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Entendu

  • Dead Jazz Plays the Music of the Grateful Dead

    001 - Dead Jazz Plays the Music of the Grateful Dead.jpgL’idée trottait dans la tête de Lionel Belmondo depuis une quinzaine d’années. Lui, le musicien passeur, capable d’unir dans un même idiome des univers d’esthétiques très différentes – tels ceux de Lili Boulanger, Claude Debussy, John Coltrane ou Milton Nascimento – était habité du désir de célébrer la musique d’un groupe californien désormais mythique : The Grateful Dead. En écho au souvenir de tant d’excès psychotropes, des images kaléidoscopiques surgissent, réactivant la mémoire de concerts marathons où l’improvisation avait droit de cité dans un langage mêlant rock, folk, blues, country ou bluegrass. Les mélodies de Jerry Garcia sur les textes à forte teneur poétique de Robert Hunter ont porté pendant trente ans un groupe dont l’existence cessera au moment de la mort de son leader en 1995. Fort judicieusement, le répertoire ici sélectionné fait appel aux dix années les plus créatives de l’aventure et c’est un groupe très motivé qui célèbre avec beaucoup d’à-propos, conservant toutes les trames mélodiques en les parant de couleurs actuelles. Dead Jazz Plays the Music of the Grateful Dead est bien plus qu’un hommage : c’est une déclaration d’amour, dont le sommet est « Blues For Allah » qui épaissit encore le mystère de la version originale.

    Musiciens

    • Lionel Belmondo : saxophones ténor et soprano, flûte alto, flûte bansouri, flûte harmonique ;
    • Stéphane Belmondo : trompette, bugle ;
    • Éric Legnini : piano Fender Rhodes, électronique, Nova Bass Station ;
    • Laurent Fickelson : orgue Farfisa, piano Fender Rhodes, électronique ;
    • Thomas Bramerie : contrebasse ;
    • Dré Pallemaerts : batterie, tambourin.

    Date de parution : 6 octobre 2023 (Jazz&People / B Flat)

  • Richard Gilly, une présence

    Richard_Gilly.jpgIl est des artistes qu’on garde près de soi, parce qu’on sait bien que, le jour venu, leur musique et leurs chansons seront autant de raisons de croire qu’il existe peut-être une issue à la violence de nos vies qui s’autoproclament civilisées. En ces jours assombris par une incertitude croissante et son angoisse corollaire, l’expression d’une humanité à fleur de peau n’est jamais à prendre à la légère. Cette mise à nu semble au contraire une nécessité. Richard Gilly fait partie de ce que j’aime nommer les « compagnons de vie ». Avec quelques autres, il nous laisse en effet le sentiment d’avoir toujours été présent à nos côtés. Lui le musicien chanteur arpentant son drôle de chemin, ce ménestrel diaphane dont la sensibilité s’est révélée il y a plus de cinquante ans maintenant, portée par un bouquet d’harmonies vocales exposées en pleine lumière et des guitares résonnant des échos cristallins de la côte Californienne. Ce jeune homme venu d’ailleurs confessait alors n’être pas un « grand fermier », mais il n’en était pas moins « un arboriste méticuleux de l’amour et des confidences faites au creux de l’oreille, dans la découverte du corps de l’être aimé ». Une culture de l’intime dont la délicatesse en disait long sur la pudeur d’un homme et son acceptation d’une fragilité à des années-lumière des codes de la virilité triomphante. Et que dire de sa récidive, quatre ans plus tard, lorsque ses Froides saisons vinrent planter un décor tout aussi lumineux et singulier, peuplé de rêves, d’amour, de solitude et de destins tragiques ? Richard Gilly était là, une fois encore, différent, un peu hors du temps, porteur d’une énigme intérieure qu’on n’avait pas forcément envie de résoudre, mais qui parlait si bien au cœur des âmes sensibles. L’histoire s’écrivait doucement, en toute discrétion, à son propre rythme, loin des urgences contemporaines et de l’immédiateté de nos communications désincarnées. Avec de temps à autre le sentiment que son personnage ne reviendrait plus jamais nous parler…

    Nous voici donc aujourd’hui. Un demi-siècle de présence plus ou moins lointaine – chacun d’entre nous suit une route différente, les trajectoires s’éloignent puis se rapprochent – pour une moisson discographique somme toute parcimonieuse, après les deux albums fondateurs cités plus haut. Ce furent : Portrait de famille (1977), Râleur (1984), Rêves d’éléphant (1993), Des années d’ordinaire (2002), Les contes de la piscine après la pluie (2015) et, tout récemment, Mémoire vive (2022). Les dates de parution illustrent assez clairement l’élasticité temporelle qui caractérise le parcours de Richard Gilly. Et disons-le nettement : les deux derniers disques, qui semblent surgis de nulle part après un bien long silence (treize ans, tout de même, entre Des années d’ordinaire et Les contes de la piscine après la pluie…), ont grandement récompensé notre patience. Car il est vrai qu’on finissait par s’interroger… Que faisait-il donc depuis tout ce temps ? Où était-il ? Si nous étions certains de l’avoir conservé à portée d’oreille, remontant régulièrement à bord du train aux wagons bleus à la recherche d’un appelé et pas seulement en direction de Montargis, savait-il, lui, que nous étions là à attendre de ses nouvelles ? Notre ami ne nous avait pas laissé tomber, il fallait juste lui accorder le temps nécessaire au modelage souhaité et accepter une attente légitime. Après tout, au nom de quelle logique exigerions-nous de sa part une « production » calibrée par les exigences d’un quelconque marché de la musique dont il s’est écarté depuis belle lurette ? C’est que Richard Gilly, loin d’avoir enfoui tous les élans du cœur et toutes les révoltes qui l’habitent, travaillait à sculpter ses chansons, à en épurer les contours, se payant le luxe d’être au meilleur quand tant d’autres s’épuisent en redites vieillissantes. Ce minimalisme formel et cette écriture éradiquant au scalpel le moindre superflu, déjà à l’œuvre en 2015 dans sa collaboration avec le guitariste Freddy Koella, parviennent avec Mémoire vive à ce qu’il est convenu d’appeler un accomplissement, grâce au travail entrepris ici en étroite collaboration avec Hervé Le Duc, autre fidèle compagnon de route, qui en a assuré les arrangements et la réalisation. Une guitare, un clavier, un frisson de cordes ou quelques percussions de velours, le minimum vital en quelque sorte. Voilà pour l’écrin. Et puis cette voix qui chante et parle tout autant, retenue par ce qu’on devine être la pudeur d’un homme conscient. Les constantes de l’univers Gilly sont bien présentes et c’est un manifeste pour la Vie, un cri vibrant sans élever la voix, qui décoche ses flèches. Et comme toujours chez lui, l’amour est une source qui vous donne la force de regarder en toute lucidité un monde de brutalités et d’injustices multiples derrière lesquelles se cachent bien des beautés restant à contempler et des solidarités à mobiliser. Le combat est sans doute inégal, mais c’est peut-être le seul qui vaille encore la peine d’être engagé.

    Richard Gilly n’a jamais rien voulu dire d’autre, me semble-t-il. Il continue de le faire, avec l’élégance qui le caractérise. Sur la pointe des pieds, mais d’un pas assuré. Le temps parle pour lui, pendant que lui nous parle du temps.

    Mémoire vive est disponible sur Bandcamp.

    Les albums de Richard Gilly

    • 1971 : Je ne suis pas un grand fermier
    • 1975 : Les froides saisons
    • 1977 : Portrait de famille
    • 1984 : Râleur
    • 1993 : Rêves d'éléphant
    • 2002 : Des années d'ordinaire
    • 2015 : Les contes de la piscine après la pluie
    •  2022 : Mémoire vive
  • John Remembered

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    John McLaughlin vient de souffler les 80 bougies de son gâteau d'anniversaire. Que de souvenirs en musique avec ce grand monsieur ! Mon premier choc fut une rencontre télévisée avec son Mahavishnu Orchestra en 1973 et l'album Birds of Fire. L’année suivante, le groupe changeait de formule et revenait avec Apocalypse et le London Symphony Orchestra. Ce disque reçut un accueil mitigé au moment de sa sortie. Et pourtant... Souvenir également d’une brève rencontre avec le guitariste dans les rues de Vittel, au début des années 90. Un homme charmant, un sourire désarmant. Happy birthday Mr. John !

    J'ai retrouvé dans mes archives un texte écrit au mois de mars 2009, c'est une bonne façon selon moi de rendre une fois encore hommage à ce musicien au parcours exceptionnel. Vous pouvez le lire ci-dessous.


    John Remembered. Je me suis plongé voici quelque temps, c'était au cours de l'automne dernier, dans la discographie très fournie d’un grand monsieur : John McLaughlin, dont la carte de visite, qui s'apparenterait plutôt à un who's who de la musique jouée depuis plus de quarante ans de par le monde, parle d’elle-même. Connu d’abord pour sa participation à l’aventure de Miles Davis - en particulier sur ces albums majeurs que sont In a Silent Way et Bitches Bew à la fin des années 60, mais aussi, peu de temps auparavant, à celle du Lifetime du batteur Tony Williams, ce guitariste virtuose a mis sur pieds une formation aujourd’hui presque mythique (en fait, ce qualificatif est idiot, je m'en rends compte, je veux dire par là que ce groupe, en particulier sa première mouture, celles des années 1970 à 1973, continue de me fasciner et que le quintette que McLaughlin avait formé avec Jan Hammer aux claviers, Jerry Goodman au violon, Rick Laird à la basse et Billy Cobham à la batterie semble toujours autant illuminé par la grâce), le Mahavishnu Orchestra, dont l’irradiation maximale (et la nôtre surtout) s’est produite entre les années 1971 et 1976, avant que son fondateur ne choisisse de s'éloigner d'un gourou un peu envahissant pour se tourner vers d'autres horizons, tout aussi propices à la méditation. Sa grande période créative suivante fut celle de l’ouverture vers la musique indienne : la naissance de Shakti au cours de la seconde moitié des années 70 en est un témoignage vibrant, revivifié bien plus tard sous le nom de Remember Shakti. Une expérience unique que je vous invite très vivement à découvrir. Apprenez à plonger dans ces heures de musique qui semblent jouées en un continuum féerique, dans un étirement rythmique et hypnotique qui en dit long sur les trésors de vie intérieure qui l'habitent, pour mieux nous les offrir, aux antipodes de nos habitudes occidentales qui, elles, semblent courir après un temps frappé au sceau de l'urgence. Avec Shakti, la musique s'installe, elle s'expose en circonvolutions magiques et la confrontation de John McLaughlin avec ses pairs indiens est la source de moments de grâce, où l'âme semble guider les doigts des musiciens. Il faudrait aussi parler de ce guitar trio parfois houleux mais extrêmement lumineux – une virtuosité à six mains qui fut l'objet de pas mal de critiques pas vraiment justifiées et qui nous laissa un disque splendide : Friday Night In San Francisco – avec Al Di Meola et Paco De Lucia, sans oublier l’hommage à John Coltrane que John McLaughlin rendit en 1973 en compagnie d'un Carlos Santana (Love Devotion Surrender) qui venait de publier ce qui reste peut-être son meilleur disque, Caravanserai, puis beaucoup plus tard en 1995 avec After the Rain, ni la belle collection d’albums en compagnie des plus grands (Trilok Gurtu, Elvin Jones, Dennis Chambers, Joey De Francesco...). Âgé aujourd’hui de 67 ans, John McLaughlin le Capricorne (voilà ce qui nous relie, en fait, lui et moi) est toujours sur la brèche : en témoigne 4th Dimension, sa formation actuelle où officie Hadrien Féraud, un jeune bassiste français qui fêtera cette année ses 25 ans et Floating Point, le dernier disque du groupe. Homme d’une élégance toute britannique, John McLaughlin m’a en outre fait un jour un très beau cadeau. Remontons un peu le cours du temps et arrêtons le calendrier des souvenirs au lundi 6 juillet 1992… Nous sommes dans les Vosges, plus précisément en la jolie petite ville de Vittel qui organisait en ces temps reculés, chaque été, un festival de guitare (aujourd’hui disparu, faute d’argent, de public et de soutien des collectivités locales... ce qui, à l'heure de la récession mondiale que nous connaissons, paraît nous renvoyer à une époque proche de l'Antiquité, il n'est que de voir les municipalités qui se pressent aujourd'hui pour fermer les robinets de toute dépense risquant de se voir apposer le label culturel, débarrassons-nous vite de tous ces saltimbanques si nous ne voulons pas creuser la dette, creuser la dette, creuser la dette... mais au fait, l'abime ne se trouverait-il pas au tréfonds du cerveau de certains de nos élus ?) où se côtoyaient quelques têtes d’affiches internationales et d’autres, moins en tête et plus locales. On y a vu Carlos Santana, Larry Corryel, Mike Stern… et beaucoup d’autres au rang desquels John McLaughlin et son trio de l’époque (Trilok Gurtu aux percussions, Dominique Di Piazza à la basse). En cette fin d’après-midi, j'arpentais les deux ou trois rues qui forment le centre de la ville (allez vous y promener un jour et promettez-moi de vous livrer à un exercice très instructif : comptez le nombre de salons de coiffure... vous serez étonnés) et c’est en m'approchant du Palais des Congrès, lieu du Festival, que j’aperçus une silhouette qui m’était très familière : Mister John McLaughlin himself, tout juste sorti de l’exercice obligé de la balance des instruments. Ni une ni deux, je pris mon courage à deux mains – parce que je suis un faux extraverti et un vrai timide – et entrepris de l’aborder pour lui dire, en toute simplicité, combien sa musique avait été importante pour moi. Je me mis à lui parler avec une fièvre enfantine de ce Mahavishnu Orchestra en compagnie duquel j’avais passé beaucoup d’heures de musique. Ah, ce beau groupe sur lequel John McLaughlin régnait, tout habillé de blanc et qui jouait un drôle de rock mâtiné de jazz, urgent, virtuose, cérébral, voire mystique. On lui reprochait de jouer trop vite, de manquer d'âme, de vouloir gagner chaque année la course des 24 Heures du Manche (en particulier dans un magazine spécialisé aujourd'hui dirigé par le comique de service d'une émission de télé-crochet où défilent des créatures très souvent pathétiques, preuve que la roue tourne impitoyablement pour tout le monde, y compris pour ceux qui tentaient de nous faire croire à l'époque qu'ils étaient des êtres révoltés et combatifs). Balivernes, balivernes, on ne critique pas le Mahavishnu par ici : ce groupe brûlait sur scène comme sur disque, on retenait son souffle en écoutant sa musique. Tiens, j’ai même un souvenir très précis : le samedi 6 octobre 1973 (allez savoir pourquoi j’ai retenu cette date, peut-être parce que le même jour, un héros du sport français, le jeune automobiliste François Cevert, venait de se tuer pendant les essais d’un grand prix de Formule 1 de Watkins Glen à l’âge de 29 ans), la télévision (qui comptait trois chaînes exclusivement de service public – certes un peu contrôlées façon Voix de la France – à cette époque, ne l’oublions pas en notre ère de prolifération hertzienne, en voie de mise au pas toutefois) diffusait comme chaque semaine, pendant l’après-midi, un concert de rock dans le cadre d’une émission dont j’ai oublié le nom (Pop 2, peut-être. Oui, c'est ça : même que le présentateur commençait toujours par : « Salut, c'est Pop 2 ! ». Ce jour-là, j’ai fait connaissance avec le Mahavishnu Orchestra : autour de John McLaughlin, armé d'une somptueuse guitare à double manche et tout de blanc vêtu, officiaient des musiciens dont je ne tardai pas à apprendre qu’ils étaient eux-mêmes de grands messieurs de la musique. Ils avaient pour nom, je le rappelle au risque de me répéter parce que tel est mon plaisir, Jan Hammer, Billy Cobham, Rick Laird et Jerry Goodman : jazz électrique, musique complexe, d’une intensité stupéfiante. Je découvrais ainsi un nouvel univers, moi qui venais de gravir la paisible montagne du Grateful Dead (grâce au concours très particulier de mon gentil Arbre à Disques) et qui m’initiais depuis quelques mois à ce mouvement qu’on appelle le rock progressif (Pink Floyd, Yes, King Crimson, Genesis) ou à la musique dite de l’École de Canterbury (Soft Machine, Matching Mole, Caravan, Hatfield & The North, ...). Une heure de concert à tomber de joie, suivie d’une virée en ville, à grands pas comme d'habitude, pour dénicher l’album chez mon disquaire favori. Patatras ! Rien dans les bacs ! Birds of Fire ? Connais pas mon bon monsieur… Impatience et rage, il me le fallait... Surtout que pour une fois, j'avais mis de côté assez de sous pour me payer un disque (eh oui, les jeunes : je parle d'un temps où l'on achetait les disques, étonnant, non ?)… ce qui fut fait quelques jours plus tard (le 19, restons précis, je ne me rappelle plus l'heure exacte ni le temps qu'il faisait, vous m'en voyez désolé), à mon grand soulagement… Il est vrai qu’à cette époque, dans une petite ville de la Meuse, si jolie soit-elle et traversée par un fleuve, il fallait beaucoup plus qu’un clic (légal bien sûr) pour se procurer certains trésors… On attendait, parce qu’on ne pouvait pas faire autrement, on questionnait son commerçant, on lui montrait un article paru dans Best ou Rock’n’Folk, parfois notre vendeuse favorite notait la référence sur son cahier et nous promettait d’en parler au représentant lors de sa prochaine visite. Aujourd’hui… clic, clic et clic… et deux jours plus tard, l’objet est glissé dans votre boîte aux lettres (enfin, ça dépend du facteur tout de même : y a les méthodiques qui passent le carton sans dégât, d'autres qui massacrent un peu l'emballage en prenant un air dégagé, d'autres enfin qui renoncent et vous laissent un petit mot vous expliquant qu'ils reviendront demain, toujours en votre absence puisqu'à la même heure. Charge à vous d'aller, le surlendemain, récupérer votre bien au bureau de Poste le plus proche. Conclusion : le disque est resté plus longtemps dans les entrepôts de La Poste qu'il n'a mis de temps à voyager, nous vivons une époque moderne). Tant qu’il y aura des objets, bien sûr…

