé et plus brutal que jamais, la parole du vieil Émile n’en est que plus actuelle. Voici donc tout le disque entièrement réenregistré par la formation actuelle, soit les dix compositions originelles, auxquelles viennent s’agglomérer, sans distorsion de forme ni de fond, quatre autres dont une Suite pileuse pour pinceau et pubis inspirée par L’Origine du Monde de Gustave Courbet. Cette actualisation est aussi l’occasion d’entendre de nouveaux extraits de l’interview du vieux bonhomme et les paroles de « sa bouche sucrée de légendes » ; cerise sur le gâteau, le travail de mise au jour est présenté dans un beau livre disque incluant un livret de 28 pages. Un objet, digne du propos.
     
    Il faut bien le dire : les réserves qu’on pouvait émettre a priori à l’idée d’une telle démarche sont très vite balayées par l’enthousiasme qui irrigue le disque, du début à la fin. Et c’est avec un grand plaisir qu’on retrouve « Bêle bêle petite chèvre », « Sur la trace des fées », « Jour après jour », « Le nain de Stanislas » ou la longue suite en quatre mouvements « Ego & Deus », sans oublier l’émouvante « Ode à Émile » qui clôt le disque, tout comme en 1975. Les poils se dressent sur les bras... Le son est ample comme au bon vieux temps, Christian Descamps n’a rien perdu de la rage au ventre qu’on lui connaît depuis toujours, et les nouveaux arrangements ont même gagné en nervosité ; ça et là, ils tournent leur regard vers des horizons plus lointains, comme le Maghreb (« Le marchand de planètes ») ou l’Inde (« Jour après jour »).
     
    On saura gré aux musiciens d’Ange d’avoir réussi arrêter le temps et à tendre un fil invisible, mais d’une grande résistance, entre les deux vies de cet Émile Jacotey si attachant, dont les souvenirs nous vont droit au cœur et continuent de nous émouvoir avec la même force. Récemment, Christian Descamps confiait qu’Ange pourrait exister sans lui : on veut bien le croire, mais qu’il nous permette de penser qu’il est plus que jamais l’âme de ce groupe qui continue de nous communiquer son frisson si particulier. 
     
    Tristan Descamps (claviers, chant, chœurs), Hassan Hajdi (guitares, chœurs), Thierry Sidhoum (basses, chant, chœurs), Ben Cazzulini (batterie, percussions), Christian Descamps (chant, guitares, accordéon et claviers divers).

    Verycords

  • Les belles ondes de la Nouvelle Vague

    kerecki_nouvelle_vague.jpgJe le disais récemment dans une émission de radio dont j'étais l'invité : Stéphane Kerecki appartient selon moi à la famille des alchimistes. Confiez-lui une matière sonore - cette fois, ce sont les musiques de quelques fleurons du cinéma des années 60 - et il la transformera en or. On peut me reprocher d'avoir mes « chouchous » parce que j'ai déjà dit ici-même le plus grand bien des deux dernières productions du contrebassiste, mais je m'en contrefiche : souvenons-nous en effet de l'album Patience en duo avec le pianiste John Taylor pour une magnifique conversation intimiste qui avait vu le jour en 2011 ; quelque temps plus tard, le trio de Stéphane Kerecki (Matthieu Donarier au saxophone et Thomas Grimmonprez à la batterie), augmenté de Bojan Z au piano et Tony Malaby au saxophone, déployait ses fastes pour un lumineux Sound Architects. Et me revoilà pour une troisième salve de compliments servie à une Nouvelle Vague dont le titre à lui-seul donne une indication sur son objet.

    François Truffaut, Jean-Luc Godard, Louis Malle, Jacques Demy sont les quatre sujets d'étude de Kerecki et son équipe. Ou plus exactement les compositeurs Georges Delerue, Antoine Duhamel, Michel Legrand, Jean Constantin, Paul Misraki, Serge Revzani, Bernard Hermann, sans oublier Martial Solal ou Miles Davis. Quelle brochette ! Et surtout, comment ne pas se fourvoyer dans une évocation alambiquée ou, au contraire, trop respectueuse face à ce qui pourrait s’apparenter à de petites forteresses imprenables, au prétexte qu’on ne s’attaque pas au patrimoine sans risque ? Une évocation qui, aussi, perdrait de vue l'idée de liberté, « le seul point commun », selon Truffaut lui-même, à toutes ces œuvres, tant du point de vue cinématographique que musical ? D'autant plus qu'un constat s'impose : ces thèmes et leurs compositeurs ont rarement fait l'objet d'une relecture, en jazz ou ailleurs (c'est l'occasion, d'ailleurs, de rappeler les beaux Polars des lorrains de CE2, autre évocation réussie du cinéma français des années 60).

    Comment s'y prendre, donc ? Tout simplement en jouant, comme Stéphane Kerecki sait si bien le faire, la carte d'une transmission directe - sans détour inutile par des arrangements complexes - des émotions et, surtout, en s'entourant d'une cellule d'instrumentistes dont les immenses qualités ne sont plus à démontrer. Encore que celles-ci ne sauraient suffire si ces musiciens n'étaient pas avant tout des artistes vibratoires…

    Je ne peux résister au plaisir de citer les titres des films passés en revue à travers Nouvelle Vague parce qu'ils continuent de projeter en nous tous (ou presque), par-delà les années, des images d'une grande fraîcheur mais aussi toujours très vivaces, un demi-siècle (ou plus) après leur réalisation : Pierrot le fou, Tirez sur le pianiste, Le mépris, Les quatre cents coups, Les demoiselles de Rochefort, Ascenseur pour l'échafaud, Alphaville, La mariée était en noir, Lola, À bout de souffle… Un pan de l'histoire du cinéma, plus ou moins noir, rien que ça, pour un défi relevé dans un quasi dépouillement. Aucune esbroufe (de toutes façons, ce n'est pas le genre de la maison), juste la vérité acoustique des émotions libérées au plus près des instruments, parce que ces films méritent qu'on aille à l'essentiel.

