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Musiques buissonnières - Page 13

  • Leeway & Friends

    Leeway_RoadtoMorgan.jpgLa courte vie de Lee Morgan – le trompettiste est mort à l’âge de 33 ans dans des circonstances tragiques puisque sa femme l’a tué d’un coup de pistolet après une violente dispute – pourrait faire l’objet d’un roman ou d’un film noirs. Mais l’histoire retiendra avant tout qu’en à peine plus d’une quinzaine d’années, non content d’enregistrer une trentaine d’albums en tant que leader, pour la plupart sur le label Blue Note, il aura côtoyé du début à la fin quelques-uns des personnages majeurs de l’histoire du jazz : Dizzy Gillespie, Art Blakey et les Jazz Messengers, Hank Mobley, Wayne Shorter, Joe Henderson, Jackie McLean et bien sûr John Coltrane, géant parmi les géants (pour l’album Blue Train en 1957).

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  • Premières méditations

    firstmeditations.jpg17 juillet 1967... Quarante-six ans déjà et pourtant, la puissance préservée d’un souffle qui semble ne jamais devoir s’éteindre. John Coltrane est parti, laissant derrière lui une somme de musique si monumentale, si habitée qu’il faudra probablement plusieurs vies pour commencer à penser qu’on a pu en délimiter les premiers contours. Comme si sa musique se régénérait à chaque écoute. Quarante-six ans d’absence et pourtant, une présence intacte, chargée d’une spiritualité à nulle autre pareille et, pour nous tous, une proximité des émotions comme si cette musique venait seulement d’éclore. Coltrane était un musicien total, en ce sens qu’on ne lui connaissait que la musique comme seule véritable compagne. Le saxophoniste parlait peu mais vivait son art comme il respirait, il ne savait rien faire d’autre. Mort à quarante ans, laissant derrière lui un sillage magnifié et météorique, tant la fulgurance de son ascension continue d’impressionner malgré le temps qui a passé.

    Je reviens sans cesse à John Coltrane, il y a tellement à faire avec lui ! Compagnon de route de Miles Davis ou Thelonius Monk, leader s’affirmant comme un astre dès la fin des années 50, pour tout chambouler jusqu’à sa mort, Coltrane occupe (pour toujours) une place unique dans le jazz, parce qu’il fait partie de ces très rares musiciens qui ont fait « bouger les lignes » et ont consacré toutes leurs forces à défricher de nouveaux espaces. Chaque note de Coltrane était une offrande (« Offering »).

    Lorsque je m’assois devant ma discothèque et que je parcours d'un coup d'œil panoramique la discographie de John Coltrane, méticuleusement classée par ordre chronologique, je mesure encore mieux la dimension surnaturelle d’un travail accompli en une petite quinzaine d’années. Trouver le bon disque au bon moment, rien de plus facile tant la progression du musicien offre une diversité de chants qui, pour être nourris de la même passion (au sens presque christique du terme), revêtent des couleurs bien différentes. Comparez par exemple, juste pour apprécier le spectre de sa création : Giant Steps (1959), Olé (1961), Live at the Village Vanguard (1961), John Coltrane & Johnny Hartmann (1963), A Love Supreme (1964), Meditations (1965), Live in Japan (1966) et Insterstellar Regions (1967). Voyez comment, temporairement de retour dans le quintet de Miles Davis, il illumine d’un chorus extra-terrestre « Someday My Prince Will Come » ou comment, l’année précédente, il avait tourneboulé le public de l’Olympia par ses interventions surnaturelles (cf. « All Of Me »). Le même musicien, le même homme mais une élévation probablement amplifiée par la maladie qui l’emportera et qui, sans nul doute, a dû le pousser dans les derniers retranchements de son expression, parce que le temps lui était compté. Au point que son année 1965, dont j’avais retracé les grandes dates, fut d’une fécondité inégalée.

    1965, justement... peuplée de pépites et d’instants d’une incroyable richesse, dont les First Meditations constituent à la fois un sommet et un chant du cygne. Ce disque qu’une fois de plus j’ai longuement écouté aujourd’hui pour me nourrir de ses beautés et rendre hommage au disparu. Probablement celui qui fréquente le plus souvent le haut de ma pile coltranienne. Inépuisable...

    Sommet parce que ses cinq mouvements : LoveCompassionJoyConsequences - Serenity, enregistrés le 2 septembre 1965 (soit une semaine seulement après la session en studio qui avait donné naissance à un autre chef d’œuvre, Sun Ship) sont une sorte de somptueux précipité de la spiritualité exacerbée du saxophoniste. Quarante minutes hantées, brûlantes dont la radicalité laisse toute sa place au chant profond de John Coltrane, qui devient cri quand l’exaltation n’est plus suffisante. Il y a dans cette musique quelque chose qui ressemble à l’éternité.

    Chant du cygne parce qu’il s’agit-là du dernier enregistrement réalisé par le quartet que le saxophoniste avait constitué en 1961 et qui demeure, aujourd’hui encore, un jalon dans l’histoire du jazz. McCoy Tyner (piano), Elvin Jones (batterie) et Jimmy Garrison (contrebasse) auront formé un quatuor unique d’explorateurs dont les interactions continuent de forcer l’admiration. Ces quatre-là se retrouveront encore en studio en octobre et novembre pour l’enregistrement de Om, Kulu Se Mama, Selflessness et Meditations (dont le répertoire recoupe en grande partie celui de First Meditations) mais dans le cadre de formations élargies. Puis viendra la séparation et la dernière phase de la trop courte vie de Coltrane, avec d’autres compagnons de route.

    17 juillet 2013... First Meditations pour se souvenir, pour puiser des forces à la source d’un torrent musical comme on n’en compte qu’un seul dans une génération. John Coltrane est vivant !

  • 22 v’là 21 !

    philippe gordiani, emmanuel scarpa, julien desprez, 21, coaxTant pis, je ne résiste pas à publier ici un petit texte que j’ai écrit la semaine dernière en quatrième vitesse après avoir reçu 21, un album enregistré par un trio composé de Philippe Gordiani, Julien Desprez et Emmanuel Scarpa. Il n’est que la traduction rapide de mes premières impressions (et donc le brouillon balbutiant d’une chronique pour Citizen Jazz, dont la rédaction est en cours et la publication à venir). Bref, je vous livre une ébauche jetée sur le clavier en quelques minutes. Certainement très imparfaite, j’en suis conscient, mais le ressenti est bien présent, lui. Et croyez-moi, ça sent plutôt bon !

    On peut dire que j’ai Gordiani à l’œil, ou plutôt à l’oreille, depuis quelques années : en 2008, la guitare électrique de ce tiers de l’i.Overdrive Trio (avec Bruno Tocanne à la batterie et Rémi Gaudillat à la trompette) avait attiré illico mon attention par sa relecture à la fois fidèle et iconoclaste de Syd Barrett, co-fondateur de Pink Floyd disparu d’abord dans les méandres de sa folie puis définitivement en 2006 ! Quant on a biberonné au rock, quand on a vibré depuis tant d’années à l’électricité de la guitare, quand on a goûté aux saveurs adolescentes de déflagrations pas toujours paisibles pour vos géniteurs, forcément... un type qui sait faire crisser les pneus de l’embarcation à coups de cordes mérite toute votre sympathie ! La mienne en tous cas. Gordiani est de ceux-là... Surtout que le monsieur aime fouler au pied les codes de l’éthique jazz (tiens, au fait, c’est quoi le jazz ? Pas taper ! Pas taper !), au point qu’on devine que les querelles de chapelles ne sont pas pour lui une préoccupation de chaque jour. Rock, jazz, musique minimaliste ou sérielle, improvisation, tout ça, on s’en moque un peu, c’est la vie qui compte, mieux vaut nourrir le flux d’une existence par nature trop courte pour se priver du bonheur de livrer aux autres toutes ces images qui vous hantent.

    En 2010, sa participation au grand, généreux, protéiforme et insoumis Libre(s)Ensemble, toujours avec Tocanne & Co, m’avait fait subodorer chez lui des amours crimsoniennes non dissimulées : en composant « From KC to Gawa », Gordiani se plaçait dans une filiation directe avec l’univers de Robert Fripp (et particulièrement celui de la période 1972-1974). D’ailleurs, vous avez compris : KC... King Crimson !

    L’année dernière, encore une incartade (je ne prétends pas être exhaustif, j’évoque ici quelques disques qui sont des points de repères) lorsqu’il déjoue d’autres mystères sonores et métalliques dans l’Alphabet de Sylvain Rifflet, expert lui-même en modelage de la matière musicale et dont l’influence frippienne affleurait également ici ou là, en particulier dans une composition intitulée « Electric Fire Gun »... j’en ai moi-même parlé par ici.

    Bref, que du beau, du bon, du pur jus. C’est le cas de le dire.

    Alors, une alliance avec deux musiciens dont le récent passé et l’actualité montrent toute la disponibilité d’esprit et le sens de la transgression, vous pensez bien... Desprez et Scarpa sont, entre autres, tous deux de l’expérience Radiation 10, et par là du collectif Coax sur le label duquel ce disque paraît : voilà qui donne une idée de leur pédigrée et de leur compétence en matière de distillation musicale. Un beau cadeau juste avant l’été.

    21, ça veut dire pas mal de choses. Il fut même une époque lointaine où c’était mon âge... Officiellement, le chiffre traduit l’équation instrumentale du groupe : 2 et 1, deux guitares et une batterie, ce qui signifie que l’idée du power trio du rock est ici légèrement pervertie puisque la basse n’est pas invitée à la fête, très électrique comme on le constate dès les premières mesures de « Siècle 21 ». Tiens tiens... Un autre sens à donner au chiffre 21 ? Et quand on fait le constat de la référence crimsonienne évidente de cette entrée en matière, on se dit qu’il y a là, aussi, un clin d’œil appuyé au « 21st Century Schizoid Man », premier missile envoyé par le groupe à la fin des années 60 et qui restera comme l’une des pièces maîtresses de son répertoire jusqu’à la fin.

    Les deux guitares (Gordiani et Desprez, donc) ouvrent la porte de drôles d’espaces hypnotiques, à coups de gifles ou de grondements, endossant parfois le costume de cette basse qu’il faut bien ici ou là faire entrer en scène (ainsi, « 14 (21) »). Elles se répondent en échos d’acier, coulent des mélodies inquiètes ou vrombissent, jouant la complémentarité de leurs textures, entre acidité et onctuosité. Tantôt propulsive et obstinément rock - pesante s’il le faut - tantôt liquide lorsqu’elle se love plus délicatement dans l’intrication des cordes (« Trois couloirs »), la batterie d’Emmanuel Scarpa est au-delà de la force de frappe.  Mais attention, si la référence à King Crimson est revendiquée (« Siècle 21 » comme on l’a dit, mais aussi « 3E3» dont le cœur ne déparerait pas sur Larks Tongues In Aspic ou Starless And Bible Black), il serait injuste de laisser penser que 21 est un ersatz de l’idiome frippien et de ses fractures du début des seventies. Trente ou quarante ans ont passé, les expériences se sont accumulées et les influences agrégées, permettant l’éclosion de mondes parallèles. Si les couleurs sont souvent voisines et les oppressions connexes, le trio sait inventer son propre cheminement, entre mystère et ébullition des métaux. Sa science de l’improvisation, ses interrogations sonores (« BzZ », « 258 B », « Fenêtre de droite »), ses déphasages (« Ouverture »), ses appels lancés haut et fort (« 258 A ») sont autant de cartes dans le jeu d’une musique qui ne demande qu’à se fondre dans une « Coda 21 » presque reposée.