    Nostalgique, moi ? Tu parles… Bon, j’en étais où… Ah oui, ma rencontre avec John McLaughlin, ces petites choses que j’avais envie de lui dire, ma seule façon de le remercier, de lui expliquer combien sa musique avait pu m’aider et continuait d’être présente dans mon quotidien. « Je voulais vous dire que Mahavishnu, c’est un groupe que j’ai écouté pendant tout le reste de mon adolescence, j’ai même révisé mon baccalauréat en écoutant Visions of the Emerald Beyond en 1975, ce disque avec Jean-Luc Ponty au violon qui engage des duels somptueux avec vous avant que les chœurs ne chantent « Let me fulfill life ! ». Je voulais vous dire merci, tout simplement, pour tout ce que vous avez fait ». Tout sourire, d’une simplicité désarmante et dans un français impeccable, John McLaughlin eut alors cette réplique que je n’ai pas oublié : « Mais vous avez toujours l’air d’un adolescent ! ». Venant de lui, svelte et d'allure juvénile, j’ai cru deviner qu’il s’agissait d’une gentillesse, j’avais 34 ans à l’époque. C'est bizarre de me dire ça, encore un peu et j'aurais eu l'âge d'être mon propre fils... C'est idiot ce que je dis ? Oui ? Tant pis... Alors j’ai savouré mon plaisir et quelques heures plus tard, pendant le concert de son trio, je n’ai pas pu éviter de repenser à ces quelques mots, avec beaucoup d'émotion. Une légende vivante m’avait adressé la parole sans être entouré de dix gardes du corps, il n’avait même pas paru incommodé par mon intrusion…

    Dès le lendemain, gagné par la même urgence qu’en ce soir du 6 octobre 1973 où je m’étais mis en quête de Birds of Fire, je filai chez mon disquaire pour me procurer Qué Alegria, deuxième disque que le trio venait d’enregistrer. Sans imaginer forcément que de longues années plus tard, je l’aurais toujours en mains, avec le même plaisir et que je penserais à ces instants comme s’ils s’étaient déroulés quelques jours plus tôt.

    Time Remembered... Le temps ne compte pas, de toutes façons, et les souvenirs sont souvent nos meilleurs amis.

  • This is Ground Countrol to Major Zeuhl

    magmaÀ l’initiative de leur bienveillant admirateur Christophe Chassol, les musiciens de Magma étaient les invités d’Arte Concert, le temps d’une interprétation condensée de l’œuvre emblématique du groupe, « Mëkanïk Destruktïw Kommandöh ». C'était le 22 juin dernier. Un rendez-vous très attendu dans la mesure où la bande à Christian Vander avait connu un important remaniement à l’automne 2019 et ne s’était produite dans son nouveau line up qu’à l’occasion de quelques concerts, juste avant que la pandémie de Covid-19 ne mettre tout ce petit monde à l’arrêt. C’est vrai qu’on était curieux de savoir où en était le batteur, lui qui depuis ce changement ne cachait pas son plaisir en constatant que l’enfant kobaïen pouvait aussi swinguer.

    Je passe ici très rapidement sur les commentaires qu’on a déjà pu lire sur les réseaux sociaux, partagés entre propos admiratifs et critiques émanant de la part de ceux qui, fidèles à leurs habitudes de commentateurs, savent mieux que le groupe lui-même ce qu’il aurait convenu de jouer, et de quelle manière. La nostalgie n’est pas toujours bonne conseillère et même si la prestation de Magma n’était pas exempte de quelques imperfections – n’oublions pas cette très longue pause contrainte, il me semble indispensable de rappeler deux ou trois choses. Libre à vous de n’être point d’accord d’ailleurs.

    Magma a composé l’essentiel de son œuvre dans la première moitié des années 70, soit deux trilogies publiées dans un ordre sui generis et une composition qu’on peut considérer comme un grand final, « Zëss », dont l’ultime version a requis le concours d’un orchestre symphonique. On pourrait en ajouter quelques-unes, de moindre ampleur, mais il n’est pas anormal de penser que tout est là et que dans les années à venir, le groupe s’appuiera avant tout sur son grand répertoire lorsqu’il se produira en public. On peut rêver de cette « nouvelle musique » souvent évoquée par Christian Vander, mais les essentiels présentent un caractère inépuisable et sont la matière première dans laquelle chacun des musiciens plongera pour faire vivre au plus intense chacune des notes. À cet égard, le choix de « MDK » dans l’émission d’Arte semble assez logique dans la mesure où on peut considérer cette composition comme l’hymne de Magma. Il fallait bien choisir, de toutes façons.

    Venons-en à l’interprétation maintenant, critiquée par certains. Trop ceci, pas assez cela, y avait qu’à, il aurait fallu… Christian Vander a 73 ans, et même s’il paraît en bonne forme, faisons preuve de réalisme, jamais plus il ne déploiera un jeu apocalyptique comme il le fit aux grandes heures de Magma. Conscient de ses forces et de ses limites (physiques comme vocales), il fait le choix d’une interprétation beaucoup plus souple et surtout beaucoup plus aérienne, en phase avec sa condition, mais en conservant le même engagement. Jamais on ne pourra le suspecter de tricherie, car Christian Vander vit EN musique. Côté technique, pas d’inquiétude, on sait qu’il est et reste l’un des batteurs les plus impressionnants encore en activité, et ça ne date pas d’hier. Tout au plus cette évolution liée à l’âge confère-t-elle à son jeu une dimension moins surhumaine, mais toujours aussi exigeante et précise.

    Dans ces conditions, il est inutile de regretter le jeu tellurique de Philippe Bussonnet (qui aura été de l’aventure durant près de 25 ans et demeurera un des musiciens essentiels de la planète Kobaïa) à la basse pour mieux déplorer celui de Jimmy Top (fils de Jannick, bien sûr, autre compagnon de route majeur dans l’histoire du groupe). La souplesse de ce dernier, le caractère félin de son attaque des cordes sont sans doute les garants d’une association telle que Vander la désire lui-même. Redisons-le une fois, encore : Magma peut swinguer ! Et s’il s’agit de s’abreuver encore et encore à la surpuissance du Magma d’autrefois pour entrer en vibration, eh bien foin des lamentations nostalgiques et donneuses de leçons, tournons-nous vers la discographie live qui est abondante et documente parfaitement le caractère exceptionnel de ce long chemin : Magma Live (1975), les soirées Retrospëktïw à l'Olympia (1980), la trilogie Theusz Hamtaak pour la première fois réunie au Trianon (2000), les concerts Mythes et Légendes au Triton retraçant toute l’histoire (2005), la trilogie Ëmëhntëhtt-Ré jouée dans son intégralité au Triton (2014). De quoi se plaint-on ?

    Pour finir, j’aimerais rappeler que Magma laisse peu de place à l’improvisation. Le seul temps accordé à un chorus dans la version donnée pour Arte est celui d’une courte intervention de Christian Vander lui-même vocalisant sur le thème de « Spiritual », de son si cher John Coltrane, dont il mime d’ailleurs le saxophone soprano en chantant. Pour le reste, tout est affaire de précision et de mise en place rigoureuse qui permettront d’embarquer musiciens et public dans une sorte de transe joyeuse. On apprécie alors d’autant plus la nouvelle architecture des chœurs – toujours une performance ! – qui contribuent eux-aussi à instaurer ce climat aérien dont il était question un peu plus haut. Avec ses six voix (auxquelles on peut ajouter celle de Thierry Eliez qui prend une part significative au chant), Magma nous rappelle ce que Vander a toujours dit, à savoir que sa musique était au départ conçue pour être chantée autour d’un piano.

    À la fin de ce bref concert, on voit les musiciens s’embrasser, se serrer les uns contre les autres. Un vrai moment d’émotion, qu’on n’aurait peut-être pas imaginé il y a 40 ou 50 ans, à l’époque où un concert de Magma s’apparentait souvent à une cérémonie un peu menaçante. La roue a tourné, il n’y a pas lieu de le regretter. À chaque époque son climat. Celui du Magma 2021 semble plus apaisé : il ne contredit en rien les précédents, il offre tout simplement une autre direction.

    Il est tellement simple de s’en réjouir !

    Titres : Mëkanïk Destruktïw Kommandöh.

    Musiciens : Christian Vander (batterie, chant), Jimmy Top (basse), Rudy Blas (guitare), Simon Goubert (Fender Rhodes), Thierry Eliez (claviers, chant), Stella Vander (chant), Hervé Aknin (chant), Isabelle Feuillebois (chant), Laura Guaratto (chant), Sandrine Destefanis (chant), Sylvie Fisichella (chant).

  • Nothing But Love : The Music of Frank Lowe

    frank lowe, bernard santacruz, nothing but loveUn coup de maître ! Il est des hommages un brin compassés tandis que d’autres sont fervents, parce qu’on n’ose pas les qualifier d’heureux. En écoutant Nothing But Love, The Music of Frank Lowe, on ne peut qu’être emporté dans le tourbillon d’un jazz de l’exultation, qui franchit avec allégresse les portes du free, celui qui célèbre aujourd’hui un musicien disparu en 2003 à l’âge de 60 ans. On résumera à grands traits la carrière de Frank Lowe en rappelant que ce saxophoniste ténor natif de Memphis, qui s’était établi à New York en 1966, influencé par Ornette Coleman et John Coltrane, avait collaboré avec Sun Ra ainsi qu’au World Galaxy d’Alice Coltrane en 1971, sans oublier sa participation à la Relativity Suite de  Don Cherry en 1973. Avant d’entamer une carrière en son nom où se croiseront quelques figures marquantes de l’histoire du free jazz, telles que le batteur Rashied Ali (dernier compagnon de route de John Coltrane), le contrebassiste William Parker ou encore le violoncelliste Abdul Wadud. Et beaucoup d’autres…

    Difficile toutefois de cerner en quelques lignes la personnalité d’un tel musicien qu’on qualifiera volontiers de libertaire, mais une chance nous est donnée de le connaître un peu mieux grâce à Bernard Santacruz, contrebassiste qui eut le privilège de le rencontrer en janvier 1993 et de travailler à ses côtés quasiment jusqu’à sa mort, avec un ultime concert en mai 2001 à l’occasion du festival Musique Action de Vandœuvre-lès-Nancy. En témoignent par ailleurs différents enregistrements comme : Latitude 44 (1994), After The Demon’s Leaving (1996) ou Short Tales (1999).

