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Tombé en Cinq Hops

Cinq_Hops.jpgCe texte aurait pu trouver sa place dans ma page (G)Oldies. Car voilà en effet un disque enregistré en 1978 que tout amoureux des musiques du XXe siècle se doit de posséder, tant il est l’expression très aboutie d’un art de la fusion des styles, en outre d’une grande élégance. A l’époque, les « spécialistes » avaient souligné toutes ses qualités, mais allez savoir pourquoi ils furent les seuls à le faire... Cet album méritait une reconnaissance bien plus large et je me dis qu’il est encore temps de lui accorder la place qui lui revient. Surtout qu’il a fait l’objet en 2005 d’une réédition sur le label Orkhêstra. On aurait certes aimé un contenant à la hauteur du contenu – le triste boîtier cristal et les notes de pochettes minimalistes sont un peu frustrants – mais réjouissons-nous avant tout de la possibilité de se le procurer aujourd’hui encore sans trop de difficultés. Il suffit de se rendre sur le site du label : ne cherchez pas, c’est  ! 

Ah, mais suis-je bête ! Je ne vous ai pas dit l’essentiel... J’évoque ici un des rares disques enregistrés en tant que leader par le batteur Jacques Thollot, dont le titre est à lui-seul le reflet de sa vivacité et de son pouvoir d’imagination : Cinq Hops.

Pour commencer, je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous une courte séquence vidéo enregistrée le 7 novembre 1959, où l’on peut faire la connaissance d’un très jeune musicien, qui pratique la batterie depuis un an environ du haut de ses 13 printemps. On le retrouve dans la cave du Club Saint Germain qu’il fréquente déjà assidûment ; en fort bonne compagnie, celui qui n’est encore qu’un enfant dont le visage impassible exprime avec beaucoup de force à la fois une certaine timidité et le mystère des mondes intérieurs qui l’habitent déjà, interprète « Night In Tunisia » de Dizzy Gillespie. A ses côtés, on reconnaît Georges Arvanitas au piano, Robert Garcia au saxophone ténor, Bernard Vitet à la trompette et Luigi Trussardi à la contrebasse. Sans oublier Sim Copans dans le rôle de l’intervieweur, qui se délecte, je le cite, d’un « festival de jazz moderne ». Une autre époque...

 

Jacques Thollot, donc. Un musicien pas comme les autres, batteur autodidacte, dessinateur de paysages sonores contrastés toujours baignés de lumière dont la « carrière » (oh le vilain mot !) a commencé très tôt comme on a pu s’en rendre compte. Jugez vous-mêmes : ce gamin impassible (au moins en apparence) était devenu à 13 ans le remplaçant de Kenny Clarke au Blue Note, un autre club de jazz parisien. Rien que ça... Thollot est un musicien - bien trop rare - de la liberté dont on associe la personnalité singulière au free jazz et qui a voyagé en Afrique et travaillé aux côtés d’Eric Dolphy, Don Cherry, Barney Wilen, René Thomas, Joachim Kühn, Sam Rivers, Don Cherry ou Jac Berrocal. Vous commencez à entrevoir le pédigrée ? Ses disques, comme lui, sont rares et empreints d’une originalité profonde (vous pouvez presque les compter sur les doigts d’une main) et c’est en 1971 qu’il frappera un premier grand coup avec Quand le son devient trop aigu, jeter la girafe à la mer. Rien que le titre de ce disque, aujourd’hui introuvable, donne une première idée de la singularité génétique qui le traverse, par sa façon de transcender les genres, de décloisonner et de ne se refuser aucune connexion stylistique. C’est un objet sonore inclassable et rarissime, nourri de jazz, de musique contemporaine, ancré aussi dans le mouvement du rock progressif qui était alors en pleine ascension, fabriqué quand le besoin s’en faisait sentir à l’aide de bruitages et de « bidouillages » électroniques comme on les aime. Thollot, c’est un peu notre Robert Wyatt à nous, un inventeur lunaire, un peintre fulgurant, un artiste total.