    Il y a dans 21 tout ce qui fait qu’on aime la musique : l’énergie, l’imprévu, le mystère, une singularité tour à tour incantatoire et curieuse de paysages à défricher. En quarante minutes, Philippe Gordiani, Julien Desprez et Emmanuel Scarpa mettent les doigts dans la prise de courant de leur imaginaire et zèbrent de leurs éclairs notre ciel qui ne demande pas mieux qu’on lui fasse ainsi frissonner les étoiles.

    On n’est pas loin du coup de foudre, finalement !

  • Como va

    como_bolero.jpgFinalement, maintenant que vous m’y faites penser, je crois bien que c’est ça : je dois être un grand sentimental. Il suffit de peu de choses pour m’embarquer et faire de moi un allié inconditionnel. Une musique qui emporte, une mélodie aérienne qui touche au cœur, une pulsion tout en souplesse et, hop, voilà le travail : je fonds comme neige au soleil, je rends les armes et je dis « Encore ! ». Peut-être bien aussi que le reliquat de sang italien qui coule dans mes veines n’est pas étranger à une sensibilité que d’aucuns pourront juger naïvement béate mais je n’en ai cure, après tout. Quoi de plus attachant en effet qu’un chant humble et sincère, porté par la grâce des émotions, nimbé de notes qui, prises une par une, sont exemptes de la moindre vulgarité ?

    Je vous raconte tout cela parce que j’ai reçu tout récemment le disque du pianiste Jean-Pierre Como appelé Boléro. Ne cherchez pas, il sortira au début du mois de septembre et vous n’aurez aucune difficulté à le trouver. Cette production de l’Âme Sœur (ça ne s’invente pas) est arrivée chez moi pile au bon moment ; il y eut illico comme une résonance intime et subtile entre le soleil qui pointait tranquillement le bout de ses rayons d’été dans mon salon et la sérénité d’un disque dont les élégances feutrées se sont mise à envelopper l’atmosphère d’un matin calme de leur lueurs tendres. D’un seul coup, je me suis senti bien, comme en harmonie et je ne demandais rien de plus.

    Jean-Pierre Como promène sa cinquantaine et sa longue chevelure non sans grâce. Celui qu’on connaît pour tenir les claviers d’un groupe classifié rapidement dans la catégorie fourre-tout du jazz fusion (il suffit qu’un peu de binaire traîne dans le coin ou que vos amours musicales parfois électriques vous fassent voyager par delà les continents pour qu’on vous taxe de fusion... mais bon, en l’occurrence, je vous parle ici de musique tout simplement, qui plus est de musique du cœur) nommé Sixun et dont je vous suggère amicalement d’écouter les disques parce que d’eux aussi émane cette sérénité solaire qu’on retrouve ici concentrée sous la forme d’un quatuor italo-argentin, propose avec Boléro son neuvième album. Como, je le suis depuis un petit bout de temps donc, et je garde un souvenir ému d’un disque appelé Padre, publié à la fin des années 80 et que j’avais déniché au bon vieux temps d’une émission de radio que j’avais le privilège d’animer, pas si loin d’ici, du côté d’Epinal. Déjà, j’étais sensible à sa musique imprégnée d’une grande tendresse, toute en joie nostalgique (on me pardonnera ce qui s’apparente à un oxymore), au cœur de laquelle le pianiste plaçait la mélodie et le chant comme ultime cadeau fait à son père.

    Vingt-cinq ans plus tard, Jean-Pierre Como se tient debout plus que jamais, porté par des élans vigoureux qui mêlent ses origines italiennes aux influences argentines que n’ont pas manqué de lui souffler à l’oreille ses complices que sont Minino Garay (batterie, percussions) et Javier Girotto (saxophones soprano et baryton). Dario Deidda, bassiste transalpin vient tranquillement équilibrer cette quarte latine à laquelle un ami de passage, le guitariste Louis Winsberg (Sixun, toujours...) rend visite le temps de regarder un peu la lune (« Guarda Che Luna »).

    A vrai dire, on n’a même pas envie de passer en revue les onze titres qui composent ce bel album. Son fleuve tendre et tranquille s’écoule, ses couleurs sont chatoyantes et subtiles, elles évoquent un voyage rêveur entre Méditerranée et Amérique du Sud, en passant par les Caraïbes ; cerise sur ce gâteau délicieux, Boléro est un disque que j’ose qualifier d’accessible en ce sens qu’il ne nécessite aucun passage préalable par telle ou telle histoire musicale afin qu’on en comprenne bien les ressorts. Non, nul besoin d’une quelconque initiation, il est là, devant vous, pour vous, tout entier parcouru d’un chant amoureux dont la poésie ne pourra vous échapper pour peu que la sensibilité dont il vibre ne fasse plus qu’une avec la vôtre. Et puis... tout de même, quand on vous prend par la main pour partager des rêves d’or, un amour tango ou observer une goutte de pluie, tendrement enlacé avec qui vous le souhaiterez, il faudrait être sacrément grincheux pour refuser une invitation aussi langoureuse.

    Como va molto bene...

  • Un souvenir sans conséquence spéciale

    heldon-stand_by-front.jpgJ’ignore si mes plongées régulières dans A la recherche du temps perdu peuvent avoir une influence sur mes propres perceptions de la vie, de la mémoire (volontaire ou non) et plus généralement du monde qui m’entoure et, comme tout un chacun, au centre duquel j’imagine parfois me trouver alors que je n’en suis qu’une poussière. Mais au moment où je m’extrais de sa lecture pour quelques jours, au moment où les informations m’écrasent de leur violence et leur incroyable accumulation de désespoirs récités en litanie pseudo-journalistique, me reviennent en mémoire des instants à la fois douloureux et puissants. Stand By...

    Les heures que nous vivons sont délétères : le régime politico-financier sous la dictature duquel nous vivons est, comme le dit justement mon camarade Franpi, en train de ployer. Jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Impossible de le dire mais comment ne pas être certain que rupture il y aura, forcément. Et qu’elle sera très douloureuse : pas pour ceux qui l’auront provoquée, mais pour tous les autres, nous tous qui avons certainement manqué de lucidité pour que les choses en arrivent à ce stade et qui avons assisté, impuissants, au spectacle désolant de la rapacité cynique d’une minorité sans conscience. En France, les malversations de tous bords sont mises au jour, on essaye d’attenter d’une incroyable manière à la liberté de la presse, comme si les puissants ne connaissaient qu’une seule arme, leur drogue fatale, l’argent, pour mieux écraser toute tentative de résistance. Je ne vais pas plus loin dans un inventaire qui finirait par nous achever.

    Bref, tout va mal et – c’est mon gros défaut – je trouve en la musique une alliée précieuse, une source d’énergie dont je ne saurais me passer, au-delà de l’amour de ceux qui m’entourent et qui sont à leur manière les muscles cardiaques qui me font défaut. Sans eux... 

    Soir d’été, bad news malgré le retour du soleil, ce grand absent, l’horizon est bouché. En quête d’un refuge, je file au deuxième étage de ma maison, sous les toits, au milieu des boiseries et, comme au temps de l’adolescence, je m’agenouille devant les rayons de ma discothèque. Quand j’étais plus jeune, je pouvais passer de longues minutes avant de choisir un disque. C’était mon plaisir, celui d’une fausse fébrilité, une sorte de prière muette faite aux musiciens qui se cachaient malicieusement sous les pochettes cartonnées et dans les sillons magiques de ces galettes noires. Mais ce soir, il en va autrement. Comme par enchantement, ma main se pose sans la moindre hésitation sur un disque auquel je me sens lié pour toujours et qui, jamais, ne me quittera. Heldon, Stand By.

    Je ne vais pas me lancer ici dans la biographie de Richard Pinhas, musicien pétri de science fiction (ainsi, Norman Spinrad dans l’œuvre duquel Pinhas a trouvé le nom de son groupe), disciple de Gilles Deleuze (dont il a, si ma mémoire ne me trahit pas, retranscrit bon nombre des cours à l’université de Vincennes), amoureux de la musique de Robert Fripp et Brian Eno (mais pas seulement, on croise dans son Panthéon aussi bien Kraftwerk que Jimi Hendrix).

    Si, quand même un souvenir : à l’automne 1974, j’avais entendu dans une émission de France Inter animée par Pierre Lattès une drôle de musique, curieux alliage d’électronique et d’électricité. Un truc comme je n’en avais jamais entendu, pas forcément accessible à la première écoute, mais captivant tout de suite. Un disque de Heldon, le premier, cette Electronique Guérilla où Gilles Deleuze disait « Le Voyageur » de Nietzsche. Un jour clé, ou plutôt un soir, et le début d’une passion qui ne s’est pas éteinte depuis. J’avais missionné mon frère aîné, celui qui fut mon premier guide en musique, afin qu’il me rapporte au plus vite la précieuse galette... On devine ma fébrilité. Les années ont défilé à la vitesse de la lumière mais toute cette musique est présente en moi comme au premier jour. Il y a quelques semaines encore, je recevais Desolation Row, le nouveau disque de Richard Pinhas dont bien des vibrations évoquent celles de ces premières heures foisonnantes. Ecoutez « Moog » et vous comprendrez ce que je veux dire.

    Je m’adresse peut-être à des spécialistes, mais tant pis... Les autres comprendront qu’il s’agit là d’une passion.

    Stand By, donc.

    En 1979, ce disque m'a aidé à tenir le coup, à rester debout, à me maintenir en vie. Oui, au moins autant que toutes les médecines censées me guérir. On me donnait quelques semaines à vivre et quand je m'endormais le soir, pour me donner des forces, je l'écoutais dans ma tête parce qu'il n'y avait pas d'électrophone dans ma chambre d'hôpital, forcément. Six semaines, c’est long, malgré les amis, malgré les amours. C’est une vie glauque, froide et souvent sans espoir, faite de râles et de mauvaises odeurs, de bruits déprimés et de silences mortifères. J’ai sous le coude quelques textes qui racontent cette époque, mais je me dis qu’ils vont rester en l’état, qu’ils n’ont que peu d’intérêt. Quelques semaines plus tard, après qu’on m’ait diagnostiqué un mal non mortel, expliqué qu’il faudrait fluidifier mon sang ad vitam æternam et fait comprendre que je pouvais oublier l’annonce fatidique qu’on m’avait faite, j'ai pu rentrer chez moi et je me suis jeté, assoiffé, sur le disque pour l'écouter "en vrai". Encore et encore... J’en ai profité pour ressortir d’autres albums, comme Interface, l’autre monument de Heldon paru un an plus tôt, ou Un rêve sans conséquence spéciale, dont la noirceur, curieusement, me faisait le plus grand bien. J’avais le sentiment d’extirper le mal qui avait essayé en vain de me ronger. Richard Pinhas, Patrick Gauthier, Didier Batard, François Auger...