    Nous sommes en 2019. Bernard Santacruz est à New York et retrouve deux musiciens avec lesquels il avait joué aux côtés de Frank Lowe : le batteur (et trompettiste) Anders Griffen et le pianiste Christopher Parker. Ils décident alors d’enregistrer au Park West Studio de Brooklyn.  À cette occasion, le contrebassiste fait la connaissance de deux autres musiciens qui se joignent à eux : le saxophoniste Chad Fowler et la chanteuse Kelley Hurt.

    Coup de cœur, donc, pour ce qui, bien plus qu’un hommage, se révèle une fête tant la vibration qui émane de cette session est puissante, portée par un souffle de vie communicatif. Sept thèmes enlevés, joyeux, signés par le saxophoniste (dont une double version de « In Trane’s Name » avec pour la seconde Bobby Lavell au saxophone ténor) et empruntés à différents albums qui embrassent toute sa carrière, en commençant par l’inaugural Beings en 1973. Cette musique en couleurs vives est un chant, porté par un quintet habité par la joie de la première à la dernière minute du disque. Il est inutile de chercher à distinguer un musicien plus qu’un autre, tous parlent la même langue, dans un unisson du cœur qui a des allures de communion. Mais dans une exultation, une douce folie qui s’empare d’eux pour ne jamais les lâcher. Si jamais vous aviez des doutes quant à la vitalité de ce jazz dont on n’a cessé d’annoncer la mort depuis des lustres, plongez-vous dans ce Nothing But Love, noyez-vous dans sa frénésie heureuse. C’est là un excellent remède à la mélancolie qui peut nous gagner en ces temps de pandémie et un encouragement à ne jamais renoncer. Le contrebassiste et ses partenaires boxent dans la vie, en quête d’élévation et de lumière. Ils les ont trouvées, c’est certain, en ce mois de juin 2019. Et tournent là les pages d'une très belle « histoire d'amour ».

    Pour terminer, j’aimerais ici remercier personnellement Bernard Santacruz, non seulement pour le beau cadeau qu’il m’a fait en m’adressant un exemplaire de Nothing But Love, mais aussi pour ces heures de musique si belles dont on peut se délecter à travers sa participation à Over The Hills sous la houlette de Bruno Tocanne, au Canto De Multitudes du même Tocanne avec Rémi Gaudillat ou encore avec son album solo Tales, Fables And Other Stories. Un salut très amical donc, à ce magnifique musicien dont la sensibilité me touche au plus près du cœur. Merci !

    Titres : Decision In Paradise | Addiction Ain’t Fiction | In Trane’s Name | Fuschia Norval | Inappropriate Choices | The Flam | Nothing But Love | In Trane’s Name | Addiction Ain’t Fiction (alt).

    Les musiciens : Chad Fowler (saxophone), Christopher Parker (piano), Bernard Santacruz (contrebasse), Anders Griffen (batterie et trompette), Bobby Lavell (saxophone), Kelley Hurt (voix).

    Label : Mahakala Music

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  • Frasiak : Mon Béranger 2

    Nancy, le 10 novembre 2020

    eric frasiak, mon berangerMon cher Éric,

    Une fois encore, il faudra me pardonner. Car voilà qu’à ma grande honte, je te rejoue « le coup de Charleville », si tu veux bien me passer cette expression un peu triviale. J’avais envisagé en effet une chronique pour évoquer ce Béranger 2 que tu viens de publier en plein confinement et voilà que je dois y renoncer. Parce que tu vois, tout cela est un peu trop personnel, alors j’aime mieux te dire les choses comme elles me viennent, je t’écris une nouvelle lettre et de toutes façons, sache d’emblée que je réitère pour l’essentiel tout ce que j’avais pu écrire un beau jour de mai 2014 dans ma chronique de Mon Béranger que j’avais de manière un tantinet taquine intitulée Éric Frasiak ou le goût du Père François. Je ne boudais déjà pas mon plaisir : « Le Meusien ne se cache pas derrière son maître à chanter, pas plus qu’il n’essaie de tirer la couverture à lui en dénaturant les versions originales. Non, c’est beaucoup plus simple que ça : c’est un peu comme si les deux hommes marchaient côte-à-côte, bras dessus bras dessous. Quand l’un chante, on entend l’autre. »

    Je ne peux pas te cacher que lorsque tu as annoncé l’idée d’un Béranger 2, j’étais intrigué : à quoi bon puisque ton premier hommage était si réussi ? Est-ce bien nécessaire ? Foin des réserves, le cru 2020 vient balayer les doutes. Mieux que ça – pardonne s’il te plaît ma manière de dire ces choses – j’ai l’impression que les années qui passent te vont comme un gant. Si j’osais, je te dirais que tu passes le cap des années comme le bon vin. Déjà que Charleville avait des allures de coup parfait…

    Bis repetita et sans doute plus que ça. Tu as puisé dans les années 70 pour composer ce nouveau menu, aussi copieux que le précédent. Le CD est plein comme un œuf avec ses dix-sept titres qui ont dû être pour toi un sacré casse-tête. Je t’imagine hésitant sur l’un ou l’autre, le mettant de côté, y revenant pour finalement te décider en sachant qu’une limite physique finirait par t’imposer des choix.

    Pour ce qui me concerne, tout cela me convient parfaitement, d’autant plus que je ressens à l’écoute de ce disque l’immense plaisir qui a été le tien. La communication est directe, tu peux être rassuré, tout cela vient en droite ligne du cœur ! Oh comme on devine le frisson qui te gagne quand tu te lances dans un solo de guitare électrique sur « Elle voyage » ou « Derrière ses valises », que je tiens pour le sommet du disque, avec ses sept minutes au final presque planant qui pourraient durer une vie entière et qui viennent rappeler que, plus qu’un chanteur interprète, amoureux de la poésie et homme sensible, politiquement engagé, tu es un musicien nourri de ces belles musiques qui ont tant fait vibrer les sexagénaires que nous sommes aujourd’hui. Cette fièvre contractée à l’écoute des Hot Tuna, Pink Floyd ou autres Lou Reed ne pourra jamais retomber. Tu es un rocker, finalement. Il n’existe pas d’aspirine pour contrer cette température née des folies d’une décennie qui va nous nourrir encore longtemps et c’est bien heureux.

    Ce que je voulais aussi te dire, et peut-être même te redire, c’est que j’ai beau connaître toutes ces chansons de François Béranger – tu sais, Le Monde Bouge et L’Alternative sont des disques que j’ai usés jusqu’au creux du sillon quand j’étais adolescent – lorsque tu les chantes, c’est toi que j’entends, pas lui. Tu as l’intelligence de prendre la bonne distance, tu t'autorises le pas de côté rythmique pour faire entendre ta petite musique. On sait ta passion et ton respect pour celui qui t’a donné envie d’être celui que tu es devenu, mais tu évites avec une évidente jubilation le piège de l’interprétation pâlichonne, trop révérencieuse. Toi, tu as l’énergie, la fibre. Et tu respires la joie d’être en musique, je te garantis que ça s’entend d’un bout à l’autre de l’album.

    Il faut dire aussi un petit mot sur ceux qui t’entourent, ton groupe d’amis, ceux qui ont su t’aider à modeler un écrin qui se fiche bien des modes et donne la priorité à ce qu’en d’autres mots on appelle le groove. Je sais que tu me comprends lorsque je dis cela. Les claviers de Benoît Dangien sont un petit bonheur, la rythmique composée de Philippe Gonnand à la basse et Olivier Baldissera ou Raphaël Schuler à la batterie est forte et souple à la fois, jamais pesante. Je ne peux pas citer tout le monde, juste dire aussi qu’un zeste d’accordéon, une tombée de pedal steel ou les échos de la guitare de ton complice Jean-Pierre Farra sont les épices qui font que le plat est plus savoureux encore.

    Pas besoin d’en dire plus à ce stade : il est question de plaisir ici, de tendresse, de rage, d’humour, de lucidité aussi face à un monde qui portait déjà en lui, au temps de François Béranger, toutes ces tares qui n’en finissent plus de suinter sur nos vies pandémiques. Tout cela est d’une actualité criante… Tu tends un grand fil rouge par-dessus ces décennies qui ont fait nos vies, dans un exercice d’équilibriste qui nous unit. Nous sommes là, à tes côtés, tu peux avancer les yeux fermés.

    Allez, je lève mon verre à ta santé et à celle de ton nouveau disque dont tu laisses entendre qu’il pourrait avoir une suite. Tu as raison car, comme on le dit, jamais deux sans trois. L’an passé, nous devions trinquer pour de vrai et puis… Coronavirus, confinement, méchants coups de baguette sur les doigts des non essentiels dont tu fais partie aux yeux de la technocratie néolibérale autoritaire et dans les rangs desquels je me glisse volontiers… et puis, rien du tout, re-confinement et encore et toujours les gros yeux faits aux artistes, attention si vous n’êtes pas sages, nous allons sévir encore… Ce sera pour une autre fois mais je te le jure, nous y parviendrons. Ici à Nancy ou à Bar-le-Duc, je rêve d’un après-midi de printemps, d’une terrasse et d’un bavardage de l’amitié où nous pourrions nous souvenir de ce que nous n’avons pas vécu ensemble, mais en même temps pourtant.

    Je t’embrasse et m’en vais de ce pas me remettre un petit coup de ton beau Béranger 2. Et je vais m’envoler une fois encore avec ce « Derrière ses valises » si beau, si beau…

    Bien à toi,

    Denis

  • Orchestre National de Jazz : Dancing In Your Head(s) / Rituels

    orchestre national de jazz,frédéric maurinPour ne rien vous cacher, je me suis senti un peu orphelin de l’ONJ lorsque la mandature d’Olivier Benoit a pris fin en 2018. Quelle claque que ces quatre années écoulées bien trop vite ! L’aventure Europa en quatre étapes (Paris, Berlin, Rome et Oslo) est pour moi une sorte d’anthologie de ce que la musique actuelle peut produire de meilleur, par cette alliance du jazz, du rock, du minimalisme sériel, de l’improvisation et de la musique contemporaine. On n’est pas près d’en avoir fait le tour… Ce n’est donc pas sans une forme de nostalgie immédiate – et injuste, forcément – que j’ai pris connaissance de la nouvelle (et variable) mouture de l’orchestre sous la direction d’un autre guitariste, Frédéric Maurin. Loin d’être un inconnu, j’avais pu apprécier le talent de musicien mais aussi de « chef d’orchestre » de ce dernier à travers l’ensemble Ping Machine, un groupe dont on retrouve rien moins que huit membres dans les deux formules de l’ONJ que je vais évoquer ici.

    Mais nous avons beaucoup de chance, il faut le dire, car Frédéric Maurin n’a pas fait les choses à moitié. Je dirais même que pour ce qui concerne sa première production discographique, publiée à la fin du mois d’août, le nouveau directeur artistique a vu double en nous offrant deux visions radicalement différentes (tant sur la formule sonore que sur la source d’inspiration), démontrant ainsi la richesse de ce nouveau collectif qui va, j’en suis certain, marquer de son empreinte l’histoire de l’ONJ.

    Son premier projet s’intitule Dancing In Your Head(s) et tire son titre d’un album publié par Ornette Coleman en 1977. Il célèbre l’œuvre de ce saxophoniste qui définissait sa musique comme « autre chose » et l’avait conduite entre autres vers les rivages du Free Jazz. Pour mener à bien cette expérience, Frédéric Maurin a fait appel à Fred Pallem, connu pour son Sacre du Tympan, qui signe les arrangements de l’album. Côté mise en œuvre, l’ONJ prend appui sur une cellule nerveuse composée d’un nœud aux couleurs très électriques dans lequel on retrouve Pierre Durand (guitare), Bruno Ruder (Fender Rhodes), Sylvain Daniel (bassiste qui enchaîne son troisième ONJ consécutif) et Rafaël Korner (batterie). Ajoutez une imposante couche de dix soufflants (dont la répartition femmes / hommes est équitable, il faut le souligner) et vous obtenez une véritable déferlante. Cette musique de l’exultation est explosive, à commencer par l’enchaînement torride Feet Music / Jump Street / City Living  en ouverture de ce disque enregistré live au Festival Jazzdor Strasbourg-Berlin au mois de juin 2019. C’est un condensé détonant de jazz, de blues et de funk, qui parvient à mettre en lumière par un véritable passage en force l’évolution de la musique d’Ornette Coleman, depuis le quartet acoustique de la fin des années 50 jusqu’au passage à l’électricité avec le groupe Prime Time. Dancing In Your Head(s) révèle une très belle ambition, et c’est une réussite étincelante. Cerise sur le gâteau, l’ONJ bénéficie pour ce projet du concours d’un invité prestigieux, le saxophoniste américain Tim Berne, présent sur trois titres. Si vous avez besoin d’une bonne cure de vitamines, vous saurez où vous approvisionner.

    Un premier projet… et comme vous l’avez compris, un second. Car voici un autre disque, double celui-ci, qui s’intitule Rituels et donne à entendre un répertoire radicalement différent, puisqu’il est acoustique et accorde une large place aux voix. Et pour cette occasion, l’ONJ intègre même un quatuor à cordes. C’est vraiment un grand écart avec la musique de Dancing In Your Head(s).

    Des voix, oui, et quelles voix ! On retrouve trois (en)chanteuses dont les imaginaires semblent sans limites et que j’ai eu l’occasion d’évoquer ici-même ou dans le magazine Citizen Jazz : Camille Durand alias Ellinoa, Leïla Martial, Linda Oláh. Trois voix singulières, à forte teneur créative, auxquelles s’ajoute celle du baryton Romain Dayez.

