Les belles ondes de la Nouvelle Vague
Je le disais récemment dans une émission de radio dont j'étais l'invité : Stéphane Kerecki appartient selon moi à la famille des alchimistes. Confiez-lui une matière sonore - cette fois, ce sont les musiques de quelques fleurons du cinéma des années 60 - et il la transformera en or. On peut me reprocher d'avoir mes « chouchous » parce que j'ai déjà dit ici-même le plus grand bien des deux dernières productions du contrebassiste, mais je m'en contrefiche : souvenons-nous en effet de l'album Patience en duo avec le pianiste John Taylor pour une magnifique conversation intimiste qui avait vu le jour en 2011 ; quelque temps plus tard, le trio de Stéphane Kerecki (Matthieu Donarier au saxophone et Thomas Grimmonprez à la batterie), augmenté de Bojan Z au piano et Tony Malaby au saxophone, déployait ses fastes pour un lumineux Sound Architects. Et me revoilà pour une troisième salve de compliments servie à une Nouvelle Vague dont le titre à lui-seul donne une indication sur son objet.
François Truffaut, Jean-Luc Godard, Louis Malle, Jacques Demy sont les quatre sujets d'étude de Kerecki et son équipe. Ou plus exactement les compositeurs Georges Delerue, Antoine Duhamel, Michel Legrand, Jean Constantin, Paul Misraki, Serge Revzani, Bernard Hermann, sans oublier Martial Solal ou Miles Davis. Quelle brochette ! Et surtout, comment ne pas se fourvoyer dans une évocation alambiquée ou, au contraire, trop respectueuse face à ce qui pourrait s’apparenter à de petites forteresses imprenables, au prétexte qu’on ne s’attaque pas au patrimoine sans risque ? Une évocation qui, aussi, perdrait de vue l'idée de liberté, « le seul point commun », selon Truffaut lui-même, à toutes ces œuvres, tant du point de vue cinématographique que musical ? D'autant plus qu'un constat s'impose : ces thèmes et leurs compositeurs ont rarement fait l'objet d'une relecture, en jazz ou ailleurs (c'est l'occasion, d'ailleurs, de rappeler les beaux Polars des lorrains de CE2, autre évocation réussie du cinéma français des années 60).
Comment s'y prendre, donc ? Tout simplement en jouant, comme Stéphane Kerecki sait si bien le faire, la carte d'une transmission directe - sans détour inutile par des arrangements complexes - des émotions et, surtout, en s'entourant d'une cellule d'instrumentistes dont les immenses qualités ne sont plus à démontrer. Encore que celles-ci ne sauraient suffire si ces musiciens n'étaient pas avant tout des artistes vibratoires…
Je ne peux résister au plaisir de citer les titres des films passés en revue à travers Nouvelle Vague parce qu'ils continuent de projeter en nous tous (ou presque), par-delà les années, des images d'une grande fraîcheur mais aussi toujours très vivaces, un demi-siècle (ou plus) après leur réalisation : Pierrot le fou, Tirez sur le pianiste, Le mépris, Les quatre cents coups, Les demoiselles de Rochefort, Ascenseur pour l'échafaud, Alphaville, La mariée était en noir, Lola, À bout de souffle… Un pan de l'histoire du cinéma, plus ou moins noir, rien que ça, pour un défi relevé dans un quasi dépouillement. Aucune esbroufe (de toutes façons, ce n'est pas le genre de la maison), juste la vérité acoustique des émotions libérées au plus près des instruments, parce que ces films méritent qu'on aille à l'essentiel.
Surtout, on ne sait ce qu'on a envie d'admirer le plus dans ce disque qui s'écoule dans un climat aux nuances parfois introspectives : est-ce la brillance harmonique du piano de John Taylor le Britannique, qui s’accorde si bien aux rondeurs félines et mélodiques de la contrebasse d'un complice avec lequel il s'est entendu à merveille dès leur première rencontre ? Est-ce l'impressionnisme des suggestions rythmiques de Fabrice Moreau à la batterie, que Stéphane Kerecki a côtoyé notamment au sein de la Société des Arpenteurs de Denis Colin ? Est-ce la fièvre contagieuse qui habite une fois encore le saxophone soprano d'Émile Parisien au point qu'il semble parfois le co-leader du quartet et qui s'affirme de mois en mois comme un maître à jouer ? Est-ce le chant presque distancié de Jeanne Added qui, à deux reprises, ajoute un supplément d'humanité à une évocation, jamais nostalgique mais toujours imprégnée de mémoire, qui n'en manquait déjà pas ? Autant de questions qui trouvent naturellement leurs réponses, tout au long d’une heure dont jamais l’intensité ne retombe. Nouvelle Vague est un disque de l’évidence, porté par un Stéphane Kerecki plus juste que jamais.
L'adéquation entre le contenant et le contenu est amusante, mais certainement pas le fruit du hasard : la pochette de l'album montre un Jean-Paul Belmondo godardien menacé par un révolver et pourtant habité d'un regard souriant, comme si, au-delà de la menace, le personnage était détenteur d'une liberté dont une balle entre les deux yeux ne saurait le priver. Il en va de même pour la musique : quel que soit le sujet abordé - les cinéphiles n'ignorent pas tout ce qui peut séparer la légèreté des Demoiselles de Rochefort des élans frénétiques de Pierrot le fou ou des angoisses de Julien Tavernier prisonnier de son Ascenseur - Stéphane Kerecki endosse le rôle d'un passeur pacifié qui ne vise qu'un seul objectif : réenchanter des histoires dont tous les secrets n'avaient, on s’en rend compte grâce à lui, pas encore été dévoilés. En levant le voile sur ses propres visions, il nous propose un embarquement dans son imaginaire cinématographique et c'est un bonheur de le laisser faire… avec un grand sourire dans le regard. Comme Belmondo !