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  • Laurent Dehors Trio : « Moutons »

    003 - Laurent Dehors Trio - Moutons.jpg[Carnet de notes buissonnières # 004] Laurent Dehors est un saxophoniste clarinettiste, pour ne pas dire un multi instrumentiste. Un musicien prolifique qu’on connaît entre autres pour être le leader du Big Band Tous Dehors dont on recommandera l’excellent Les Sons de la Vie, publié en 2016 chez Abalone. Il est par ailleurs l’un des membres du Mega Octet d’Andy Emler, autre formation passionnante. Il revient aujourd’hui en trio, ce qui ne constitue pas sa première expérience en la matière puisqu’il en avait formé un premier avec le guitariste David Chevallier et le batteur Louis Moutin, puis un deuxième dont le batteur était Denis Charolles. Cette fois, il fait appel à deux membres de son Big Band : le jeune et bien nommé guitariste (qui joue notamment de la guitare à 7 cordes) Gabriel Gosse et le batteur Franck Vaillant, un sacré personnage précédé d'une réputation fougueuse. Ce n’est pas Médéric Collignon qui dira le contraire, puisque tous deux se côtoient au sein du très électrique Wax’In.

    Autant dire qu’avec l’énergie de ces deux-là, combinée à celle de Laurent Dehors et toutes ses ressources sonores, on est en présence d’une formation dont la force est celle du rock et les rebondissements multiples, les surprises et les jeux ceux de la liberté assez typique de cette musique qu’on appelle jazz. Laurent Dehors joue du saxophone ténor ou soprano, de la clarinette en si bémol, mais aussi de la clarinette basse et contrebasse. Ajoutez une guimbarde, sa voix et quelques effets supplémentaires et vous obtenez un mélange tonique et détonant. Le disque s’appelle Moutons, on en demanderait volontiers le remboursement par la Sécurité Sociale tant il s’apparente à une cure énergétique.

    Laurent Dehors (saxophones, clarinettes, guimbarde), Gabriel Gosse (guitare 7 cordes, guitare acoustique, banjo), Franck Vaillant (batterie, batterie électronique).

    Label : Tous Dehors / L’Autre Distribution

  • Samuel Blaser : « Early in the Mornin’ »

    samuel balser, trombone, early in the mornin, outnote records, jazz, blues[Carnet de notes buissonnières # 003] J’ai déjà évoqué ici-même Samuel Blaser, à l’occasion de la sortie de son album Spring Rain. S’il fallait résumer la personnalité de cet Helvète prolifique, je le qualifierais d’avant-gardiste curieux de toutes les musiques. En se penchant sur sa discographie des sept ou huit dernières années, on comprend que le tromboniste est capable de revisiter la musique de Guillaume de Machaut ou celle de Monteverdi comme de se confronter à des expériences beaucoup plus free et contemporaines, notamment celles qui l’ont conduit à travailler avec le guitariste Marc Ducret. Si Samuel Blaser est sensible à la qualité des mélodies, il n’en cherche pas moins à élargir le champ musical de son instrument et à se libérer des contraintes. Il a fait du trombone un instrument total, il peut en exploiter toutes les possibilités mélodiques et rythmiques.

    Cette fois, Samuel Blaser a… un coup de blues ! Non qu’il soit triste, loin de là, mais il veut célébrer le blues – celui des origines – en compagnie d’un groupe exceptionnel composé de Russ Lossing aux claviers (déjà présent sur Spring Rain), Masa Kamaguchi à la contrebasse et Gerry Hemingway (autre compagnon de longue date) à la batterie. Et pour que la fête soit plus belle encore, Samuel Blaser a fait appel sur plusieurs titres à deux musiciens prestigieux : le saxophoniste américains Oliver Lake et le trompettiste, non moins américain, Wallace Roney. Avec un tel compagnonnage, on imagine bien que Early In The Mornin’ – tel est le nom de l’album publié chez Out Note Records – est une réussite. Et si Samuel Blaser signe lui-même quelques compositions, le disque est aussi pour lui l’occasion de revisiter des thèmes issus de ce qu’on appelle les work songs, des chants traditionnels, mais aussi de la musique country ou folklorique anglaise et irlandaise. Attention, il s’agit une relecture à la manière de Samuel Blaser, et l’on sait que le tromboniste est capable de toutes les transformations. Le résultat est réjouissant, gourmand : s’il fallait vous convaincre, je vous inviterais à écouter par exemple ce « Levee Camp Moan Blues » dont on peut retrouver en cherchant un peu une version de 1927 par Texas Alexander & Lonnie Johnson. Cerise sur le gâteau, les invités Oliver Lake et Wallace Roney sont présents sur ce titre. Une fête !

    Samuel Blaser (trombone), Russ Lossing (piano, claviers, moog), Masa Kamaguchi (contrebasse), Gerry Hemingway (batterie) + Oliver Lake (saxophone alto), Wallace Roney (trompette).

    Label : Out Note Records

  • Nicolas Gardel & Rémi Panossian : « The Mirror »

    remi panossian,nicolas gardel,the mirror,jazz[Carnet de notes buissonnières # 001] Un pianiste : Rémi Panossian, et un trompettiste : Nicolas Gardel. Tous deux se connaissent depuis longtemps, mais ils n’avaient encore jamais enregistré ensemble. Le second était toutefois le directeur artistique de Do, l’album solo du premier paru l’année dernière. Rémi Panossian, on le connaît bien, par son trio RP3 avec Maxime Delporte (contrebasse) et Frédéric Petitprez (batterie). Quant à Nicolas Gardel, il est – entre autres expériences – le leader d’un sextet nommé The Headbangers, qui a publié en 2018 son deuxième disque, The Iron Age.

    Faut-il déceler une forme de gémellité entre ces deux musiciens qui se connaissent sur le bout des doigts en se présentant parfois comme des frères ? Leur album s’appelle The Mirror (« Le miroir ») : considérons-le comme un double reflet, celui de leurs personnalités musicales respectives. Rémi Panossian et Nicolas Gardel interprètent des compositions originales mais aussi des reprises – de standards notamment – et n’hésitent pas à lorgner du côté d’un répertoire plus pop voire soul, tel « Lean On Me » de Bill Withers qu’ils enchaînent avec « Things Ain’t What They Used To Be » ou bien encore « If I Were Your Woman » de Gladys Night & The Pips. On peut parler de musique épanouie, mure et fluide. Autant de qualités qui trouvent leur source dans l’énergie très solaire du jeu de Panossian, en pleine adéquation avec l’intensité de celui de Gardel. A moins que ce ne soit l’inverse !!! Leur reprise de « I Got Rhythm » de George et Ira Gershwin est à cet égard exemplaire. Tout y est : puissance, lyrisme et dans ce cas précis, vélocité. À consommer sans modération.

    Nicolas Gardel (trompette, batterie), Rémi Panossian (piano).
    Label : Matrisse Productions

  • Évolution française

    Das Kapital - Vive la France.jpgQuand une année commence avec un nouveau disque de Das Kapital, on se plaît à imaginer qu’il s’agit d’un signe encourageant. Surtout lorsqu’on prend connaissance, tout en écoutant les premières mesures de Vive la France, de la note d’intention qui sous-tend un album dont le pouvoir de séduction est instantané, ce à quoi le trio nous a habitués, soit dit en passant : « On dit que le rock est mort. On dit que le jazz l’est aussi. On a enterré le socialisme. La liberté a été sécurisée. 68 est en retraite. On nous ordonne de nous divertir. On nous impose d’avoir peur et de se méfier d’autrui. Enfin, ce n’est pas vraiment notre genre. » Pas le nôtre non plus : que Daniel Erdmann (saxophones ténor et soprano), Hasse Poulsen (guitare et mandoguitare) et Edward Perraud (batterie, électronique) en soient certains !

    Vive la France, donc ! Un sacré titre et un vaste programme, doublé d’un clin d’œil visuel typique de l’humour décalé du trio international : on y voit trois astronautes – en l’occurrence, il faudrait parler de spationautes – plantant le drapeau bleu blanc rouge sur le sol de la Lune. Et lorsqu’on ouvre la pochette, on est accueilli par De Gaulle-Erdmann, Napoléon-Perraud et Louis XIV-Poulsen… Serait-ce là un nouveau livre d’histoire pour ces musiciens dont la renommée s’était faite voici plus de dix ans maintenant autour de leur relecture de la musique de Hans Eisler, compositeur prolifique de l’hymne national de la RDA ? Va savoir… Ce dont on peut être certain, c’est que le trio assume une fois encore une forme de dérision associée à la volonté d’écrire sa musique en la fondant sur un patrimoine. C’était déjà un peu le cas il y a trois ans, lors de la sortie d’un disque dont le titre était à lui seul un programme clin d’œil : Kind Of Red. Un manifeste jazz revêtu de chapkas !

    J’évoque ici l’idée d’un patrimoine, un mot qu’il faut comprendre dans son acception la plus large : on pourrait s’étonner en effet que Das Kapital aligne sur sa table de travail, sans distinction de classe, des œuvres signées Maurice Ravel (« Pavane pour une infante défunte »), Erik Satie (« Gymnopédie »), Jean-Baptiste Lully (« Marche pour la cérémonie des Turcs ») ou Georges Bizet (« L’Arlésienne ») avec d’autres que d’aucuns (dont moi) n’hésiteraient pas à qualifier de mineures. Je pense en particulier à cette insupportable scie nommée « Born To Be Alive », qui allait faire souffrir nos oreilles dès la fin des années 70 au long du martyr disco, ou à la rengaine essoufflée et geignarde « Comme d’habitude ». La chanson française est d’ailleurs en très bonne place dans ce disque, avec des reprises du répertoire de Barbara (« Ma plus belle histoire d’amour »), Georges Brassens (« Le temps ne fait rien à l’affaire »), Jacques Brel (« Ne me quitte pas ») ou Charles Trénet (« La mer »). Un patrimoine donc, pour raconter une histoire de France en quelques notes. Tel est le défi du trio.