    Leïla Martial et Ellinoa se partagent le travail d’écriture de Rituels avec Frédéric Maurin bien sûr, mais aussi le pianiste Grégoire Letouvet et la flûtiste Sylvaine Hélary. Toutes les compositions sont inspirées de textes anciens en provenance de folklores des différents continents. Ils sont issus du livre Les techniciens du sacré de Jerome Rothenberg, un poète éditeur anthologiste américain. Ce recueil permet de découvrir des textes issus de chants maoris, de cérémonies indiennes, d’épopées et louanges d'Afrique, d’hymnes d'Égypte ou du Pérou, de cosmogonies d'Asie centrale, du pays Dogon, d'Australie, de légendes d'Irlande et de Chine, d’inscriptions sumériennes, de rites de possession… Pour faire court, on dira qu’ils parlent de la vie et de tout ce qui fait que l’humanité est ce qu’elle est. Avec son mystère originel.

    Voix, cordes, bois, cuivres, percussions… voilà un panorama orchestral majestueux et une succession de climats aussi mystérieux qu’oniriques. Parfois, le travail vocal n’est pas sans me faire penser à un autre aréopage singulier, Magma. Cet ONJ-là instaure un climat d’une poésie mystérieuse et fait voler en éclats les codes classiques du jazz pour offrir différents tableaux qui seraient ceux d’une musique contemporaine aux couleurs poétiques. Prenez par exemple « Femme Délit », cette composition hantée, haletante signée Leïla Martial qui s’affirme plus que jamais comme une aventurière de la musique : il faut apprécier, se délecter du travail que cette musicienne hors normes effectue sur les sons, les rythmes et les mots. Sans oublier bien sûr la force d'envoûtement du collectif, les textures soyeuses tissées par les cordes et les interventions solistes, comme celles de Fabien Debellefontaine au saxophone ténor ou de Susana Santos Silva à la trompette.

    L’ONJ nous bouscule, nous embarque sur des chemins aux frontières du rêve et du réel et révèle une fois encore sa capacité à renouveler son langage et à nous entraîner ailleurs, vers ce quelque chose d'autre assez indéfinissable. « Something Else », aurait dit Ornette Coleman…

    Un bonheur n’arrivant jamais seul, on apprend que toute la discographie de l’Orchestre National de Jazz est désormais disponible à l’écoute et à l’achat en ligne sur le site de Bandcamp. Soit 31 références et une incroyable galerie de directeurs artistiques et musiciens depuis 1986.

    Vous n’avez pas fini de danser dans votre tête !

    Musiciens « Dancing In Your Head(s) » : Jean-Michel Couchet (saxophones alto et soprano) ; Anna-Lena Schnabel (saxophone alto, flûte) ; Julien Soro (saxophone ténor) ; Fabien Debellefontaine (saxophone ténor, flûte, piccolo) ; Morgane Carnet (saxophone baryton) ; Fabien Norbert (trompette, bugle) ;  Susana Santos Silva (trompette) ; Mathilde Fèvre (cor) ; Daniel Zimmermann (trombone) ; Judith Wekstein (trombone basse) ; Pierre Durand (guitare électrique) ; Frédéric Maurin (guitare électrique et direction) ; Bruno Ruder (Fender Rhodes) ; Sylvain Daniel (basse) ; Rafaël Koerner (batterie) ;  Invité : Tim Berne (saxophone alto).

    Titres : Feet Music (Including Open To The Public) / Jump Street / City Living / Good Old Days (Including Mob Job & Street Woman) / Something Sweet, Something Tender / Dogon A.D. / Lonely Woman / Kathelin Gray / Theme From A Symphony (Including Macho Woman).

    Musiciens « Rituels » : Ellinoa (voix) ; Leïla Martial (voix) ; Linda Oláh (voix) ; Romain Dayez (voix) ; Catherine Delaunay (clarinette, cor de basset) ; Julien Soro (saxophone alto, clarinette) ; Fabien Debellefontaine (saxophone ténor, flûte, piccolo) ; Susana Santos Silva (trompette) ; Christiane Bopp (trombone) ; Didier Havet (trombone basse, tuba) ; Stéphan Caracci (vibraphone, marimba, glockenspiel, percussions) ; Rafaël Koerner (batterie) ; Bruno Ruder (piano) ; Elsa Moatti (violon) ; Guillaume Roy (alto) ; Juliette Serrad (violoncelle) ; Raphaël Schwab (contrebasse).

    Titres : Le monde fleur / Rituel (1ère partie) / Rituel (2ème partie) / La métamorphose / Femme délit / Loon / Naissance(s) de la nuit / Aiôn.

    Label : ONJ Records

  • Le Deal : Jazz Traficantes

    jazz traficantes, florian pellissier, yoann loustalot, théo girardAutant vous le dire sans détour, ce disque est hautement addictif. Il a débarqué chez moi il y a quelque temps, sans prévenir, comme s’il s’agissait pour lui de mieux asséner la force vitale d’un jazz aux couleurs néo hard bop (pardonnez-moi ce vilain qualificatif). Au départ, je ne lui ai accordé qu’une attention distraite, notant dans un coin de ma mémoire le nom du groupe, Le Deal, et le titre de l’album, Jazz Traficantes. Rien de plus. Et voilà que quelque temps plus tard, scrutant la pile de mes CD en attente d’une première écoute et dont la hauteur commence à mettre l'équilibre en péril, je décide de me débarrasser de son blister thermocollé (ah quelle cochonnerie ce truc…) pour ouvrir le digipack. Je découvre un bel objet, comme une réduction de 33 tours, et lit deux noms qui m’interpellent : Yoann Loustalot y joue du bugle et Théo Girard de la contrebasse. Ces deux-là sont à eux-seuls une promesse. Le premier nous réjouit dans de multiples aventures (Aérophone, Old and New Songs…). Le second, vous le connaissez déjà, puisque j’ai évoqué ici-même sa Bulle dont la composition « Champagne » est le générique de mon Heure du Jazz sur Radio Déclic. Je connaissais par ailleurs de nom le pianiste Florian Pellissier dont je n’avais pas encore vraiment écouté la musique, en particulier celle de son quintet. Une erreur vite réparée car cette formation brillante s’est produite tout récemment dans le cadre de Nancy Jazz Pulsations. Quant au batteur Malick Koly, je comprends qu’il a côtoyé le regretté Wallace Roney. Tout cela sent donc plutôt bon…

    Il me semble important de résumer l’histoire de ce disque qui est intéressante à plus d’un titre. À la faveur d’un séjour à New York, les quatre musiciens ont décidé de réserver une session au mythique studio Van Gelder, providentiellement disponible, là-même où de grandes pages de l’histoire du jazz ont été écrites pour des labels tels que Blue Note, Verve ou Impulse. Ce lieu incomparable fut en particulier le refuge d’un certain John Coltrane qui aura pu y graver une flopée d’enregistrements mythiques, au premier rang desquels A Love Supreme… Mieux, le quartet a pu bénéficier du concours de l’assistante de feu Rudy Van Gelder, qui s’est ingéniée à leur mitonner un environnement aux petits oignons, dans le plus grand respect de la configuration originale. L’histoire veut que le studio et ses boiseries dégageaient encore l’odeur du New York des années 60. Légende, quand tu nous tiens…

    Le résultat est ébouriffant. C’est un condensé de vie, capté en quelques heures seulement et d’une incroyable densité. Cinq compositions dont une longue suite en trois parties, des mélodies qui vous trottent en tête pour ne plus vous quitter. Une pulsation qui jamais ne se relâche. Une évasion dans l’instant. La spontanéité du jeu. L’écoute de l’autre, les interactions. Une musique qui (en)chante. Tout y est. On est frappé par la cohésion d’un quartet en état de grâce, on ressent au plus près la vibration et le bonheur de vivre en toute conscience des moments dont chaque musicien profite au maximum, sachant que l’histoire – toujours elle, cette sacrée et belle histoire du jazz – ne repassera pas les plats. Je pourrais évoquer ici des références sous-jacentes, le terreau en quelque sorte (Lee Morgan, Wayne Shorter, Herbie Hancock…), mais je préfère saluer la performance d’un ensemble qui s’empare d’un répertoire original écrit la veille seulement de l’enregistrement. Il y avait à l’évidence une l’urgence dans l’air. On devine que les musiciens sont entrés dans le studio gonflés à bloc, prêts à libérer leurs énergies. Je n’ai même pas besoin de rappeler les qualités de chacun des protagonistes dont le jeu – parfaitement capté, le disque est un vrai bonheur à ce niveau-là également – est comme éclairé par la magie de l’instant. Peut-être me trouverez-vous un poil emphatique ? Vous auriez tort car ma modeste expérience d’un parcours de découverte musicale dont la durée excède désormais le demi-siècle m’a appris à identifier les signes avant-coureurs du grand disque. Ils sont bien là : quand tout le reste, subitement, ne compte plus ; quand le disque semble trop court ; quand on regrette de ne pas savoir assez bien chanter pour entonner les thèmes qui surgissent ; quand on veut y revenir, encore et encore, même si un tel acharnement semble injuste vis-à-vis des disques en souffrance ; quand les poils se dressent sur les bras. Los Traficantes est un disque frisson. Nous avons tous tellement besoin de cette élévation un peu magique, en ces temps de nivellement par le bas de l’économie mercantile, d’infantilisation et de restriction flagrante de nos libertés…

    J’évoquais tout récemment cet album inspiré avec Florian Pellissier. Ce valeureux musicien, homme plein d’humour par ailleurs, m’a fait part d’une réelle émotion en me tenant des propos que je m’autorise à reproduire ici tant ils disent beaucoup en quelques mots : « C’est comme si c’était mon premier disque de jazz, ma première vraie session, dans les codes historiques ».

    Rien à ajouter. Si, tout de même : achetez ce disque, en CD ou vinyle. Il trouvera chez vous une place de choix.

    Musiciens : Florian Pellissier (piano, Fender Rhodes) ; Yoann Loustalot (bugle) ; Théo Girard (contrebasse) ; Malick Koly (batterie).

    Titres : Jazz Traficantes / Riot in Chinatown / Custom Agents / Mexican Junkanoo / Noche en la Carcel

    Label : Favorite

  • Sidi Bemol : Chouf !

    sidi bemol, hocine boukella, chouf, gnawa, On n’ira pas par quatre chemins : Chouf ! est un disque de rock, un vrai, ruisselant des énergies qui irriguent les veines d’un artiste unique en son genre, Hocine Boukella, ici plus charismatique que jamais aux commandes de son groupe Sidi Bemol. C’est le rock en effet qui lui a inoculé un beau jour le virus de la musique, forgeant son désir de chanter et prendre en main une guitare. Retour cinglant à ses premières amours, Chouf ! se présente comme un manifeste électrique échappant aux pièges des modes par sa forme épurée. Et si l’on retrouve bien l’environnement singulier du musicien algérien qu’on connaît depuis près de trente ans, le graphiste – Elho a plus d’une corde à son arc – n’est jamais loin, qui couche sur le papier des textes pensés à la façon de dessins. Souvent au moyen d’une seule image, comme une sorte de petit strip qui dirait tout en un temps très court. Alors, « gourbi », « gnawi » ou toute autre appellation pour définir son idiome : qu’importe… Ici forme musicale et fond anthropologique sont en harmonie pour aller à l’essentiel et dire la vie.

    Ce sont d’abord les couleurs, brutes et dépouillées. Deux guitares, une basse et une batterie enregistrées live du côté de Bath en Angleterre, aux studios Real World, sous la direction artistique de Justin Adams. Ce guitariste anglais, connaisseur des traditions musicales africaines et arabes, a su élaborer l’écrin parfait de ce dixième album tendu comme un arc, sous une forme naturellement rock (on nous pardonnera d’insister sur ce qualificatif). Le groupe est resserré autour du leader : deux résidences et quatre jours d’enregistrement auront suffi à élaborer la formule adéquate. Youssef Boukella, le frère bassiste, a embarqué avec lui Maamoun Dehane, son complice batteur de l’Orchestre National de Barbès. Quant à Abdennour Djemai, compagnon de route au sein de Sidi Bemol, il sait si besoin faire chanter sa guitare électrique aux accents de la musique traditionnelle. On n’oubliera pas l’invité Hakim Hammadouche, virtuose du mandoluth, celui-là même qui accompagna l’ami Rachid Taha durant les quinze dernières années de sa vie. Le menu de Chouf ! est copieux : treize chansons courtes, nerveuses à souhait et teintées de blues, d’une urgence dont on saisit d’emblée le caractère vital. Au bout du compte, on s’aperçoit que le repos n’est accordé que le temps de deux ballades poignantes, d’une saisissante beauté, dédiées aux femmes et à la place qui devrait être la leur dans la société (« Ɛziza Lalla ») ; mais aussi à la jeunesse symbole de l’espoir en des jours meilleurs (« Salam ɛlikum »). La formule sonore est idéale, le coup parfait !

    Pour le reste, tous ces poings levés, tous ces appels vibrants, toutes ces absurdités et ces sens interdits pointés du doigt (« Fi Ṛasi "Rond-Point" »), tous ces mensonges dénoncés (« Alef Lila u ḥila »), toutes ces illusions ou désillusions (« Win Darek »)… forment un défilé existentiel, sans bavardages ni fioritures – l’écriture est frappée du sceau de la concision – pour mieux revendiquer des vérités qui dérangent. Une manifestation par le chant, avec tous les risques qu’elle suppose, tel celui de « prendre une raclée » (« Lyum en Baṣi ! »). On l’aura compris : Chouf ! est un appel vibrant au maintien en éveil de nos consciences face aux errances d’un monde en proie à la corruption et à l’omniprésence des religions, quand nos sociétés devraient au contraire se prévaloir d’une quête de savoir et de la prise en compte de l’Autre. Le titre du disque ne dit rien d’autre, d’ailleurs : « regarde ! » On peut se souvenir également que Hocine Boukella est un scientifique de formation. Pour lui, biologie et musique avancent main dans la main, toutes deux ayant pour vocation première l’observation de la vie. Il ne se prive pas, d’ailleurs, de railler le charlatan (« Cheihk Chelwachi ») qui se cache derrière les écrits saints alors que le plus admirable des textes est sans nul doute le « livre de la nature », cette nature qu’on ne saurait comprendre avec des formules magiques.