    Surtout, on ne sait ce qu'on a envie d'admirer le plus dans ce disque qui s'écoule dans un climat aux nuances parfois introspectives : est-ce la brillance harmonique du piano de John Taylor le Britannique, qui s’accorde si bien aux rondeurs félines et mélodiques de la contrebasse d'un complice avec lequel il s'est entendu à merveille dès leur première rencontre ? Est-ce l'impressionnisme des suggestions rythmiques de Fabrice Moreau à la batterie, que Stéphane Kerecki a côtoyé notamment au sein de la Société des Arpenteurs de Denis Colin ? Est-ce la fièvre contagieuse qui habite une fois encore le saxophone soprano d'Émile Parisien au point qu'il semble parfois le co-leader du quartet et qui s'affirme de mois en mois comme un maître à jouer ? Est-ce le chant presque distancié de Jeanne Added qui, à deux reprises, ajoute un supplément d'humanité à une évocation, jamais nostalgique mais toujours imprégnée de mémoire, qui n'en manquait déjà pas ? Autant de questions qui trouvent naturellement leurs réponses, tout au long d’une heure dont jamais l’intensité ne retombe. Nouvelle Vague est un disque de l’évidence, porté par un Stéphane Kerecki plus juste que jamais.

    L'adéquation entre le contenant et le contenu est amusante, mais certainement pas le fruit du hasard : la pochette de l'album montre un Jean-Paul Belmondo godardien menacé par un révolver et pourtant habité d'un regard souriant, comme si, au-delà de la menace, le personnage était détenteur d'une liberté dont une balle entre les deux yeux ne saurait le priver. Il en va de même pour la musique : quel que soit le sujet abordé - les cinéphiles n'ignorent pas tout ce qui peut séparer la légèreté des Demoiselles de Rochefort des élans frénétiques de Pierrot le fou ou des angoisses de Julien Tavernier prisonnier de son Ascenseur - Stéphane Kerecki endosse le rôle d'un passeur pacifié qui ne vise qu'un seul objectif : réenchanter des histoires dont tous les secrets n'avaient, on s’en rend compte grâce à lui, pas encore été dévoilés. En levant le voile sur ses propres visions, il nous propose un embarquement dans son imaginaire cinématographique et c'est un bonheur de le laisser faire… avec un grand sourire dans le regard. Comme Belmondo !

  • Mon manège en sentier...

    ecriture.jpgJ'ai reçu depuis quelque temps plusieurs témoignages de confiance et des remerciements assez émouvants qui m'interpellent vraiment. Au début de la semaine, un vieux pote amoureux de musique, travailleur acharné du partage de ses passions, me demandait l'autorisation de reproduire l'une des chroniques de mon blog dans son magazine. Hier, je recevais un message d'un pianiste qui tenait à me faire part du plaisir pris à la lecture d'un de mes textes ; il voulait m'en remercier, un comble alors que de mon point de vue, c'est plutôt moi le débiteur. Au cours de l'hiver, un autre musicien m'a sollicité, un peu dans l'urgence, pour que j'écrive le rédactionnel devant figurer sur la pochette de son nouveau disque. Un exercice de style dont j'ai essayé de m'acquitter au mieux, avec les moyens du bord, ceux de l’écriveur que je suis et dont je dispose tant bien que mal. On m'a aussi demandé si j'acceptais qu'un extrait d'une de mes chroniques figure sur le catalogue de la prochaine saison d'une salle de concert. Je travaille actuellement sur la rédaction du dossier de presse associé à la parution du disque d'un jeune guitariste. Tout récemment enfin, mon complice Jacky Joannès a relevé le défi - c’est moi qui l’ai lancé, je le reconnais - d'une prochaine exposition unissant textes et photographies ; celle-ci, programmée au mois d'octobre 2016, sera principalement consacrée aux saxophonistes et aux clarinettistes et devrait s'appeler « La part des anches ». J'ai même prévu de réaliser le petit livre de l'exposition avant qu'elle ne commence, afin de le proposer lors du vernissage.

    C'est bizarre tout de même : face à ces demandes ou sollicitations (dont la plupart sont consultables à la page À Côtés de mon blog), mon premier réflexe consiste à tourner la tête pour m'assurer qu'on ne s'adresse pas à quelqu'un d'autre… Le doute dont je ne parviens pas à me défaire m'incite à penser qu'il existe une foule de personnes capables de faire beaucoup mieux que moi qui reste un amateur coincé dans la nasse de ses obsessions textuelles.

    Parallèlement à ce constat lucide, je ne cesse de penser à mes années d'enfance, quand je couvrais d'une encre bleu des mers du sud des cahiers Cathédrale sur lesquels je m’obstinais à écrire de stupides histoires policières. Je rêvais d'être journaliste ou écrivain, je m'imaginais vivre d'un métier qui me verrait assis à un bureau, face à une fenêtre ouverte sur un paysage de verdure. J'en suis bien loin ! D'abord parce que la technologie ne rend plus nécessaire la présence d'un bureau : je peux écrire n'importe où et sur des supports variés, tous synchronisés dans un data center qu'on appelle cloud ou nuage pour faire plus joli. Ensuite parce que, comme je le soulignais un peu plus haut, je me sens plus écriveur - entendez par là tâcheron - qu'écrivain, titre trop noble à mon sens pour résumer l'ensemble de mes contributions à caractère artisanal.