    Le temps a passé, 34 ans déjà... et je suis toujours là (est-ce une bonne chose ?) ; tout comme ce chef d'œuvre qui continue de briller de mille feux et de me fasciner ! Sa musique est intacte, puissante, elle vous attrape à la gorge et ne vous lâche pas. Il faut la vivre, la laisser vous envahir, vous saisir. Après, rien n’est pareil...

    En 2013, la grisaille règne, la médiocrité ressemble à une pandémie, il faut avoir des yeux d'enfant pour garder le sourire. Stand By est un sacré compagnon des moments difficiles, il me le prouve encore. Je ne sais pas si c'était le but recherché par Pinhas et ses complices, mais à titre personnel, j'en certifie les effets ! Je ne sais pas comment remercier ces funambules qui, sans le savoir, sont des compagnons fidèles de mon intimité et à la source desquels je puise jour après jour. Ces quelques lignes, une fois encore, leur disent merci.

  • Stéphane Chausse & Bertrand Lajudie - Kinematics

    chausse-lajudie.jpgIl y a quelque chose d’assez malicieux dans ce disque signé Stéphane Chausse etBertrand Lajudie. Alors qu’un survol rapide de ses très nombreux invités pourrait laisser croire à la rencontre un peu vaine, à la coloration jazz rock d’un all starsassemblé pour faire genre, une écoute plus curieuse, plus attentive, amène à la conclusion opposée : si Kinematics bénéficie d’une production très soignée - en d’autres termes, si le contenant est plutôt luxueux et le son magistral - sa musique conserve une étonnante fraîcheur quand on sait avec quel soin maniaque elle a été élaborée et combien elle est ancrée dans des histoires d’amitiés. Le breuvage est donc savoureux.

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  • When Henri Roger doesn't sleep…

    J'aime bien les gens un peu foufous, et tout particulièrement les artistes qui osent s'affranchir des contraintes économiques du quotidien pour assouvir leurs passions et permettre à leurs rêves de se matérialiser : par exemple en vous balançant, à quelques mois d'intervalles, deux trente-trois tours. Oui oui, vous avez bien lu : des trente-trois tours ou, si vous préférez, des vinyles, ou des LP comme on disait autrefois pour montrer qu'on s'y connaissait en anglo-saxonneries. Et pas des galettes ultra-légères qui se gondolent à Venise ou ailleurs, telles celles qu'on avait vu apparaître dès la fin de l'année 1973, dans la foulée de la première crise du pétrole et de la terrible "Chasse au Gaspi" pompidolo-giscardienne. Non, je vous parle de disques bien épais, droits dans leurs deux sillons (un par face, comme vous ne l'ignorez pas), des vrais, des costauds, des rigides qui sentent l'eau de Cologne et qui ne ploient pas du bec et sont, à leur façon, un sacré pied de nez aux téléchargements de tout poil et autres musiques dématérialisées, quand elles ne sont pas écrêtées (un sujet que ne manquera pas d'aborder un jour l'inénarrable Laurent Coq, ce qui serait anatomiquement logique, soit dit en passant). Ici, on n'oublie pas que si la musique s'écoute, elles nous touche aussi en se laissant toucher, en acceptant de sentir sa pochette délicatement caressée par des mains avides de palpation durable et de palpitation tactile. L'objet, nom d'un disque, ça peut vouloir dire quelque chose encore ! C'est un compagnon qu'on fait entrer chez soi, auquel on réserve une place unique, à l'abri dans un rayonnage cosy où peut régner parfois, sachons-le, la dictature péremptoire d'un double classement par genre et ordre alphabétique et d'où il sera extrait à intervalles réguliers dans un cérémonial que nous envient sans oser se l'avouer les assoiffés du peer to peer (qu'on peut traduire par pair à pair, et non paire à paire comme le redoute tant la terrifiante Christine B.).

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    Oui, mesdames et messieurs, lecteurs et lecteuses, j'ai fait récemment l'acquisition, en m'abreuvant directement à la source de leur géniteur, de deux bons vrais albums noirs d'un diamètre de trente centimètres qu'on pose sur un plateau qu'une platine s'obstinera à faire tourner à la vitesse précise de trente-trois révolutions par minute. Cerise sur le gâteau, ces disques chéris font l'objet d'un élégant conditionnement, tout en subtils reflets et transparences et le plaisir d'arriver accompagnés, l'un d'un DVD, l'autre d'un CD, malicieusement glissés dans la pochette bien trop spacieuse pour leur carrure d'ablettes. Preuve que pour fidèle qu'on soit aux désormais ancestrales galettes, on n'en est pas moins en prise directe avec les technologies du moment. Encore que… DVD, CD, tout cela sent le présent parfumé au passé, mais c'est une autre histoire qu'on appelle le futur. Et je lis ici ou là, sous la plume virtuelle de quelques prétendus experts de la chose marketée, qu'il existerait encore une niche pour ce genre de produits. Une niche... faut vraiment avoir été façonné par une école de commerce ruineuse pour proférer ce genre d'inepties.

    Je ne sais pas si le pianiste guitariste improvisateur et homme pétri d'humour Henri Roger vendra beaucoup de ses Exsurgences solitaires ni de sa SéRieuse Improvised Cartoon Music enregistrée par un quatuor joyeusement allumé sous le titre évocateur de When Bip Bip Sleeps, mais je me permets de lui souhaiter d'en écouler des milliers (allons, ne soyons pas chiche et pourquoi mégoter ? Que ces albums s'envolent par millions dans la stratosphère des acheteurs incontinents que nous fûmes dans notre jeunesse et qu'ils déversent sur le musicien des torrents de pièces d'or…) afin que, sans trop attendre, le monsieur nous fourbisse vite un troisième volet musico-pétrolifère que je m'empresserai de lui pré-commander à l'instant même où il nous fera l'amabilité d'en signaler la possible existence…

    Quoi ? Henri Roger, vous ne savez pas qui est ce monsieur ? Tsss tsss tsss, pas sérieux tout ça ! Bon, je suis de bonne humeur alors j'essaie de vous résumer le personnage que j'ai tendance à considérer comme un type un peu génial, totalement singulier parce qu'amateur de musiques plurielles, épris de libertés (le s, c'est fait exprès), imprévisible, inventeur improvisateur, une sorte de Tryphon Tournesol des portées, un autodidacte zébulon qui goûte également aux délices du dessin. Bref, une petite mine d'or à lui tout seul, dont le talent est aussi d'apprendre à celui qui l'écoute d'aller au-delà des conventions stylistiques pour se laisser guider vers un monde onirique et bigarré - qui n'exclut pas une part d'introspection, en témoignent ses élégantes Exsurgences - dont l'idiome le plus couramment parlé est la surprise. Toutes ces indéniables qualités sont fort bien présentées sur son site Internet dont, vous le devinez, l'apparence est, comment dire, sui generis.

    L'an passé, j'avais salué du côté de chez Citizen Jazz les belles embardées d'un duo formé avec le toujours juste Bruno Tocanne, dont la batterie attentive était un écho stimulant aux élancements de la guitare et du piano. Ce Remedios la Belle, librement inspiré des 100 ans de solitude de Gabriel Garcia-Marquez, avait vu le jour sur le Petit Label dont les pochettes sont elles-mêmes, soit dit en passant, de miraculeux petits trésors cartonnés.

    Deux LP, donc. Le premier, Exsurgences, est pour Henri Roger l'occasion d'une confrontation avec lui-même au piano. Côté vinyle, quatre mouvements, dont l'un occupe à lui-seul la première face ; côté DVD, cinq autres déclinaisons, illustrées par une travail vidéo d'Anne Pesce, qui a réalisé par ailleurs la très belle pochette. Musique entêtante, presque hypnotique, ample et généreuse, aux couleurs du soir. Pas exactement celle qui illustrera vos prime time druckerisés, mais tout juste celle dont vous aurez besoin pour comprendre que l'ailleurs est souvent meilleur et, surtout, pourvoyeur de ces discrètes richesses dont vous n'auriez pas forcément soupçonné l'existence et qui vous deviennent comme une nécessité au moment où elles s'ouvrent à vous.

    Beaucoup plus “chien fou” est le quartet qu'a composé Henri Roger pour délivrer sa SéRieuse Improvised Cartoon Music : on y retrouve avec plaisir Bruno Tocanne, ainsi qu'Éric-Maria Couturier au violoncelle et Émilie Lesbros chargée de la voix et d'une énigmatique boîte à sons. Cinq aventures sur un CD, quatre autres sur le 33 tours, le tout baptisé When Bip Bip Sleeps et, si l'on voulait résumer, un foutraque feu d'artifice sonore où le célèbre coyote aurait bien du mal à poser la moindre patte sur le Road Runner. On a plutôt l'impression qu'il s'en est coincé une ou deux dans une prise de courant : imaginez la bestiole tout ébouriffée, la langue pendante et les yeux exorbités, et vous aurez une idée assez précise de ce à quoi vous pouvez vous attendre au moment où le bras articulé et sa pointe en diamant auront atterri sur le champ vinylique et libéré le ploc annonciateur du son gravé. Ce détournement sonore animé ressemble à s'y méprendre à une joyeuse entreprise de démolition des repères, sa succession d'explosions et de chausse-trapes est un étourdissement, certes pas à mettre d'emblée au cœur des oreilles élevées dans la douceur ouatée des musiques attendues, mais il constitue un tel vecteur d'éveil qu'on se surprend, après une immersion prolongée dans un monde aussi affolé, à imaginer qu'il ne se passe plus rien.

    Voilà donc, en quelques lignes - merci d'être parvenus jusqu'à l'ultime paragraphe - une proposition pré-estivale de dépaysement musical dont vous reviendrez tout bronzés de l'intérieur, chargés d'une dose salutaire de vitamine D pianistique. Henri Roger et sa bonne pharmacie sont à vos côtés, vous allez vite vous sentir beaucoup mieux. Vous m'en prendrez un comprimé avant chaque repas !

    PS : Bruno Tocanne me souffle dans l'oreillette que les deux disques dont il est question ici sont disponibles chez Instant Musics Records. Il a bien raison le bougre !

  • Muziq again !

    581000_10151622042724666_855815551_n.jpgVoilà bien longtemps que je n’avais pas ressenti un tel plaisir – j’allais employer le mot confort - à la lecture d’une revue musicale. Je ne parle pas ici de mon cher Citizen Jazz, qui occupe une place particulière dans mon cœur et avec lequel ma relation de lecteur / rédacteur est fort différente de celle que je peux connaître lorsque j’empoigne n’importe quel autre magazine dont je tourne les pages.

    Ce n’est pas un exercice de comparaison auquel je veux me livrer ici, j’ai simplement envie d’adresser un clin d’œil à l’équipe de rédaction de Muziq, qui renaît de ses cendres après avoir paru durant près de 5 ans entre 2004 et 2009. Le voici en effet qui revient, dans un autre format, celui d’un bookzine (entendez par là qu’il s’agit d’une publication à la croisée des chemins du livre et du magazine. Et le premier d’entre vous qui utilise le vilain terme de mook, contraction de magazine et de book, sera impitoyablement pendu par les pieds, nu, en plein soleil et badigeonné d’une épaisse couche de confiture) dont la pagination avantageuse (160 pages au total) laisse deviner la somme d’articles qu’on peut y découvrir et le temps qu’on lui consacrera. Une mine d’informations et de témoignages passionnés, relevés par une mise en page élégante et agréable à l’œil. Pas mal, non, en ces temps de crise et de téléchargement sauvage ? Voilà une entreprise plutôt courageuse qu’il faut encourager et à laquelle on a vraiment envie de souhaiter une très longue vie. 