    Vive la France est peut-être moins revendicatif d’un point de vue politique que ses prédécesseurs en ce qu’il semble avant tout taquiner l’esprit cocardier de l’Hexagone plutôt que d’appeler à la vigilance (encore que…). C’est là finalement un détail. Mais quelle belle façon d’assembler toutes ces pièces d’un puzzle disséminées au fil du temps, depuis la Renaissance et « Les deux yeux bruns, doux flambeaux de ma vie » d’Antoine de Bertrand (et des mots de Ronsard). On retrouve ici, dans une mise en place d’une grande sobriété, ce qui fait la signature du groupe : le saxophone y est volontiers tout en velours, un brin crooner, Daniel Erdmann revendiquant cette expression qu’il a employée il y a quelques semaines lors d’une petite conversation avec moi après le concert de sa Velvet Revolution au Manu Jazz Club de Nancy ; la guitare d’Hasse Poulsen, acoustique la plupart du temps, est très vite buissonnière, prête aux bifurcations et aux échappées free, trouvant du côté d’Edward Perraud une complicité aux accents libertaires. La (nécessaire) reconstruction de « Comme d’habitude » est à cet égard exemplaire : une fois passée les premières notes – que chacun de nous connaît –  égrenées par une guitare aigrelette sur les motifs cycliques du saxophone ténor, Das Kapital va tout de suite voir ailleurs, le trio quitte l’asphalte trop lisse à son goût pour cheminer sur un sentier plus escarpé et découvrir des paysages qu’on ne soupçonnait pas et dont il connaissait l’existence. Il n’en reste pas moins que de l’écoute répétée du disque se dégage un sentiment d’apaisement, de force tranquille. Parfois secoué d’un bon gros frisson électrique il est vrai, le temps d’un blues noueux, comme celui qui vient transcender ce « Born To Be Alive » qu’on avait jusque-là plutôt envie de garder à distance. Das Kapital est finalement porteur d’un message d’union bien plus que d’une volonté de division. On hésitera à qualifier Vive la France, qui sort cette semaine chez Label Bleu, de disque consensuel parce qu’il pourrait alors être soupçonné de mièvrerie, bien loin de ses incandescences suggérées. Disons les choses en toute simplicité : Daniel Erdmann, Hasse Poulsen et Edward Perraud, sous leurs airs de garnements, sont des amoureux de la musique, de toutes les musiques. Et les inventeurs de la leur.

    Pour finir, on n’oubliera pas de mentionner une fois de plus le travail d’orfèvre accompli par Michael Seminatore dont le travail sur le son est remarquable. Ce grand monsieur nous a habitués à la qualité depuis quelques années, il est donc bien agréable de le saluer ici.

  • Heureuse sélection

    Ayler_Records.jpgMême s’il m’est arrivé par le passé de m’adonner à l’exercice consistant à élaborer le Top 10 (ou plus) de mes disques de l’année, j’ai fini par prendre depuis un bon bout de temps mes distances vis-à-vis d’un palmarès trop souvent injuste à l’égard de ceux qui n’y figuraient pas et qui pour pas mal d’entre eux auraient mérité une distinction. Classement, évaluation, notation... Non, je n’en veux plus, tout cela me rappelle un peu trop le monde de la performance dans lequel nous vivons, loin de toute idée de solidarité. Mais j’aime la contradiction et j’assume le fait d’avoir en tête quelques galettes dont je me souviens plus que d’autres, après ces innombrables heures d’écoute depuis le mois de janvier. Chassez le naturel...

    Il faut dire aussi qu’à mon modeste niveau, ce travail – qui a débouché sur des chroniques (pas assez nombreuses, je le sais) destinées au magazine Citizen Jazz, à quelques textes (trop rares à mon goût) figurant du côté de mes Musiques Buissonnières ou sur le livret de différents CD (quatre cette année) ; sans oublier une exposition programmée à l'automne 2019 – a des airs de macération sans fin. Il est presque impossible de se libérer l’esprit de toutes ces musiques entendues et écoutées, au point que d’autres sources finissent par devenir inaccessibles (ah, le manque de temps pour la lecture...).

    Alors, en fermant les yeux durant de longues minutes, dans le silence d’une fin de nuit, j’ai voulu explorer mentalement les quelque 240 références (CD, LP pour l’essentiel) qui sont venues s’ajouter à ma discothèque en 2018. Le questionnement était à la fois simple et multiple : sachant que j'étais incapable de me rappeler tous ces disques, lesquels resurgissaient spontanément parmi cette masse d’albums ? Quels sont ceux vers lesquels j’avais l’impression (fausse parfois) d’être revenu le plus souvent ? Avec lesquels avais-je ressenti le plus de résonance ? Connu un plaisir simple, celui de la mélodie qui enchante et se chante ou celui, plus brutal, du coup de poing qui coupe le souffle, de la zébrure qui vous griffe ? Quels disques avaient su attiser ma curiosité en offrant un moment réellement nouveau ? Quand avais-je connu ce privilège de me sentir perdu par une œuvre au bout de laquelle je finissais par me retrouver ? Questions multiples pour des sensations diverses, entre confort et incertitude. À l’image de la vie, sans doute.

    Une année, c’est court et long à la fois, chacun d’entre nous passe par différents états, une même musique pouvant susciter une vibration variable en fonction du jour ou de l’heure, voire de la saison. Il est des disques d’été, d’autres de printemps ; des disques du matin et des disques du soir. Tout cela est le résultat d’un processus complexe, dont le cap est difficile à maintenir compte tenu d’une variété d’esthétiques – de la plus consensuelle à la plus radicale – au cœur de laquelle il fait bon s’immerger.

    Il ne s’agissait en aucun cas pour moi d’exclure tous les autres – tant s’en faut – mais de réfléchir le moins possible et privilégier ainsi à travers cet effort mental la plus grande spontanéité. C'est en cela que ma sélection n'a finalement rien à voir avec un classement. Pour le reste, on verrait bien le résultat...

    Mais je vous parle de moi et cela n’intéresse personne, après tout. Alors voici une drôle de liste – partielle parce qu’il n’est matériellement possible de prêter l’oreille qu’à un modeste échantillon de ce qui a vu le jour en 2018 ; partiale puisque passée au tamis d'une perception subjective parfois connectée à des événements externes dont certains disques peuvent être les échos ; injuste parce que fruit d’une sélection qui serait peut-être différente à quelques heures près – soit vingt disques présentés ici par ordre alphabétique du nom des musiciens ou des formations.

    Les heureux « surgissants » sont donc :

    Azeotropes
    Sophie Bernado, Hugues Mayot, Raphaëlle Rinaudo: « Ikui Doki »
    Samuel Blaser : « Early In The Mornin' »
    Emmanuel Borghi: « Secret Beauty »                
    Hugh Coltman : « Who’s Happy ? »
    Peter Corser, Johan Dalgaard, Hasse Poulsen : « Sigh Fire »
    David Crosby : « Here If You Listen »
    Alban Darche & L’Orphicube : « The Atomic Flonfons »
    Riccardo Del Fra : « Moving People »
    Thomas Delor : « The Swaggerer »
    Daniel Erdmann & Christophe Marguet : « Three Roads Home »
    Stéphane Kerecki : « French Touch »
    King Crimson : « Meltdown »
    Thierry Maillard Big Band : « Pursuit Of Happiness »
    Christophe Monniot & Le Grand Orchestre du Tricot : « Jerico Sinfonia »
    Émile Parisien Quartet : « Double Screening »
    Vincent Peirani Living Being II : « Night Walker »
    Possible(s) Quartet : « Songs From Bowie »
    Sofie Sörman : « Vindarna »
    Samy Thiébault : « Caribbean Stories »

    Deux personnalités émergent à la lecture de ce micro Panthéon. Il y a d’abord Émile Parisien, présent ici à plusieurs reprises puisqu’on le trouve en action sur le nouveau disque de son quartet, Double Screening mais aussi au meilleur de sa forme aux côtés de Stéphane Kerecki (French Touch) et de Vincent Peirani (Night Walker). Ce triptyque aurait pu devenir une sorte de tétralogie enchantée grâce à son autre disque paru cette année, Sfumato Live In Marciac. Émile Parisien semble parfois sur tous les fronts et le saxophoniste a, en outre, ce talent rare d’avoir su trouver une identité sonore. Avec lui, le jazz est organique, vibrant et source d’étonnement. Sa musique est de celles qui ne me quittent jamais.

    L’autre « héros » de mon année 2018 est sans conteste Stéphane Berland, dont le label Ayler Records a déployé plus que jamais de magnifiques couleurs. On le retrouve ici à deux reprises, avec la Jerico Sinfonia de Christophe Monniot et Ikui Doki, du trio Bernado - Mayot - Rinaudo. Ces deux albums ne sont qu’une part du travail fourni par celui qui va en arrêter bientôt la production (mais pas la diffusion, fort heureusement) et je me dois de citer quatre autres disques publiés cette année sous cette belle bannière, et dont les effets sont durables autant qu'enrichissants : Zèbres, par le duo de cordes formé de David Chevallier et Valentin Ceccaldi ; Vernacular Avant Garde par le Peter Bruun’s All Too Human ; Chez Hélène, conversation renversante entre le guitariste Marc Ducret et la contrebassiste Joëlle Léandre ; Sub Rosa, enfin, par le trio très free de la pianiste Cécile Cappozzo. Il faut oser ce jazz-là, et Stéphane Berland l'ose. Ce qui ne nous interdit nullement d'avoir, lui et moi, une conversation nourrie au sujet des disques de... Jean-Michel Jarre ! Cet éclectisme qui le caractérise aussi est sa richesse. Bravo et merci à lui.

    2019 approche à grands pas. Comment ne pas souhaiter qu’en musique au moins, la nouvelle année soit aussi riche que celle qui va prendre fin ? Pour le reste, on n’ose plus vraiment imaginer ce que sera demain. Soyons vigilants sur le respect de nos droits civiques, soyons curieux et solidaires, ce sera déjà beaucoup !