    Observateur des luttes politiques, de leurs cycles infiniment répétés (« Zman Jdid ») et de cette équation tragique qui voudrait que les êtres humains soient comme des arbres dans une forêt attendant le bûcheron qui viendra les abattre, Hocine Boukella n’a pas les idées noires pour autant. Car Chouf ! est aussi un hymne à la liberté, porteur d’optimisme au-delà des vicissitudes de notre époque, il exprime la confiance en les générations à venir qui, plus conscientes que nous, sauront ne pas reproduire nos erreurs passées et présentes. C’est un disque de combat.

    PS : ce texte, que j'ai écrit au mois de mai, figure sur le dossier de presse de Chouf !

    Musiciens : Hocine Boukella (chant, guitare) ; Youssek Boukella (basse, chœurs) ; Abdennour Djemai (guitare, chœurs) ; Maamoun Dehane (batterie, chœurs). Invité : Hakim Hammadouche (mandoluth).

  • Rémi Gaudillat Sextet : Electric Extension

    remi gaudillat, electric extension, jazzMine de rien, le trompettiste Rémi Gaudillat a publié au printemps l’un des plus beaux disques de l’année. Et je précise d’emblée que son Electric Extension peut rallier, du fait de ses couleurs chatoyantes, un public bien au-delà de la seule sphère du jazz. On trouve ici une énergie qui n’est pas différente de celle du rock et parfois, certains rivages abordés sont ceux de la musique répétitive et même de la musique de chambre. Nous sommes au cœur d’une musique d’aujourd’hui, pleinement habitée. On savait bien sûr qu’on pouvait avoir confiance en ce musicien. Voilà quelques années en effet que sa musique se fait entendre du côté de Lyon et qu’on a pu apprécier en particulier son talent de compositeur, au-delà de l’instrumentiste. J’ai dû écrire quelque part, ici ou ailleurs, que ses mélodies avaient souvent des allures d’hymne. Je confirme ce propos. Chez lui, la musique est un chant. Il l’a fait savoir il y a longtemps maintenant aux côtés du batteur Bruno Tocanne – j’ai spontanément en tête l’album Libre(s) Ensemble, paru en 2011 – ainsi que dans une formation vite baptisée Possible(s) Quartet à compter de son deuxième album L’Orchestique.

    Puisqu’il est question du Possible(s) Quartet, restons en sa compagnie, car il est au cœur de ce double album qui a vu le jour chez Z Production. Cet ensemble est composé exclusivement de soufflants puisqu’on trouve, partenaires amis de Rémi Gaudillat, Laurent Vichard à la clarinette, Loïc Bachevillier au trombone et Fred Roudet à la trompette. Tout récemment, ces quatre-là nous ont enchantés, sous la direction artistique de Daniel Yvinec, avec un magnifique Songs From Bowie dont j’avais eu l’honneur d’écrire les notes de pochette. Pour finir, vous ajoutez Philippe Gordiani, un guitariste très électrique (lui-même bien connu dans le petit monde de Bruno Tocanne) ainsi qu’un batteur, Fabien Rodriguez. Et voilà comment on constitue une « extension » au quatuor acoustique, qui suscite l’enthousiasme.

    Le résultat est un sans-faute, auréolé de la présence d’un autre Lyonnais sur plusieurs titres, monsieur Louis Sclavis. Excusez du peu. Musique qui claque au vent, thèmes entêtants et aux accents solennels, énergie irriguant chacune des notes jouées. Le premier des deux disques passe à la vitesse de l’éclair au point qu’on le prend pour ce qu’il doit être : un ensemble parfaitement fini, dont les contours définissent un petit monde dont on n’a plus envie de sortir une fois qu’on en a poussé la porte. Encore une fois, notez que ce jazz est ouvert à de multiples influences et qu’il sonne parfois à la façon d’un rock sinon progressif, du moins prospectif. La paire Gordiani / Rodriguez compte pour beaucoup dans cette inclination. Cette force déployée trouve par ailleurs une complémentarité naturelle avec les couleurs beaucoup plus intimes d’un quatuor à cordes invité lui aussi. Le spectre est large, mais le tout conserve une grande homogénéité.

    Cerise sur le gâteau de l’Electric Extension : un deuxième disque et un conte plein de poésie, Dans la lune. Le récitant est Laurent Fellot, musicien compositeur lui-même très impliqué dans l’écriture et les actions auprès des jeunes, notamment avec le projet Graines de Liberté. Il chante également sur le premier disque dans la composition « À haute voix ». Le texte est porté par une musique tour à tour entêtante et contemplative, on se laisse embarquer sans réticence dans un voyage onirique en compagnie d’un griot africain, dans sa chambre ou sur une Lune illuminée par les étoiles. Un conte pour tous, petits et grands. Pour les enfants que nous ne devrions jamais cesser d'être.

    Je suis prêt à prendre les paris : vous ne devriez pas résister à ce beau disque qui est l’un de mes coups de cœur du moment. Vous voulez bien essayer ?

    Musiciens :

    Rémi Gaudillat (trompette), Fred Roudet (trompette), Loïc Bachevillier (trombone), Laurent Vichard (clarinette basse et Moog), Philippe Gordiani (guitare), Fabien Rodriguez (batterie, percussions). Invités : Laurent Fellot (voix), Louis Sclavis (clarinette), Quatuor à cordes Seigle.

    Label / Distribution : Z Production

  • La musique sereine de Julie Campiche

    julie campiche, jazz, harpe, onkalo, meta recordsNe vous y trompez pas. La musique de Julie Campiche n’est pas forcément à l’image du titre de son nouveau disque. En effet, si Onkalo (« cave » en finnois) est un site d'enfouissement finlandais de déchets nucléaires, si ce lieu à durée de vie prétendument illimité peut susciter bien des peurs comme tant d’autres, la harpiste suisse fait le choix de dévoiler avec son quartet des paysages empreints de sérénité et d’accorder au temps qui passe inexorablement toute la place qui lui revient naturellement.

    On avait laissé la suissesse aux commandes d’Orioxy, une formation dont elle avait partagé la direction avec la chanteuse israélienne Yael Miller. Huit années d’existence, trois albums au compteur. Et pour ce qui me concerne, une réelle attraction suscitée par l’univers onirique et mystérieux d’une formation au sujet de laquelle j’avais écrit, il y a fort longtemps maintenant, dans une chronique pour le magazine Citizen Jazz : « le quatuor, toujours en équilibre sur le fil tendu de ses contes d’où la folie n’est jamais exclue, prend un malin plaisir à bousculer très vite le confort de son univers pop-rock pour le faire chavirer vers d’autres contrées plus aventureuses et, pour tout dire, passionnantes ».

    Onkalo, tout aussi passionnant, mais dans un registre différent, guidé par une ligne de conduite assumée. Ne pas accélérer la course, savoir ne pas jouer trois notes si deux suffisent, respecter le silence. Respirer. C’est tout ce qui se trame par exemple dans le « Flash Info » en ouverture de l’album, avec son alternance implacable de moments calmes et d’accélérations brutales. Julie Campiche semble nous inciter à prendre du recul face au déferlement des actualités. Prenez le temps de la réflexion. Le ton est donné et à partir de ce moment-là, toute la musique de l’album imposera la nécessité de ne pas se livrer à une course inutile. Le clair-obscur qui entoure « Onkalo », zone mortelle s’il en est, va de pair avec une réaction salutaire sous la forme d’une pulsation régulière, solide. Face au risque mortel, le quartet joue la carte de la vie. « Cradle Songs », « Lepidoptera », « Dastet Dard Nakoneh » sont de majestueuses ballades, « To The Holy Land » fait valoir un balancement tranquille. Jamais les musiciens ne se prennent les pieds dans le tapis d’une course vaine. Julie Campiche aime à préciser : « Si ça va trop vite, j’ai l’impression de casser l’élastique, le fil conducteur ! »

    La forme de Onkalo est peut-être celle du jazz. Un jazz qui associerait sons naturels et effets électroniques (tous les musiciens s’y collent). Allez savoir de quoi il retourne exactement, on s’en moque un peu, après tout… Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse… Ici, c’est de minimalisme qu’il faudrait parler, mais ce dernier est loin d’être ordinaire – appelons-le minimalisme prospectif – dans la mesure où il semble capable d’explosions à chaque instant. On retient souvent son souffle à la découverte de ces six histoires dont la durée assez longue est la garantie d’un véritable dépaysement. Au pays d’une sérénité acquise à force de s’autoriser à rêver.

    Le quartet de Julie Campiche, qui aura mis plus de trois ans avant d’enregistrer sa musique, ne semble pas douter de sa force tranquille. Les quatre protagonistes, emmenés par une harpiste plus que jamais traversée de lumière, ont eu un jour la bonne idée de se lancer à la quête de la beauté. Ils ne sont pas les premiers et ne seront pas les derniers. Mais il faut les remercier d’avoir touché leur but du doigt. Disons-le sans détour, Onkalo est un enchantement.

    Musiciens : Julie Campiche (harpe, effets), Leo Fumagalli (saxophone, effets), Manu Hagmann (contrebasse, effets), Clemens Kuratle (batterie, effets).

    Titres : Flash Info / Cradle Songs / Onkalo / To The Holy Land / Lepidoptera / Dastet Dard Nakoneh

    Label : Meta Records

  • La musique hantée de Caravaggio

    caravaggio, tempus fugit, rockAttention, coup de cœur ! C’est pour moi une émotion d’autant plus forte que je dois bien avouer être passé jusque-là à côté de ce quatuor dont l’existence remonte pourtant à plus de quinze ans et qui a publié fin janvier son quatrième album, Tempus Fugit. On ne saurait tout connaître, tout écouter, c’est vrai. Et d’une certaine façon, le plaisir est encore plus grand à l’idée que tant de choses existent et attendent une oreille attentive. Il y aura toujours, quelque part, un recoin inexploré… Oui, Caravaggio, un coup de cœur et un coup de poing à la fois. Mille raisons peuvent expliquer ce sentiment de connivence avec une musique qui se définit elle-même comme appartenant au rock mais dont les sources sont si multiples qu’elle ne saurait ainsi être circonscrite. Quoiqu’il en soit, il y a de l’électricité dans l’air et une forme savamment entretenue de noirceur qui vous happent dans l’instant. C’est une plongée vertigineuse, et pas seulement dans le temps qui s’enfuit.

    Prenez deux musiciens dont la présence sur la scène jazz est majeure : Bruno Chevillon, connu notamment pour avoir longuement côtoyé Louis Sclavis, musicien majeur. On a aussi retrouvé le contrebassiste comme directeur artistique de l’ONJ du temps d’Olivier Benoit. Un ensemble dont faisait partie Éric Échampard, un batteur qui appartient, entre autres, au MegaOctet d’Andy Emler. Chevillon et Échampard se connaissent d’autant mieux qu’ils faisaient partie du trio du guitariste Marc Ducret.

    Prenez maintenant deux autres musiciens, qu’on range hâtivement dans le grand fourre-tout des musiques contemporaines et/ou électroniques : Benjamin de la Fuente et Samuel Sighicelli. Deux artistes bardés de diplômes, adeptes de l’expérimentation, fondateurs de la compagnie Sphota avec laquelle ils ont créé différents spectacles pluridisciplinaires. Je précise aussi que le premier a lui aussi fréquenté l’ONJ d’Olivier Benoit, quand ce dernier lui a commandé une composition destinée au projet Europa Rome.

    Le processus de création de Caravaggio est intéressant à plus d’un titre : d’abord parce que les musiciens reconnaissent, par-delà les expériences savantes dont ils ont été (et restent) les acteurs, leur amour pour les musiques de leur adolescence et leur part inhérente d’énergie voire de transpiration. En d’autres mots, le rock et ses ambiances électriques qu’ils ont su maintenir en eux à côté des autres sources d’inspiration. Miles Davis, Magma aux côtés de Bartok et Stravinsky… Ensuite parce que leur manière de travailler passe par différentes phases : ensemble, ils laissent la musique venir, improvisent, captent durant des heures, avant d’isoler tel ou tel moment qui fera l’objet d’un modelage et d’une écriture. Improvisation, oui, mais doublée d’une architecture d’une extrême précision.

    Le résultat est saisissant, presque étouffant parfois. Électricité et électronique en action. Tempus Fugit est un incendie nocturne, et ses couleurs ne sont pas sans évoquer ça et là les noirceurs peaufinées par Robert Fripp du temps de King Crimson lors de la période Larks’ Tongues In Aspic, Starless And Bible Black ou Red (« Vers la Flamme (A) » a même des allures de Frippertronics, les spécialistes me comprendront !). Pourtant, Tempus Fugit n’est jamais désespérant, tant s’en faut. C’est plutôt de mystère et de clair-obscur qu’il faudrait parler, y compris lors de ces instants durant lesquels surgissent un dialogue furtif, une fanfare et des voix venues d’un film sans nom. On imagine des personnages apparaissant subitement dans un halo de lumière avant de retourner vers la nuit. Et malgré des sonorités souvent abrasives et brûlantes – à ce petit jeu, la guitare de l’invité Serge Teyssot-Gay n’est pas la dernière à souffler sur les braises –, malgré une tension maintenue à un haut niveau sous l’impulsion de la paire Chevillon-Échampard, malgré les stridences des cordes, malgré la pulsation obsédante des synthétiseurs (et leurs échos à ce qu’autrefois on appelait Krautrock), jamais l’idée d’une mélodie n’est perdue de vue par les musiciens.