    Cent fois sur le métier, etc etc…

    Au-delà de ces limites déclarées, qui ne sont pas le moins du monde l'expression d'une fausse modestie, je parviens néanmoins à me dire qu'à force de patience, de travail quotidien, de sincérité aussi, je touche parfois du bout des doigts mes rêves d'autrefois. Bien sûr, je dois exercer une autre activité pour gagner ma vie, mais le plaisir recherché depuis toujours est bien là… Il suffit que je me consacre à la rédaction d'un texte pour qu'un drôle de manège commence à tourner : à tout moment, des mots dansent dans mon imagination, des bouts de phrases commencent à prendre forme, il me faut les noter coûte que coûte, non pas sur un bout de papier, mais sur le bloc-notes de mon téléphone ou sur ma tablette, un scénario se construit petit à petit jusqu'au moment fatidique où il faut bien décider d'entrer en écriture pour de bon. Une démarche qui peut s'avérer épuisante mais répondant au seul objectif que je me fixe : rester au plus près de la spontanéité des émotions, m'efforcer de composer une petite musique des mots qui me soit personnelle, ne jamais tricher. Parfois, la gestation peut s'avérer longue : j'ai dans mes archives des lambeaux de textes en souffrance depuis des semaines, je dois les laisser reposer avant  de revenir à eux et de leur donner vie. Et que les musiciens se rassurent, je tiens toujours mes promesses : si j'envisage d'écrire une chronique, elle verra le jour, tout le reste n'est qu'affaire de patience et je ne suis mandaté par personne pour produire en un temps donné (sauf exception, bien sûr). À l'inverse, il m'arrive d'écrire de longs textes en une seule soirée, sans être passé par ces phases troublées : je me rappelle un texte consacré au disque Stand By du groupe Heldon au mois de juillet dernier. Je suis monté au deuxième étage chez moi pour écouter l'album vinyle et, à peine le bras relevé à la fin de la seconde face, la note était terminée et publiée.

    C'est ça mon côté laborieux, celui qui m'interdit de penser être plus que je ne suis en réalité. Mais ces bonheurs d'écriture, plus ou moins intenses, sont à n'en pas douter très proches de ceux dont j'imaginais qu'ils pourraient constituer mon métier quand je tirais la langue en faisant glisser mon stylo à plume sur les pages quadrillées. C'est mieux que rien, après tout et je veux rappeler ici tout ce que je dois à la musique. Elle est mon autre oxygène, elle rend la vie respirable quand tant d'autres s'efforcent de la polluer de leur cupidité, de leur malhonnêteté et de leur égoïsme programmé en vertu de je ne sais quelle théorie malfaisante ou religion nauséabonde. Je ferai toujours de mon mieux pour rendre aux musiciens - à la fois funambules et alchimistes - une toute petite partie de la monnaie de leur si belle pièce. Et face à ces horreurs du quotidien, je revendique haut et fort le droit d'apparaître comme un doux rêveur ou un crétin naïf.

    Je laisse aux cyniques le plaisir de s'abrutir de richesses factices et m'en vais de ce pas gambader sur le petit sentier de mes amours partagées.

    Et pour finir, je vous propose un peu de musique à écouter. Je ne vous dis pas ce que c’est ni qui joue... C’est un clin d’œil à celui qui va nous permettre d’en faire vraiment la fête samedi, dans des conditions uniques. Un immense merci à lui.

  • Manset, ce drôle d’oiseau...

    gerard manset, un oiseau s'est poséOn peu appréhender ce double album de deux façons : soit en le considérant d'un œil sévère au prétexte que Gérard Manset, un peu trop sûr de la fidélité de ses aficionados jamais démentie depuis plus de quarante-cinq ans, se la joue facile en leur lâchant, comme un os à ranger, après un long silence discographique, une compilation améliorée sous la forme d'une sélection de dix-sept de ses vieilles chansons réenregistrées en 2012 auxquelles il ajoute un inédit qui donnera son titre à l’album, afin de marquer un changement de label et son arrivée chez Warner ; soit en acceptant cette proposition finalement pas plus malhonnête qu'une autre pour faire le constat, une fois encore, de sa singularité et de son talent fou ici concentrés en près de 100 minutes d'une élégance formelle indiscutable, presque intemporelle. 

    Un oiseau s'est posé est le vingtième album de Manset : si ses nouvelles interprétations contemporaines sont parfois proches des originaux dans leurs nouveaux habits de lumière, les identités de quelques chansons peuvent aussi être masquées sous des titres anglais (dont les traductions sont signées Paul Breslin), et transcendées par la brûlure qu'elles portent en elles, comme « Élégie funèbre » devenue « Cover Me With Flowers » en duo avec Mark Lanegan ou « Il voyage en solitaire » rebaptisée « No Man's Land Motel », dans une version poignante, planante, d’une beauté fulgurante. Et malgré la présence d'autres invités qui font leur apparition de temps à autre (Axel Bauer sur « Celui qui marche devant », Raphaël sur « Toutes choses » ou le groupe belge dEUS pour une reprise jubilatoire de « Animal on est mal »), Manset fait d'abord jouer une garde rapprochée, peu perméable aux codes esthétiques du moment, dont certains membres sont des compagnons de très longue date, comme le remarquable Didier Batard à la basse, Serge Perathoner aux claviers ou David Woodshill à la guitare.