  • Tout d’un coup, Ikui Doki…

    ikui doki,ayler records,stephane berland,jazz,sophie bernado,hugues mayot,raphaelle rinaudoIl est comme ça des disques qu’on ne choisit pas. Il serait d’ailleurs plus juste de dire que ce sont eux qui vous choisissent. Voilà qui peut sembler bizarre comme façon de décrire un phénomène que je vous souhaite de connaître (ou d’avoir connu) un jour ou l’autre, tant il est source de plaisir, mais c’est exactement ce que je viens de vivre avec Ikui Doki. Alors qu’une montagne de disques attend ma plume, en voici un qui la chamboule, s’installe tout en haut et réclame son dû. Je me suis laissé faire…

    Lorsqu’on y réfléchit, tout cela s’explique assez aisément, car Ikui Doki signifie « tout d’un coup », en japonais. Et c’est bien vrai qu’on reçoit cette musique « en une seule fois », sans ressentir le besoin de l’analyser dans ses détails (plus tard, peut-être, et encore…). C’est un tout qui vient vers vous et vous accorde le privilège de s’insinuer avec beaucoup de subtilité au plus près de vos émotions. Et je ne saurais, une fois encore, remercier assez Stéphane Berland dont le label Ayler Records (qui va malheureusement cesser sa diffusion) de m’avoir permis d’être à ce point ému et bouleversé par le travail d’un trio vraiment pas comme les autres. Alors ruez-vous sur la page de présentation du disque, écoutez-en les extraits disponibles, n’hésitez surtout pas à le glisser dans votre panier et au besoin, souvenez-vous de mes autres (et non exhaustives) recommandations en fin d’article.

    Un trio donc, dans une formule instrumentale qui me semble inédite – mais je ne suis pas omniscient, n’hésitez pas à me démentir – puisqu’il se compose de Sophie Bernado au basson et au chant, Hugues Mayot au saxophone et à la clarinette et Rafaelle Rinaudo à la harpe. Je signale en passant que la première est par ailleurs membre du très bel ensemble Art Sonic emmené par Sylvain Rifflet et Joce Mienniel (écoutez la magie de Cinque Terre ou de Le petit bal perdu) et que le second, qui vient de contribuer pleinement aux quatre années de l’ONJ Olivier Benoit, s’est fendu il y a peu d’un excellent What If, paru chez ONJ Records. Je découvre en revanche la harpiste, dont on sait la passion pour un instrument qu’elle sait parfaitement décloisonner et, pour ce qui concerne Ikui Doki, transformer.

    Difficile de décrire la musique d’Ikui Doki qui n’appartient qu’à elle-même. L’expression consacrée serait : sui generis. Le trio avance en douceur, comme sur la pointe des pieds, à l’instar de « Pemayangtse » qui ouvre l’album comme s’il sortait de l’ombre. Si l’on voulait filer la métaphore picturale, on pourrait dire que là où certains peintres dessinent des soleils couchants ou des paysages marins aux ciels tourmentés, il serait plutôt question ici d’une lune rousse apparaissant dans un voile nuageux. On me pardonnera cette image qui m’est apparue spontanément à l’écoute de la musique du trio. Présente et discrète en même temps, d’une douceur apparente ayant repoussé la mièvrerie. Une musique de chambre suggérée, héritière sans doute des compositeurs du début du XXe siècle, se teintant de nuances qui évoquent parfois l’époque médiévale ou le folklore celtique (« Chant pastoral », ou la magnifique conclusion chantée de « Secretly In Silence »). Elle peut aussi s’ouvrir à une esthétique sérielle (« My Taylor Is Reich », marqué par Steve Reich bien sûr mais qui doit autant à Claude Debussy et Philip Glass, en passant de l'un à l'autre par le chemin de la dissonance) ou inoculer un jazz sinueux et scandé, libre de ses mouvements (« LSP »). Souvent minimaliste, volontiers joueuse ou mystérieusement animale (« Tiger », « Cats & Dogs »), économe de ses notes et d’une grande prégnance, jamais doucereuse. Parfois, il lui suffit de trente secondes pour dire l’essentiel, le temps d’un « Jingle ». De magnifiques mélodies surgissent (« Chant pastoral », une fois encore, ou « Almanita »), délicatement soulevées par une alliance instrumentale équilibrée qui jamais ne cherche le « joli » mais semble plutôt poussée par sa recherche de justesse dans la retenue et de combinaisons d’effets discrets.

    Je n’irai pas par quatre chemins : même si j’ai renoncé depuis belle lurette à l’exercice un peu vain du palmarès annuel, Ikui Doki sera l’un de mes temps forts musicaux de l’année. Et je sais qu’il va tourner, tourner, tourner encore.

    Pour finir, je reviens à cette histoire d’Ayler Records qui va bientôt prendre fin. Fort heureusement, la diffusion ne va pas cesser et je me permets de vous suggérer de passer un peu de temps à découvrir le catalogue de ce label qui s’est toujours montré résistant. Parmi les dernières (et magnifiques) productions, je peux citer – entre autres – Chez Hélène par le duo Joëlle Léandre & Marc Ducret ou l’ambitieuse Jerico Sinfonia de Christophe Monniot. Tiens, j’ai bien envie, aussi, de vous suggérer Le Miroir des Ondes de Michel Blanc avec ses rappels radiophoniques des années 70 qui devraient parler à quelques-uns d’entre vous. Fouinez, laissez-vous surprendre, c’est ainsi qu’on se sent humainement plus riche, quand on a fait le premier pas vers ces mondes cachés dont les espaces sont néanmoins infinis.

  • Sur la terre comme au ciel

    kamasi washington,heaven and earth,jazzJe viens d’écouter les 40 premières des 145 minutes qui forment Heaven and Earth, le nouveau (double) CD du saxophoniste Kamasi Washington. À vrai dire, je ne sais pas si j’irai plus loin ou du moins, je considérerai cette abondante production avec la distance nécessaire, face à un artiste précédé d’une réputation très flatteuse.

    Ce disque s’inscrit dans la continuité de The Epic, paru il y a trois ans (c’était un triple CD) et qui était loin d’être déplaisant. Je m’en étais fait l’écho dans une chronique pour le magazine Citizen Jazz. Ma conclusion d’alors pourrait, à un détail près, être celle qui me vient à l’esprit aujourd’hui : « On peut sans difficulté se laisser embarquer dans cette croisière aux couleurs luxuriantes : elle n’est jamais ennuyeuse, et chacun doit pouvoir y entendre les échos de son propre panthéon musical ». Un détail, oui, parce que cette fois, l’ennui pointe le bout de son nez…

    Kamasi Washington est souvent présenté comme le « nouveau messie du jazz », soit un musicien qui voudrait rassembler au-delà du cercle de cette musique, et amener à lui ceux qui ne l’aiment pas ou croient ne pas l’aimer, par ignorance sans doute. Pourquoi pas après tout…

    Oublions toutefois cette communication made in US un poil simpliste. Car la cuisine est ici un peu « bourrative », il faut bien le reconnaître : le format XXL de la formation, les arrangements massifs et lourdauds des cordes et des chœurs, ce côté « attrape-tout » des influences, les chorus souvent trop longs, toute cette accumulation mène à une lassitude qui s’insinue au fil des minutes. On ne peut pas dire que la tambouille de Washington soit mauvaise. Non, elle est juste trop copieuse, elle manque de saveur et d’épices. Pour ce qui me concerne, je n’arrive pas à me défaire d’un double sentiment de déjà entendu : par la répétition des grandes lignes de The Epic d’une part ; par les évocations appuyées des musiciens qui inspirent Kamasi Washington, d'autre part. Et puis, à force de vouloir rassembler aussi largement, on prend le risque d’une dilution et d’un réel affadissement.

    Ne jouons pas les grincheux toutefois… Tant mieux si les plus jeunes, après avoir écouté ce disque, se tournent ensuite vers Pharoah Sanders, John Coltrane, Cannonball Adderley, Curtis Mayfield et les autres, tous ceux qui ont écrit l’histoire de la Great Black Music. Au moins ce disque, comme le précédent, en sera reconnu comme une porte d’entrée, à défaut de nous embarquer vers le futur et de nous faire marcher sur l’eau. Ce n’est déjà pas si mal…

  • Coltrane multidirectionnel

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    C’est à la fin du mois de juin que le label Impulse publiera un enregistrement inédit de John Coltrane sous le titre posthume Both Directions At One : The Lost Album. Si l’on veut être précis, on pourra rappeler que celui-ci remonte au 6 mars 1963 et qu’il eut lieu dans le studio de Rudy Van Gelder (Englewood Cliffs, New Jersey), qui était comme la deuxième maison du saxophoniste. Les archivistes en connaissaient l’existence mais c’est tout récemment que Ravi Coltrane (fils de) s’est vu confier les bandes qui dormaient quelque part dans la famille de Naima, la première femme de John Coltrane. Une aubaine dont la presse s’est déjà largement fait l’écho, ici ou par exemple.

    Cinquante-cinq ans plus tard, cette « exhumation » a des allures d’événement majeur. Du moins pour tous ceux que la carrière fulgurante de John Coltrane passionne. Et ceci pour différentes raisons que j’aimerais expliquer ici.

    La première est on ne peut plus simple : tout enregistrement inédit de John Coltrane est un cadeau. Apprenant la bonne nouvelle, Sonny Rollins a d’ailleurs comparé ce nouveau disque à la pièce d’une pyramide dans laquelle on entrerait pour la première fois. Une magnifique preuve d’admiration de la part de cet autre tenant d’une tenor madness ! On n’oubliera pas en effet que Coltrane est l’une des figures majeures de la musique au XXe siècle et que son œuvre dépasse très largement le cadre du jazz. Avec lui, nous sommes en présence d’une aventure unique, artistique et humaine à la fois. La musique de Coltrane fut une quête qui a tout chamboulé sur son passage. Qui pourrait donner le nom d’un·e musicien·ne qui, depuis sa mort en juillet 1967, a marqué l’histoire autant que lui ? Ne cherchez pas, vous n’en trouverez pas. Par sa dimension spirituelle et son engagement profond, par son caractère total, par son Cri, la musique de Coltrane reste d’actualité et le demeurera pour longtemps.