    Muziq est sous-titré « Le Bookzine qui aime les mêmes musiques que vous »... Eh bien, il faut reconnaître qu’en ce qui me concerne, c’est exact : j’y retrouve mes racines (celles qui commencent à la fin des années 60) ainsi que toutes les branches qui ont pu croître au fil des décennies sur le grand arbre de mes découvertes. Rock, pop, soul music, jazz rock et bien d’autres sont au rendez-vous à travers des dossiers très volumineux (ainsi les 32 pages consacrées à Neil Young), des articles instructifs (les influences de Frank Zappa) ou cocasses (le récit d’un enregistrement impossible entre James Brown et le duo Sly Dunbar / Robbie Shakespeare), l’exégèse d’un album (Spectrum de Billy Cobham) ou des chroniques de concerts cultes des années 70 (les Rolling Stones, Gong, Who, Weather Report), un entretien (Bobby Womack). Il est aussi question du guitariste Neil Schon, de Paul Mc Cartney, de Gene Clark ou de Jeff Lee Johnson. Les rendez-vous avec certaines personnalités médiatiques sont eux-mêmes instructifs : je réalise par exemple la convergence des mes goûts musicaux avec ceux d’Alain De Greef dans huit cas sur dix (ce à quoi je ne m’attendais pas du tout) ; je m’amuse aussi à l’idée qu’un autre pilier embourgeoisé du PAF s’auto-proclame punk, ce qui ne manque pas de piquant surtout quand on apprend qu’il idéalise un chanteur sans grand intérêt autre que folklorique (ce à quoi je m’attendais)...

    En d’autres termes, Muziq est une petite gourmandise hautement recommandable, dont les rédacteurs en chef Frédéric Goaty et Christophe Geudin peuvent être fiers (de même que tous les membres de l’équipe de rédaction). Je me permets de vous en conseiller la lecture, vous ne prendrez qu’un seul risque : celui de passer un bon moment.  Comme je l’ai lu quelque part : « Muziq n'a pas de frontières... Rock, jazz, soul, hip-hop, folk, funk, pop, hard-rock, musiques du monde, chanson française, reggae, musique classique... » Si avec ça vous n’y trouvez pas au moins de quoi piocher et découvrir, alors là, je m’inquiéterai pour votre santé mentale.

    Cerise sur le gâteau, Muziq nouvelle formule n’est pas de ces publications qu’on pose négligemment dans un porte-revue après l’avoir feuilleté. Non, c’est plutôt un compagnon de chevet, qu’on déguste – prenons le temps de lire et de faire durer le plaisir – et qu’on ira ensuite ranger parmi d’autres livres auxquels on tient. Tiens, je vois d’ici la place qu’il pourrait occuper prochainement, pas loin de la biographie de Neil Young ou de la sélection d’articles de la mythique revue Atem compilés chez Camion Blanc par l’ami Gérard N’Guyen.

    J’y retourne...

    PS : et j'en profite pour souhaiter un bon anniversaire à ma soeur Sylvie, qui n'a pas été autrefois sans souffir de mon voisinage d'adolescent un tantinet sur-sonorisé !

  • Rémi Gaudillat - Le chant des possibles

    remi gaudillat, le chant des possibles, imuzzic, citizen jazzLe chant des possibles est un objet de séduction, sur la forme comme sur le fond : d’abord le titre, qui dit l’essentiel en quatre mots, l’amour de la mélodie et le pari d’une liberté comme une porte ouverte sur un imaginaire poétique ; puis les titres des compositions, évocateurs de leurs climats nomades : « Jeux d’ombres », « Envolées », « L’armée des poètes », « Le voyage » ou bien encore « Lune triste ». Et enfin un visuel dont l’élégance liquide et suggestive semble nous indiquer le chemin clair-obscur sur lequel nous emmènera la musique. Un soin discret est apporté à l’objet-disque, qui devient au fil du temps la patte du label IMR.

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  • Architectes de l'espace temps

    stephane kerecki, sound architects, patience, contrebasseTime will tell, comme disent nos voisins d’outre-Manche. Il paraît en effet que le temps produit ses effets, évacuant par le soupirail des heures qui passent le superflu ou l’insignifiant. Seul resterait ce qui est habité de l’essentiel. Il en va en musique comme en toutes choses et je ne serai pas le dernier à admettre qu’un enthousiasme trop appuyé – celui de l’instant auquel je succombe non sans joie, parce que mon approche de la soixantaine n’est pas encore parvenue à éradiquer chez moi des élans quasi adolescents – peut faire suite à une prise de distance, voire un oubli partiel ou total. Comme si s’opérait en nous une distinction entre un plaisir non intrinsèquement durable (mais plaisir tout de même, ce qui, convenons-en, est loin d’être méprisable et peut même s’avérer indispensable au quotidien) et la nécessité, plus indicible, de se confronter à une énergie d’essence vitale qui soulève chez nous une force allant bien au-delà du poil qui se hérisse durant quelques secondes. Et qu'on ne compte pas sur moi pour établir une liste des disques dont j’ai apprécié la forte séduction qu’ils ont pu opérer le temps de quelques écoutes et qui, les semaines passant, sont venus se glisser quelque part, à l’écart, dans les recoins de ma mémoire où ils sont parfois enfouis pour toujours, avec peu d’espoir de remonter un jour à la surface. Heureusement d’ailleurs ! Mais j’avoue qu’il m'arrive régulièrement de consulter la liste des albums que j’ai écoutés au cours des douze ou dix-huit derniers mois et de me rendre compte que bon nombre d’entre eux ne résonnent plus beaucoup en moi et que, dans le pire des cas, je n’en garde pas le moindre souvenir. Sont-ils dispensables pour autant ? Pas forcément, sauf que la hiérarchie qui s'établit de fait est bien là, plutôt impitoyable. Peut-être aussi que nos capacités à maintenir vives en nous des œuvres puissantes sont limitées et que, par obligation physique, nous nous trouvons confrontés à la nécessité d'une sélection. En d’autres termes, notre mémoire vive n’étant pas extensible à l’infini, elle doit opérer son propre ménage interne pour préserver la qualité de son fonctionnement. Je laisse ce questionnement aux experts... dont je ne suis pas.

    Si le temps est un tamis aussi efficace et souvent cruel, alors peut-être faudrait-il se garder d’écrire trop vite au sujet de tel ou tel album, et laisser se dérouler la longue phase naturelle de décantation avant de rédiger une chronique. Avantage de la méthode : moins de travail d’écriture et, probablement, une plus grande acuité des analyses et une motivation totale ; du côté des inconvénients, une certaine injustice vis-à-vis des musiciens qui, peuvent, très légitimement, attendre de nous qu’on relate dans des délais pas trop longs la qualité de leur travail. Pour ma part, je ne souhaite pas me couper de la transmission à mes lecteurs d’un enthousiasme spontané, au risque de me tromper sur la pérennité de certains albums, parce que celui-ci est toujours sincère et traduit une part de vérité qui habite les musiques ainsi mises en avant. Mais le constat est là : à peine un disque sur dix continue de m’habiter durablement... C’est peu mais c’est beaucoup, finalement.

    Voici un exemple tout récent qu'a mis en lumière un travail d’écriture à fournir prochainement ; celui-ci m’a permis de vérifier la circulation naturelle de nos émotions que j’essaie d’expliquer ici. Je dois en effet rédiger un texte extrêmement concis et de calibrage très précis (donc aux antipodes de la prose alambiquée que vous lisez à la minute présente) au sujet du contrebassiste Stéphane Kerecki. Or, il se trouve que dans ma sélection d’albums du cru 2012, après avoir souligné l'âpreté d'un exercice moins nécessaire qu'il n'y paraît quand j'y songe aujourd'hui, j’avais fugacement – bien trop vite en réalité tant le disque méritait plus qu’une simple phrase... à moins que celle-ci, après tout, n’ait dit l’essentiel, c’est-à-dire très précisément ce qui peut inciter le lecteur à se précipiter sur le disque - évoqué les Sound Architects de Stéphane Kerecki. Je résumais le disque ainsi : « L’élégance de cet album est certainement celle du contrebassiste Stéphane Kerecki lui-même. Son trio est ici... un quintet, puisque Tony Malaby et Bojan Z sont aussi de la fête. La musique est habitée, la pulsation celle du cœur».

     

    Une chose est certaine : venant tout juste d’écouter ce disque après l’avoir mis de côté durant quelque temps (il est parfois des priorités qui sont coûteuses pour des œuvres de ce calibre en ce qu’elles nous condamnent à les éloigner du sommet de notre pile de chevet), je ne retire pas un seul mot de ce que j’ai écrit. Mieux : je plussoie, j'amplifie, je force le compliment, je pousse l’œuvre sur le devant de ma scène imaginaire, je surligne ses qualités : ce disque est un essentiel, un must have, comme ils disent !

    Curieusement, je peine toujours autant à trouver les mots justes pour traduire ce que cette musique provoque chez moi. Je l'ai dit un peu plus haut, l'émotion qu'elle suscite dépasse de très loin le stade du plaisir frisson, non, c'est autre chose… Comme si elle s'assignait par sa force d'évocation le rôle d'un tatouage sensoriel, d'un sceau indélébile. Tout dans cet album est beau par la profusion des paysages qui sont esquissés, par les histoires populaires qu’on devine à travers les échanges entre les musiciens. Bojan Z, génial pianiste plus flamboyant que jamais, n’est pas venu les mains vides en apportant dans sa riche musette un magnifique « Serbian Folk Song » ; les saxophonistes Mathhieu Donarier et Tony Malaby, dont les jeux sont fort différents, parviennent à croiser leurs discours pour inventer une conversation spontanée de toute beauté (la composition « Sound Architects » en est un exemple saisissant). Quant à Stéphane Kerecki, qui signe toutes les autres compositions, magnifiquement soutenu par la batterie de Thomas Grimmonprez, il nous confirme ce que l’on pressentait depuis déjà longtemps : sa discrétion naturelle n’a d’égale que la vibration, que je qualifierais volontiers d'existentielle, dont il nourrit le disque du début à la fin. Mine de rien, Sound Architects est un album majeur, de ceux qu’il est indispensable de posséder pour bien mesurer la vitalité d’une scène jazz pourtant pas épargnée par les coups de boutoir d’une conjoncture peu propice au soutien de la création et des musiciens engagés à ce point dans le développement d’un langage original.

    Effet dans l’effet, cette remontée de l’album de Stéphane Kerecki sur le haut de ma pile de chevet a eu pour conséquence très agréable le désenfouissement d’un autre disque : Patience, un duo intime et nocturne, élégant et passionnant de bout en bout, que le contrebassiste avait engagé en 2011 avec le pianiste John Taylor. A l’époque, c’était il y a deux ans, j’avais salué ce disque ici-même en écrivant : « A sa manière, il est aussi un vrai manifeste, un discret étendard brandi contre les vulgarités ambiantes ». Voilà qui mérite d’être partagé à nouveau, car vous conviendrez avec moi que l’actualité regorge de ces dernières et que, plus que jamais, nous avons besoin d’élever le niveau de nos perceptions et de nos analyses pour contrecarrer les effets pervers de tout ce qui nous est infligé chaque jour avec un cynisme marchand à grands coups de médias et de réseaux. Stéphane Kerecki fait partie – avec beaucoup d’autres artistes, toutes disciplines confondues, dont il sera régulièrement question ici – des précieux antidotes dont la prescription est certainement moins coûteuse pour la collectivité que bien des médecines acheminées vers nous pour le profit de quelques minorités possédantes et cupides.