    L'univers de Gérard Manset - aux portes de la solitude et de l’introspection existentielle, pas besoin de préciser ici qu'il n'est pas vraiment question de grosse rigolade - se trouve ici sublimé par un passage en revue qui démontre que le vieux jeune homme (il fêtera ses 70 ans l'année prochaine) en a encore, comme on dit, “sous le capot”. Il n'en a même pas terminé avec ses exigences parfois surprenantes, de celles qui le font détester par certains et refusent de l'accepter tel qu'il est au prétexte qu'il ne devrait plus s'appartenir à partir du moment où sa parole est rendue publique. En témoignent ses exigences en matière de réédition des anciens albums (pour la plupart indisponibles dans leur contenu originel) ou sa requête de ne pas rendre disponible en podcast une récente émission de radio dont il était l'invité sur France Inter après la publication de Un oiseau s'est posé (et que bien sûr, nous avons tous rapatriée par des canaux détournés avant de l’archiver précieusement sur nos disques de sauvegarde).

    Ainsi va Manset dans son « splendide isolement » : un drôle d’oiseau efflanqué d'apparence hautaine, plus fragile qu'il n'y paraît, chanteur unique, identifiable dans l'instant, ce qui n'est donné qu'aux très grands. On peut compter sur les doigts de la main les chanteurs qui ont su inventer leurs propres mondes... Cerise sur le gâteau : sa voix sui generis résiste aux assauts du temps, elle chante avec la même instabilité émouvante qu'aux premiers jours. Le même frisson depuis « Animal on est mal ».

    Chapeau l'artiste : ici on t'aime tel que tu es ; les chiens peuvent bien aboyer et te dénigrer, ils n'empêcheront pas ta fière caravane de passer. Avec toi, comme un guerrier, on va passer le pont habillé d'un manteau rouge en écoutant chanter le rouge-gorge, avant de monter dans le train du soir pour entrer dans le rêve et entrevoir deux voiles blanches baignées de lumières…

    Gérard Manset (paroles, musiques, orchestrations, chant, guitare, clavier), Patrice Marzin (guitare), David Woodshill (guitare), Serge Perathoner (claviers), Didier Batard (basse), Claude Salmieri (batterie), François Causse (percussions), Vincent Chavagnac (flûte et saxophone) + guests : Mark Lanegan, Paul Breslin, Axel Bauer, Raphaël, dEUS.

    Un petit rappel discographique :

    • Gérard Manset (1968)
    • La Mort d’Orion (1970)
    • Manset (Long long chemin) (1972)
    • Manset (Y a une route) (1975)
    • Rien à raconter (1976)
    • 2870 (1978)
    • Royaume de Siam (1979)
    • L’atelier du crabe (1981)
    • Le train du soir (1981)
    • Comme un guerrier (1982)
    • Lumières (1984)
    • Prisonnier de l’inutile (1985)
    • Matrice (1989)
    • Revivre (1991)
    • La vallée de la paix (1994)
    • Jadis et naguère (1998)
    • Le langage oublié (2004)
    • Obok (2006)
    • Manitoba ne répond plus (2008)
    • Un oiseau s’est posé (2014)

     Remerciements, parce qu'ils savent pourquoi : Sam Pierre, Thierry Moreau...

  • Noir c’est Outrenoir, il y a de l’espoir...

    henri roger, bruno tocanne, eric-maria couturier, emmanuelle somer, parce que, Jamais deux sans trois. Fin avril, il était question ici d’un trio en immersion qui nous avait invité à partager sa Parole Plongée de toute beauté. Un peu plus loin, il y a exactement un an jour pour jour, j’évoquais déjà l’univers extra-ordinaire (je mets volontairement un tiret au mot pour bien faire comprendre que cette musique sort de l’ordinaire tant par le fond que par sa forme) dessiné par la musique improvisée  du pianiste Henri Roger à l’occasion de la parution de deux albums vinyle (complétés par un CD), le solitaire Exsurgences et la « Sérieuse Improvised Cartoon Music » de When Bib Bip Sleeps, disque ébouriffé enregistré avec de précieux camarades, dont deux, le batteur Bruno Tocanne et le violoncelliste Eric-Maria Couturier sont à nouveau impliqués dans Parce Que ! publié chez IMR, un disque inspiré par la peinture de Pierre Soulages. Avec eux, Emmanuelle Somer, hautboïste dont la réputation en matière d’improvisation n’est plus à faire et qui joue ici également de la clarinette, du cor anglais et du saxophone.

    Il n’y a pas de hasard... J’ai découvert la peinture de Pierre Soulages au cours de l’été 2012, quand une exposition lui avait été consacrée par le Musée des Beaux-Arts de Lyon qui présentait une sélection d’œuvres inédites. Un choc pour moi, une plongée – c’est à mon sens le mot qui unit le mieux les deux univers artistiques dont il est question ici – dans un infini presque mystique d’où la lumière surgit d’un noir dominant (Soulages définit lui-même son noir comme un « noir lumière »), parfois parcouru de reliefs calligraphiques que le regard discerne petit à petit, tous sortis de l’imaginaire clair-obscur de celui qui dit ne pas vivre quand il ne peint pas. Les tableaux sans titre – aux dimensions souvent majestueuses – de Pierre Soulages se reçoivent presque d’un seul coup d’œil, avant qu’on ne cherche à les sonder, à questionner leurs profondeurs, leur matière et les ouvertures qu’ils offrent au regard vers un au-delà impénétrable, sans qu’on éprouve le besoin premier de les comprendre. On n’explique pas la peinture de Soulages, on la ressent, on s’immerge en elle et les considérations techniques, pour passionnantes qu’elles soient, ne doivent pas être un préalable à leur perception. C’est une peinture éminemment vibratoire, presque de l’instinct, porteuse d’une émotion intense et qui ne saurait être assimilée à une forme quelconque d’abstraction.