    La seconde tient à la période très particulière dans laquelle s’inscrit cette session studio. On connaît la profusion discographique de Coltrane, en leader ou aux côtés de Miles Davis et Thelonious Monk, depuis 1955. Mais en 1963, le saxophoniste enregistre très peu. Suivons la piste : la session du 6 mars est la première de l’année et sera suivie, dès le lendemain, par une autre qui donnera le jour au magnifique John Coltrane & Johnny Hartmann. Ensuite, il faudra se contenter de deux compositions enregistrées le 29 avril (« After The Rain » et « Dear Old Stockholm ») publiées plus tard sur l’album Dear Old Stockholm et, pour la première, également sur Impressions. Encore s’agit-il d’un moment particulier puisqu’Elvin Jones et confronté à des problèmes de drogue et se voit remplacé par Roy Haynes. Enfin, le quartet classique se retrouvera en studio le 18 novembre pour enregistrer « Your Lady » et trois prises de « Alabama » (dont deux restées inédites à ce jour), qui trouveront place sur… Live At Birdland, enregistré quant à lui le 8 octobre 1963 et sur la réédition duquel (en 1996) figurera en guise de bonus track l'une des prises de « Vilia » enregistrée le... 6 mars 1963 ! Vous me suivez ? La discographie de Coltrane, c'est vrai, n’est pas toujours facile à suivre, Impulse étant loin de l'exemplarité en matière de rééditions. On comprend donc la valeur d’une session complète qu’on n’espérait plus écouter ! Et puisqu’il est question de rareté, il faut savoir que l’année 1964 aura également été marquée par bien peu de passages en studio : le 27 avril et le 1er juin pour deux sessions qui aboutiront à l’album Crescent et le 9 décembre pour l’enregistrement de A Love Supreme (avec un retour le lendemain pour quelques prises alternatives en sextet). Il en ira tout autrement pour 1965, que j’avais qualifiée d’année héroïque dans un article écrit pour Citizen Jazz. La suite est une course contre la montre, pour ne pas dire contre la mort, avec l’éclatement du quartet et une ligne droite finale incandescente.

    La troisième raison explique le titre que les héritiers de Coltrane ont donné à ce disque : Both Directions At Once, soit « deux directions en même temps ». C’est peu dire que la musique du saxophoniste a connu une évolution foudroyante, que les spectateurs de l’Olympia en mars 1960 avaient pu percevoir lors d’un concert du quintet de Miles Davis entré dans la légende (et récemment optimisé dans un indispensable coffret intitulé Miles Davis / John Coltrane : The Final Tour, The Bootleg Series Vol. 6). Coltrane était ailleurs, son langage n’appartenait qu'à lui-même, il l’inventait jour après jour et, comme le dit très bien Matthieu Jouan dans sa chronique : « Il joue une musique qui deviendra la référence du jazz pendant des décennies, mais pour l’instant, il est le seul ». D’où l’incompréhension d’une partie du public ce soir-là… En 1963, Coltrane est en quelque sorte à la croisée des chemins, il balance encore entre un jazz de facture « classique » (les guillemets signifient qu’en ce qui le concerne, il n’est pas ordinaire pour autant), comme le prouvera la session du 7 mars avec Johnny Hartmann, et une recherche au plus profond de l’âme. Petit à petit, la dimension spirituelle de sa musique va prendre le dessus et balayer tous les repères sur lesquels chacun pouvait s’appuyer. Coltrane à la recherche d’un langage universel. Au sujet du disque dont il a assuré la réalisation, Ravi Coltrane dit très justement qu’il permet de comprendre « John Coltrane avec un pied dans le passé et un pied tourné vers l’avenir ».

    Both Directions At Once devrait voir le jour sous deux formes : un CD simple avec les sept compositions inédites et un double qui comprendra différentes versions alternatives. Les titres sont les suivants : « Untitled Original 11383», « Nature Boy », « Untitled Original 11385 », « Untitled Original 11386 », « Impressions », « Slow Blues Original », « One Up One Down », « Vilia » .

    En compulsant les archives dont je dispose, j’en viens à rêver d’une autre exhumation, celle de quelques enregistrements inédits de l’année 1967, eux-mêmes en provenance du studio Rudy Van Gelder : je pense à une session du 27 février (« E Minor », « Half Steps »), à six compositions d’une session du 29 mars numérotées de 1 à 6 et pour finir, à deux compositions de la dernière session, deux mois jour pour jour avant la mort du saxophoniste, le 17 mai (« None Other » et « Kaleidoscope »). On dit qu’ils sont en possession de Ravi Coltrane…

    En attendant le 29 juin 2018, voici un premier extrait de la session du 6 mars 1963.

  • Ici, sans bruit et nulle part Ayler…

    peter_brunn.jpgÇa fait un bout de temps que je voudrais évoquer ici le travail de Stéphane Berland. Ce passionné éclectique veille en effet avec un soin méticuleux, pour ne pas dire amoureux, sur un double label dont il est à la fois l’âme et la tête pensante. Double, oui : le premier, Ayler Records, publie des enregistrements sous la forme de disques, des vrais, avec une belle pochette digipack et un CD dedans, tandis que le second, Sans Bruit, se limite mais peut-on parler de limite quand il est question de passion et d'exigence ?  à des sorties au format numérique exclusivement. Il m’arrive souvent de penser qu’il faut être courageux, voire un peu fou, pour être traversé par l’idée de prêter vie à une entreprise aussi audacieuse en nos temps de consommation musicale « gratuite », surtout lorsque les choix artistiques de la personne qui la dirige sont frappés au sceau d’une forme réelle d’insoumission. On n’entre pas chez Ayler ou Sans Bruit sans imaginer que quelque chose de différent va se produire. Ici les musiciens (ou musiciennes) ne cherchent pas le consensus : ils explorent, confrontent leurs imaginaires en toute liberté, empruntent des chemins éloignés des autoroutes musicales mainstream, prennent le risque parfois de heurter la sensibilité de certaines oreilles habituées au confort de la répétition. Chez eux, on voit et surtout on entend bien que la musique est une matière première dont le modelage est infini et que rien ne saurait être asséné comme vérité.

    Au cours de la période récente, Ayler a laissé la créativité de quelques artistes précieux s’exprimer avec beaucoup de générosité : en témoigne par exemple Garden(s) signé Daunik Lazro, Didier Lasserre et Jean-Luc Cappozzo. Une formule atypique (saxophone, trompette, batterie) grâce à laquelle le trio cultive un désir d'échappées qui s'épanouit aussi bien sur ses propres compositions que sur un répertoire entré dans la légende (Duke Ellington, John Coltrane, Albert Ayler). On voudrait se perdre dans ces jardin enchantés... Autre trio, celui formé par la saxophoniste Alexandra Grimal en compagnie de Valentin Ceccaldi (violoncelle) et Benjamin Duboc (contrebasse). Tous les trois ont donné naissance à un si singulier Bambú qu'on a parfois le sentiment que leur musique intime, rugueuse et sinueuse, tour à tour pacifiée et inquiétante, est venue des profondeurs d'une forêt qu'on n'aura jamais fini d'explorer. Ou bien encore le formidable Miroir des ondes du batteur Michel Blanc, et sa plongée dans le grand bain de l’actualité politique des années 70 pour raviver quelques souvenirs et déployer un langage musical dont les douces folies évoquent parfois l'aventure Henry Cow. Bien sûr, il serait injuste d'oublier la contrebassiste Sarah Murcia et son Never Mind The Future, soit une proposition de relecture (il fallait oser, tout de même !) du Never Mind The Bollocks des Sex Pistols. J’avais évoqué ce disque ici-même au moment de sa sortie. Pour finir, il me semble impossible de ne pas mentionner l'extraordinaire performance du Quatuor Machaut en l'abbaye de Noirlac, sous la houlette de Quentin Biardeau. Ou comment, par la force de quatre souffles conjugués, faire revivre La Messe de Notre Dame, composée au XIVe siècle par Guillaume de Machaut. Il y a de l'éternité dans ce disque que j'avais salué au moment de sa sortie.

    Ces quelques illustrations n'ont d'autre but que de vous donner l’envie d’aller fouiner dans les moindres recoins de cette petite caverne d’Ali Baba sonore des lendemains qui ne chantent pas toujours, mais dont vous savez qu’ils sont suffisamment imprévisibles pour vous électriser. L’obstination de Stéphane Berland, finalement, a des airs d’encouragement : ici, malgré les temps difficiles, on ne baisse pas les bras.

    Chez Sans Bruit, le catalogue est tout aussi passionnant. Les deux dernières productions du label ont mis la pianiste Sophia Domancich à l’honneur : en groupe avec son Pentacle pour un disque live : En hiver comme au printemps. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, la dame nous a aussi gratifiés d’un disque solo, sobrement (et malicieusement) intitulé So. Une démonstration so... laire, c'est évident. Je n’oublie pas de surcroît qu’il y a quelques années, c’est par l’intermédiaire de ce label que j’avais découvert l’univers de Sylvain Rifflet, avec Beaux-Arts. Il y a six ans, déjà, le début d’un beau et long voyage aux côtés du saxophoniste.

    La dernière production made in Berland est à mettre à l'actif de Peter Brunn et de son All To Human. Ce batteur danois s’est acoquiné avec trois aventuriers qu’il connaît bien, au premier rang desquels le guitariste Marc Ducret, un habitué de la maison. Ecoutez donc Metatonal, par exemple, mais soyez vigilants car mettre un pied dans le monde de Ducret, c’est prendre le risque d’avoir du mal à en revenir. J'ai du mal à expliquer ce phénomène de dépendance : peut-être son origine se trouve-t-elle dans les racines très rock du guitariste, qui pour beaucoup sont communes aux miennes. Le bougre peut revendiquer dans un même disque des amours pour Bob Dylan, Genesis ou King Crimson, c'est dire... À leurs côtés, Kasper Tranberg (trompette et cornet) et Simon Toldam (claviers). Le résultat a pour nom Vernacular Avant-Garde et laisse supposer qu'il s’agit de creuser si possible un peu plus profondément encore le sillon de l’inattendu. Mais paradoxalement, le disque est une réussite en ce qu’il sait vous diriger vers ses propres territoires, souvent imprévisibles, sans pour autant vous perdre. Voilà une musique dont les contours plutôt mélodiques sont d’apparence simple ; son langage porte et emporte, entre jazz improvisé et tentations plus progressives, pour ne pas dire ambiantes. La singularité de formule sonore tient pour beaucoup à la présence marquante des claviers (en particulier du moog de Simon Toldam, très complice de la trompette) et de la guitare électrique et rageuse aux accents parfois frippiens, comme souvent, de Marc Ducret. À la croisée des chemins, une fois encore.