    Caravaggio accomplit avec Tempus Fugit le tour de force de faire naitre une musique neuve, bien que porteuse de ses mille histoires passées, habitée de scénarios dessinant les contours d’un demain façon science-fiction et résolument destinée à un combat. Entre les hommes et les machines, peut-être… En studio comme sur scène, ce quatuor est à découvrir de toute urgence.

    Musiciens : Bruno Chevillon (basse, contrebasse, électronique), Éric Échampard (batterie, percussions, pad), Benjamin de la Fuente (violon, guitare électrique ténor, mandocaster, électronique), Samuel Sighicelli (orgue Hammond, syntéhtiseurs, sampler) + Serge Teyssot-Gay (guitare sur « Vers la flamme »).

    Titres : Jessica Hyde / My Way (a) / My Way (b) / Winding Roads / Travelling / Vers la flamme (a) / Vers la flame (b) / 70 MM

    Label : Éole Records

  • La ville intérieure de Claudia Solal et Benoît Delbecq

    claudia solal, benoit delbecq, hopetown, jazz, jazz, pianoOn peut lire sur la page d’accueil du site internet de Rogueart – le label sur lequel paraît Hopetown enregistré par le duo Claudia Solal / Benoît Delbecq – une citation du contrebassiste William Parker : « Comment osons-nous dépenser autant d'énergie précieuse pour répondre à des questions telles que : qu'est-ce que le jazz ? ». Nul doute que cette interpellation vaut largement pour ce disque né d’une « altérité intérieure » qui intrigue avant d’envoûter. Et autant le dire sans détour, la voix de Claudia Solal mariée au piano de Benoît Delbecq n’a pas choisi l’autoroute de la chanson passe-partout pour entreprendre un voyage pour le moins singulier. Ce serait même plutôt le contraire. La voie empruntée est beaucoup plus sinueuse, escarpée même, et les panneaux directionnels sont assez rares, comme s’il s’agissait de se fier d’abord à son instinct pour avancer dans la bonne direction. À vous de trouver le chemin. Mais en existe-t-il un seul, après tout ? Hopetown est de ces disques qui requièrent de celui ou celle qui écoute une attention soutenue, non qu’il soit d’un accès difficile, mais parce qu’il semble soumis au vertige de l’instant. Rester en éveil, c’est la garantie d’une traversée harmonieuse. Et chacun d’entre nous y projettera ses propres représentations.

    Le travail entrepris par la chanteuse et le pianiste remonte à quelques années maintenant : c’était en 2015 à la faveur d’une tournée à Chicago, organisée par l’association The Bridge, du quartet Antichamber Music, avec la bassoniste Katie Young et la violoncelliste Tomeka Reid, autour de poèmes de James Joyce. Le duo a poursuivi sa collaboration, qui aboutit à un disque enregistré au mois de mars 2018.

    L’idée de liberté est sans doute la première qui surgit dès l’écoute de « Inner Otherness » en ouverture du disque : le piano préparé de Benoît Delbecq installe un climat mystérieux et nocturne, sur lequel s’élève la voix de Claudia Solal. Celle-ci déclame autant qu’elle chante, parfois au creux de l’oreille, improvisant des mélodies flottantes et oniriques qu’on suit avec curiosité, incapable d’en deviner les prochaines nuances. Alors, c’est une autre idée qui nous vient : celle de la si belle incertitude d’un art né du moment présent, dans la spontanéité des émotions de l’intime. Inutile de chercher des comparaisons (c’est là le sens de ma citation de William Parker), cette « ville de l’espoir » existe peut-être sur la carte des songes, mais il est peu probable que vous vous y soyez déjà rendu jusqu’à présent. Tout cela a parfois des allures de « manège enchanté », mais un manège qui prendrait la tangente, à la façon d’une embarcation légère et dérivante… Benoît Delbecq est pianiste mais aussi – et beaucoup – rythmicien et illustrateur, son instrument libérant des sonorités fugitives, parfois métalliques, qui semblent chercher à se faufiler dans les interstices de l’onirisme des textes de Claudia Solal. Nul doute que ces deux-là savent s’accorder une attention réciproque et donner une autre définition de l’interplay. Et je tiens ici à rassurer les mélomanes non anglicistes : outre qu’il est de nos jours assez aisé de comprendre le sens d’un texte écrit dans une autre langue (on trouve des outils dont la fiabilité est certes limitée mais suffisante), ils peuvent se laisser porter par la musique des mots. Cerise sur le gâteau, les titres des « chansons » sont souvent entourés d’un halo de mystère qui incite à rêver : Comme la lune paraît étrange ; Jardin d’hiver ; Vert brûlant ; Euphorie ; L’ultime étreinte… Quant à cette phrase extraite de « No Sake Tonight » qui dit : « Il me faut un correctif émotionnel pour restaurer mes continents souterrains », elle est une invitation à plonger sans réserve dans les mondes intérieurs dont ces deux artistes nous accordent le privilège d’ouvrir les portes.

    Allez-y, entrez ! Déambulez, laissez-vous aller dans les rues de cette ville à nulle autre pareille…

    Musiciens : Claudia Solal (chant), Benoît Delbecq (piano).

    Titres : Inner Otherness / Burning Green / Low Voltage / Euphoria / No Sake Tonight / How Strange The Moon Seems / Winter Garden / Ultimate Embrace / In The Small Of My Back

    Label : Rogueart

  • Sarah Murcia ou la musique en observation

    Sarah_Murcia_Eyeballing.jpgSarah Murcia se livre un peu plus encore avec Eyeballing, un disque très personnel dont on comprend vite qu’il survole la production commune, après qu’on aura renoncé à toute tentative de classification. Car cette musicienne n’est décidément pas une artiste comme les autres. C’est vrai qu’on la connaît sous des facettes multiples qui attestent une curiosité très largement au-dessus de la moyenne : elle est contrebassiste, mais aussi pianiste, compositrice, productrice et chanteuse. Sarah Murcia est avant tout une musicienne libre, capable d’œuvrer aussi bien dans le domaine du jazz que de la pop et du rock, avec des incursions dans la musique orientale. Elle fait partie des artistes qu’on qualifiera d’inclassables – un vrai compliment en notre époque de standardisation – et nul besoin d’être grand clerc pour reconnaître que son talent est immense. Pour rattacher sa personnalité singulière au titre de son nouvel album, on pourrait dire qu’en éveil constant, Sarah Murcia garde les yeux grands ouverts…

    Ses récents faits d’armes illustrent une diversité qui définissent son appétit de musique. On peut la trouver en effet au sein du septet de Sylvain Cathala ou du quartet de Louis Sclavis et notamment sur l’album Characters On A Wall. Rodolphe Burger ou Magic Malik font partie de ceux qu’elle a côtoyés ou continue de côtoyer. Sarah Murcia est également impliquée dans plusieurs projets aux contours atypiques : Caroline (avec des compagnons de route tels que Gilles Coronado, Olivier Py, Fred Poulet et Franck Vaillant) ; des duos dont l’un avec Noël Akchoté, mais aussi Beau Catcheur (avec Fred Poulet) et Habka (avec Kamilya Jubran) ; et pour finir (provisoirement) Never Mind The Future, une formation qui reprend rien moins que le répertoire des Sex Pistols – il faut oser, tout de même ! – et dont la composition recoupe en partie celle de Caroline (Py, Coronado, Vaillant), augmentée toutefois de Benoît Delbecq et de Mark Tomkins. Ne pas oublier non plus Pearls Of Swines (Fred Galiay, Gilles Coronado et Franck Vaillant) ni le fait que la contrebassiste se produit en solo. Une belle carte de visite, en somme, dont l’écriture est en cours, comme on le supposera volontiers.

    Eyeballing – dont la traduction n’est pas simple parce qu’elle est à tiroirs : à vue d’œil, observer ou exorbité par exemple – est une incursion supplémentaire vers un univers décalé et incertain qui n’appartient qu’à cette tête chercheuse. Sur ce disque, Sarah Murcia joue de la contrebasse bien sûr, mais elle y chante également, principalement en anglais sur des textes de Vic Moan, un auteur compositeur américain issu des scènes rock, jazz, punk ou ska qu’elle a régulièrement invité au sein de Caroline. On trouve aussi un texte en français au titre taquin signé Denis Scheubel : « Volonté avec un nuage de lait ». Et parce que les bons amis sont ceux vers lesquels on se tourne naturellement, Sarah Murcia s’est entourée pour l’occasion de deux musiciens de Never Mind The Future (ainsi que de Caroline pour l’un d’entre eux) : l’excellent Benoît Delbecq au piano et aux percussions électroniques et le non moins excellent Olivier Py aux saxophones. Symbole d’ouverture ou de diversification, appelez ça comme vous le souhaitez, François Thuillier vient souffler les notes d’un tuba qui fait ici office de basse autant que d’instrument soliste. Au bout du compte, voilà un disque au tempo souvent arythmique dont le frémissement aux couleurs pop est imprimé par les percussions électroniques de Benoît Delbecq. La forme est plutôt minimaliste, avec des chansons aux arrangements souvent épurés. Et ce qui séduit dès la première écoute, c’est la juxtaposition des sonorités électroniques et du son, bien naturel celui-là, du tuba ou du saxophone. Ce contraste fonctionne à merveille pour dessiner une musique qui vous trotte vite dans la tête. Il y a en outre ce petit quelque chose, un peu distant, un peu inaccessible, qui rend Sarah Murcia particulièrement attachante lorsqu’elle chante. Surtout, on refuse de la croire lorsqu’elle nous dit : « J’veux pas chanter, on m’a forcé à le faire / Moi c’que j’aime, sur les disques, c’est me taire / Et boire de l’alcool avec mes amis ».

    Taratata, madame Murcia : vous buviez ? J’en suis fort aise. Eh bien chantez maintenant !

    Musiciens :Sarah Murcia (contrebasse, chant, synthétiseur basse, piano), Benoît Delbecq (piano, percussions, claviers, électronique), Olivier Py (saxophones ténor et soprano), François Thuillier (tuba).

    Titres : The Caretaker / Monkey / Come Back Later / Inefficient / Volonté avec un nuage de lait / Small / Eyeballing / So Nice / Minimum

    Label : dStream

  • La poésie selon Claude Tchamitchian

    Claude Tchamitichian_Poetic-Power.jpgAttention, grand disque ! Et celui-ci n’est certainement pas le témoignage d’un combat inutile – comme pourrait le laisser entendre le titre de l’une de ses compositions : « Unnecessary Fights » – mais au contraire la preuve organique, je devrais même dire très physique de l’existence d’un jazz d’aujourd’hui en quête d’une conciliation heureuse entre puissance et onirisme. Ou pour reprendre les propos de Claude Tchamitchian, qui publie Poetic Power sur son label Émouvance : « Les pieds au sol, la tête dans les étoiles ».

    Chez le contrebassiste, la musique est à l’évidence le prétexte à une remise en cause permanente. C’est une longue, très longue histoire – commencée sans doute dans la mémoire de ses racines arméniennes. On sait le musicien prolifique, lui qui multiplie les expériences en trio, en sextet, en tentet mais aussi en solo comme ce fut le cas l’année dernière avec l’époustouflant In Spirit dont le titre reflétait le caractère à la fois intime et profond. Et quand il entame des collaborations ou participe aux projets des autres, on devine toujours chez lui une nécessité. La musique ne se galvaude pas. On peut illustrer cette exigence par sa confrontation fraternelle avec Henri Texier dans le quartet de Daniel Erdmann et Christophe Marguet (écoutez Three Roads Home) ; ou par la somptueuse « quête de l’invisible » de la flûtiste Naïssam Jalal. Tout récemment, il y eut aussi L’Ogre Intact du quartet emmené par le guitariste Pierrick Hardy. Une autre splendeur. Et comment oublier sa présence aux côtés d’un géant aujourd’hui disparu, le batteur Jacques Thollot, à l’occasion du disque Tenga Niña, réédité il y a quelques années sur le label Nato ?

    Claude Tchamitchian revient aujourd’hui à la formule du trio, mais d’une nature différente de celui qu’il forme avec le pianiste Andy Emler et le batteur Éric Échampard. Si la batterie est bien présente – et de quelle manière ! – avec le batteur américain Tom Rainey dont l’inventivité du jeu n’est plus à démontrer, le piano s’éclipse pour laisser la place au saxophone libre et très aérien de celui qu’on ne cesse d’admirer de jour en jour : Christophe Monniot. Voilà deux musiciens à l’imagination débridée qu’on est heureux d’entendre aux côtés du contrebassiste.

    Mais laissons Claude Tchamitchian nous expliquer la genèse de son projet : « Après Traces et Need Eden, j'ai voulu retrouver l'intimité d'une formation légère tout en gardant l'idée compositionnelle et orchestrale qui avait prévalu à la création du sextet et du tentet. L'idée de suite orchestrale est toujours là avec cependant la possibilité d'une écriture moins chargée et plus suggestive, ainsi que l'interaction dans le jeu inhérent à une petite formation. Et c'est très naturellement que l'idée d'un trio s'est imposée. J'imaginais également une autre composante à la musique que je voulais créer : un peu à l'image de ce que l'on peut ressentir lors d'une marche dans la nature, traduire le sentiment de cette multitude d'éléments qui interagissent les uns avec les autres, de façon très mobile tels l'eau, le vent, les oiseaux, ou très enracinés tels les arbres, les collines ou les montagnes. »

    Le disque a donc pour titre Poetic Power : il nous dispense d’explications superflues. Poésie et puissance à la fois. La terre et le ciel. La réalité et le rêve. Force et légèreté. Urgences syncopées et déambulations mystiques. Ombre et lumière. Solidarité de groupe et envolées individuelles. Bien loin de vous emmener vers des paysages arides, le trio offre un jazz de l’interaction, solide et instable à la fois, dont la forme assez épurée trouve sa source à la fois dans la formule réduite du trio mais aussi du fait de l’absence de piano, un instrument orchestre à lui seul. Ici, il faut concentrer toutes les forces sur la volubilité étourdissante du saxophone alto d’un Christophe Monniot au meilleur de sa forme et qui n’hésite pas à dédoubler sa « voix » au moyen d’effets électroniques (« L’échappée belle » ou « Unnecessary Fights »), et sur la solidarité à toute épreuve de la charnière rythmique que Claude Tchamitchian constitue avec Tom Rainey, multiplicateur de nuances.