Cinq Hops, quatrième album de Jacques Thollot, sera publié quelques années plus tard. Et là encore, on reste ébahi devant l’audace et l’évidence du brassage compulsif que le batteur – j’en ai presque oublié de dire qu’il était un magnifique instrumentiste, mais vous l’aviez compris – réussit à mettre en œuvre par sa capacité à faire se côtoyer aussi bien le jazz dans son expression la plus classique, celui qui suinte de sa pulsion nourricière, que des influences remontant au début du XXe siècle (Poulenc ou Debussy par exemple), des instantanés bruitistes ou des climats plus communément catalogués sous l’appellation jazz rock. Ainsi, on pense parfois à Weather Report pour la richesse des couleurs, on pense aussi au Magma de la grande époque par certains de ses élans, vocaux notamment. Inutile de chercher à définir cette musique, vous n’y parviendrez pas : ainsi va Jacques Thollot, que je n’hésite pas à qualifier de génie, batteur atypique auréolé d’un halo un tantinet mystérieux qui lui colle aux baguettes depuis des décennies. Ses Cinq Hops ont quelque chose à voir avec la beauté dans ce qu’elle a de plus intemporel, mais aussi de contemplatif et d'imprévisible. Thollot, finalement, est un artiste humble, qui choisit de s’effacer devant le spectacle qu’il met en scène. Artiste total certes, mais serviteur irréprochable.

Disque court (à peine plus de 38 minutes), Cinq Hops se compose de cinq pièces de durée moyenne (entre 4 et 8 minutes) entrecoupées de séquences beaucoup plus fugitives, qui donnent l’illusion d’apparaître pour s’enfuir aussi vite qu’elles sont venues vers vous. Pour les servir au mieux, Jacques Thollot est allé chercher une poignée de musiciens eux-mêmes très concernés dans l’idée selon laquelle la musique est une aventure : la chanteuse soprano américaine Elise Ross, François Jeanneau (saxophones, flûtes), Michel Graillier (claviers, piano), François Couturier (claviers), Jean-Paul Céléa (contrebasse) et Chris Howard (flûte). C’est aussi un disque dont les compositions portent des titres qui, parfois, nous laissent penser que leur auteur est à sa façon un cousin d’un autre chahuteur des mots, Erik Satie...

Un album pour l’île déserte ? Ça y ressemble fort...

Il faudra attendre de longues années – une quinzaine - avant qu’un autre disque voie le jour, avec de nouveaux compagnons de route. Winter’s Tale d’abord en 1993 (une sublime échappée aux côtés du pianiste Tony Hymas et du contrebassiste Jean-François Jenny-Clark), puis Tenga Nina trois ans plus tard. Ce dernier a fait l’objet d’une chronique signée de mon camarade Franpi, dont je vous recommande la lecture. Plus près de nous, en 2011, Jacques Thollot est revenu, Citizen Jazz en a parlé... Tout récemment, il se produisait sur scène dans le cadre du Jazz à Part Festival de Rouen qui lui donnait carte blanche. L’occasion pour lui de retrouver deux complices déjà présents sur Cinq Hops : François Jeanneau et Jean-Paul Céléa.

Comme si cette belle histoire ne pouvait avoir de fin. En attendant son prochain épisode dont l’écriture est sans nul doute en cours, je vous laisse avec « Cinq Hops », cette composition haletante qui a donné son titre à un disque vers lequel on revient souvent...

Un petit point discographique 

  • Quand le son devient aigu jeter la girafe à la mer (1971)
  • Watch Devil Go (1975)
  • Résurgence (1977)
  • Cinq Hops (1978)
  • A Winter 's Tale (1993 - Trio avec Tony Hymas et Jean-François Jenny-Clark)
  • Les films de ma ville (1995 – un titre, « L'Atalante », en trio avec Tony Hymas et Claude Tchamitchian)
  • Tenga Niña (1996)
  • Configuration (1996 - Sam Rivers avec Tony Hymas, Noël Akchoté, Paul Rogers et Jacques Thollot)

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