  • Henri Texier Hope Quartet - At l'Improviste

    hope_quartet.jpgMine de rien, voilà plus de vingt-cinq ans qu’Henri Texier n’avait pas proposé d’enregistrement en public. Pour être précis, on notera que At « L’Improviste »n’est d’ailleurs que le deuxième de sa longue et prolifique carrière : le précédent remonte à 1986, lorsque son quartet avait invité le saxophoniste Joe Lovano dans le cadre du festival de jazz d’Amiens. S’en était suivi l’album Paris-Batignolles, déjà chez Label Bleu, maison à laquelle Texier est resté fidèle par-delà les difficultés qui ont pu marquer son existence.

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  • H3B - "Songs, no songs"

    H3B, songs no songs, denis badault, abalone, citizen jazzCe disque subjugue dès la première écoute. Mais pourquoi s’en étonner ? Il y a un peu plus de deux ans, en mars 2011, Citizen Jazz saluait la parution de la première production, sobrement intitulée H3B, d’un quartet acoustique sans batterie placé sous la férule de Denis Badault, une formation originale dont la géométrie paritaire et les subtils accords de voix aboutissaient à une musique à la fois ambitieuse et fluide. Un univers intimiste, une quête de couleurs volontiers impressionnistes, un laboratoire des sons dont la créativité était des plus réjouissantes.

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  • La médecine douce de Setna

    setna, nicolas cande, soleil zeuhl, guérisonLes premiers accords de piano de Guérison, second disque en trois grands mouvements du groupe rouennais Setna après Cycle I publié en 2008 (et dont j’ai parlé à l’époque ICI et ), évoquent Magma, voilà qui ne fait aucun doute. Leur scansion très zeuhl est là pour nous rappeler que Nicolas Candé et ses compagnons savent d’où ils viennent et qu’ils ont biberonné du « Mëkanïk Kömmandoh » plus que la moyenne de leurs pairs (mais pas seulement, qu’on se rassure), et qu'il s'agit là d'une nourriture calorique qu’ils ne sauraient renier ! Même lien de parenté assumée pour la basse de Christophe Blondel qui gronde, terrienne, cousine rapprochée de ses aînées, celles dont Jannick Top et Bernard Paganotti tenaient le manche aux temps lointains où Magma était à son zénith (la période créative du groupe pouvant être circonscrite aux années 1969-1975, Offering imprimant quant à lui sa marque au début des années 80). La voix de Yannick Duchene - nouveau venu et par ailleurs chanteur du groupe Neom - laisse filer des paroles-vocalises qui présentent de lointains airs de famille avec le chant organique des migrants de la planète Kobaïa, même si sa tessiture androgyne les en éloigne de façon évidente. Duchene n’oublie pas non plus de rendre un hommage discret à ce que fut l’expérience coltranienne d’Offering (comme sur « Guérison », par exemple, où l’on n’est pas si loin de « Tilim M’Dohm », les spécialistes me comprendront). Mais on entend surtout chez lui des mots chantés en français : le soleil, la vie... Voilà un indice majeur sur la spécificité de Setna et sa dimension solaire, qui se confirmeront de minute en minute, marquant ainsi son détachement de la matrice et le besoin de couper le cordon ombilical. Héritage, oui, tutelle, non !

    Ce « Cycle II » introductif (il est en cela la suite naturelle du premier album, on l’aura compris) va nous réserver d’autres clins d’œil volontairement appuyés, preuve du très bon goût de ces musiciens en action et de leurs références à haute teneur créative : son deuxième mouvement regarde en effet avec insistance du côté de l’École de Canterbury, aussi bien à travers les influences du Soft Machine des premiers temps que celles du Caravan de « Nine Feet Underground », quand ce dernier visitait un pays tout de gris et de rose (du nom du troisième album du groupe, In The Land Of Gray And Pink, publié en 1971). L’exposition est claire, elle transpire de vitalité, tout est en place pour un beau périple. On embarque !

    Vient aussitôt après une longue suite appelée « Triptyque » et là, il y a comme une rupture esthétique, une sorte d’éblouissement sonore dont le premier appel ressemble à une quête de la lumière : on pense aux inspirations mystiques de Pharoah Sanders et aux illuminations de Carlos Santana, à l’époque de Caravanserai, Welcome ou Borboletta. Une guitare acoustique laisse entendre ses arpèges, voilà qui est inédit chez Setna. On est passé dans un autre monde : tiens, c’est un peu comme si après un long voyage, les musiciens avaient abordé d’autres rivages, plus irisés, pour ne pas dire plus sereins et contemplatifs. La pulsion de la rythmique est d’une efficacité redoutable (en passant, n’oublions pas que Nicolas Candé est un magnifique batteur, il le prouve ici du début à la fin) et le duo basse-batterie allie puissance et légèreté, touché par la grâce des élans que suggère la musique. Un peu plus tard, l’héritage zeuhl fera à nouveau l’objet de quelques citations (le chant à la fin de « Triptyque Part II » laisse entendre des échos lointains de « Zombies », l’ouverture de « Guérison » - mais aussi « Le parasite », l’un des deux titres bonus - évoque quant à lui le cérémonial percussif de « Köhntarkösz ») sans que jamais celles-ci ne soient envahissantes ni pesantes. Le troisième mouvement de la suite cède la place à une atmosphère plus éthérée, où l’apaisement est au rendez-vous, sur fond de claviers (impeccables Benoît Bugéïa et Florent Gac), souligné par la clarinette basse de Julien Molko et la lapsteel très planante de Tony Quedeville. Il y a quelque chose d’un peu hypnotique et entêtant, qui instaure un climat singulier : Setna s’accomplit devant nous, on est simplement heureux de partager des instants privilégiés et d’en ressentir le bénéfice instantané.

    « Guérison », troisième partie du disque, amplifie cette sensation de bien être, d’épanouissement et d’élévation. Toutes les influences brassées s’expriment alors dans un langage qui devient vraiment celui du groupe. Setna trouve sa voie, lumineuse et chargée d’une intensité spirituelle à laquelle on a vraiment envie de vibrer. Aucune noirceur ne vient assombrir le paysage. Bien au contraire…

    Récemment, Nicolas Candé évoquait avec moi le chemin que le groupe avait voulu entreprendre pour ce second album : contribuer à « une sorte de guérison de cette sclérose humaine dont nous avons à souper chaque jour durant et dont nous faisons partie - ne pas oublier ce détail. Alors, voilà un disque qui traite de ce sujet et qui suscitera peut-être quelques interrogations constructives chez certaines personnes ». Le pari est ambitieux, il n’est pas interdit de penser qu’il faudra d’autres disques comme celui-ci pour avancer encore plus loin, tout doucement. Mais la proposition est là, respectable, elle vaut mieux que toutes les imprécations haineuses et les appels à un esprit dominateur qui serait notre guide et nous priverait en réalité de notre liberté d’être et de conscience. Chez Setna, il semble qu’on veuille croire que la solution est en chacun de nous, dans le respect de l’autre.

    Parmi les nombreux invités qui viennent participer à la fête de Guérison et contribuent pour beaucoup à la coloration du disque, il est difficile de ne pas souligner le travail d’enluminure de Nicolas Wurtz à la guitare électrique et celui, toujours aussi époustouflant, du grand Benoît Widemann au minimoog. Ce dernier – rappelons qu’il fut membre de Magma au milieu des années 70 – vient littéralement enchanter la musique (comme par exemple sur la deuxième partie de « Triptyque » ou sur le second mouvement de « Guérison ») et participe à son envol vers de hautes sphères où l’air est bien agréable à respirer. On s'aperçoit alors qu’on a affaire à un rock progressif de grande facture, qui tire de celui-ci la nécessité d’exprimer sa musique sur la longue distance, en une succession de mouvements élaborant une suite complexe et richement pourvue en climats - parfois symphoniques - mais sans jamais tomber dans le piège d'un excès de démonstration (un peu vain il est vrai) qui a pu conduire les héros de ce genre vers une impasse, à force de surenchère technologique et virtuose, et de course aux égos surdimensionnés. Ici, le cap est toujours maintenu, le groove omniprésent, la pulsion sous-jacente, vitale. Il y a quelque chose d'essentiel dans ce mouvement vers l'avant et cette poussée ascensionnelle.

    Guérison est un disque solaire et généreux, il est publié, comme son prédécesseur, sur le vaillant label Soleil Zeuhl d’Alain Lebon. Le voyage est recommandé et la médecine douce de Setna efficace, qu’on se le dise !

    Setna :

    Nicolas Candé : batterie, guitare 12 cordes & claviers ; Christophe Blondel : basse ; Benoît Bugeïa : Rhodes & piano ; Yannick Duchene : chant ; Florent Gac : Orgue.

    Invités :

    Nicolas Wurtz : guitare ; David Fourdrinoy : vibraphone ; Julien Molko : clarinette basse ;  Benoît Widemann : Minimoog ; Tony Quedeville : Lapsteel ; Nicolas Goulay : claviers ; Samuel Philippot : guitare.

    Prise de son & mixage par Thibaut Cortès. Masterisé à Tel Aviv par Udi Koomran.

  • CACsino

    J'adore les types qui tiennent les chroniques boursières à la radio. Je ne sais pas si vous avez remarqué, ce sont des mecs la plupart du temps.
    Y en a un, assez gratiné, qui s'extasie chaque jour de la semaine sur France Inter peu avant 13 heures. On a l'impression que c'est un gamin devant une console et un jeu vidéo : il est content quand ça monte, triste quand ça descend. Il est heureux, il ne se pose jamais de questions, pour lui, c'est comme ça, la bourse, ce sont des courbes qui font de beaux dessins. C'est jamais pareil d'une fois à l'autre et il a dans son panier une myriade d'explications clés en main qui, selon l'humeur du jour, peuvent expliquer une hausse ou une baisse.
    Le bonheur de "lémarchés" et des investisseurs (traduisez : spéculateurs)...
    Pourtant, des questions, il pourrait en poser : tenez, par exemple aujourd'hui... Le voilà qui nous explique la baisse du cours de la Société Générale par une "prise de bénéfices" (sic) après la forte hausse, hier, de 6%. Euh, dis-voir mon gars, tu penses pas que ça vaudrait le coup d'approfondir ? Tu crois pas qu'une enquête un peu fouillée sur un cas comme celui-là serait intéressant ? C'est pas bizarre qu'un jour ça explose et que le lendemain, les piliers du CACsino empochent la mise et ramassent les biffetons d'un seul coup ?
    Non ?
    Ah bon... eh bien retourne à ton beau jouet sur le... comment déjà ? ah, oui, service public !!!

  • Ladies first (1/2)

    Je réfléchis depuis quelque temps à l'écriture d'une nouvelle appelée Ladies First, qui viendra illustrer une exposition de photographies dont la co-réalisation sera assurée par mon pote Jacky Joannès.

