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Étonnez-moi, Benoit !

onj_paris_europa_200X200.jpgEt pan sur le bec ! À force d'entendre une poignée d'acrimonieux s'acharner sur une vidéo bruitiste dans laquelle un guitariste connu pour son refus des dogmes et son ouverture d'esprit – du petit au grand format, appliquée au jazz, au rock, à la musique contemporaine, à l’électronique et aux musiques improvisées – se mettait en scène lui-même ; à force de les voir faire semblant d'oublier son travail dans le collectif Muzzix, et certaines de ses expériences pluridisciplinaires telles que La Pieuvre ou le Circum Grand Orchestra*, deux grands ensembles qu’il avait réussi à réunir dans la minéralité du Feldspath, ou ses contributions décisives à certains disques (comme le Family Life Quartet de Jacques Mahieux ou Furrow de Maria Laura Baccarini, ce sont là deux illustrations à la volée) ; à force de les entendre ratiociner et relancer une fois encore le débat stérile et passéiste de la définition d’un « vrai » jazz alors qu’il s’agissait plutôt de regarder devant soi ; à force de ne pas comprendre cette manière de dénigrer par avance sa nomination à la tête de l'ONJ… quelques-uns d'entre nous, y compris les moins connaisseurs de son passé – mais très vite lassés par ces attaques injustifiées – en étaient venus à se laisser contaminer par un a priori symétrique et bienveillant à l'égard d'Olivier Benoit.

Désolé de le dire ici avec une pointe d'autosatisfaction, mais les faits sont là qui donnent raison à ceux qui n’avaient manifesté ni inquiétude ni agressivité vaine. Avec la publication de Paris Europa, double album choc captivant tout au long de ses quatre-vingt-douze minutes, la réponse de l'Orchestre National de Jazz 2014 est cinglante. Amis scrogneugneux, enfouissez vos aigreurs dans votre poche et posez votre mouchoir par-dessus : ce disque est un des temps forts de l'année (et probablement de la décennie) ; il s'avère au fil des écoutes une source de richesses, une caverne d’Ali Benoit, qu'on n’épuise pas en quelques écoutes, même les plus attentives. Europa Paris est à sa façon un monument : un constat assez logique puisque cette musique a quelque chose à voir avec l'architecture, Olivier Benoit aimant rappeler qu’il réfléchit « sur les concepts d’espace avant d’essayer de leur donner des formes musicales ». C’est un disque qui, de plus, ne souffre en rien d'avoir été composé dans un laps de temps assez court. Si le guitariste a imaginé chacun des mouvements en cherchant à définir une ligne personnelle, tout en prenant en compte la personnalité des solistes qui devaient s'y illustrer, l'impression d'ensemble et la cohésion ne s'en trouvent nullement affectées. Bien au contraire, la sélection des musiciens qui composent l'ONJ, fruit d'un travail associant son nouveau directeur à Bruno Chevillon, ne doit absolument rien au hasard ; elle est l’aboutissement d’une réflexion sur l’équilibre à trouver « en termes d’esthétique, mais aussi d’expérience et de génération » (32 ans séparent le membre le plus jeune du plus âgé). Onze musiciens sont ainsi unis pour le meilleur et pourraient bien marquer notre époque de leur empreinte. Savourons donc le plaisir qui nous est offert de vivre cet événement à leurs côtés !

Paris Europa se décline en six parties aux durées très variables (moins de quatre minutes pour « Paris VI » jusqu'à plus de quarante-quatre pour « Paris II », longue suite elle-même organisée en dix mouvements) et projette une myriade d'images qui accordent peu de place au repos. Scènes de nuit, scènes de jour, mouvements de foule, déplacements, trains de banlieue, dialogues ou monologues, courses poursuites, stridences urbaines, danses hypnotiques... une frénésie de ville, quoi ! Pas un seul instant la tension ne retombe tout au long de cette visite guidée ; on se dit qu'Olivier Benoit et son orchestre ont voulu abattre d'emblée le maximum de cartes sur la table afin de présenter dans ce premier panorama le champ de leurs possibles. Aux tutti où l'ONJ fait montre de sa force collective et impose de magnifiques textures sonores mêlant les instruments à vent aux cordes du piano et du violon, vont succéder des échanges où les instruments s'agrègent en combinaisons variables animées de mouvements cycliques, se répondent en motifs sériels dessinés par des déphasages rythmiques hérités du travail de Steve Reich ; guitare et claviers endossent le costume de designers sonores avides de perturbations atmosphériques et de fractures électriques ; la pulsion imprimée par le duo formé de la contrebasse (ou la basse) et de la batterie parle un jazz dont l'accent est aussi celui du rock, avant qu'un impromptu aux couleurs chambristes ou bruitistes ne lui reprenne la parole pour imposer son échappée improvisée. Cette profusion de sources d'inspiration et d'héritages assumés, qui pourrait n'être qu'un maelstrom indigeste en des mains moins expertes, devient luxuriance et suscite une adhésion sans réserve, par sa capacité d'assimilation et de (re)création. L'ONJ invente sa musique, il nous accorde le privilège d’assister à la naissance d’un processus artistique. Les solistes, quant à eux, sont habités par une frénésie de mouvement qui pourrait être celle des commuters, leurs chorus prennent tour à tour la forme de ballades rêveuses ou de noueuses improvisations, quand ils n’expriment pas un cri.

Disque d'interaction permanente à la mise en scène savante, Paris Europa est un manifeste libertaire, une déclaration d'imagination collective qui souligne avec acuité les talents de chacun des membres de l'ONJ. Aux côtés d'Olivier Benoit, il faut les citer tous (ici dans l'ordre alphabétique, le seul qui ne soit pas injuste) : Sophie Agnel (piano), Paul Brousseau (Fender Rhodes, synthétiseur basse, effets), Théo Ceccaldi (violon, alto), Bruno Chevillon (contrebasse, basse électrique), Jean Dousteyssier (clarinettes), Eric Echampard (batterie), Fidel Fourneyron (trombone, tuba), Alexandra Grimal (saxophones ténor et soprano), Fabrice Martinez (trompette, bugle), Hugues Mayot (saxophone alto).

Le choix des mots n'est jamais simple : sommes-nous là en présence d'un chef d'œuvre ? Le temps parlera, mais après tout, ne suffit-il pas de dire que la manière avec laquelle Olivier Benoit, entouré d’une équipe soudée, est parvenu à synthétiser toutes les musiques qui l'habitent depuis des années, est admirable ? Au point de donner vie à un idiome dont on attend dès à présent les prochaines pulsations, celles qui résonneront des échos d'une autre capitale européenne, Berlin.

Une seule réserve, mineure car elle porte sur un aspect formel de l’objet disque : si le digipack est élégant, on est un peu désemparé face à la sécheresse de son contenu. Liste des titres et des musiciens, quelques informations pratiques et c’est tout. On aurait aimé des détails supplémentaires, que cette histoire nous soit racontée dans son déroulement, juste pour le plaisir d’en apprendre encore un peu plus.

Mais c’est bien peu par rapport à tout le reste... Alors, Paris Europa, un disque électrisant ? Un temps fort de l’histoire du jazz contemporain ? Pour le coup, ça ne fait aucun doute.

 

* Dont le nouveau disque intitulé 12 - enregistré cette fois sous la férule du bassiste Christophe Hache – est de toute beauté et sera prochainement évoqué ici.

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