    Souvenir aussi, lors de ma visite, de cet homme disant à sa femme : « Tu me donnes un pinceau et un pot de peinture et j’en fais autant ! » Eh ben vas-y mon gars, fais-en autant, montre-nous donc tes œuvres bas du front, on verra bien ce que tu sais faire. Ou plutôt, tais-toi, observe en silence si tu en es capable, prends du recul... et puis non, va plutôt faire tourner les serviettes !

    Dans ces conditions, comment s’étonner qu’un musicien comme Henri Roger puisse passer à côté de cet univers aussi profond, celui de l’Outrenoir – au-delà du noir – auquel le peintre s’est consacré presque exclusivement depuis les années 70 ? Lui, musicien de l’éveil qui aime tant le registre grave de son piano, n’aurait-il pas quelque apparentement créatif avec un Soulages concentré sur le noir au point qu’il n’est pas pour lui question d’en imaginer la ligne d’horizon ? Et la naissance de cet au-delà du noir qui a quelque chose à voir avec le hasard n’est-elle pas, de son côté, une cousine de l’improvisation ? Toutes ces passions partagées devaient forcément converger. Alors Henri Roger a relevé un nouveau défi en invitant dans un premier temps les trois explorateurs cités un peu plus haut à s’approprier l’univers de Soulages par la découverte de quelques uns de ses tableaux sur internet, puis en les conviant à une séance en studio à Antibes au mois de novembre 2013. Chacun était là pour apporter, sinon ses propres couleurs, du moins ses nuances, ses motifs, ses traits d’union et ses formes sonores spontanées.

    Le résultat est fascinant, mystérieux aussi par sa dimension elliptique (encore une fois, il ne s’agit pas pour les musiciens de tout expliquer et c’est tant mieux pour nous). Attention cependant : j’en déconseille la diffusion inopinée à toute personne qu’on aurait omis de prévenir de ce qui l’attend, un peu comme mon visiteur narquois qui comparait volontiers son talent à celui de Pierre Soulages. Cette musique n’est ni chant ni même mélodie, elle peut effaroucher – mais ce serait bien dommage – parce qu’elle est une masse ombrageuse qui avance vers vous, nocturne, animée de mouvements à la fois lents et inexorables. Henri Roger, une fois de plus, se concentre sur la partie gauche de son clavier, il sculpte la matière première, celle du grave, qu’on peut comparer à des à-plats de noir : c’est elle qui crée la tension tout au long des cinq mouvements du disque dont les titres méritent d’être cités en raison de leur caractère pictural.  « Traces Ouate », « Coulures Apparences », « Signe Banquise », « Ratures Brumes » et « Griffure au fond » (une fois acheté ce disque, vous pourrez obtenir tous les détails en scannant le flash code au dos de la pochette minimaliste ; il vous conduira au bon endroit). Les trois comparses du pianiste, eux, superposent leurs tracés et imposent un relief nerveux, des mouvements dans le mouvement. Bruno Tocanne, dont on ne vantera jamais assez les qualités impressionnistes, trouve ici un nouveau terrain d’expression et suggère ses motifs en apposant de petites touches qui s’entrecroisent amoureusement avec les dissonances du violoncelle d’Eric-Maria Couturier qui, elles, sont autant de stries et d’ouvertures vers la lumière, tandis que les ébullitions nées des anches d’Emmanuelle Somer rendent la matière sonore presque palpable et en révèlent la nature organique. Mais parfois, ces trois-là prennent l’initiative des premières nuances, comme sur « Signe Banquise » : cette fois, le piano se garde d’intervenir immédiatement, il laisse aux autres instruments le soin d’inventer leurs propres nuances avant d’entrer avec eux dans une danse toute en sinuosités rampantes.

    On ne peut pas résumer cette expérience passionnante au moyen d’une poignée de phrases : à l’instar de la peinture de Soulages - que celui-ci se plaît à définir comme « l'état d'absence de mots » - il faut se confronter à elle, s’en approcher, la humer, être gagné par le désir de la toucher et l’accepter comme elle se présente, dans son mystère et la fascination qu’elle exerce par tout ce qu’elle ne dit pas d’emblée et laisse entrevoir au-delà de la musique. C’est là son côté Outremusique, probablement... D’un point de vue pratique, on peut suggérer son écoute au casque ou à fort volume, la tête entre les enceintes. Immersion garantie !

    J’ai la chance de connaître personnellement Henri Roger, j’ai déjà eu l’occasion de le rencontrer et nous échangeons souvent nos impressions. Malgré la distance, nous sommes devenus comme des camarades des temps modernes, tous réseaux et messageries déployés, et j’ai voulu lui poser une question très simple : pourquoi Soulages ? Bien entendu, j’ai interdit la réponse qu’il risquait de me renvoyer parce que le monsieur n’est pas seulement talentueux, il est aussi taquin : « Parce Que ! »

    Voici donc une explication par Henri Roger himself...