    Nos rôles sont bien répartis : à lui l'image, à moi le signe.

    Le principe en est très simple puisque le visiteur pourra, selon son humeur plus ou moins vagabonde, se contenter de regarder les portraits, ou bien lire le texte qu'il devra suivre de cadre en cadre, ou bien encore tout lire et regarder. L'exposition et la nouvelle porteront le même nom et auront pour point commun la femme.

    Mon acolyte va mitonner une cinquantaine de portraits de chanteuses ou musiciennes ; le texte en gestation, lui, évoquera l'histoire d’une artiste – une chanteuse - qu’on suivra dans sa tentative de renaissance…

    Je ne peux guère en dire plus, mis à part le fait que Ladies First sera l'une des manifestations associées aux quarante ans du Festival Nancy Jazz Pulsations, au mois d'octobre prochain, et qu'elle se tiendra à la MJC Pichon. Et puisqu'il est question de femmes, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? J'aimerais saluer en deux temps deux disques très différents dans leur forme mais qui ont un vrai point commun : leurs deux génitrices ont à cœur d'inventer un univers et de faire valser les étiquettes avec bonheur. L'une est apparentée au jazz, l'autre à la musique dite classique… Mais balivernes que tous ces genres, il s'agit simplement d'évoquer une puissante vibration, dans un cas comme dans l'autre. 

    Qui va lento va sano...

    youn sun nah, lentoC'est au mois d'octobre 2010 que j'ai découvert sur scène la musique de Youn Sun Nah : à l'affiche de Nancy Jazz Pulsations, la chanteuse coréenne se produisait en duo avec le guitariste Ulf Wakenius (un très grand musicien, d'une désarmante simplicité) dans le cadre intime de La Fabrique, petite salle qui jouxte le Théâtre de la Manufacture devenu depuis quelque temps le refuge du jazz de ce festival bientôt quadragénaire. Youn Sun Nah avait envoûté le public comme par magie. Avec elle en effet, tout est grâce et suspension, la musique s'épanouit dans un sourire qu'elle arbore comme une arme de paix et les frontières s'évanouissent illico dans un éclat solaire universel. Qui que vous soyez, quelle que soit votre appétence pour la musique, vous pourrez trouver votre compte dans cette entreprise de séduction exempte de la moindre trace de vulgarité.

    À cette époque, Youn Sun Nah faisait la promotion de son album Same Girl (le septième), qui allait devenir le vaisseau amiral d'un succès phénoménal. Très vite, la chanteuse est devenue une sorte de repère transgenres, jouant à guichets fermés et ne cessant d'élargir le cercle de ses aficionados. Il y a autour d’elle une espèce d’unanimité qui force l’admiration. En témoigne son nouveau passage à Nancy Jazz Pulsations, un an plus tard, dans un Opéra Théâtre plein comme un œuf, reflet d'un envol assez singulier ! Virtuose et habitée, ne dédaignant pas les emprunts à des répertoires inattendus (Metallica, Tom Waits, …), choisissant de s'accompagner ici ou là d'instruments minimalistes (kalimba, kazoo, …), s'engageant dans de folles courses avec ses compagnons de scène (Wakenius étant à ce jeu un redoutable comparse) avant de replonger dans la sérénité d'une mélodie issue de la musique traditionnelle coréenne.

    En 2013, Youn Sun Nah est une star au sens le plus cosmique du mot, parce qu’elle s’est imposée comme une étoile très lumineuse dans la constellation musicale. Son récent concert au Théâtre du Châtelet aura été vécu comme une consécration, pour ne pas dire un sacre. Nul doute qu'il se trouvera bien vite une major suiveuse et paresseuse (on me pardonnera ce pléonasme) pour tenter de nous refourguer un ersatz à l'enveloppe asiatique et joliment décorative dans les mois à venir ; mais qu'on ne s'y trompe pas, il n'y aura qu'une seule Youn Sun Nah, alors autant en profiter sans attendre. C'est un privilège d'être de ses contemporains.

    Il faut aussi s’attendre à entendre bientôt des voix discordantes : j’admets qu’on puisse ne pas être sensible à l’esthétique particulière de la chanteuse, entre pop et jazz, aux parfums de musique coréenne ici ou là, qui peut détourner de son chemin des oreilles en quête d’un frisson d'incertitude et de plus de vertige. C’est normal, tous les goûts sont dans la nature, la diversité des opinions est non seulement respectable mais souhaitable. Mais à condition d’être sincère dans son indifférence ou son rejet. Quand je lis, par exemple sous la plume un peu aigrie d’un spécialiste, que Youn Sun Nah est, je cite : « bidon », alors là je me marre tant je trouve cette remarque stupide. Car toute l'histoire de la chanteuse depuis plus de vingt ans est la démonstration implacable de sa sincérité et de son engagement dans la création d’un univers artistique singulier. Elle est tout sauf bidon ! Youn Sun Nah vit son art avec un vrai souci d’élévation, n’allons pas maintenant – sous l’effet d’une prise de distance qui est en réalité la marque d’un contrepied conformiste attendu – aller lui chercher des poux dans la tête et lui reprocher d’en vivre aujourd’hui.

    Avec Lento, nouvel album paru sur le label allemand Act, le charme continue d'opérer : je me permets de vous renvoyer au texte de mon éminent camarade Franpi, auquel je n'ai finalement rien à ajouter.

    Ce disque est la parfaite continuation de son prédécesseur, une suite naturelle qui reprend les mêmes ingrédients (pourquoi lui reprocherait-on puisqu’ils sont délicieux ?) et permet à la chanteuse d’ouvrir sa musique à d’autres sonorités grâce, entre autres, à la présence du grand Lars Danielsson à la contrebasse et de l’accordéoniste Vincent Peirani, dont le talent lui aussi est en pleine epanouissement. Alors oui, c’est vrai, Lento apparaîtra familier à tous ceux qui se sont régalés de Same Girl voici trois ans, oui il est un disque dont l’aventure n’est pas à chercher dans sa forme caressante mais plutôt dans l’intensité de sa force vibratoire. Et je ne souhaite à personne de rester insensible à la beauté magnétique de « Lament », « Hurt » ou « Full Circle », ni même aux échappées virtuoses de « Momento Magico ».

    J’ignore à quoi ressemblera le prochain disque de Youn Sun Nah : en attendant, celui-ci est un beau refuge, une réplique pleine de noblesse à la morosité ambiante. C’est quand même beaucoup, non ?

    A suivre... une histoire de transgression, bientôt !

    Et pour vous faire patienter, un peu de musique...

  • La mer qui avance

    Quelques variations descriptives autour de As The Sea, le nouveau disque en quartet du tromboniste Samuel Blaser.

    blaser_asthesea.jpgSamuel Blaser est un hyperactif et sa discographie récente témoigne d’une créativité plutôt exceptionnelle. A trente ans, le Suisse fourmille d’une foule de bonnes idées, au premier rang desquelles celle qui lui fournit l’occasion d’être l’un des derniers musiciens à collaborer avec le grand Paul Motian, pour le disque Consort in Motion et sa relecture très singulière de l’œuvre de Monteverdi. Mon camarade Franpi avait très justement salué ce travail, ce que j’aurais bien pu faire moi-même, d’ailleurs, quand j’y réfléchis. Néanmoins, je n’avais pas manqué de saluer à peu près à la même époque, c’est-à-dire fin 2011, la parution de Boundless, un enregistrement live en quartet publié sur le label Hat Hut dont l’effet de séduction avait été total. Entouré de Marc Ducret (guitare), Bänz Oester (contrebasse) et Gerald Cleaver, Blaser délivrait un jazz libre et frémissant de vie, affichant ainsi un profond désir d’aller voir ailleurs si nous y étions bien. Ce qui était le cas, assurément...

    Même formation, même label, même stimulation : pour notre plus grand plaisir, le quartet est de retour avec As The Sea, autre démonstration live de son inventivité mais cette fois issue d’un seul concert (et non de plusieurs comme c’était le cas pour Boundless), enregistré au mois de novembre 2011. Un disque en quatre longs mouvements qui s’enchaînent dans une célébration du principe de liberté appliqué au chant des instruments. Voilà une musique captivante, jamais en repos, dont la profonde respiration devient très vite la nôtre.

    Mais attention : au début, ce disque n'est pas sans danger… pour lui-même ! Car l'écoute du premier des quatre mouvements, qui laisse de côté l'idée d'un thème ou d'une suggestion de mélodie à laquelle se raccrocher, pourrait en dérouter plus d'un. Voilà en effet une masse sonore qui avance vers nous, comme une longue vague, porteuse d'une inhabituelle combinaison instrumentale, dont le mouvement est à la fois ample et lent : trombone, guitare, contrebasse, batterie, instruments mêlés, textures changeantes, élaboration de couleurs et installation d'un climat un peu sauvage, un drôle de territoire, sinon hostile, du moins intranquille. Il faut accepter le jeu de l'immersion. Et puis… au bout de quelques minutes, il y a comme de l'électricité dans l'air, à mi-chemin, entre le flux et le reflux : Marc Ducret zèbre l'espace, il plante les premiers appels banderilles de sa guitare convulsive ; une invitation pour Samuel Blaser - qui vient très vite lui répondre - à venir ferrailler, poussé en cela par une une rythmique qui est entrée dans la danse avec ferveur. Blaser esquissera une mélodie avant de laisser à la matière sonore le temps de s’écouler jusqu’à l’extinction... On comprend alors que quelque chose, une alchimie de l'instant, s'est joué devant nous. Si elle avait encore un sens, on serait tenté d'employer l'expression de jazz d'avant garde (ce qui suppose que l'on sache où trouver la garde, un exercice auquel il semble aujourd'hui périlleux et vain de se risquer). Choisissons le qualificatif de jazz organique : on comprendra pourquoi un peu plus loin…

    La fougue imprimée au deuxième mouvement s'inscrit de manière plus explicite dans le sillage du jazz rock électrique de Miles Davis, celui de la période Bitches Brew et de ses longues chevauchées instrumentales. Et c'est là un sacré compliment car, bien loin d'apparaître datée, la musique du quartet de Samuel Blaser se met à vibrer d'un profond groove propulsé par les riffs de Marc Ducret, qui permet au tromboniste d'exprimer avec une toute sa générosité l'étendue de son talent. L'énergie de l'Helvète trentenaire est contagieuse, elle nourrit dans l'instant un savoureux dialogue avec Gerald Cleaver, visiblement conscient d'être, à l'instar de ses petits camarades, the right man in the right place, avant que Ducret, encore lui, tout en éclats dissonnants, ne vienne y mêler son grain de cordes. Derrière, ou plutôt à côté parce que le mot hiérarchie est à bannir de ce quatuor de l'équilibre, on devine la mine réjouie de Bänz Oester rien qu'à la rondeur gourmande de son drive. Pas besoin d'images, la musique suffit. Ces quatre lascars s'y entendent à si bien s'entendre. Leur plaisir est alors le nôtre et l'on pressent qu'une insinuation se fait jour. En ce sens que, de minute en minute, cette musique s'insinue, un phénomène de contamination déjà observé avec Boundless… Ne faudrait-il pas parler, aussi, de musique virale ?