    Organisé en longues suites, Poetic Power est en quelque sorte la bande originale d’une dichotomie heureuse, rugueuse et tendre à la fois, comme je viens d’essayer de vous l’expliquer. Peut-être me faudrait-il simplement vous dire à quel point sa vibration est persistante. Loin de tout souci de complaisance, cette musique sans concession dit l’essentiel de ce qu’est – ou devrait être – le jazz : la vie.

    Musiciens : Claude Tchamitchian (contrebasse), Christophe Monniot (saxophone alto), Tom Rainey (batterie).

    Titres : Katsounine / L’envolée belle / So Close, So Far / Shadow’s Breath / Le temps d’un regard / Unnecessary Fights

    Label : Émouvance

  • La musique maîtresse du GRIO

    compagnie impérial, grand impérial orchestra, jazz, afrique, musiqueÀ deux jours près, la date de sortie officielle de cet album (le 17 janvier 2020) coïncide avec celle de mon anniversaire. Autant dire qu’il s’agit là d’un beau cadeau et – j’assume ce pronostic dont l’intérêt vous échappera peut-être – de l’un des temps forts de l’année jazz 2020 (tiens, pendant que j’y pense, il y a aussi le bouleversant Deep Rivers du pianiste Paul Lay). Une année qui pourtant commence seulement. Il est, parfois, des évidences qui s’imposent à vous… Surtout lorsque les membres du Grand Impérial Orchestra (dont l’acronyme est le GRIO) citent Oscar Wilde en exergue de leur projet : « Le seul moyen de se débarrasser d’une tentation est d’y céder ». Alléchant, forcément... Mais de quoi s’agit-il donc ?

    Au départ, il y a l’Impérial Quartet fondé par les saxophones multiples (de basse à sopranino) de Damien Sabatier et Gérald Chevillon, le contrebassiste Joachim Florent et le batteur Antonin Leymarie. Ce quatuor est une sorte de centre nerveux de la Compagnie Imperial sur le label de laquelle est publié Music Is Our Mistress, album d’une formation élargie cette fois à quatre autres musiciens amis qui ont souvent croisé la route de ladite compagnie : les trompettistes Aymeric Avice et Frédéric Roudet, le tromboniste Simon Girard et le pianiste Aki Rissanen. Autant dire qu’il sera question de souffle(s) et que la tempête déclenchée par cet octuor promet d’être très revigorante.

    Ce doublement du quartet m’amène à rappeler que la petite bande impériale aime décliner ses formations à la façon d’une famille recomposée, comme nous le prouvent Impérial Pulsar (soit le quartet et deux percussionnistes maliens) ou le récent Impérial Orpheon, pour l’avènement duquel trois des membres du quartet (Sabatier, Chevillon, Leymarie) avaient uni leurs forces à celles de l’accordéoniste chanteur Rémy Poulakis. En était résulté un passionnant Seducere dont je m’étonne encore qu’il n’en ait pas été question ici-même. Mais bon, l’erreur est humaine, n’est-ce pas ? Je crois me souvenir néanmoins de la diffusion d’un extrait de ce disque lors d’un Jazz Time que j’avais animé pour Radio Déclic. Vous me pardonnez ?

    Avec un tel titre – Music Is Our Mistress – on pense évidemment à Duke Ellington et son autobiographie Music Is My Mistress, mais je m’en tiendrai là pour les comparaisons, même s’il y a dans cette musique qualifiée « d’aventure » quelque chose qui n’est pas sans rappeler l’esprit du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden et Carla Bley, dans cette façon qu’a le GRIO d’unir au plus près une expression très festive à la conscience de ses origines, ici une fois encore très africaines par la référence aux Banda Linda d’Afrique Centrale : « Chez eux, chaque morceau a une fonction sociale, qui accompagne toutes les époques de la vie, de la naissance à la mort ». Cette Afrique source n’est d’ailleurs pas le seul repère pour les membres du GRIO : ainsi, on entend très nettement à plusieurs reprises (« Cult Of Twins », « Linda Linda », « Gomorra Pulse ») les influences cycliques et répétitives d’un compositeur tel que Steve Reich. Rien d’étonnant à cela lorsqu’on sait comment est construite la musique des Banda Linda : « Ils jouent en général les trompes par groupes de cinq : chaque trompe joue une note et c’est l’imbrication de ce hoquet instrumental qui génère la polyphonie ». À la lecture de cette explication, on pense forcément aux superpositions rythmiques (les déphasages) du compositeur américain.

    Ces références étant établies, il faut maintenant dire que ce qui saute aux oreilles à l’écoute de Music Is Our Mistress, c’est la générosité, celle-ci n’étant pas dénuée d’une forme joyeuse de spiritualité lorsque la musique prend la forme d’un hymne. C’est le sentiment de liberté heureuse qui irradie ses huit compositions, originales pour la plupart quand elles ne consistent pas en des réarrangements de traditionnels Banda Linda. Prenez par exemple le trombone de Simon Girard tout au long de « Hillbrow » et vous saurez de quoi il retourne. C’est l’embrasement cuivré qui traverse tout le disque, un incendie allumé par la horde de saxophones trompettes trombone et leurs dialogues fiévreux (« A Cançào Do Grilo »). C’est aussi la capacité à arrêter la course du temps pour parler d’amour (« Frida Kalho Song Of Love »).

    Générosité, liberté, embrasement, amour. Finalement, je me rends compte que cette chronique aurait pu tenir en quatre mots. Une fois encore, je n’ai pas su résister à la tentation digressive, mon grand et vilain défaut. Mais il faut faire preuve de mansuétude à mon égard, parce que Music Is Our Mistress est de ces disques qui vous rendent bavard, joyeux, partageur, optimiste. C’est d’ailleurs l’effet provoqué par chacune des productions de la Compagnie Impériale depuis toutes ces années. Et ce dernier avatar en grande formation, loin de faire exception à la règle, en est plus que jamais la démonstration.

    Musiciens : Aymeric Avice (trompette, piccolo, bugle), Fred Roudet (trompette, bugle), Simon Girard (trombone), Damien Sabatier (saxophones baryton, alto, sopranino), Gérald Chevillon (saxophones basse, ténor, soprano), Aki Rissanen (piano), Joachim Florent (contrebasse), Antonin Leymarie (batterie).

    Titres : Cult Of Twins / Hillbrow / À Cançào Do Grilo / Frida Kalho Song Of Love / Gomorra Pulse / Anima / Linda Linda / Tchébou Ganza Tché Gaté / Le sommeil droit

    Label : Compagnie Impérial

  • Nougaro : avis de Dessay… et de (re)naissance

    Babx_Minvielle_De-Pourquery.jpgLes meilleures intentions ne font pas les grands disques, même quand on prend appui sur le talent d’un Yvan Cassar, celui-là même qui avait collaboré aux derniers enregistrements de Claude Nougaro jusqu’à l’ultime et inachevé La Note Bleue en 2003. Et sauf le respect que je dois à celle qu’on connaît comme une excellente cantatrice, inutile de tourner autour du pot : Nathalie Dessay a essayé, mais elle a échoué. Son disque de reprises des chansons du Toulousain, Sur l’écran noir de mes nuits blanches, ressemble à s’y méprendre à un coup d’épée dans l’eau ou plutôt, pour filer la métaphore du ring, un uppercut dans le vide. C’est chanté juste, avec les bonnes notes, c’est très proprement réalisé, il y a chez elle une indéniable sincérité et beaucoup de respect mais il manque l’essentiel dans cet hommage : la danse des mots. Il y a des chansons vides comme certaines maisons peuvent le devenir. Bref, un disque hors sujet…

    Parce que vouloir s’attaquer au répertoire de Nougaro, c’est savoir qu’on va prendre des risques, c’est se lancer un défi au risque de trébucher et de se casser la figure. Il n’y a pas de demi-mesure possible avec cette valse des syllabes et des rythmes marquée au sceau du jazz, de l’Afrique ou du Brésil. Cette musique-là, si singulière, il faut la côtoyer, la rudoyer, savoir jouer des coudes avec elle, quitte à lui donner une bonne bourrade fraternelle et mettre son équilibre en péril. À vaincre sans péril… Et puis il faut la dépasser, sans hésiter sur les moyens à mettre en œuvre, y compris celui qui consiste à la dépouiller, à la mettre à nu pour lui offrir si besoin de nouveaux habits. Le respect, oui bien sûr, mais dans l’esprit d’une confrontation sportive à la loyale : on sait les forces de l’autre et on lui dit, les yeux dans les yeux : que le meilleur gagne, mais pas question de se laisser intimider pour autant.

    Tout cela, David Babin alias Babx, André Minvielle et Thomas de Pourquery le savent mieux que quiconque. Et voilà sous nos oreilles ébahies un trio composé de personnalités très différentes et pour autant d’une complémentarité étonnante. Le premier est une sorte de songeur lunaire qui vous ferait facilement croire qu’il est loin de vous, un peu distant, alors qu’il souffle tout simplement ses rêves au creux de votre oreille. Qui, soit dit en passant, est aussi producteur et a su s’assurer le concours de musiciens tels que Marc Ribot ou Archie Shepp. Le second – qui a lui-même écrit des textes pour Nougaro – est un béarnais cultivateur d’accents, un jongleur des mots, un vocaliste scatteur percutant. On n’oubliera pas sa présence au sein de la compagnie Lubat, ce dernier ayant été le batteur de… Claude Nougaro. En 2016, il publiait un 1 Time de toute beauté. Quant au troisième larron, qui a déjà eu l’occasion de travailler avec le premier, comptez sur lui pour ne pas s’en laisser… conter. Car ce saxophoniste supersonique admirateur de Sun Ra, une manière d’ogre en jazz, est aussi un chanteur, puissant et athlétique. Doublé (voire triplé) d’un showman charismatique. Souvenir personnel (et assez récent) d’un de ses concerts en trio à La Gare ou, un peu plus tôt, d’un passage ébouriffant au Chapiteau de la Pépinière dans le cadre de Nancy Jazz Pulsations…

    Leur disque s’appelle Nougaro, tout simplement. Et c’est un enchantement, une gourmandise dont on n’est pas près d’être rassasié. Oh, ici pas besoin de grands moyens, pas de surproduction en studio ! Rien de tout cela, ce serait même plutôt le contraire. L’économie – pour ne pas dire le minimalisme – est la force première de cette union pour le meilleur et pour le… meilleur ! Un piano, quelques percussions façon tambourin, un saxophone. Et trois voix qui se répondent en échos taquins (« Locomots ») ou prennent tour à tour la parole (« La pluie fait des claquettes »). Elles disent la même histoire, chacune à leur manière : Babx caresse des « Rimes » dont la musique si belle est signée Aldo Romano. Thomas de Pourquery, qui l’a aidé à conclure au saxophone alto, chuchote de son côté un époustouflant « À bout de souffle » sans note, tel le récitant d’une aventure confidentielle. André Minvielle chaloupe un « K-You K-Yaw » samba plus brésilien que nature ou chante a cappella un émouvant « Pommier de paradis ».

    Ce trio, très inspiré comme on l’aura compris, n’a pas cherché à tout prix à mobiliser Les Grands Succès de… pour mener à bien son entreprise enregistrée live. Faire revivre la musique de Claude Nougaro, lui offrir cette joie d’une nouvelle naissance passe avant toute chose par la passion du rythme et une vibration profonde. Nougaro est un disque conçu avec les tripes et le cœur, il est un petit moment suspendu, touché par la grâce. Grâce à Babx, André Minvielle et Thomas de Pourquery, les mots dansent toujours et dansent encore. Ils sont vivants, plus que jamais.

    Musiciens : Babx (chant, piano), André Minvielle (chant, percussions), Thomas de Pourquery (chant, saxophone alto).

    Titres : Pommier de paradis / Locomots / La pluie fait des claquettes / À bout de souffle / Rimes / K-You K-Yaw / Introduction piano / La vie en noir / C’est non ! / Cécile ma fille / Une petite fille / Pantoufles à papa

    Label : La Familia

  • Les murs délicats de Louis Sclavis

    Louis Sclavis, Characters on a wall, Ernest Pignon-Ernest, ecm, jazzLoin de moi l’idée de paraître un poil emphatique, mais il me semble impossible de considérer Louis Sclavis autrement que comme un musicien « compagnon de vie ». Je veux dire par là que son œuvre – car l’accumulation de ses enregistrements, par-delà son travail sur scène, en dessine une – est présente à chaque instant. Y compris en pensée, à la faveur d’un silence ou d’une pause. Ils sont plutôt rares, ces artistes capables de vous habiter à ce point. Voilà environ un quart de siècle que cela dure en ce qui me concerne. Vingt-cinq ans et autant d’albums, achetés au jour de leur sortie, quand ils n’ont pas fait l’objet d’une pré-commande.

    Parce que Louis Sclavis est l’incarnation de la multiplicité du jazz : amoureux des mélodies et des danses, explorateur invétéré de nouvelles pistes, brouilleur de frontières, capable de tendre au son de ses clarinettes un fil invisible qui relierait tradition et modernité. Écouter sa musique, c’est plonger dans le monde du beau mais aussi de l’incertitude. Chez lui, rien n’est jamais acquis et la répétition d’album en album est proscrite. Ce clarinettiste est un musicien en éveil.