    « J’ai vu des tableaux de Pierre Soulages à Beaubourg, à la FIAC, et dans quelques galeries, au fil du temps et au cours de voyages. Je ne cherchais pas spécialement à voir sa peinture, ni à en savoir plus sur lui et sa démarche, mais à chaque occasion je suis resté un certain temps devant ses tableaux avec à la fois du plaisir, de la fascination et de l’interrogation. Qu’est-ce qu’on voit, croit voir et ne voit pas, de près et de loin dans un tableau noir de Pierre Soulages ?  C’est là qu’un lien commence à se faire avec ma musique et certains peintres contemporains. Le titre de mon premier album, paru sur le label « Pôle »,  est Images. La musique de ce disque est basée sur des superpositions de nappes de sons jouées sur orgue et synthés du début des 70’s. Qu’est-ce qu’on entend en premier ? Qu’est-ce qui se distingue en arrière-plan si on écoute fort ou pas ? C’est là le parallèle que je fais au niveau des perceptions entre le visuel et le son. Pierre Soulages raconte qu’à un moment de sa vie il s’est trouvé dans une impasse devant un tableau. Il a laissé ce tableau en chantier une nuit et l’a retrouvé le lendemain dans état tout à fait autre, la peinture avait coulé et pris d’elle même l’espace, en noir. L’Outrenoir était né. On voit bien le rôle du hasard, qu’on aime dans l’improvisation, mais aussi un choix de se limiter, de se contraindre à une seule couleur. C’est pour moi, dans mon parcours, ce que je cherche à développer : les graves du piano, un exemple extrêmement fort de combinaison entre liberté et contrainte.  Le noir est aussi très présent dans ma vie : le piano à queue, la salle de spectacle, la tenue de scène avec Catherine Ribeiro notamment, la vue magique de la rade de Villefranche-sur-Mer la nuit. Relier la musique de Parce Que ! à l’Outrenoir de Pierre Soulages m’est apparu très clairement évident. C’est beaucoup plus l’aspect énergie dans les tableaux que le côté sombre mentalement, du noir, que j’aime et j’espère que ça s’entend dans le disque. »

    Oui, Henri, ça s’entend ! Je te le confirme. J’irais même jusqu’à dire que ça se voit, si j’en crois la vidéo réalisée par la camarade Anne Pesce autour d’une des compositions du disque : « Ratures Brumes ». Et je te donnerai d’autres impressions après ma visite estivale au musée Pierre Soulages de Rodez, qui vient tout juste d’ouvrir ses portes.

    En attendant, je ne résiste pas au plaisir de partager un documentaire consacré au peintre. Une demi-heure pour mieux connaître ce grand monsieur. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qui y est affirmé parfois de façon un peu expéditive, notamment parce que je pense qu’il faut voir cette peinture en vrai pour la ressentir vraiment ; mais c’est une entrée en matière très intéressante et dont les qualités pédagogiques sont indéniables.

    On peut aussi lire le livre d’entretiens avec Françoise Jaunin, sobrement intitulé Pierre Soulages, Outrenoir, publié par La Bibliothèque des Arts. 

    Pierre Soulages, Henri Roger : merci à vous deux de nous offrir ce luxe incomparable qui consiste à nous réjouir de broyer du noir !

  • Étonnez-moi, Benoit !

    onj_paris_europa_200X200.jpgEt pan sur le bec ! À force d'entendre une poignée d'acrimonieux s'acharner sur une vidéo bruitiste dans laquelle un guitariste connu pour son refus des dogmes et son ouverture d'esprit – du petit au grand format, appliquée au jazz, au rock, à la musique contemporaine, à l’électronique et aux musiques improvisées – se mettait en scène lui-même ; à force de les voir faire semblant d'oublier son travail dans le collectif Muzzix, et certaines de ses expériences pluridisciplinaires telles que La Pieuvre ou le Circum Grand Orchestra*, deux grands ensembles qu’il avait réussi à réunir dans la minéralité du Feldspath, ou ses contributions décisives à certains disques (comme le Family Life Quartet de Jacques Mahieux ou Furrow de Maria Laura Baccarini, ce sont là deux illustrations à la volée) ; à force de les entendre ratiociner et relancer une fois encore le débat stérile et passéiste de la définition d’un « vrai » jazz alors qu’il s’agissait plutôt de regarder devant soi ; à force de ne pas comprendre cette manière de dénigrer par avance sa nomination à la tête de l'ONJ… quelques-uns d'entre nous, y compris les moins connaisseurs de son passé – mais très vite lassés par ces attaques injustifiées – en étaient venus à se laisser contaminer par un a priori symétrique et bienveillant à l'égard d'Olivier Benoit.

    Désolé de le dire ici avec une pointe d'autosatisfaction, mais les faits sont là qui donnent raison à ceux qui n’avaient manifesté ni inquiétude ni agressivité vaine. Avec la publication de Paris Europa, double album choc captivant tout au long de ses quatre-vingt-douze minutes, la réponse de l'Orchestre National de Jazz 2014 est cinglante. Amis scrogneugneux, enfouissez vos aigreurs dans votre poche et posez votre mouchoir par-dessus : ce disque est un des temps forts de l'année (et probablement de la décennie) ; il s'avère au fil des écoutes une source de richesses, une caverne d’Ali Benoit, qu'on n’épuise pas en quelques écoutes, même les plus attentives. Europa Paris est à sa façon un monument : un constat assez logique puisque cette musique a quelque chose à voir avec l'architecture, Olivier Benoit aimant rappeler qu’il réfléchit « sur les concepts d’espace avant d’essayer de leur donner des formes musicales ». C’est un disque qui, de plus, ne souffre en rien d'avoir été composé dans un laps de temps assez court. Si le guitariste a imaginé chacun des mouvements en cherchant à définir une ligne personnelle, tout en prenant en compte la personnalité des solistes qui devaient s'y illustrer, l'impression d'ensemble et la cohésion ne s'en trouvent nullement affectées. Bien au contraire, la sélection des musiciens qui composent l'ONJ, fruit d'un travail associant son nouveau directeur à Bruno Chevillon, ne doit absolument rien au hasard ; elle est l’aboutissement d’une réflexion sur l’équilibre à trouver « en termes d’esthétique, mais aussi d’expérience et de génération » (32 ans séparent le membre le plus jeune du plus âgé). Onze musiciens sont ainsi unis pour le meilleur et pourraient bien marquer notre époque de leur empreinte. Savourons donc le plaisir qui nous est offert de vivre cet événement à leurs côtés !