    Le même Oester se voit confier la parole pour assurer la transition avec le troisième mouvement, il est très vite rejoint par un Marc Ducret omniprésent qui poursuit son travail d'exploration, dont les stridences en arrière-plan instaurent un climat inquiet. Mais Blaser accourt auprès d'eux et fait monter la tension, comme s'il s'agissait de retenir le plus longtemps possible, en ménageant le suspens, une explosion inévitable. Celle-ci ne tardera pas, sous le feu des coups de cymbales assénés par Cleaver qui vont dessiner un ciel de cuivre jusqu'au bout. Une machinerie puissante se met en branle, offrant la silhouette d'une étonnante fanfare hallucinée dont le pas serait réglé sur une cadence imprévisible, mais jamais hésitante. Comme s'il s'agissait d'avancer, coûte que coûte, quitte à en bousculer quelques uns sur son passage. C'est le prix à payer quand on libère une telle énergie !

    La conclusion, celle du quatrième mouvement, s'annonce plus chantante, son écriture syncopée et rythmiquement complexe fournit la matière d'un travail collectif d'une grande homogénéité. Blaser virevolte, explore les possibles de son instrument, engage une course joyeuse avec lui-même, avec les autres. Titillé par son phrasé trop enjoué pour demeurer monologue, Ducret rapplique, embarque tout le monde derrière lui (formidable combinaison Oester Cleaver qui crée le foisonnement, quelle générosité !) et libère sa rage contagieuse jusqu'au final. C'est du très grand art, on a parfois l'impression d'avoir assisté en direct à la naissance d'un être vivant. Voilà bien la raison pour laquelle ce jazz constamment sur le fil du rasoir mérite l'épithète organique et peut-être est-ce là, d'ailleurs, la vérité d'un quartet, parfait quadrilatère, dont on imagine que seule une captation live peut rendre compte de la créativité ?

    coupdemaitre.jpgAs The Sea, prenons les paris, s'impose d'emblée, non seulement comme un des albums les plus ébouriffants de l'année, par sa fière liberté, son besoin existentiel d'exploration et la communion de ses acteurs, mais aussi comme une nouvelle preuve de la force fédératrice de Samuel Blaser. Autour de lui, trois musiciens accomplis trouvent une réponse à cette question que beaucoup de leurs pairs, par humilité, se posent souvent : peut-on ajouter quelque chose à ce qui a déjà été dit depuis des décennies en musique ? La réponse semble être oui à l'écoute de l'album parce qu'on se dit qu'il restera toujours une matière vivante à (re)modeler, un moment d'émerveillement à susciter, ceux-ci n'appartenant pas à un univers fini, mais au contraire en expansion. Un espace dont il ne tient qu'à chacun d'entre nous d'ouvrir les portes pour se laisser emporter...

    Et c'est exactement ce qui se passe avec ce disque : on s'émerveille, on se nourrit. Il y a du "coup de maître" dans l’air ! Que demander de plus ? Rien, sinon la suite, très vite, des aventures de monsieur Blaser !


  • Festen again !

    festenfamilytree.jpgBlasphème ! Une fois encore, Festen a trempé sa musique dans un brouet énergétique qui ne refuse pas de laisser mijoter des ingrédients à forte teneur en influences rock et commet le sacrilège, ici ou là, d'une exécution binaire. M'étonnerait pas que ça couine un peu dans le Landerneau du jazz… enfin, dans un certain jazz. Déjà, sur son premier album, le quartet affichait des amours impures en ne refusant pas d'admettre des inspirations où les grands seigneurs du jazz se voyaient titiller les mollets par Portishead, Nirvana, Neil Young, Led Zeppelin ou Pink Floyd.

    Avec Family Tree, deuxième album du groupe (auquel on ajoutera un live au Périscope de Lyon disponible en téléchargement sur le site du groupe), Jean Kapsa (piano), Damien Fleau (saxophones), Maxime Fleau (batterie) et Oliver Degabriele (contrebasse) font mieux que confirmer toute le bien qu'on pensait d'eux. Ils s'affirment et font une magnifique démonstration de maturité avec un disque dont la qualité première est un alliage de sobriété et de densité. Leurs talents individuels auraient pu les inciter à des épanchements lyriques que nul n'aurait eu envie de leur reprocher. Mais non, c'est presque le contraire : le groupe est très économe de ses chorus - c'est même sa marque de fabrique - et le collectif remarquable qui faisait d'emblée la singularité du groupe semble ici encore plus ramassé, la cohésion-fusion crée une puissance d'évocation qui dissipe tous les doutes qu'on aurait pu formuler avant un deuxième épisode qu'il est de bon ton d'attendre au tournant. Plus remarquable encore est la retenue qui semble habiter leur propos - comme s'il s'agissait d'épurer la musique en la délestant de ses notes inutiles - et la spiritualité qui l'habite. Elle trouve son acme dans une composition chair de poule intitulée « Grandfather's Bed », où la musique, très solennelle, comme en suspension, se fait suggestion et le souffle du saxophone ténor devient murmure sur les accords plaqués par un piano concentré d'émotion. Magistral. Tout l'album est parcouru d'un grand frisson, celui qu'on éprouve en découvrant des chants (des chansons, finalement) dont les mélodies finissent très vite par devenir entêtantes, parce qu'elles frappent juste et savent être sans détour. À l'exception de « In motion », tiré de la bande originale du film The Social Network de David Fincher et de « All Apologies », une reprise de Nirvana, toutes les compositions sont signées par le groupe et, c'est une nouveauté à signaler, Festen expérimente un nouvel instrument sur  « Alone With The Driver » avec la voix de la chanteuse Alison Galea. Un peu plus de 45 minutes de musique tendue, vibratoire, à la saine énergie contagieuse.

    Puissance et concision lyrique chez Damien Fleau, enluminures hypnotiques et solaires du jeu de Jean Kapsa (dont on recommandera les 100 impromptus quotidiens enregistrés entre août et décembre 2012), groove musclé de la paire Oliver Degabriele / Maxime Fleau, ainsi pourrait-on dire en quelques mots les attraits d'un groupe qui, redisons-le, séduit par sa généreuse unité. Mais aussi par une gravité qu'on peut comprendre comme l'expression d'une vision lucide du monde dans lequel nous vivons et d'une quête d'un ailleurs moins superficiel.

    Ah, j'oubliais de préciser aussi que je suis un petit veinard : j'ai reçu Family Tree la semaine dernière et je pense faire partie des premiers à l'avoir écouté (le disque sortira en version numérique le 18 février et sous forme physique un peu plus tard). Ce privilège s'est doublé d'une surprise (et aussi d'une vraie émotion, je ne peux pas le cacher parce que c'était totalement inattendu), celle de voir mon nom cité dans la liste des personnes remerciées sur la pochette de l'album ; j'imagine que les musiciens de Festen voulaient marquer ainsi leur reconnaissance, parce que je les soutiens depuis le début. Mais je ne sais pas si tout cela est bien mérité. La seule chose que je voudrais souligner ici pour dissiper d'éventuels doutes quant aux raisons de mon engouement pour cette nouvelle production de Festen, c'est que dès l'origine, je me suis senti totalement en phase avec sa musique : elle possède l'énergie du rock avec lequel j'ai grandi et qui m'a nourri, ce rock dont je ne me suis jamais éloigné parce qu'il est un de mes organes vitaux ; elle a de plus toute l'imagination et la liberté qui m'ont fait aimer le jazz et tourner quelques unes de ses plus belles pages (un livre tellement épais que jamais je ne parviendrai au bout, je le sais bien. Si je peux boucler plusieurs chapitres, ce sera déjà une belle aventure), inépuisable réserve de surprises empreintes de magie intranquille. En d'autres termes, je me contrefiche de savoir si Festen est à classer dans le tiroir des héritiers de E.S.T. et de The Bad Plus (j'aurais d'ailleurs beaucoup de mal à accepter qu'on puisse leur reprocher une telle filiation qui ne manque pas d'allure), s'ils avancent au carburant binaire ou ternaire, s'ils doivent jouer comme ci ou comme ça, se couler dans le moule de telle ou telle école... Tout cela n'a que bien peu d'importance parce qu'ils possèdent l'essentiel : ils savent insuffler la vie, et basta !

    Alors plutôt que de ruminer une rancœur hors de propos - comme ne manquent pas de le faire certains professionnels de l'écriture jazzifiante à intervalles réguliers, je viens encore de le constater tout récemment dans un magazine spécialisé - dans un pré-carré qui, comme son nom l'indique, ne tourne plus vraiment rond à force de se regarder penser, je me dis qu'il est urgent d'accorder à cette génération de musiciens toute notre confiance. Pour leur belle énergie, pour leur volonté affichée de repousser les cloisons sans pour autant provoquer l'effondrement d'une si belle maison, pour leur capacité à attirer vers eux un public qui pourrait juger rebutante l'approche par trop entomologiste, voire élitiste de quelques exégètes sourcilleux ; et ce faisant lui donnant la possibilité de partir à la découverte de ce monde qu'est le jazz à lui tout seul, pour toutes ces raisons j'ai voulu ici tirer une nouvelle fois un grand coup de chapeau aux quatre musiciens de Festen. Jean, Damien, Maxime, Oliver, vous avez bien raison de vous battre avec autant d'élégance et de partager avec nous votre engagement personnel, Family Tree est un disque grande classe et une nouvelle preuve de votre talent. Et c'est à moi, cette fois, de vous dire merci.

    Encore !

  • Marche attaque !

    Et soudain, le wagon dans lequel j'étais assis l'autre jour fut envahi - je ne trouve pas d'autre mot - par une horde verdâtre dûment décorée d'autocollants assénant à qui voulait bien les lire son amour du mariage. Enfin, soyons clairs, pas le mariage pour tous, hein, le leur, le seul, le vrai à ces gens si bien élevés. Pas nécessairement un mariage d'amour, parfois même conçu comme un arrangement entre gens du même milieu, sans brassage et avec de beaux enfants uniformes en bermuda. Une institution qui bien souvent se fracasse les certitudes sur quelques statistiques défavorables et le ballet des cocus de tout poil, mais chut, faut pas le dire… Monsieur, parfois, a la main un peu leste sur la croupe domestique et s'octroie quand le besoin se fait trop pressant quelques extras non déclarés officiellement (comme une sorte d'exil conjugal, pour reprendre un mot en vogue). Madame s'accommode ou se console de son côté, c'est la vie et rien d'autre, n'est-ce pas ? Un groupe très bavard, donc, et parlant trop fort, aux allures d'enfants de troupe lepenoïde, sûr de son fait, armé d’un sourire glacial d'où suinte un rictus ostentatoire et tranquillement condescendant. Mais si caricatural qu’à un certain moment, je me suis cru transporté dans une bande dessinée de Marcel Gotlib. Même pas, dommage, au moins là, j’aurais ri un peu.

    Nous sommes dans un train de la banlieue ouest de Paris, quelque part entre Marly-le-Roi et La Celle Saint Cloud. J’ai hâte d’arriver Gare Saint Lazare car l’ambiance est franchement fétide, ça sent le renfermé…

    Tiens, on voit même se pavaner un prêtre bodybuildé au teint hâlé qui roule des mécaniques et, je n’en doute pas, prêchait quelques minutes auparavant son très mécanique « aimez-vous les uns les autres » devant un parterre d’ouailles superstitieuses latinisantes au portefeuille matelassé. Fière soutane, épaules altières, monsieur jubile au cœur de son aréopage bien blanc de peau. Teint clairs, yeux bleus, une belle et grande famille… Drôles de paroissiens !

