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  • Dead Jazz Plays the Music of the Grateful Dead

    001 - Dead Jazz Plays the Music of the Grateful Dead.jpgL’idée trottait dans la tête de Lionel Belmondo depuis une quinzaine d’années. Lui, le musicien passeur, capable d’unir dans un même idiome des univers d’esthétiques très différentes – tels ceux de Lili Boulanger, Claude Debussy, John Coltrane ou Milton Nascimento – était habité du désir de célébrer la musique d’un groupe californien désormais mythique : The Grateful Dead. En écho au souvenir de tant d’excès psychotropes, des images kaléidoscopiques surgissent, réactivant la mémoire de concerts marathons où l’improvisation avait droit de cité dans un langage mêlant rock, folk, blues, country ou bluegrass. Les mélodies de Jerry Garcia sur les textes à forte teneur poétique de Robert Hunter ont porté pendant trente ans un groupe dont l’existence cessera au moment de la mort de son leader en 1995. Fort judicieusement, le répertoire ici sélectionné fait appel aux dix années les plus créatives de l’aventure et c’est un groupe très motivé qui célèbre avec beaucoup d’à-propos, conservant toutes les trames mélodiques en les parant de couleurs actuelles. Dead Jazz Plays the Music of the Grateful Dead est bien plus qu’un hommage : c’est une déclaration d’amour, dont le sommet est « Blues For Allah » qui épaissit encore le mystère de la version originale.

    Musiciens

    • Lionel Belmondo : saxophones ténor et soprano, flûte alto, flûte bansouri, flûte harmonique ;
    • Stéphane Belmondo : trompette, bugle ;
    • Éric Legnini : piano Fender Rhodes, électronique, Nova Bass Station ;
    • Laurent Fickelson : orgue Farfisa, piano Fender Rhodes, électronique ;
    • Thomas Bramerie : contrebasse ;
    • Dré Pallemaerts : batterie, tambourin.

    Date de parution : 6 octobre 2023 (Jazz&People / B Flat)

  • Rémi Gaudillat Sextet : Electric Extension

    remi gaudillat, electric extension, jazzMine de rien, le trompettiste Rémi Gaudillat a publié au printemps l’un des plus beaux disques de l’année. Et je précise d’emblée que son Electric Extension peut rallier, du fait de ses couleurs chatoyantes, un public bien au-delà de la seule sphère du jazz. On trouve ici une énergie qui n’est pas différente de celle du rock et parfois, certains rivages abordés sont ceux de la musique répétitive et même de la musique de chambre. Nous sommes au cœur d’une musique d’aujourd’hui, pleinement habitée. On savait bien sûr qu’on pouvait avoir confiance en ce musicien. Voilà quelques années en effet que sa musique se fait entendre du côté de Lyon et qu’on a pu apprécier en particulier son talent de compositeur, au-delà de l’instrumentiste. J’ai dû écrire quelque part, ici ou ailleurs, que ses mélodies avaient souvent des allures d’hymne. Je confirme ce propos. Chez lui, la musique est un chant. Il l’a fait savoir il y a longtemps maintenant aux côtés du batteur Bruno Tocanne – j’ai spontanément en tête l’album Libre(s) Ensemble, paru en 2011 – ainsi que dans une formation vite baptisée Possible(s) Quartet à compter de son deuxième album L’Orchestique.

    Puisqu’il est question du Possible(s) Quartet, restons en sa compagnie, car il est au cœur de ce double album qui a vu le jour chez Z Production. Cet ensemble est composé exclusivement de soufflants puisqu’on trouve, partenaires amis de Rémi Gaudillat, Laurent Vichard à la clarinette, Loïc Bachevillier au trombone et Fred Roudet à la trompette. Tout récemment, ces quatre-là nous ont enchantés, sous la direction artistique de Daniel Yvinec, avec un magnifique Songs From Bowie dont j’avais eu l’honneur d’écrire les notes de pochette. Pour finir, vous ajoutez Philippe Gordiani, un guitariste très électrique (lui-même bien connu dans le petit monde de Bruno Tocanne) ainsi qu’un batteur, Fabien Rodriguez. Et voilà comment on constitue une « extension » au quatuor acoustique, qui suscite l’enthousiasme.