    Paris Europa se décline en six parties aux durées très variables (moins de quatre minutes pour « Paris VI » jusqu'à plus de quarante-quatre pour « Paris II », longue suite elle-même organisée en dix mouvements) et projette une myriade d'images qui accordent peu de place au repos. Scènes de nuit, scènes de jour, mouvements de foule, déplacements, trains de banlieue, dialogues ou monologues, courses poursuites, stridences urbaines, danses hypnotiques... une frénésie de ville, quoi ! Pas un seul instant la tension ne retombe tout au long de cette visite guidée ; on se dit qu'Olivier Benoit et son orchestre ont voulu abattre d'emblée le maximum de cartes sur la table afin de présenter dans ce premier panorama le champ de leurs possibles. Aux tutti où l'ONJ fait montre de sa force collective et impose de magnifiques textures sonores mêlant les instruments à vent aux cordes du piano et du violon, vont succéder des échanges où les instruments s'agrègent en combinaisons variables animées de mouvements cycliques, se répondent en motifs sériels dessinés par des déphasages rythmiques hérités du travail de Steve Reich ; guitare et claviers endossent le costume de designers sonores avides de perturbations atmosphériques et de fractures électriques ; la pulsion imprimée par le duo formé de la contrebasse (ou la basse) et de la batterie parle un jazz dont l'accent est aussi celui du rock, avant qu'un impromptu aux couleurs chambristes ou bruitistes ne lui reprenne la parole pour imposer son échappée improvisée. Cette profusion de sources d'inspiration et d'héritages assumés, qui pourrait n'être qu'un maelstrom indigeste en des mains moins expertes, devient luxuriance et suscite une adhésion sans réserve, par sa capacité d'assimilation et de (re)création. L'ONJ invente sa musique, il nous accorde le privilège d’assister à la naissance d’un processus artistique. Les solistes, quant à eux, sont habités par une frénésie de mouvement qui pourrait être celle des commuters, leurs chorus prennent tour à tour la forme de ballades rêveuses ou de noueuses improvisations, quand ils n’expriment pas un cri.

    Disque d'interaction permanente à la mise en scène savante, Paris Europa est un manifeste libertaire, une déclaration d'imagination collective qui souligne avec acuité les talents de chacun des membres de l'ONJ. Aux côtés d'Olivier Benoit, il faut les citer tous (ici dans l'ordre alphabétique, le seul qui ne soit pas injuste) : Sophie Agnel (piano), Paul Brousseau (Fender Rhodes, synthétiseur basse, effets), Théo Ceccaldi (violon, alto), Bruno Chevillon (contrebasse, basse électrique), Jean Dousteyssier (clarinettes), Eric Echampard (batterie), Fidel Fourneyron (trombone, tuba), Alexandra Grimal (saxophones ténor et soprano), Fabrice Martinez (trompette, bugle), Hugues Mayot (saxophone alto).

    Le choix des mots n'est jamais simple : sommes-nous là en présence d'un chef d'œuvre ? Le temps parlera, mais après tout, ne suffit-il pas de dire que la manière avec laquelle Olivier Benoit, entouré d’une équipe soudée, est parvenu à synthétiser toutes les musiques qui l'habitent depuis des années, est admirable ? Au point de donner vie à un idiome dont on attend dès à présent les prochaines pulsations, celles qui résonneront des échos d'une autre capitale européenne, Berlin.

    Une seule réserve, mineure car elle porte sur un aspect formel de l’objet disque : si le digipack est élégant, on est un peu désemparé face à la sécheresse de son contenu. Liste des titres et des musiciens, quelques informations pratiques et c’est tout. On aurait aimé des détails supplémentaires, que cette histoire nous soit racontée dans son déroulement, juste pour le plaisir d’en apprendre encore un peu plus.

    Mais c’est bien peu par rapport à tout le reste... Alors, Paris Europa, un disque électrisant ? Un temps fort de l’histoire du jazz contemporain ? Pour le coup, ça ne fait aucun doute.

     

    * Dont le nouveau disque intitulé 12 - enregistré cette fois sous la férule du bassiste Christophe Hache – est de toute beauté et sera prochainement évoqué ici.

  • Routes de campagne

    gildas bocle, country roadsLa pochette de Country Roads fournit une indication assez précise de ce qui vous attend à l’écoute du nouveau disque du contrebassiste Gildas Boclé. Imaginez... Vous montez à bord d’une petite voiture décapotable, vous démarrez et commencez à parcourir tranquillement les routes de campagne avoisinantes, en Bretagne peut-être parce que les Côtes d’Armor sont aussi pour lui des côtes d’amour, mais pas seulement. Tout chemin propice à une évasion fera l’affaire. Alors, les paysages défilent sous vos yeux, vous observez les variations constantes des jeux de lumière et vous finissez par vous laisser gagner par une sérénité bienfaisante. Car la violence du monde ne saurait vous faire oublier une forme de beauté qui s’offre à chacun, pour peu qu’on tourne le dos à la folie des hommes, ne serait-ce que le temps d’une échappée.