    À travers ces quelques lignes, vous aurez compris que je voulais saluer en toute humilité le travail de Stéphane Berland. Surtout, il était important pour moi de lui faire part de mon admiration : ce monsieur est de ceux qui sont habités de rêves et, coûte que coûte, mettent toute leur énergie au service de leur réalisation.

    Ayler Records, Sans Bruit, vous formez une belle maison, qu'il est aisé de découvrir à travers vos sites internet respectifs tant les extraits de disques sont nombreux. Y séjourner, le temps d’écouter un album ou deux, ou plus bien sûr, est un plaisir à chaque fois renouvelé. À peine s’en éloigne-t-on qu’on voudrait y revenir. S’y perdre pour mieux se retrouver. Rester vivant.

  • Romain Baret : « Naissance de l’Horizon »

    naissance_de_lhorizon.jpgDis-moi qui te pince les oreilles et je te dirai qui tu es… Le collectif Pince-Oreilles, qui œuvre du côté de la région Rhône-Alpes est une pépinière de talents dont on ne dira jamais assez de bien. Pince-Oreilles, soit une bonne douzaine de musiciens, des formations, un label, des disques et un bouillonnement créatif dont la figure de proue est sans nul doute la pianiste Anne Quillier. On connaît en effet la puissance de travail de cette dernière à travers différentes formations (un sextet, Blast et Watchdog). Romain Baret, guitariste de son état, est de cette aventure musicale et vient nous inviter à célébrer la Naissance de l’Horizon. Près de quatre après la publication de l’excellent Split Moment en trio, avec Michel Molines à la contrebasse et Sébastien Necca à la batterie, ce jeune musicien, chez qui l’idée de jazz passe par de multiples chemins et des influences qui peuvent regarder du côté du rock progressif, revient entouré des mêmes. Mieux, il multiplie sa force de frappe en s’adjoignant le concours de Florent Briqué à la trompette et d’Éric Prost (déjà présent sur plusieurs titres de Split Moments) au saxophone ténor. Plus de couleurs pour une musique encore plus éclatante.

    Il faut l’admettre : ce nouveau disque (qui, soit dit en passant, est paru le 19 janvier dernier, donc le jour de mon anniversaire, ce que je ne saurais considérer comme un hasard) est de ceux qu’on entend instantanément. J’insiste sur le mot « entendre ». Naissance de l’Horizon fait entendre sa voix très particulière dès la première écoute. Car pour savantes et remarquablement construites que soient les neuf compositions du disque, pour virtuose que soit leur interprétation, c’est d’abord un sentiment de jubilation qui gagne celui ou celle qui fera le voyage. Voilà en effet un savant dosage d’énergie et de lyrisme dont la mise en œuvre doit beaucoup à la subtile imbrication des forces en présence. Romain Baret, gardien vigilant des constructions qu’il échafaude (c’est lui qui signe la totalité du répertoire), est en permanence aux aguets, épaulé en cela par une rythmique complice et inventive, il ne cesse de relancer la machine par des interventions fougueuses, très chargées en électricité. Comme s’il s’agissait pour lui de ne pas choisir entre la scansion du rock et des élans plus buissonniers typiques de l’idiome jazz. Je ne passerai pas ici en revue chacun des titres de Naissance de l’Horizon, mais une composition telle que « Schizophrénie », par sa richesse, sa puissance, son imagination fertile – la guitare de Romain Baret y est incandescente – et l’incertitude heureuse dans laquelle elle peut laisser celui ou celle qui écoute suffit à elle-seule pour comprendre à quel point l’univers du guitariste est habité. Et vous invite à suivre ce musicien très près. Il n’y a aucune démonstration dans l’exposition d’une musique que Baret accompagne parfois de la voix, comme un témoignage spontané (et presque incontrôlable) de sa profonde joie d’être au cœur d’un si tel dispositif. On oublie les références pour se laisser emporter. Même s’il pourra vous arriver de penser parfois à vos vieilles amours que sont le Mahavishnu Orchestra ou King Crimson, en particulier sur la composition citée un peu plus haut, et sans être pour autant certain que Romain Baret ait voulu citer ses influences.

    Il est question de rêve, de résistance et de d’espoir dans cette Naissance de l’horizon sur lequel souffle un vent très vivifiant. Les talents conjoints de Florent Briqué (ah, les vieux souvenirs de sa présence en Lorraine, au temps de l’ORJL ou d’un big band nommé L’œil du cyclone du côté de Nancy) et d’un Éric Prost, de bout en bout admirable de lyrisme (vous pourrez croiser celui qui est l’un des saxophonistes les plus passionnants de sa génération aussi bien dans The Amazing Keystone Big Band qu’au sein du quintet de Christian Vander pour jouer la musique de John Coltrane) sont à l’évidence des pièces essentielles dans l’épanouissement de la musique imaginée par Romain Baret. Surtout, on se rend compte au fil des écoutes que ce disque, continuation fastueuse de son prédécesseur Split Moments, s’offre comme un chant. Il est une célébration, à la croisée des chemins. Une affirmation.

  • Sylvain Rifflet : « ReFocus »

    refocus.jpgOn peut dire que Sylvain Rifflet est un membre à part entière, pour ne pas dire un titulaire – il est vrai qu’en cette époque de destruction méticuleuse, haineuse et dogmatique de notre modèle social, on hésite à recourir à certains mots qui pourraient laisser penser qu’on rêve encore, crétins naïfs que nous sommes, à une certaine permanence des idées solidaires – du petit club de mes Musiques Buissonnières. Voici quelques années maintenant que je suis son parcours avec la plus extrême attention. En suivant les liens ci après, vous trouverez ici-même ou du côté de Citizen Jazz différentes traces écrites qui sont autant de manifestations de l’intérêt majeur que je porte au travail du saxophoniste. Qu’il se présente sous son nom en exposant ses Beaux-Arts ; qu’il énonce en quartet son Alphabet ou roule avec lui des Mechanics ; qu’il suive de très près avec Jon Irabagon la piste singulière du clochard céleste Moondog et son mouvement perpétuel ; qu’il raconte Paris sous la forme de Short Stories en compagnie de son complice flûtiste Joce Mienniel ; qu’il voyage dans le temps ou l’espace dans le souffle d’Art Sonic et ses disques lumineux que sont Cinque Terre ou Le Bal Perdu, Rifflet s’avance en musicien majeur de la scène musicale européenne. Je me contenterai de cette poignée de références qui devraient vous convaincre du talent du monsieur.

    Le voici qui revient, pour nous surprendre une fois encore avec ReFocus, même s’il avait annoncé la couleur depuis plusieurs années en faisant part de sa passion ancienne pour Stan Getz. Sylvain Rifflet avait eu l’occasion en effet d’évoquer un projet de nature très particulière : faire revivre à sa façon le Focus de celui qu’on surnommait « The Sound ». Pour mémoire, il faut se souvenir que Focus est un album enregistré en 1961 pour le label Verve, où Stan Getz jouait du saxophone ténor accompagné d’un orchestre à cordes, dans une collaboration avec le compositeur et arrangeur Eddie Sauter. Le travail d'orchestration de ce dernier ne comportait pas de thèmes composés pour Stan Getz, l’arrangeur ayant choisi de lui ménager des espaces dans lesquels le saxophoniste pourrait improviser. Getz a enregistré en direct avec les cordes sur une moitié des compositions environ, et a pratiqué ce qu’on appelle l’overdub sur les autres. Focus se présente comme une sorte de pont entre jazz et musique classique. Faites donc un tour par ICI pour l’écouter...

    Sylvain Rifflet donc. Le même principe en 2017 chez lui qu’en 1961 chez Stan Getz, soit : s’associer à des cordes, ici celles de l’ensemble Appassionato dirigé par Mathieu Herzog ; travailler en étroite collaboration avec un arrangeur : c’est Fred Pallem (Le Sacre du Tympan) qui est en action et a partagé avec lui une partie du travail de composition ; choisir une même dominante bleue pour la pochette ; être publié sur le même label : Verve, privilège que bien peu de musiciens français se sont vu accorder. Et puis, pour lancer chacun des disques, une composition urgente, comme un écho entre les deux, à plus de cinquante ans de distance. Focus commençait par « I’m late, I’m late » (je suis en retard) tandis que ReFocus ouvre sur « Night Run » (course nocturne).

    focus_refocus.jpg

    Attention toutefois : le disque de Sylvain Rifflet ne consiste pas en une reprise de celui de Stan Getz, puisque les compositions de ReFocus sont originales. Dans un entretien récemment accordé à Citizen Jazz, il explique sa démarche : « On est repartis des moyens de 1961 et on s’est interrogés sur la démarche de Sauter et Getz s’ils avaient été inspirés comme je le suis moi-même par Philip Glass ou Terry Riley et toute cette branche répétitive et tonale contemporaine américaine ». On comprend que pour voisines, presque identiques même, que soient les deux méthodes, le résultat est différent et en ce qui concerne Rifflet, ReFocus est un disque qui s’ancre pleinement dans son parcours de musicien. Un pied dans l’histoire du jazz, l’autre dans le temps présent et, sans doute, le regard déjà tourné vers demain.

    Sûr de son fait, Sylvain Rifflet a choisi une rythmique d’une grande souplesse en recourant aux services de Simon Tailleu à la contrebasse (si vous ne connaissez pas ce musiciens, vous pourrez toujours approfondir le sujet en écoutant Sfumato du quintet d’Émile Parisien, qui est l’un des grands disques de 2016) et de Jeff Ballard à la batterie. L’Américain, qu’on connaît entre autres par sa présence dans le trio de Brad Mehldau, reprend en quelque sorte le flambeau de Roy Haynes qui tenait les baguettes aux côtés de Stan Getz.

