J’ignore si mes plongées régulières dans A la recherche du temps perdu peuvent avoir une influence sur mes propres perceptions de la vie, de la mémoire (volontaire ou non) et plus généralement du monde qui m’entoure et, comme tout un chacun, au centre duquel j’imagine parfois me trouver alors que je n’en suis qu’une poussière. Mais au moment où je m’extrais de sa lecture pour quelques jours, au moment où les informations m’écrasent de leur violence et leur incroyable accumulation de désespoirs récités en litanie pseudo-journalistique, me reviennent en mémoire des instants à la fois douloureux et puissants. Stand By...
Les heures que nous vivons sont délétères : le régime politico-financier sous la dictature duquel nous vivons est, comme le dit justement mon camarade Franpi, en train de ployer. Jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Impossible de le dire mais comment ne pas être certain que rupture il y aura, forcément. Et qu’elle sera très douloureuse : pas pour ceux qui l’auront provoquée, mais pour tous les autres, nous tous qui avons certainement manqué de lucidité pour que les choses en arrivent à ce stade et qui avons assisté, impuissants, au spectacle désolant de la rapacité cynique d’une minorité sans conscience. En France, les malversations de tous bords sont mises au jour, on essaye d’attenter d’une incroyable manière à la liberté de la presse, comme si les puissants ne connaissaient qu’une seule arme, leur drogue fatale, l’argent, pour mieux écraser toute tentative de résistance. Je ne vais pas plus loin dans un inventaire qui finirait par nous achever.
Bref, tout va mal et – c’est mon gros défaut – je trouve en la musique une alliée précieuse, une source d’énergie dont je ne saurais me passer, au-delà de l’amour de ceux qui m’entourent et qui sont à leur manière les muscles cardiaques qui me font défaut. Sans eux...
Soir d’été, bad news malgré le retour du soleil, ce grand absent, l’horizon est bouché. En quête d’un refuge, je file au deuxième étage de ma maison, sous les toits, au milieu des boiseries et, comme au temps de l’adolescence, je m’agenouille devant les rayons de ma discothèque. Quand j’étais plus jeune, je pouvais passer de longues minutes avant de choisir un disque. C’était mon plaisir, celui d’une fausse fébrilité, une sorte de prière muette faite aux musiciens qui se cachaient malicieusement sous les pochettes cartonnées et dans les sillons magiques de ces galettes noires. Mais ce soir, il en va autrement. Comme par enchantement, ma main se pose sans la moindre hésitation sur un disque auquel je me sens lié pour toujours et qui, jamais, ne me quittera. Heldon, Stand By.
Je ne vais pas me lancer ici dans la biographie de Richard Pinhas, musicien pétri de science fiction (ainsi, Norman Spinrad dans l’œuvre duquel Pinhas a trouvé le nom de son groupe), disciple de Gilles Deleuze (dont il a, si ma mémoire ne me trahit pas, retranscrit bon nombre des cours à l’université de Vincennes), amoureux de la musique de Robert Fripp et Brian Eno (mais pas seulement, on croise dans son Panthéon aussi bien Kraftwerk que Jimi Hendrix).
Si, quand même un souvenir : à l’automne 1974, j’avais entendu dans une émission de France Inter animée par Pierre Lattès une drôle de musique, curieux alliage d’électronique et d’électricité. Un truc comme je n’en avais jamais entendu, pas forcément accessible à la première écoute, mais captivant tout de suite. Un disque de Heldon, le premier, cette Electronique Guérilla où Gilles Deleuze disait « Le Voyageur » de Nietzsche. Un jour clé, ou plutôt un soir, et le début d’une passion qui ne s’est pas éteinte depuis. J’avais missionné mon frère aîné, celui qui fut mon premier guide en musique, afin qu’il me rapporte au plus vite la précieuse galette... On devine ma fébrilité. Les années ont défilé à la vitesse de la lumière mais toute cette musique est présente en moi comme au premier jour. Il y a quelques semaines encore, je recevais Desolation Row, le nouveau disque de Richard Pinhas dont bien des vibrations évoquent celles de ces premières heures foisonnantes. Ecoutez « Moog » et vous comprendrez ce que je veux dire.
Je m’adresse peut-être à des spécialistes, mais tant pis... Les autres comprendront qu’il s’agit là d’une passion.
Stand By, donc.
En 1979, ce disque m'a aidé à tenir le coup, à rester debout, à me maintenir en vie. Oui, au moins autant que toutes les médecines censées me guérir. On me donnait quelques semaines à vivre et quand je m'endormais le soir, pour me donner des forces, je l'écoutais dans ma tête parce qu'il n'y avait pas d'électrophone dans ma chambre d'hôpital, forcément. Six semaines, c’est long, malgré les amis, malgré les amours. C’est une vie glauque, froide et souvent sans espoir, faite de râles et de mauvaises odeurs, de bruits déprimés et de silences mortifères. J’ai sous le coude quelques textes qui racontent cette époque, mais je me dis qu’ils vont rester en l’état, qu’ils n’ont que peu d’intérêt. Quelques semaines plus tard, après qu’on m’ait diagnostiqué un mal non mortel, expliqué qu’il faudrait fluidifier mon sang ad vitam æternam et fait comprendre que je pouvais oublier l’annonce fatidique qu’on m’avait faite, j'ai pu rentrer chez moi et je me suis jeté, assoiffé, sur le disque pour l'écouter "en vrai". Encore et encore... J’en ai profité pour ressortir d’autres albums, comme Interface, l’autre monument de Heldon paru un an plus tôt, ou Un rêve sans conséquence spéciale, dont la noirceur, curieusement, me faisait le plus grand bien. J’avais le sentiment d’extirper le mal qui avait essayé en vain de me ronger. Richard Pinhas, Patrick Gauthier, Didier Batard, François Auger...
Le temps a passé, 34 ans déjà... et je suis toujours là (est-ce une bonne chose ?) ; tout comme ce chef d'œuvre qui continue de briller de mille feux et de me fasciner ! Sa musique est intacte, puissante, elle vous attrape à la gorge et ne vous lâche pas. Il faut la vivre, la laisser vous envahir, vous saisir. Après, rien n’est pareil...
En 2013, la grisaille règne, la médiocrité ressemble à une pandémie, il faut avoir des yeux d'enfant pour garder le sourire. Stand By est un sacré compagnon des moments difficiles, il me le prouve encore. Je ne sais pas si c'était le but recherché par Pinhas et ses complices, mais à titre personnel, j'en certifie les effets ! Je ne sais pas comment remercier ces funambules qui, sans le savoir, sont des compagnons fidèles de mon intimité et à la source desquels je puise jour après jour. Ces quelques lignes, une fois encore, leur disent merci.