    Ça piaille dans tous les coins, les stratégies s'élaborent sur les banquettes. C'est sûr, des millions de Français, de vrais Français, vont montrer à leur pays déliquescent de quel bois de croix ils se chauffent. On spécule sur les alliances à venir au coin de la rue, on balaie d'un revers de la veste de velours côtelé les minauderies de la dirigeante d'extrême droite : les gens (bas) du Front seront bien là, fidèles au rendez-vous, pour bouter ces sous humains hors du cercle étriqué de leur imagination. Ils seront avec nous, ça ne fait pas le moindre doute…

    Et tout à coup, plus personne : en moins de temps qu'il n'en faut pour engloutir une hostie, la troupe s'est évaporée, organisant bruyamment la suite de son chemin de crôa sur le quai de la gare de La Celle Saint Cloud. Pour retrouver ses amis bleu marine qui les attendent, si j'ai bien compris, du côté de la Porte Maillot.

    Mon voisin de banquette - qui veut absolument nous faire part de sa soixantaine décomplexée ayant tout compris depuis longtemps - explique que cette pauvre histoire n'est en réalité qu'une conjonction d'intérêts. Entre politique car le Front jubile et trouve là un os à ronger avec son lot de recrues potentielles, et la caste des avocats qui vont s'en mettre plein les poches avec tous ces divorces qui ne manqueront pas de s’abattre sur ces braves gens qui tiennent tant à cette union officielle ! « Vous n'êtes pas avocat, au moins ? » Je le laisse pérorer tandis qu'il ajoute que ses amis homos, eux, ne veulent pas se marier. Vivement Saint Lazare…

    C’est assez étonnant quand on y pense : savoir qu’une foule veut manifester, non pas pour revendiquer un droit, mais pour s’opposer à ce que d’autres puissent bénéficier de ceux dont ils jouissent, eux… Mais que croient-ils donc, ces pèlerins d’un autre âge ? Que des millions de français sont déjà dans les starting blocks, la langue pendue, bave aux lèvres, prêts à devenir homos à la minute même où le mariage pour tous sera promulgué, provoquant ainsi l’extinction inéluctable de leur si belle race ? Alors qu’il ne s’agit en réalité que d’accorder ce qui, finalement, est le plus légitime des droits, celui à l’indifférence, à quelques uns d’entre nous. Oui, l’indifférence, à prendre aussi dans le sens où les droits doivent être indifférenciés.

    Que d'efforts additionnés pour marquer sa détestation de l'autre, son drôle d'amour qui conjugue la division dans un temps passé, volontiers pétainiste et prêt pour s'affirmer aux yeux des médias - on soulignera cette contradiction - à des alliances politiques contre nature. Moi-même j'ai un peu hésité avant d’écrire ces quelques lignes, parce que je n'aime guère laisser transpirer un ressentiment, mais quand je pense à la phrase prononcée par Barack Obama lors de sa cérémonie d'investiture : « Our journey is not complete until our gay brothers and sisters are treated like anyone else under the law », je ne peux m'empêcher de penser que toute cette agitation rétrograde est vaine, stupide et fielleuse. Encore une guerre de retard, une de plus… Tout cela me donne la nausée, et c’est dans ces moments-là que j’ai un peu honte d’être Français.

    africanjazzroots.jpgJe vais reprendre des forces en écoutant les African Jazz Roots de Simon Goubert et Ablaye Sissoko, au risque d’aggraver mon cas aux yeux de ces marcheurs sans amour au cœur qui vont certainement trouver beaucoup à redire à cet autre mariage qu’ils jugeront contre nature, celui de musiques occidentales et africaines. Tant pis pour eux s’ils sont aveugles au point de ne pas être saisis d’admiration devant la beauté de cette union et le métissage sublimé qui en résulte. Ils se consoleront avec la médiatocratie frelatée de la nightclubbeuse rancie qui leur sert temporairement d’égérie et les ridiculise aux yeux de tous. On a les génies qu’on mérite, après tout…

  • Esprit, tu es là !

    « J'entends la musique soul dans les âmes et les cœurs de ceux qui la chantent avec sincérité, qui croient en ce qu'ils chantent et qui l'expriment de toute leur âme. Ça n'a rien à voir avec votre couleur de peau, et encore moins qui vous êtes ou vous d'où vous venez. C'est ça, la magie de la soul. »

    Soul-Legends.jpg

    Ces propos de Solomon Burke constituent à eux seuls un imparable argument pour faire comprendre la magie d'une époque dont le coffret Atlantic Soul Legends constitue un ambassadeur qui force vraiment le respect, tant il est un témoignage sonore unique et irremplaçable. La réussite de ces archives est totale sur le fond comme sur la forme car ici, l’acheteur semble respecté, c'est suffisamment rare pour qu'on le souligne : ces disques archi-vendus depuis des décennies font l’objet d’une réédition très soignée (au format vinyl replica, avec reproduction des pochettes à l’identique) accompagnée d’un livret fournissant toutes les informations essentielles, pour un prix modique. On peut en effet se procurer l’ensemble de vingt CD joliment enrobés dans un boîtier pour une quarantaine d’euros. Et qu’on ne s’y trompe pas : il ne s'agit en rien d’une compilation, mais d'une sélection d'albums originaux, qui couvrent la période allant de 1959 à 1975. Une véritable mine d'or, nullement passéiste parce que l'énergie qui l'habite est aussi forte qu'aux premiers jours, à des années lumière de l'insipide arènebi qui ne laissera pas, lui, la moindre trace dans l'histoire de la musique. Fougue d'une étonnante fraîcheur d'un côté (même si de sacrés hommes d'affaires étaient à la manœuvre, ne soyons pas naïfs), produits de consommation de fabrication industrielle de l'autre. Gastronomie vs McDonald's, en quelque sorte.

    L'affiche du coffret est alléchante, généreuse, elle sent la transpiration, la vie. Soul music, vous dis-je ! Jugez vous-mêmes : Ray Charles, Booker T. & The M.G.s, Ben E. King, Solomon Burke, Rufus Thomas, The Drifters, Don Covay, Otis Redding, Wilson Pickett, Percy Sledge, Sam & Dave, Bar-Kays, Eddie Floyd, Arthur Conley, William Bell, Aretha Franklin, Donny Hathaway, Clarence Wheeler, Howard Tate, Sam Dees… Si avec un tel cocktail vous ne repartez pas gonflés à bloc, alors je me fais du souci pour vous !

    En quelques pages, le livret d'accompagnement raconte l'histoire d'un label pas comme les autres, cet Atlantic fondé par Ahmet Ertegun en 1947, qui s'illustrera dans le blues, le rock, le jazz, le gospel, le rhythm'n'blues. C'est la rencontre avec des personnages clés qui engendrera la si prolifique soul music : l'ingénieur du son Tom Dowd, le producteur Jerry Wexler et un jeune prodige du nom de Ray Charles dont le célébrissime « What'd I Say » ouvre ce magnifique bal de l'âme.

    Alors quand le temps est gris, quand l'hiver vous glace, au moment où le besoin de réconfort est plus que jamais d'actualité, ces pépites par dizaines sont un sacré remède. Une cure de jouvence peu onéreuse dont les bienfaits sont - je l'ai vérifié moi-même - durables. Pourquoi s'en priver ?

    Et pour que la fête soit encore plus belle, la grande Aretha Franklin avec « Chain Of Fools »...

  • Une certaine idée de la perfection

    joni Les huit années qui séparent Song To A Seagull (1968) et Hejira (1976) auront été celles d'une certaine forme de magie pour la chanteuse canadienne Joni Mitchell. L'essentiel de sa discographie s'y trouve - c'est mon humble avis - concentré en une dizaine d'albums qui auront vu le jour selon un rythme très élevé et même si l'histoire ne s'arrête pas là, marquant pour certaines productions une inflexion vers le jazz (en 1979, Joni Mitchell publiera Mingus, fruit d'une collaboration inachevée avec l'immense contrebassiste qui mourra avant de finir ce travail ; un autre grand du jazz, Jaco Pastorius, sera également associé à ses projets), on ne peut qu'être saisi par le feu intérieur qui couve sur ces albums somptueux aujourd'hui promus au rang de classiques intemporels. Des compositions telles que "Woodstock" ou "Both Sides, Now" figurent parmi les sommets de la musique venue d'outre Atlantique, ils n'ont pas subi le moindre assaut du temps. Intensité du chant, beauté de la mélodie, sobriété des arrangements faisant une large place à la guitare acoustique... Il y a quelque chose qui relève de l'indépassable chez cette Joni Mitchell de la première époque.

    Celle qui se veut aujourd'hui plus peintre que musicienne continue de rayonner et de marquer de son empreinte le travail de jeunes musiciens. Tout récemment encore, la saxophoniste Lisa Cat-Berro reprenait à son compte deux compositions de Joni Mitchell ("Sara's Secret Love" et "Last Chance Lost") sur son bel album Inside Air (sur ce disque, un autre héros canadien est célébré, en la personne de Neil Young, par une reprise de "Old Man", composition extraite de l'album Harvest, dont la renommée planétaire n'est plus à faire...). Les générations passent, les oeuvres majeures restent...

    Difficile de faire un choix pour vous donner envie de (re)découvrir cette grande artiste. J'écoute en ce moment Hejira, publié en 1976. Et je suis saisi par la fulgurance en suspension d'une composition telle que "Amelia". La voici, à vous de vous faire une opinion.

    "Amelia", extrait de l'album Hejira publié en 1976 :
    - Joni Mitchell : chant, guitare
    - Larry Carlton : guitares
    - Victor Feldman : vibraphone

    I was driving across the burning desert
    When I spotted six jet planes
    Leaving six white vapor trails across the bleak terrain
    It was the hexagram of the heavens
    It was the strings of my guitar
    Amelia, it was just a false alarm

    The drone of flying engines
    Is a song so wild and blue
    It scrambles time and seasons if it gets thru to you
    Then your life becomes a travelogue
    Of picture-post-card-charms
    Amelia, it was just a false alarm

    People will tell you where they've gone
    They'll tell you where to go
    But till you get there yourself you never really know
    Where some have found their paradise
    Other's just come to harm
    Oh Amelia, it was just a false alarm

    I wish that he was here tonight
    It's so hard to obey
    His sad request of me to kindly stay away
    So this is how I hide the hurt
    As the road leads cursed and charmed
    I tell Amelia, it was just a false alarm

    A ghost of aviation
    She was swallowed by the sky
    Or by the sea, like me she had a dream to fly
    Like Icarus ascending
    On beautiful foolish arms
    Amelia, it was just a false alarm

    Maybe I've never really loved
    I guess that is the truth
    I've spent my whole life in clouds at icy altitude
    And looking down on everything
    I crashed into his arms
    Amelia, it was just a false alarm

    I pulled into the Cactus Tree Motel
    To shower off the dust
    And I slept on the strange pillows of my wanderlust
    I dreamed of 747s
    Over geometric farms
    Dreams, Amelia, dreams and false alarms