    C’est un peu ça, Country Roads, disque des lumières dont les ballades sont orchestrées avec un soin cinématographique : il exprime la volonté de Gildas Boclé d’être le metteur en scène de sa musique et de rechercher un son d’ensemble qui traduise aussi fidèlement que possible sa vision colorée d’un monde, celui dont les trésors nous échappent parce que la vie nous interdit trop souvent de nous arrêter ; un album qui est aussi la manifestation de son attachement à la qualité de l’orchestration parce que celle-ci «  est aussi importante que l’expression de la personnalité individuelle des musiciens ». Avec la projection de toutes ces images en nuances chaudes, on ne s’étonnera pas d’apprendre que parallèlement à son travail de musicien, Gildas Boclé est aussi un artiste passionné de photographie et de vidéo.

    Le contrebassiste, illustrateur amoureux des paysages qu’il n’a de cesse de parcourir, n’a jamais caché sa passion pour la guitare folk : ce disque nous le rappelle par la présence rythmique de leurs cordes sur plusieurs compositions. Autrefois, Gildas Boclé écoutait les maîtres du genre que sont Doc Watson, Leo Kottke ou Chet Atkins ; et ce fut la contrebasse de Patrice Caratini aux côtés de Maxime Le Forestier qui lui donna un beau jour l’envie de pratiquer cet instrument qui vibre aujourd’hui à l’unisson de ses émotions. Et puis il y eut une belle rencontre, lors de sa période américaine, avec Gary Burton (qu’on retrouvera à l’affiche de Or Else, album de Gildas Boclé paru en 2006). Le vibraphoniste, connu entre autres expériences pour avoir travaillé avec George Shearing, Stan Getz, Pat Metheny ou Larry Coryell, avait enregistré en 1969 un album qui reste l’un des préférés de Boclé : Country Roads And Other Places. Tiens tiens, des routes de campagne, déjà... On comprend instantanément le clin d’œil et l’hommage que le contrebassiste a voulu lui rendre avec un disque qui donne lui-même beaucoup à entendre un autre vibraphoniste, Jean-Baptiste Boclé, frère de Gildas, dont le jeu très prégnant renvoie à l’existence du projet fraternel appelé Keltic Tales (une formation qui doit publier son quatrième album à l’automne prochain).

    Le travail des couleurs et la mise au point de leurs variations passe chez Gildas Boclé par une multiplication des combinaisons autour d’un trio, lui-même variable, formé par la contrebasse, l’orgue associé au vibraphone de Jean-Baptiste Boclé et la batterie (jouée en alternance par Marcello Pelliterri, Simon Bernier ou Manhu Roche). Ce que les peintres, dans leur domaine, appellent le fond. Celui-ci est fondamental en ce qu’il définit l’ADN d’une musique qui accorde à la fois une importance extrême à l’évidence des thèmes composés et à la manière de les mettre au mieux en valeur. Cette base ainsi définie, Boclé convoque des instruments qui vont enrichir sa palette : le saxophone de Walt Weiskopf (déjà présent sur Or Else évoqué un peu plus haut), les guitares  de Nelson Veras, Taofik Farah et Jérôme Barde (ancien membre des Volunteered Slaves), le piano et l’orgue de Florent Gac.

    Gildas Boclé dit ressentir une attraction de plus en plus forte pour la contrebasse jouée à l’archet, que cet album traduit par ses éclats de lumière répétés : il suffit d’écouter son jeu sur des compositions telles que « Country Roads », « Kristen » ou « Départementale 786 » pour s’en convaincre. Son expressivité empreinte de spiritualité n’est pas sans rappeler celle de Renaud Garcia-Fons, l’accent méditerranéen en moins (la « Départementale 786 » est une route qui relie Morlaix à Dinard, histoire de nous rappeler l’importance de cette Bretagne presque vitale), mais l’attachement à la création d’une musique qui chante est bien le même. Parce qu’à sa façon, Gildas Boclé est un chanteur, même s’il ne ressent pas le besoin d’écrire des paroles. Les douze compositions de Country Roads sont un kaléidoscope de mélodies qui captent l’attention par leur caractère irisé, dont la tension monte parfois lorsque Walt Weiskopf entraîne le quatuor vers un jazz plus urbain, parfois teinté de blues (« Pueblo »). Mais les mélodies ne quittent jamais le devant de la scène. Celles-ci sont servies au mieux par la complicité des deux frères qui fait merveille du début à la fin. Le vibraphone, souvent chargé d’exposer les thèmes, les illumine, tandis que la contrebasse souligne leur dimension plus contemplative et leur donne corps avec beaucoup d’intensité.

    La publication de Country Roads chez Absilone / Socadisc s’est faite voici quelques semaines dans une relative discrétion qui ne rend pas justice à ses nombreuses qualités. Il n’est pas trop tard pour prendre la route avec Gildas Boclé et ses compagnons : le voyage qu’ils proposent ressemble à s’y méprendre à une parenthèse enchantée. 

    « Country Roads »

    Taofik Farah & Jérôme Barde (guitare), Jean-Baptiste Boclé (orgue & vibraphone), Simon Bernier (batterie), Gildas Boclé (contrebasse).