    Le résultat est un sans-faute, auréolé de la présence d’un autre Lyonnais sur plusieurs titres, monsieur Louis Sclavis. Excusez du peu. Musique qui claque au vent, thèmes entêtants et aux accents solennels, énergie irriguant chacune des notes jouées. Le premier des deux disques passe à la vitesse de l’éclair au point qu’on le prend pour ce qu’il doit être : un ensemble parfaitement fini, dont les contours définissent un petit monde dont on n’a plus envie de sortir une fois qu’on en a poussé la porte. Encore une fois, notez que ce jazz est ouvert à de multiples influences et qu’il sonne parfois à la façon d’un rock sinon progressif, du moins prospectif. La paire Gordiani / Rodriguez compte pour beaucoup dans cette inclination. Cette force déployée trouve par ailleurs une complémentarité naturelle avec les couleurs beaucoup plus intimes d’un quatuor à cordes invité lui aussi. Le spectre est large, mais le tout conserve une grande homogénéité.

    Cerise sur le gâteau de l’Electric Extension : un deuxième disque et un conte plein de poésie, Dans la lune. Le récitant est Laurent Fellot, musicien compositeur lui-même très impliqué dans l’écriture et les actions auprès des jeunes, notamment avec le projet Graines de Liberté. Il chante également sur le premier disque dans la composition « À haute voix ». Le texte est porté par une musique tour à tour entêtante et contemplative, on se laisse embarquer sans réticence dans un voyage onirique en compagnie d’un griot africain, dans sa chambre ou sur une Lune illuminée par les étoiles. Un conte pour tous, petits et grands. Pour les enfants que nous ne devrions jamais cesser d'être.

    Je suis prêt à prendre les paris : vous ne devriez pas résister à ce beau disque qui est l’un de mes coups de cœur du moment. Vous voulez bien essayer ?

    Musiciens :

    Rémi Gaudillat (trompette), Fred Roudet (trompette), Loïc Bachevillier (trombone), Laurent Vichard (clarinette basse et Moog), Philippe Gordiani (guitare), Fabien Rodriguez (batterie, percussions). Invités : Laurent Fellot (voix), Louis Sclavis (clarinette), Quatuor à cordes Seigle.

    Label / Distribution : Z Production

  • La musique sereine de Julie Campiche

    julie campiche, jazz, harpe, onkalo, meta recordsNe vous y trompez pas. La musique de Julie Campiche n’est pas forcément à l’image du titre de son nouveau disque. En effet, si Onkalo (« cave » en finnois) est un site d'enfouissement finlandais de déchets nucléaires, si ce lieu à durée de vie prétendument illimité peut susciter bien des peurs comme tant d’autres, la harpiste suisse fait le choix de dévoiler avec son quartet des paysages empreints de sérénité et d’accorder au temps qui passe inexorablement toute la place qui lui revient naturellement.

    On avait laissé la suissesse aux commandes d’Orioxy, une formation dont elle avait partagé la direction avec la chanteuse israélienne Yael Miller. Huit années d’existence, trois albums au compteur. Et pour ce qui me concerne, une réelle attraction suscitée par l’univers onirique et mystérieux d’une formation au sujet de laquelle j’avais écrit, il y a fort longtemps maintenant, dans une chronique pour le magazine Citizen Jazz : « le quatuor, toujours en équilibre sur le fil tendu de ses contes d’où la folie n’est jamais exclue, prend un malin plaisir à bousculer très vite le confort de son univers pop-rock pour le faire chavirer vers d’autres contrées plus aventureuses et, pour tout dire, passionnantes ».

    Onkalo, tout aussi passionnant, mais dans un registre différent, guidé par une ligne de conduite assumée. Ne pas accélérer la course, savoir ne pas jouer trois notes si deux suffisent, respecter le silence. Respirer. C’est tout ce qui se trame par exemple dans le « Flash Info » en ouverture de l’album, avec son alternance implacable de moments calmes et d’accélérations brutales. Julie Campiche semble nous inciter à prendre du recul face au déferlement des actualités. Prenez le temps de la réflexion. Le ton est donné et à partir de ce moment-là, toute la musique de l’album imposera la nécessité de ne pas se livrer à une course inutile. Le clair-obscur qui entoure « Onkalo », zone mortelle s’il en est, va de pair avec une réaction salutaire sous la forme d’une pulsation régulière, solide. Face au risque mortel, le quartet joue la carte de la vie. « Cradle Songs », « Lepidoptera », « Dastet Dard Nakoneh » sont de majestueuses ballades, « To The Holy Land » fait valoir un balancement tranquille. Jamais les musiciens ne se prennent les pieds dans le tapis d’une course vaine. Julie Campiche aime à préciser : « Si ça va trop vite, j’ai l’impression de casser l’élastique, le fil conducteur ! »

