Patience
Il est parfois des disques qui semblent tombés du ciel… La veille, on ignore encore jusqu'à leur existence et puis, un beau matin, votre boîte aux lettres – ou plutôt l’orifice dans la porte d’entrée qui fait office de boîte aux lettres, au grand dam du facteur qui fulmine régulièrement contre son exigüité et qui vous le fait savoir en glissant un avis de passage notifiant l’échec de sa livraison et sa volonté stupide de réitérer dès le lendemain à la même heure, c’est-à-dire une fois de plus en votre absence, second ratage qui vous conduira au bout du troisième jour au bureau de Poste le plus proche – résonne de la chute d’un paquet inattendu sur le tapis rectangulaire destiné à adoucir la brutalité d’une atterrissage non désiré. Plouf ! Une enveloppe matelassée attend désormais qu’on veuille bien rompre la solitude dans laquelle elle a tout juste eu le temps de se morfondre depuis son échouage. Scritch ! Scratch ! Scrontch !* A quoi il faudrait aussi ajouter un « Aïe ! » douloureux, assorti de quelques grossièretés que ma retenue naturelle m’interdit de reproduire ici, soit autant d’expressions spontanées consécutives à la vilaine et douloureuse coupure que cette saloperie de papier a mesquinement provoqué sur mon doigt fragilisé par une petite onzaine de milliers de comprimés d’anticoagulant absorbés à doses quotidiennes durant plus de 30 ans.
Ah, c’est un CD ! Allez savoir pourquoi, malgré plus de quatre décennies pendant lesquelles la musique a occupé une place centrale dans votre vie et anéanti toute la vitalité calculée de votre argent de poche, la prise en main d’un disque – je parle ici de l’objet, avec sa pochette, son livret, ses pages à tourner, ses notes à lire – libère toujours la même dose bienfaisante de joie qui semble ne manifester à ce jour aucun signe de faiblesse.
Le disque du contrebassiste Stéphane Kérecki et du pianiste John Taylor s’appelle Patience. Ce titre court traduit parfaitement la sérénité qui émane d’un duo nocturne et intime. Deux musiciens sont face à nous – la prise de son au plus près des instruments exacerbe une proximité recherchée – et dialoguent en toute élégance. L’histoire veut que ces deux artistes, qui se sont découverts à l’occasion de cet enregistrement, n’aient éprouvé aucune difficulté à nouer une conversation d’une grande fluidité, dont chaque note exprime à la fois un profond respect de l’autre et une écoute attentive. Cette musique nous entoure, elle est hors du temps, détachée des modes et de toute volonté ostentatoire de séduction.
Disons-le simplement : Patience est un beau disque, à écouter autant de fois que nécessaire. A sa manière, il est aussi un vrai manifeste, un discret étendard brandi contre les vulgarités ambiantes. Et que les choses soient bien claires entre nous : Kerecki & Taylor est bien le nom d'un duo habité et séduisant, pas d'une ligne de vêtements. Je ne voudrais pas que nos élites soient une fois de plus les victimes d'une stupide confusion... Ce qui ne doit pas leur interdire de prêter une oreille à ce disque qui pourrait leur apporter le complément cérébral qui leur fait souvent défaut...
* Onomatopée laborieuse visant à retranscrire le bruit émis par un quinquagénaire index arthritique déchirant fiévreusement l’enveloppe dissimulant la précieuse galette elle-même nichée dans un sobre digipack scellé sous cellophane.
Commentaires
Une candide patience?
Bien joué, dame Gisèle !
cette musique vaut bien ...une coupure à l'index...
Tu as raison Françoise ! On en saigne de plaisir à l'idée que ces deux artistes nous enseignent le leur !