    Avec Characters on a Wall, on pourrait imaginer un retour vers le passé puisque ce nouveau disque est inspiré par le travail du peintre Ernest Pignon-Ernest, tout comme l’était déjà Napoli’s Walls en 2003. On s’en tiendra là pour la comparaison. Louis Sclavis s’explique sur les différences entre les deux : « Ce disque n’a rien à voir avec le précédent. D’abord, j’y aborde une grande variété d’œuvres couvrant toutes les époques de la carrière de Pignon-Ernest, là où dans Napoli’s Walls je me concentrais sur un lieu et un projet. Et puis musicalement c’est tout à fait différent. Ma musique il y a quinze ans était très improvisée, traversée de sons électriques, synthétiques, il y avait la voix et la trompette de Médéric Collignon qui apportait des couleurs résolument expressionnistes à l’ensemble. Ce n’est pas du tout la même esthétique que celle développée avec ce quartet beaucoup plus jazz dans son format, ses sonorités et son sens de l’interplay ». Dont acte. À quoi il faut ajouter que les compositions ne sont en rien figuratives, les images étant là pour « faire surgir une énergie et un mouvement ».

    Pour mener à bien cette nouvelle entreprise, Louis Sclavis a fait appel à une formation acoustique composée de trois orfèvres dont il sait les qualités : Benjamin Moussay, pianiste dont l’élégance et la finesse ne sont plus à démontrer et qu’il côtoie depuis de longues années (Silk and Salt Melodies). Côté rythmique, une association qui s’est déjà fait entendre au temps du projet Loin dans les Terres : Sarah Murcia à la contrebasse et Christophe Lavergne à la batterie. Chez eux aussi, cette alliance si séduisante de force souple et de soin apporté au moindre détail.

    Les palmarès ne sont pas mon fort, parce qu’ils sont forcément injustes. Toutefois, Characters on a Wall est sans le moindre doute l’une des plus grandes réussites de Louis Sclavis et de l’année 2019. Voilà un disque au tempo souvent lent, pour ne pas dire majestueux (« L’heure Pasolini », « La dame de Martigues ») qui installe d’emblée un climat d’une sérénité profonde. Si la tension peut monter (le temps des « Extases ») et laisser la place à des temps d’improvisation (les magnifiques interventions de « Darwich dans la ville »), si parfois s’impose une réminiscence presque joyeuse malgré son titre d’un thème de Wayne Shorter (« Prison » et ses échos à « Adam’s Apple »), c’est d’abord l’union calme du collectif qui fait merveille ici, marquée par des prises de parole d’une concision symbole de maturité. Et sa grande douceur, aussi. Dans les remarquables notes de pochette signées Stéphane Ollivier, il est question de « délicatesse ». C’est un mot juste, qui nourrira chez vous le désir de plonger au beau milieu d’une galerie de personnages qui sont, certes, des points de départ mais la source d’une musique aux portes de la perfection.

    Musiciens : Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse), Benjamin Moussay (pianos), Sarah Murcia (contrebasse), Christophe Lavergne (batterie).

    Titres : L’heure Pasolini / Shadows and Lines / La dame de Martigues / Extases / Esquisse 1 / Prison / Esquisse 2 / Darwich dans la ville

    Label : ECM

  • Divorce à la Danoise

    Hasse_Poulsen.jpgHasse Poulsen a divorcé. Et alors, me demanderez-vous, en quoi cela nous regarde-t-il ? Je pourrais vous donner raison, parce qu’en effet la vie privée des gens ne nous concerne pas. Mais un avis si tranché risquerait de vous priver d’un bonheur musical que je vais évoquer ici en quelques lignes. Non sans vous proposer au préalable un rapide rappel « historique ».

    2003, Metz, Les Trinitaires : j’assiste à un concert du clarinettiste Louis Sclavis venu interpréter son répertoire Napoli’s Walls inspiré des fresques murales d’Ernest Pignon-Ernest dans la ville de Naples. Médéric Collignon est là, tout en cornet, yeux exorbités et scats survoltés. Vincent Courtois, plus discret fait entendre le chant de son violoncelle. Je découvre un guitariste dissonant et abrasif, de haute stature : Hasse Poulsen. Depuis cette époque lointaine, ce géant danois a su imposer son talent, en particulier au sein du trio Das Kapital, sans doute l’une des plus belles inventions du jazz de la décennie passée. Il est aussi un explorateur, en duo (avec Tom Rainey, Fabien Duscombs, Hélène Labarrière…), en quartet avec The Langston Project pour dire les textes de Langston Hugues ou dans le cadre d’une formation aux accents volontiers psychédéliques telle que SighFire. Tout récemment, sa guitare électrique est venue griffer le jazz gourmand et pétulant de Frizione, disque du saxophoniste Romano Pratesi entouré d’un véritable all stars (incluant Glenn Ferris, Stephan Oliva, Claude Tchamitchian, Christophe Marguet).

    Ce ne sont là que quelques exemples pour vous donner une idée de son activité polymorphe et rageusement créative. Mais attention : Hasse Poulsen – vous allez enfin savoir pourquoi je vous raconte toutes ces choses – est aussi un excellent interprète, dont les « chansons » avaient frappé juste à l’occasion de la parution il y a cinq ans de The Man They Cass Ass… Sings Until Everything Is Sold. J’en avais rédigé la chronique pour Citizen Jazz. J’y écrivais notamment : « Un songwriter de premier plan doublé d’un magnifique chanteur vient de voir le jour et s’expose enfin après de longues années de maturation ». Vous commencez à comprendre : lorsqu’un chroniqueur de haut niveau vit les heures difficiles de la séparation après vingt ans de vie commune, on devine que ce qu’il a à dire dépassera très largement le cadre de l’intimité d’un couple volant en éclats. Fin du rappel.

    Le temps est donc venu pour l’homme qu’on appelle Ass de partager Not Married Anymore, dont le titre parle de lui-même. Quinze compositions enregistrées en quatre jours au fin fond du Danemark, avec la complicité des compatriotes Henrik S. Simonsen et de Tim Lutte, sans oublier le rôle important joué par Gilles Olivesi pour le travail sur le son. Ici, pas de fioritures, c’est un enregistrement urgent, presque brut, qui est proposé, avec ce côté roots qui colle parfaitement à la nudité du propos. Les violons et les flonflons n’ont pas leur place ici. Voix + guitare + contrebasse + batterie et basta. Pas question d’une super production. Pas de solos non plus, ce n’est pas le moment d’en rajouter. Avec cet album très personnel, Poulsen dévoile un répertoire dont les premières compositions remontent à 2014 et parlent d’amour, de rupture, de regrets, d’espoir, en lien direct ou indirect avec son histoire. Autant de sentiments qui sont les siens, bien sûr, mais aussi ceux qui peuvent traverser chacun·e d’entre nous. Ce qu’Hasse Poulsen confirme : « Quand le privé ressemble à un regard involontaire dans une chambre, ça devient insupportable et embarrassant. J’espère que les chansons de Not Married Anymore ne donnent pas une telle impression de partage de détails banals et sans importance d’une vie sans intérêt. J’espère parler des émotions – souvent contradictoires – qu’on rencontre dans beaucoup de moments de vie ». Rassurons-le, cette exposition aux oreilles de tou·te·s n’est jamais dérangeante au prétexte qu’elle ferait de nous des voyeurs. Ces histoires d’amour, qu’elles finissent mal ou pas, sont universelles. Et ici fort justement racontées.

    L’album mêle ballades aux accents folk, country, bluegrass ou jazz, avec çà et là une pointe de rock à l’état brut et quelques tentations psychédéliques. Hasse Poulsen rend à sa manière un hommage appuyé à ceux qui habitent son Panthéon musical depuis toujours ou presque : Johnny Cash, Bob Dylan, Paul Simon, Elvis Costello ou Tom Waits. On pourrait ajouter Leonard Cohen. Cette sédimentation heureuse – dans un contexte qui ne l’est pas – fait de Not Married Anymore un disque qu’on ne cherchera pas à classer. Il est celui, je me répète, d’un songwriter au sens le plus noble et le plus intemporel du terme. Avec pas mal de titres qu’on serait tenté de fredonner (au premier rang desquels « Not Married Anymore »), si l’on ne craignait de paraître incongru en les chantonnant…

    Pour terminer cette note, j’aimerais partager un souvenir : l’année dernière, j’avais réuni à Paris quelques amis musiciens que je voulais associer à un événement personnel. Hasse Poulsen était de ceux-là. Il est arrivé, immense sur son vélo de course, sourire timide aux lèvres, simple comme bonjour. J’ignorais tout des moments pénibles qu’il traversait à cette époque. Il n’en a rien laissé paraître, alors que nous levions tous notre verre à une histoire qui, elle, était heureuse. Presque dix-huit mois plus tard, je mesure toute l’élégance de l’homme, au-delà de son immense talent de musicien. Je suis donc bien placé pour vous dire que Not Married Anymore est un écho supplémentaire de cette classe naturelle qui transpire de chacun de ses mots, de chacune de ses notes.

    Musiciens : Hasse Poulsen (chant, guitares), Henrik S. Simonsen (contrebasse), Tim Lutte (batterie), Gilles Olivesi (effets).

    Titres : Not Married Anymore / Drink to my Health / Ask Yourself / A Single Day / At the End of a Rope / What Kind of a World / Thanks for the Fight / This is the Day / Hollow Old Bone / I Need a New Girl / In a Dead Man’s Skull / What’s On Your Mind / Ship Full of Ghosts / Thousand Voices / Only Sometimes

    Label : Das Kapital Records

  • Dubois dans le jardin

    julien dubois, le jardin, jazzQuand on a – sans préméditation aucune – reçu un éveil musical passant, après les années d’enfance chantonnée, par le rock puis son évolution progressive (qu’on devrait plutôt qualifier de prospective, pour reprendre la suggestion d’Aymeric Leroy). Quand on a ensuite découvert le jazz-rock anglais (l’École de Canterbury par exemple) puis le jazz-rock américain (Miles Davis, Mahavishnu Orchestra), soit une belle ouverture vers le jazz, cet univers dans lequel je suis entré à pas de loup par la musique de John Coltrane, il y a de fortes chances pour qu’un disque revendiquant des influences multiples attire mon attention. La production discographique est abondante : aussi une sélection, instinctive ou intuitive, s’opère naturellement au cœur de toute la musique à écouter, avec pour conséquence la mise en avant de certains albums (pendant que d’autres sont mis de côté, malheureusement).

    C’est à n’en pas douter le cas pour Le Jardin, qu’a récemment publié le saxophoniste (alto) Julien Dubois. De lui, je ne connaissais rien, ou presque. J’ai compris que son parcours, passé aussi par la musique de chambre, était jalonné de références pouvant faire écho aux miennes : le jazz bien sûr, mais aussi le rock progressif (King Crimson est cité de manière récurrente), Zappa pour la surprise de scénarios tout en ruptures ainsi que des explorations sonores mâtinées d’électronique. Et même si l’arithmétique musicale d’un Steve Coleman, dont le systématisme m’a toujours laissé de marbre, est également évoquée au risque de m’éloigner, je ne peux que me féliciter d’avoir osé franchir le pas de cet espace paysagé et multicolore qu’est Le Jardin. Je passerai très vite sur les analogies avec le champ musical d’un Julien Dubois qui tracerait ici des lignes, ferait pousser des accords ou taillerait des rythmes à la manière d’un horticulteur ès sonorités. Je ferai également fi du caractère un poil énigmatique de la plupart des titres de compositions (voir plus bas), préférant entrevoir leur poésie sous-jacente. Il faut savoir ne pas trop en savoir…

    Parce que tout cela est vrai, sans doute, mais fait passer selon moi au second plan l’essentiel de la musique jouée par un quartet d’excellence au sein duquel je ne manque pas de souligner la présence de Simon Chivallon aux claviers, un pianiste dont j’avais beaucoup aimé la fibre coltranienne en 2018, à l’occasion de la parution de Flying Wolf. Oui, l’essentiel. Car si les compositions – reliées entre elles par la lecture d’un texte de Michel Foucault sur le thème des jardins – sont savamment construites, si leur complexité d’interprétation est réelle, elles sont d’abord habitées par une forme d’exultation poétique qui l’emporte sur toute autre considération. Et je rejoins en cela mon camarade Philippe Méziat qui écrivait : « Le quartet parvient à dépasser l’arithmétique pour atteindre à une certaine exaltation ». Le piège du trop écrit est déjoué, la méthode est suffisamment discrète pour ne pas refroidir l’ensemble et la fougue du quatuor – avec deux invités que sont Sylvain Rifflet au saxophone et Élise Caron au chant – balaie toutes les réserves qu’un surcroît de « cérébral » pouvait susciter. Le Jardin est un disque certes virtuose mais habité d’une joie véritable dont il ne se départit jamais. Il a une âme. Si vous êtes attentifs, vous entendrez même çà et là de petites créatures électroniques qui y circulent librement, histoire de vous faire comprendre que tout peut arriver et qu’aucune forme ne saurait être finie.

    Il ne vous reste plus qu’à vous laisser embarquer par la volubilité du saxophone alto de Julien Dubois et par les claviers de Simon Chivallon qui hissent des couleurs très chatoyantes. Son synthétiseur vous embarque parfois vers des contrées voisines de celles que beaucoup d’entre nous avaient pu visiter il y a bien longtemps, comme sur le final de « Allégeance au Dragon » avec ses élans façon Yes. Ces deux-là ont la capacité d'élaborer ensemble des textures sonores mouvantes d'une grande richesse, prenant appui sur une rythmique toujours à l'affût, composée d'Ouriel Ellert (basse) et Gaëtan Diaz (batterie).

    Le texte de Foucault évoque le jardin comme un lieu d’utopie : celui de Julien Dubois en est sans doute une, qui ne demande qu’à croître et laisser prospérer sa végétation plutôt luxuriante. Il est à coup sûr l’occasion de respirer un air des plus rafraîchissants.

    Musiciens : Julien Dubois (saxophone alto), Simon Chivallon (Rhodes et synthétiseurs), Ouriel Ellert (basse électrique), Gaëtan Diaz (batterie). Invités : Sylvain Rifflet (saxophone ténor), Élise Caron (chant).

    Titres : La tectonique des plaques partie I / Sisyphe ou la révolte du diminué / La chaîne de Fonzie / Deuxième vexation – Darwin / Icare ou le drame de l’augmenté / Allégeance au Dragon / La tectonique des plaques partie II / Warp Zone – niveau caché

    Label : Déluge