    La forme de Onkalo est peut-être celle du jazz. Un jazz qui associerait sons naturels et effets électroniques (tous les musiciens s’y collent). Allez savoir de quoi il retourne exactement, on s’en moque un peu, après tout… Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse… Ici, c’est de minimalisme qu’il faudrait parler, mais ce dernier est loin d’être ordinaire – appelons-le minimalisme prospectif – dans la mesure où il semble capable d’explosions à chaque instant. On retient souvent son souffle à la découverte de ces six histoires dont la durée assez longue est la garantie d’un véritable dépaysement. Au pays d’une sérénité acquise à force de s’autoriser à rêver.

    Le quartet de Julie Campiche, qui aura mis plus de trois ans avant d’enregistrer sa musique, ne semble pas douter de sa force tranquille. Les quatre protagonistes, emmenés par une harpiste plus que jamais traversée de lumière, ont eu un jour la bonne idée de se lancer à la quête de la beauté. Ils ne sont pas les premiers et ne seront pas les derniers. Mais il faut les remercier d’avoir touché leur but du doigt. Disons-le sans détour, Onkalo est un enchantement.

    Musiciens : Julie Campiche (harpe, effets), Leo Fumagalli (saxophone, effets), Manu Hagmann (contrebasse, effets), Clemens Kuratle (batterie, effets).

    Titres : Flash Info / Cradle Songs / Onkalo / To The Holy Land / Lepidoptera / Dastet Dard Nakoneh

    Label : Meta Records

  • La ville intérieure de Claudia Solal et Benoît Delbecq

    claudia solal, benoit delbecq, hopetown, jazz, jazz, pianoOn peut lire sur la page d’accueil du site internet de Rogueart – le label sur lequel paraît Hopetown enregistré par le duo Claudia Solal / Benoît Delbecq – une citation du contrebassiste William Parker : « Comment osons-nous dépenser autant d'énergie précieuse pour répondre à des questions telles que : qu'est-ce que le jazz ? ». Nul doute que cette interpellation vaut largement pour ce disque né d’une « altérité intérieure » qui intrigue avant d’envoûter. Et autant le dire sans détour, la voix de Claudia Solal mariée au piano de Benoît Delbecq n’a pas choisi l’autoroute de la chanson passe-partout pour entreprendre un voyage pour le moins singulier. Ce serait même plutôt le contraire. La voie empruntée est beaucoup plus sinueuse, escarpée même, et les panneaux directionnels sont assez rares, comme s’il s’agissait de se fier d’abord à son instinct pour avancer dans la bonne direction. À vous de trouver le chemin. Mais en existe-t-il un seul, après tout ? Hopetown est de ces disques qui requièrent de celui ou celle qui écoute une attention soutenue, non qu’il soit d’un accès difficile, mais parce qu’il semble soumis au vertige de l’instant. Rester en éveil, c’est la garantie d’une traversée harmonieuse. Et chacun d’entre nous y projettera ses propres représentations.

    Le travail entrepris par la chanteuse et le pianiste remonte à quelques années maintenant : c’était en 2015 à la faveur d’une tournée à Chicago, organisée par l’association The Bridge, du quartet Antichamber Music, avec la bassoniste Katie Young et la violoncelliste Tomeka Reid, autour de poèmes de James Joyce. Le duo a poursuivi sa collaboration, qui aboutit à un disque enregistré au mois de mars 2018.