    On peut légitimement éprouver des craintes à l’idée d’une association entre une formation de jazz et un ensemble à cordes. À vouloir trop concilier, on encourt le risque de mijoter une musique sirop. Les exemples ne manquent pas. Fort heureusement, Sylvain Rifflet déjoue ce piège haut les anches avec un disque d’une grande sobriété aux couleurs du soir, parfois mélancolique, souvent rêveur, toujours sous tension. ReFocus est un disque enchanteur aux accents cinématographiques qui, de surcroît, souligne la force intérieure qui fait vibrer le jeu de Sylvain Rifflet. Oui... parce qu’à force de souligner les richesses de son parcours depuis toutes ces années, on pourrait oublier qu’il est aussi un magnifique saxophoniste. Ce qu’il est, soyez-en certains.

  • Daniel Humair, Vincent Lê Quang, Stéphane Kerecki : « Modern Art »

    daniel humair, vincent le quang, stephane kerecki, modern art, jazz, peintureJ’ai abandonné depuis longtemps l’idée de palmarès, considérant l’exercice assez vain. Sélectionner une poignée de disques parmi les dizaines reçues dans l’année, non merci, c’est souvent trop injuste pour beaucoup et un poil narcissique. Néanmoins, l’évidence peut parfois vous persuader qu’un disque en particulier, celui que vous tenez entre les mains et dont vous venez de faire la découverte, occupera une place de choix dans votre petit Panthéon. C’est le cas, sans le moindre doute, pour Modern Art, une réussite flagrante signée par un trio de « polyartistes », sur le label Incises. Daniel Humair, le plus pictural des Helvètes batteurs, celui dont la gestuelle est un spectacle à elle-seule et qui constitue un sérieux indice de sa passion pour le pinceau ; Vincent Lê Quang, saxophoniste multiple – jazz, musique contemporaine ou classique – adoubé par Riccardo Del Fra, Aldo Romano ou Henri Texier ; Stéphane Kerecki, un « architecte du son » dont la contrebasse hyper-mélodique chante et surfe sur la Nouvelle Vague, pour reprendre le titre d’un de ses plus beaux disques, Victoire du meilleur album jazz 2015 (oui, je sais, je ne devrais pas faire référence à un palmarès, mais j’assume mes contradictions), en attendant sa French Touch. Trois grands messieurs – nul besoin de rappeler leurs qualités respectives, même s'il est bon de noter que Modern Art les met plus que jamais en évidence – unis dans l’élaboration d’une forme musicale pétrie d’exigence, de liberté et d’invention. Peut-être est-ce là, après tout, une façon de définir le jazz.

    J’ai emprunté à Daniel Humair le terme de « polyartistes » à dessein (qui pourrait s’écrire dessin pour l’occasion) parce que ce dernier est à l’origine d’un projet visant, non pas à rendre hommage, mais à laisser l’inspiration être guidée par le travail de quelques peintres du XXe siècle. Certains sont des amis ou ont pu eux-mêmes être des praticiens du jazz, quand ils ne sont pas les deux à la fois. D’autres encore ont influencé son propre parcours. Les musiciens du trio sont venus avec leurs compositions ou bien ont écrit leur musique en référence à l’artiste choisi. Il y a du très beau monde dans cette galerie, comme Pierre Alechinsky, Cy Twombly, Yves Klein ou Jackson Pollock. D’autres sont peut-être moins connus des profanes (dont je fais partie), mais tous ont suscité ce travail « de correspondances, de parallèles, de rencontres, d’affinités, de curiosités », qui veut faire la démonstration que peinture et jazz « participent à la création d’une famille artistique » où se rejoignent gestes, improvisation et définition de couleurs. Même si historiquement, comme le rappelle Olivier Cena dans les liner notes de Modern Art, le plus souvent « ce sont les peintres qui se réfèrent au jazz et rarement les musiciens qui se réfèrent à la peinture ».

    Il faut souligner pour commencer la qualité formelle de l’objet auquel le trio a donné naissance : un cartonnage sobre, d’une grande élégance, s’ouvrant en trois volets. Sur l’un d’entre eux est fixé le disque et sur l’autre est encollé un livret de 35 pages où, suivant deux textes introductifs (dont l’un est un recueil de propos de Daniel Humair par Franck Médioni), on peut découvrir la reproduction d’une œuvre de chacun des peintres mis en évidence par Modern Art. Avant même d’avoir écouté une seule note du trio, on sait que l’affaire est très bien engagée. Et tout de suite, la musique vient confirmer cette première impression visuelle. Ce jazz-là vibre, chante, frissonne, virevolte, frémit. Le trio s’élève et se faufile dans tous les interstices d’une conversation amoureuse. Le plaisir est là, palpable. La musique est charnelle, libre et vivante. On se gardera bien de chercher son lien direct avec la peinture ; voyons-y plutôt une communauté d’esprit, un besoin partagé d’élaborer des formes en mouvement, d'attiser la curiosité. De ne jamais considérer que le travail puisse un jour être terminé. Et surtout, s’efforcer de ne pas dire ce qui l’a déjà été. Avancer, chercher, trouver, surprendre. Être. La prise de son, quant à elle, est signée Philippe Teissier du Cros : on ne sera pas étonné de sa précision et de sa netteté. Comme d’habitude chez lui, c’est rien moins qu’un travail d’orfèvre et un précieux révélateur.

    On referme Modern Art comme on le ferait d’un livre d'art (ce qu’il est par ailleurs, vous l’aurez compris), avec le besoin irrépressible de tourner à nouveau ses pages au plus vite. Et d’en savoir plus si nécessaire sur les peintres mis à l’honneur, dans une succession d’allers retours entre peinture et musique. Regarder et écouter  : Alan Davie, Jackson Pollock, Yves Klein, Larry Rivers, Pierre Alechinsky, Cy Twombly, Bram Van Velde, Jean-Pierre Pincemin, Paul Rebeyrolle, Jim Dine, Vladimir Velčković, Bernard Rancillac, Sarn Szafran. Et pour les honorer, trois musiciens en état de grâce.

    Ce trio est assurément une formation d’exception. Je n'ai pas de conseil à vous donner mais vous seriez avisés de confier à son beau projet toute l'attention de vos yeux et vos oreilles.

  • John Coltrane : « European Tour 1961, featuring Eric Dolphy »

    john coltrane, european tour 1961, jazzQue peut-on donc écrire qui ne l’ait déjà été au sujet de John Coltrane, dont on a célébré cet été le cinquantenaire de la disparition ? Pas grand-chose, me semble-t-il… L’exercice paraît vain aujourd’hui et peu nombreux sont celles ou ceux qui ne le considèrent pas comme un musicien majeur de l’histoire du jazz. Voire un musicien majeur du XXe siècle, tout simplement. Sa trajectoire stratosphérique – chez lui, tout ou presque s’est joué en à peine plus de dix ans ; le lyrisme exacerbé de son phrasé et la puissance sans équivalent de son jeu ; les mille histoires que racontait chacun de ses chorus ; son ascension inexorable dans une quête mystique ; sa recherche d’un langage universel en forme de cri ; le bouleversement qu’il avait su provoquer chez ses pairs au point parfois de susciter chez eux une remise en question ; la magnificence du quartet qu’il avait formé de 1961 à 1966 (avec McCoy Tyner au piano, Elvin Jones à la batterie et Jimmy Garrison à la contrebasse) ; l’incroyable accumulation d’enregistrements en un temps très court et particulièrement durant la période allant de A Love Supreme (décembre 1964) à Meditations (novembre 1965) ; le déchirement des derniers mois jusqu’à un ultime enregistrement studio, Expression, où le saxophoniste semblait avoir trouvé une sorte de paix intérieure. Voici donc, résumés, quelques repères pour expliquer le phénomène.

    Chez moi, les disques de John Coltrane s’alignent en une collection qui donne le vertige. Ils sont la colonne vertébrale de toute une discothèque qui n’aurait aucun sens en leur absence. Souvent, on parle de l’île déserte et de ce qu’on aimerait y emporter. À condition toutefois qu’on y dispose d’un peu d’électricité, ils seraient du voyage, forcément.

    Aussi lorsque paraît chez Le Chant du Monde un coffret de sept CD intitulé European Tour 1961, featuring Eric Dolphy, l’hésitation n’est pas de mise. L’objet va s’ajouter au petit bataillon toujours prêt pour le service, c’est évident. On a beau savoir qu’une partie de son contenu existait déjà sous la forme de bootlegs, on a beau se douter que la reproduction sonore sera parfois d’une qualité moyenne bien qu’ayant été l’objet d’un soin méticuleux, rien ne saura s’opposer à l’acquisition. D’autant que le prix, une vingtaine d’euros, est incitatif.

    On retrouve tout au long de ces sept disques (agrémentés d’un livret d’une quarantaine de pages) des concerts enregistrés à Paris, Copenhague, Helsinki, Stockholm, Stuttgart et Berlin, complétés, en guise de bonus, par un extrait d’un concert à Düsseldorf en mars 1960 avec le quintet de Miles Davis. Nous sommes peu de temps après les concerts du Village Vanguard, enregistrés au début du mois de novembre 1961. Dans cette tournée européenne, John Coltrane est entouré de McCoy Tyner, Elvin Jones, Reggie Workman (contrebasse) et bien sûr Eric Dolphy (clarinette basse, saxophone alto, flûte), véritable co-héros de cette saga. Le répertoire s’articule autour d’une série de sept compositions, dont certaines dans des versions multiples comme les neuf de « My Favorite Things » par exemple, mais toujours singulières parce que Coltrane ne se répétait jamais et aussi parce que l’interaction avec ses musiciens se situait hors de tout sentier balisé : « Impressions », « I Want To Talk About You », « Blue Train », « My Favorite Things », « Delilah », « Every Time We Say Goodbye », « Naima ».