    L’idée de liberté est sans doute la première qui surgit dès l’écoute de « Inner Otherness » en ouverture du disque : le piano préparé de Benoît Delbecq installe un climat mystérieux et nocturne, sur lequel s’élève la voix de Claudia Solal. Celle-ci déclame autant qu’elle chante, parfois au creux de l’oreille, improvisant des mélodies flottantes et oniriques qu’on suit avec curiosité, incapable d’en deviner les prochaines nuances. Alors, c’est une autre idée qui nous vient : celle de la si belle incertitude d’un art né du moment présent, dans la spontanéité des émotions de l’intime. Inutile de chercher des comparaisons (c’est là le sens de ma citation de William Parker), cette « ville de l’espoir » existe peut-être sur la carte des songes, mais il est peu probable que vous vous y soyez déjà rendu jusqu’à présent. Tout cela a parfois des allures de « manège enchanté », mais un manège qui prendrait la tangente, à la façon d’une embarcation légère et dérivante… Benoît Delbecq est pianiste mais aussi – et beaucoup – rythmicien et illustrateur, son instrument libérant des sonorités fugitives, parfois métalliques, qui semblent chercher à se faufiler dans les interstices de l’onirisme des textes de Claudia Solal. Nul doute que ces deux-là savent s’accorder une attention réciproque et donner une autre définition de l’interplay. Et je tiens ici à rassurer les mélomanes non anglicistes : outre qu’il est de nos jours assez aisé de comprendre le sens d’un texte écrit dans une autre langue (on trouve des outils dont la fiabilité est certes limitée mais suffisante), ils peuvent se laisser porter par la musique des mots. Cerise sur le gâteau, les titres des « chansons » sont souvent entourés d’un halo de mystère qui incite à rêver : Comme la lune paraît étrange ; Jardin d’hiver ; Vert brûlant ; Euphorie ; L’ultime étreinte… Quant à cette phrase extraite de « No Sake Tonight » qui dit : « Il me faut un correctif émotionnel pour restaurer mes continents souterrains », elle est une invitation à plonger sans réserve dans les mondes intérieurs dont ces deux artistes nous accordent le privilège d’ouvrir les portes.

    Allez-y, entrez ! Déambulez, laissez-vous aller dans les rues de cette ville à nulle autre pareille…

    Musiciens : Claudia Solal (chant), Benoît Delbecq (piano).

    Titres : Inner Otherness / Burning Green / Low Voltage / Euphoria / No Sake Tonight / How Strange The Moon Seems / Winter Garden / Ultimate Embrace / In The Small Of My Back

    Label : Rogueart

  • Sarah Murcia ou la musique en observation

    Sarah_Murcia_Eyeballing.jpgSarah Murcia se livre un peu plus encore avec Eyeballing, un disque très personnel dont on comprend vite qu’il survole la production commune, après qu’on aura renoncé à toute tentative de classification. Car cette musicienne n’est décidément pas une artiste comme les autres. C’est vrai qu’on la connaît sous des facettes multiples qui attestent une curiosité très largement au-dessus de la moyenne : elle est contrebassiste, mais aussi pianiste, compositrice, productrice et chanteuse. Sarah Murcia est avant tout une musicienne libre, capable d’œuvrer aussi bien dans le domaine du jazz que de la pop et du rock, avec des incursions dans la musique orientale. Elle fait partie des artistes qu’on qualifiera d’inclassables – un vrai compliment en notre époque de standardisation – et nul besoin d’être grand clerc pour reconnaître que son talent est immense. Pour rattacher sa personnalité singulière au titre de son nouvel album, on pourrait dire qu’en éveil constant, Sarah Murcia garde les yeux grands ouverts…

    Ses récents faits d’armes illustrent une diversité qui définissent son appétit de musique. On peut la trouver en effet au sein du septet de Sylvain Cathala ou du quartet de Louis Sclavis et notamment sur l’album Characters On A Wall. Rodolphe Burger ou Magic Malik font partie de ceux qu’elle a côtoyés ou continue de côtoyer. Sarah Murcia est également impliquée dans plusieurs projets aux contours atypiques : Caroline (avec des compagnons de route tels que Gilles Coronado, Olivier Py, Fred Poulet et Franck Vaillant) ; des duos dont l’un avec Noël Akchoté, mais aussi Beau Catcheur (avec Fred Poulet) et Habka (avec Kamilya Jubran) ; et pour finir (provisoirement) Never Mind The Future, une formation qui reprend rien moins que le répertoire des Sex Pistols – il faut oser, tout de même ! – et dont la composition recoupe en partie celle de Caroline (Py, Coronado, Vaillant), augmentée toutefois de Benoît Delbecq et de Mark Tomkins. Ne pas oublier non plus Pearls Of Swines (Fred Galiay, Gilles Coronado et Franck Vaillant) ni le fait que la contrebassiste se produit en solo. Une belle carte de visite, en somme, dont l’écriture est en cours, comme on le supposera volontiers.

    Eyeballing – dont la traduction n’est pas simple parce qu’elle est à tiroirs : à vue d’œil, observer ou exorbité par exemple – est une incursion supplémentaire vers un univers décalé et incertain qui n’appartient qu’à cette tête chercheuse. Sur ce disque, Sarah Murcia joue de la contrebasse bien sûr, mais elle y chante également, principalement en anglais sur des textes de Vic Moan, un auteur compositeur américain issu des scènes rock, jazz, punk ou ska qu’elle a régulièrement invité au sein de Caroline. On trouve aussi un texte en français au titre taquin signé Denis Scheubel : « Volonté avec un nuage de lait ». Et parce que les bons amis sont ceux vers lesquels on se tourne naturellement, Sarah Murcia s’est entourée pour l’occasion de deux musiciens de Never Mind The Future (ainsi que de Caroline pour l’un d’entre eux) : l’excellent Benoît Delbecq au piano et aux percussions électroniques et le non moins excellent Olivier Py aux saxophones. Symbole d’ouverture ou de diversification, appelez ça comme vous le souhaitez, François Thuillier vient souffler les notes d’un tuba qui fait ici office de basse autant que d’instrument soliste. Au bout du compte, voilà un disque au tempo souvent arythmique dont le frémissement aux couleurs pop est imprimé par les percussions électroniques de Benoît Delbecq. La forme est plutôt minimaliste, avec des chansons aux arrangements souvent épurés. Et ce qui séduit dès la première écoute, c’est la juxtaposition des sonorités électroniques et du son, bien naturel celui-là, du tuba ou du saxophone. Ce contraste fonctionne à merveille pour dessiner une musique qui vous trotte vite dans la tête. Il y a en outre ce petit quelque chose, un peu distant, un peu inaccessible, qui rend Sarah Murcia particulièrement attachante lorsqu’elle chante. Surtout, on refuse de la croire lorsqu’elle nous dit : « J’veux pas chanter, on m’a forcé à le faire / Moi c’que j’aime, sur les disques, c’est me taire / Et boire de l’alcool avec mes amis ».

    Taratata, madame Murcia : vous buviez ? J’en suis fort aise. Eh bien chantez maintenant !

    Musiciens :Sarah Murcia (contrebasse, chant, synthétiseur basse, piano), Benoît Delbecq (piano, percussions, claviers, électronique), Olivier Py (saxophones ténor et soprano), François Thuillier (tuba).

    Titres : The Caretaker / Monkey / Come Back Later / Inefficient / Volonté avec un nuage de lait / Small / Eyeballing / So Nice / Minimum

    Label : dStream

  • La musique maîtresse du GRIO

    compagnie impérial, grand impérial orchestra, jazz, afrique, musiqueÀ deux jours près, la date de sortie officielle de cet album (le 17 janvier 2020) coïncide avec celle de mon anniversaire. Autant dire qu’il s’agit là d’un beau cadeau et – j’assume ce pronostic dont l’intérêt vous échappera peut-être – de l’un des temps forts de l’année jazz 2020 (tiens, pendant que j’y pense, il y a aussi le bouleversant Deep Rivers du pianiste Paul Lay). Une année qui pourtant commence seulement. Il est, parfois, des évidences qui s’imposent à vous… Surtout lorsque les membres du Grand Impérial Orchestra (dont l’acronyme est le GRIO) citent Oscar Wilde en exergue de leur projet : « Le seul moyen de se débarrasser d’une tentation est d’y céder ». Alléchant, forcément... Mais de quoi s’agit-il donc ?

    Au départ, il y a l’Impérial Quartet fondé par les saxophones multiples (de basse à sopranino) de Damien Sabatier et Gérald Chevillon, le contrebassiste Joachim Florent et le batteur Antonin Leymarie. Ce quatuor est une sorte de centre nerveux de la Compagnie Imperial sur le label de laquelle est publié Music Is Our Mistress, album d’une formation élargie cette fois à quatre autres musiciens amis qui ont souvent croisé la route de ladite compagnie : les trompettistes Aymeric Avice et Frédéric Roudet, le tromboniste Simon Girard et le pianiste Aki Rissanen. Autant dire qu’il sera question de souffle(s) et que la tempête déclenchée par cet octuor promet d’être très revigorante.