    Inutile donc de se répandre en superlatifs… Tout juste pourra-t-on noter que ce qui frappe, au-delà du génie de Coltrane et de ses comparses, c’est l’incroyable modernité de leur approche musicale, cinquante-six ans plus tard. Chaque concert apparaît comme un nouveau départ, un autre livre à écrire, rien ne pouvant être comme avant ni laisser deviner ce que serait demain. Totalement EN leur musique, d’un engagement sans faille, ils étaient des aventuriers. Pourtant, à cette époque, on n’était pas si loin du public de l’Olympia dont une partie avait hué le saxophoniste en mars 1960, lorsqu’il se produisait avec Miles Davis (écoutez les réactions pendant son solo sur « All Of Me »). Trop fort, trop loin, trop haut… À peine plus de dix-huit mois plus tard, il n’est plus question de sifflets et de cris de stupéfaction émis par des spectateurs chahutés par une telle quête : parce que Coltrane écrivait déjà sa propre légende et que beaucoup commençaient à le comprendre. Surtout que d’autres bouleversements étaient en gestation, qui allaient en surprendre plus d’un…

    C'est tout cela que nous dit European Tour 1961. Une histoire extraordinaire, contée entre le 18 novembre et le 2 décembre.

    Un coffret du même type, toujours chez Le Chant du Monde, proposera un retour sur l’année 1962, en dix CD cette fois. Vous ne serez pas surpris d'apprendre que je l’attends d’un jour à l’autre…

  • Oregon : « Lantern »

    oregon_lantern.jpgOn pourrait résumer l’histoire d’Oregon en quelques chiffres : quarante-sept ans d’existence, sept labels, une trentaine d’albums dont cinq sur le très beau CamJazz, mais surtout deux leaders historiques que sont Paul McCandless (hautbois, cor anglais, saxophone soprano, clarinette basse) et Ralph Towner (guitare, piano). Et une passion commune pour une musique caractérisée par l’alliance entre une élégance de facture classique et une démarche volontiers exploratoire. Voilà un idiome qu’il semble vain d’affilier à un courant. Qualifions-le de jazz chambriste, en raison peut-être de sa coloration acoustique et d’une libre circulation de la parole entre les instruments. Lantern, qui a vu le jour au mois de juin dernier, est une nouvelle démonstration de ce qui s’apparente à une célébration heureuse. Avec l’Italien Paolino Dalla Porta, contrebassiste ayant rejoint le groupe en 2015 et le batteur Mark Walter, présent depuis une vingtaine d’années, Oregon déploie des mélodies discrètes et charmeuses, dont l’équilibre et le balancement soyeux sont à peine troublés par les huit minutes d’improvisation collective ayant donné son titre à l’album. Un moment d’apesanteur qui est aussi l’occasion pour Towner de jouer du synthétiseur. Lantern est une nouvelle pépite à mettre à l’actif d’une formation qui semble avoir résolu la question du temps qui passe en visant une forme douce d’éternité. Au-delà des modes.

  • Lumière dans la chambre noire

    tony paeleman, camera obscura, shed music, jazzParfois, il suffit de peu de choses pour se remettre à écrire... Comme la lecture d’une chronique paresseuse, malveillante, vulgaire et mal écrite de surcroît, qui peut vous inciter à sortir de votre silence. À l'occasion de la publication de Camera Obscura, son nouveau disque publié sur le label Shed Music, Tony Paeleman a été la victime expiatoire d'un petit gratte-papier bavant sa bile pour le compte d’un magazine confidentiel et nombriliste dont je tairai le nom, par délicatesse. J'ai trouvé la méthode tellement dégueulasse (pardonnez-moi ce terme qui est le seul valable dans ces circonstances) qu'il m'a semblé nécessaire d’évoquer ce bel album, non par le simple effet d'une réaction de défense, mais parce que pour l’avoir écouté à plusieurs reprises, le désir d'en souligner les qualités avait des allures d'évidence. Ayant programmé sa chronique pour un peu plus tard, il m’a paru bon de chambouler mon agenda.

    Je connais Tony Paeleman depuis un petit bout de temps maintenant : j'ai découvert son talent quand il officiait au sein d'Offering (on ne sert pas la musique de Christian Vander sans être un musicien de talent, il me semble connaître suffisamment l’univers de la Zeuhl pour m’autoriser cette remarque) ; j'ai écrit la chronique de son précédent disque, Slow Motion, pour le compte de Citizen Jazz, et j’évoquais « les paysages enchanteurs, dont on s’imprègne petit à petit avec un plaisir complice » ; il m'est souvent arrivé de souligner la qualité de son travail, non seulement en tant que pianiste mais aussi d'agenceur de son, avec Anne Paceo ou Olivier Bogé, par exemple, pour ne citer qu'une poignée de ce qu’on pourra sans risque de se tromper considérer comme ses amis. Parce que chez lui, l’amitié compte beaucoup dans sa démarche artistique.

    Camera Obscura est une nouvelle manifestation du travail d’enlumineur accompli par Tony Paeleman. Il est aussi une démonstration de sensibilité discrète : ici, pas de claviers « gros bras », pas de débauche virtuose ni autre exhibition narcissique. Les neuf compositions (dont une reprise de « Roxanne » du groupe Police et « Our Spanish Love Song » de Charlie Haden) avancent en toute sérénité des motifs aux couleurs changeantes, comme s’il s’agissait de prendre le temps d’explorer une chambre d’émotions aux confins d’influences diverses (jazz, pop songs, néo-impressionnisme, musique sérielle). Autour du pianiste, des amis, rien que des amis : Julien Pontvianne au saxophone, Nicolas Moreaux à la contrebasse et Karl Jannuska à la batterie. Et parce que la table est ouverte dans la maison Paeleman, on croise çà et là d’autres proches : Pierre Perchaud (guitare), Christophe Panzani (saxophone ténor, clarinette basse), Emile Parisien (saxophone soprano), Antonin Tri-Hoang (saxophone alto et clarinette) et Sonia Cat-Berro (chant). La musique s’écoule de façon très paisible, soumise à quelques subtiles variations de rythme ainsi qu’à de petites sorcelleries sonores dont le pianiste a le secret. Et c’est un sentiment de sérénité qui s’impose au fil des minutes, comme si Tony Paeleman avait ouvert sa porte dans un large sourire pour vous inviter à prendre place à ses côtés dans cette chambre bien plus lumineuse que son nom pourrait le laisser croire.

    C'est simple finalement : aimez donc cette musique pleine de couleurs, toutes ces lumières qui scintillent dans la chambre obscure et oubliez le grincheux qui n'a même pas su être drôle en déversant son fiel. Un plaisir doublé par le sentiment d'être vraiment en bonne compagnie : celle d'un musicien dont la projection des images est celle d'un peintre de l'intime.

  • L’idiome Cruz

    Ce texte est un exercice. Une courte narration composée d’une seule phrase. La pratique des ateliers d’écriture conduisant souvent à travailler sous contraintes (rassurez-vous, ceux qui participent à de tels rendez-vous sont consentants... la plupart du temps), je me suis amusé à m’imposer celle-là, sans en ajouter d’autres (ce qui est fréquent, il y a une bonne dose de masochisme dans ce petit monde). La lecture de mon texte vous le confirmera : c’est sinueux et buissonnier, mais j’ose croire que vous serez indulgent avec ce petit travail d’un samedi soi studieux.

    Je dédie ce texte à : Sarah Murcia, Hélène Labarrière, Joëlle Léandre mais aussi à Henri Texier, Claude Tchamitchian et Louis-Michel Marion.

    contrebasses.jpgElle avait poussé la porte vitrée du studio d’un coup d’épaule franc dont l’efficacité témoignait chez elle d’une habitude prise depuis de longues années d’itinérance et de tournées, entrant comme toujours à reculons dans la longue pièce aux murs lambrissés pour tracter avec plus de facilité son instrument dont les dimensions n’avaient jamais été pour elle un obstacle, une aisance dans le déplacement qu’elle n’attribuait pas à sa haute stature grâce à laquelle elle pouvait regarder la plupart de ses homologues mâles droit dans les yeux, ce dont elle ne se privait pas, mais plutôt à sa volonté de se frayer un passage – avec une très nette préférence pour la ligne droite, car elle était d’une franchise et d’une sincérité désarmantes – en toutes circonstances, musicales ou humaines, et d’imprimer à sa vie la direction qu’elle souhaitait lui donner quel qu’en soit le prix à payer parfois et les inimitiés que son indépendance farouche et son esprit libertaire lui valaient de temps à autre, une singularité revendiquée que dénonçaient à intervalles réguliers une poignée de condisciples bousculés par la spontanéité et l’originalité de l’œuvre qu’elle élaborait avec une patience infinie depuis plus de deux décennies, presqu’un quart de siècle, accumulant dans le sourire de sa quarantaine assumée des collaborations entreprises avec une kyrielle de noms prestigieux, praticiens de toutes sortes d’instruments et pourvoyeurs des teintes multicolores qu’elle recherchait avec obstination depuis ses premiers émois musicaux, autant de célébrités de renommée européenne, voire mondiale, qu’elle brandissait à la façon de trophées, comme un signe de victoire adressé à ses contempteurs aigris, ceux-là même qu’elle savait renvoyer sans ménagement dans la grisaille de leur conformisme et de leur train-train lorsqu’ils pointaient non sans un mépris misogyne la disparition chez elle de toute forme de mélodie au profit d’une exploration sans fin des possibilités sonores de sa compagne géante, quand ils moquaient cette Isabelle Cruz, contrebassiste insoumise, grande gueule volontiers potache à la chevelure ébouriffée, admiratrice du mouvement punk et des Sex Pistols, dont la plupart des autres musiciens, ceux qu’elle nommait ses pairs, en prenant à chaque fois le soin d’en épeler les lettres : P-A-I-R-S, connaissaient la générosité et l’enthousiasme, et qui l’admiraient d’avoir su, dans ce cercle trop souvent masculin, inventer un univers musical si singulier que les spécialistes avaient fini par le qualifier d’idiome Cruz, un langage immédiatement identifiable en raison de sa construction par sédimentation de murmures, de crissements, de percussions, de grognements et d’appels lancinants, avec ou sans archet, parfois avec les poings, une sorte de cri d’abord contenu dont l’inévitable explosion était pour elle, femme politiquement engagée, sœur des démunis, le symbole d’un espoir et d’une libération dans ce monde finissant, soumis aux dictatures gestionnaires et à l’influence d’une minorité détentrice de la plus grande partie de ses richesses, où les humains étaient objets plus que sujets, un chant de l’âme dont chaque son était pensé comme la transcription d’une émotion, parmi toutes celles auxquelles femmes et hommes savaient vibrer, en véhiculant autant de joie que de peine, de douleur que de légèreté, tout cela avait fini par devenir son ADN musical au service duquel elle mettait la lascivité d’un corps-à-corps avec cette contrebasse, son amie la plus fidèle qu’il lui était impossible de quitter pendant plus d’une demi-journée, cette compagne qu’elle traînait partout avec elle, nichée dans sa gangue de cuir fauve, comme dans ce studio où l’attendaient les trois musiciens de Freedom Now !, sa formation du moment – un batteur, une guitariste et un vibraphoniste – une femme et deux hommes qui, après l’avoir saluée par une accolade mêlant respect, amitié et tendresse, l’observaient patiemment lorsqu’elle se préparait, s’assouplissait les doigts et s’imposait un long silence, parce qu’ils étaient eux déjà prêts à en découdre avec une sacrée musicienne, cette instrumentiste indomptable dont le masque pouvait changer en une fraction de seconde et, après le regard noir, afficher un sourire extatique, au moment précis où, comme elle aimait le dire, elle entrait en musique avec ce trio de combat, partenaires attentifs à son furtif signe de tête, le geste annonciateur d’une lutte sans merci et de sa quête de l’inouï, ce temps si particulier où tout disparaissait autour d’elle pour ne laisser place qu’à un cri d’amour autant que d’exultation, les yeux levés vers le ciel, dans un regard de défi lancé à ses ennemis invisibles qu’un jour, elle n’en doutait pas, elle dominerait par la seule force de son art.

  • Pepita Greus

    Stéphane Escoms se produisait hier à la MJC Desforges de Nancy, un lieu qui vibre de la personnalité chaleureuse de Benoît Brunner, véritable amoureux de la musique, des musiciens et de l’accueil du public. Le pianiste venait présenter en trio son nouveau disque (le troisième), Pepita Greus. A ses côtés, le bassiste Rafael Paseiro et le batteur Alex Tran Van Huat. Un tiercé gagnant, dont l’équilibre naturel réside dans la place accordée à chacun des musiciens : liberté et imagination mélodique sont au pouvoir et magnifient des thèmes qu’on qualifiera de mémoriels en ce qu’ils trouvent leur source dans les souvenirs familiaux de Stéphane Escoms du côté de Valence et célèbrent « la fièvre des fallas et leurs festivités nourries de traditions populaires ». Un peu plus d’une heure pour passer en revue les sept compositions de l’album et jouer en rappel « Marrakech », issu du précédent disque, Meeting Point. Un moment où affleurent tendresse et nostalgie, « bercé par des rythmes cubains et des hymnes aux accents religieux, voire politiques ». C’est là une musique populaire au sens le plus noble du terme, dans laquelle le pianiste a glissé deux compositions originales, dont l’une dédiée à son grand-père.

    Je n’irai guère plus loin dans la présentation de cette belle musique, sachant que Stéphane m’a fait l’honneur de me confier l’écriture du texte qui figure sur le disque. Vous pouvez le lire à la fin de cette note. J’aimerais simplement ajouter que Pepita Greus est un bel objet, malicieux et singulier. En premier lieu parce que son format le rend incompatible avec la plupart des rayonnages de disques, ce qui vous obligera à le conserver en un lieu où il sera mis en évidence, un peu à l’écart de ses congénères. Surtout, vous apprécierez la manière dont il s’ouvre, comme un origami découvrant un journal et ses articles. C’est là une initiative qu’il faut saluer à tout prix : à une époque où l’achat de disques devient marginal, Stéphane Escoms et ses amis ont compris qu’il fallait susciter le désir. C’est le cas avec Pepita Greus, qu’on a envie de tenir dans ses mains avant de laisser sa musique chanter.

    Sachez enfin que ce répertoire connaîtra prochainement une version symphonique, enregistrée à Saint-Dié sous la direction de David Hurpeau. Un autre disque sera publié, avec un texte différent, variante du premier. Il est bon de savoir qu’en passant par la Lorraine, de telles initiatives voient le jour : encore bravo à Stéphane Escoms.

    Stéphane Escoms : « Pepita Greus »

    stephane escoms,pepita greus,mjc desfroges,nancy,jazzLa réminiscence comme source de création... Proust l’a sublimée, par l’évocation d’une madeleine ou de pavés disjoints. Il en va de même en musique comme dans toute forme d’art et c’est la sollicitation de la mémoire qui a provoqué chez Stéphane Escoms le besoin d’un retour aux sources. Ainsi a vu le jour Pepita Greus.

    Déjouant le piège de la nostalgie, le pianiste explore avec ce troisième album ses années d’enfance, celles des origines espagnoles par son père et des vacances d’été, dans le souvenir des pasodobles et des orchestres d’harmonie, tout près de Valence. Il y célèbre aussi la mémoire de son grand-père joueur de caisse claire, le seul musicien de sa famille, aïeul initiateur auquel il dédie l’une des deux compositions originales du disque.

    Un récent séjour dans le berceau familial favorisera l’éclosion d’un projet qu’il faut découvrir comme une déclaration d’amour. Pepita Greus, disque qu’on ose qualifier d’heureux, est bercé par des rythmes cubains et des hymnes aux accents religieux, voire politiques. Il transmet avec délicatesse la fièvre des fallas et leurs festivités nourries de traditions populaires. Stéphane Escoms, musicien multiple dont la créativité s’épanouit aussi en expressions musicales plus électriques, tourne avec tendresse les pages d’une histoire débordant d’humanité.

    Pour personnelle que soit la démarche d’un pianiste qui entrouvre les portes de son enfance, elle n’en est pas moins généreuse. Sa géométrie musicale est celle du triangle équilatéral, qui dessine un espace où chacun des musiciens se voit accorder la place nécessaire à l’éclosion de son langage mélodique. Point d’orgue de cet ensemble en équilibre, « El Fallero », l’hymne des fallas chanté en valencien par la Cubaine Niuver. Le temps s’arrête, le lyrisme est porté à son comble : hier, aujourd'hui et demain sont unis dans un même frémissement. Quelque part entre Espagne et Cuba, Pepita Greus est autant une invitation au voyage que le témoignage d’une vie sans cesse recommencée.

    Denis Desassis – 2 Novembre 2016

    Et pour finir, deux bonus Pepita Greus

    La semaine dernière, Stéphane Escoms était l’invité de Gérard Jacquemin et moi-même dans l’émission Jazz Time sur Radio Déclic. Vous pouvez l’écouter ici...
    podcast

    Un rapide teaser de l’enregistrement…

  • La part des anches

    Jacky Joannès et moi-même étions récemment invités dans l'émission Jazz Time de notre ami Gérard Jacquemin sur Radio Déclic.

    Voici, dans son intégralité, cet entretien dans lequel nous expliquons la naissance et la conception de notre exposition commune La Part des Anches, ses 50 portraits et les extraits du roman que j'ai écrit à cette occasion. Celle-ci se tient à la médiatèque Gérard Thirion de Laxou, en association avec Nancy Jazz Pulsations.

    Voici par ailleurs un extrait vidéo de cet entretien.

    Enfin, cerise sur le gâteau, La part des anches, c'est aussi un livre réplication de l'exposition avec par ailleurs le texte intégral de mon roman. Ce que nous expliquons d'ailleurs dans l'entretien avec Gérard Jacquemin. Vous pouvez le commander ICI.

  • Traces profondes

    Traces.jpgIl faut quelques secondes à peine pour se sentir happé par cette musique et ses « Poussières d’Anatolie ». C’est une conjonction de forces terriennes, comme une secousse qui fait trembler le sol sous vos pieds, qui vous prend aux tripes, par surprise, sans vous accorder le temps d’accepter ou de refuser d’en être. D’emblée, c’est une une contrebasse sous tension qui creuse un sillon profond, un saxophone baryton entêtant et l’obsession rythmique d’une guitare qui vous captent. Et comme paraissant voler au-dessus d’eux, un saxophone soprano virevolte à vous donner le tournis. Pas moyen de se défaire de l’idée que le chemin sera étourdissant même s’il promet d’être escarpé. Et voilà, surgie de nulle part, une voix de femme qui exhorte hommes, femmes et enfants – « Allez ! Ouste ! » – à avancer sur un chemin poussiéreux où le répit accordé sera rare. Où sommes-nous ? Où allons-nous ? C’est toute la question que semble poser un disque décidément habité de mille histoires de vie...

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  • Marche ou rêve

    sebastien_texier_dreamers.jpgJe ne sais pas si Sébastien Texier sera d’accord avec moi, mais à l’écoute de Dreamers, son nouveau disque en quartet publié sur le label Cristal Records, j’ai ressenti illico un petit je-ne-sais-quoi qui avait de faux airs d’une épiphanie. Au sens le plus littéraire du terme, qu’on pourra expliquer comme « une prise de conscience de la nature profonde d’un événement ». Rien de religieux donc dans ma perception, mais plutôt le sentiment de me retrouver face à un musicien s’exposant au plus près de ce qu’il est vraiment, en toute sérénité. Dreamers est, je crois, le quatrième disque en leader de ce saxophoniste clarinettiste qui, pour fils du grand Henri Texier qu’il puisse être, n’en est pas moins avant tout un artiste dont la personnalité paraît grandir et s'affirmer au fil des années. Le voici qui avance avec une maturité qui le place définitivement comme un des musiciens importants de la scène jazz française. Il m’est d’ailleurs arrivé d’évoquer le sujet de la relation familiale avec son père et je peux témoigner ici que ce dernier n’a jamais manifesté une indulgence particulière à l’égard de son fils, tant il est vrai qu’il apprécie avant tout chez celui-ci le musicien, qui est de toutes ses aventures depuis plus de vingt ans. Si ma mémoire ne me trahit pas, il faut remonter à l’album Mad Nomad(s) enregistré en 1995 par le Sonjal Septet pour trouver la première trace discographique de l’association Texier père et fils. Pour Sébastien le leader, il y eut donc Chimères en 2004, Don’T Forget You’re An Animal en 2009 et enfin Toxic Parasites en 2011. Je vous ferai grâce des innombrables collaborations qui ont émaillé son parcours pour attirer sans plus attendre votre attention sur ce disque dont la grande fraîcheur m’enchante depuis plusieurs semaines maintenant.

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