    Ce doublement du quartet m’amène à rappeler que la petite bande impériale aime décliner ses formations à la façon d’une famille recomposée, comme nous le prouvent Impérial Pulsar (soit le quartet et deux percussionnistes maliens) ou le récent Impérial Orpheon, pour l’avènement duquel trois des membres du quartet (Sabatier, Chevillon, Leymarie) avaient uni leurs forces à celles de l’accordéoniste chanteur Rémy Poulakis. En était résulté un passionnant Seducere dont je m’étonne encore qu’il n’en ait pas été question ici-même. Mais bon, l’erreur est humaine, n’est-ce pas ? Je crois me souvenir néanmoins de la diffusion d’un extrait de ce disque lors d’un Jazz Time que j’avais animé pour Radio Déclic. Vous me pardonnez ?

    Avec un tel titre – Music Is Our Mistress – on pense évidemment à Duke Ellington et son autobiographie Music Is My Mistress, mais je m’en tiendrai là pour les comparaisons, même s’il y a dans cette musique qualifiée « d’aventure » quelque chose qui n’est pas sans rappeler l’esprit du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden et Carla Bley, dans cette façon qu’a le GRIO d’unir au plus près une expression très festive à la conscience de ses origines, ici une fois encore très africaines par la référence aux Banda Linda d’Afrique Centrale : « Chez eux, chaque morceau a une fonction sociale, qui accompagne toutes les époques de la vie, de la naissance à la mort ». Cette Afrique source n’est d’ailleurs pas le seul repère pour les membres du GRIO : ainsi, on entend très nettement à plusieurs reprises (« Cult Of Twins », « Linda Linda », « Gomorra Pulse ») les influences cycliques et répétitives d’un compositeur tel que Steve Reich. Rien d’étonnant à cela lorsqu’on sait comment est construite la musique des Banda Linda : « Ils jouent en général les trompes par groupes de cinq : chaque trompe joue une note et c’est l’imbrication de ce hoquet instrumental qui génère la polyphonie ». À la lecture de cette explication, on pense forcément aux superpositions rythmiques (les déphasages) du compositeur américain.

    Ces références étant établies, il faut maintenant dire que ce qui saute aux oreilles à l’écoute de Music Is Our Mistress, c’est la générosité, celle-ci n’étant pas dénuée d’une forme joyeuse de spiritualité lorsque la musique prend la forme d’un hymne. C’est le sentiment de liberté heureuse qui irradie ses huit compositions, originales pour la plupart quand elles ne consistent pas en des réarrangements de traditionnels Banda Linda. Prenez par exemple le trombone de Simon Girard tout au long de « Hillbrow » et vous saurez de quoi il retourne. C’est l’embrasement cuivré qui traverse tout le disque, un incendie allumé par la horde de saxophones trompettes trombone et leurs dialogues fiévreux (« A Cançào Do Grilo »). C’est aussi la capacité à arrêter la course du temps pour parler d’amour (« Frida Kalho Song Of Love »).

    Générosité, liberté, embrasement, amour. Finalement, je me rends compte que cette chronique aurait pu tenir en quatre mots. Une fois encore, je n’ai pas su résister à la tentation digressive, mon grand et vilain défaut. Mais il faut faire preuve de mansuétude à mon égard, parce que Music Is Our Mistress est de ces disques qui vous rendent bavard, joyeux, partageur, optimiste. C’est d’ailleurs l’effet provoqué par chacune des productions de la Compagnie Impériale depuis toutes ces années. Et ce dernier avatar en grande formation, loin de faire exception à la règle, en est plus que jamais la démonstration.

    Musiciens : Aymeric Avice (trompette, piccolo, bugle), Fred Roudet (trompette, bugle), Simon Girard (trombone), Damien Sabatier (saxophones baryton, alto, sopranino), Gérald Chevillon (saxophones basse, ténor, soprano), Aki Rissanen (piano), Joachim Florent (contrebasse), Antonin Leymarie (batterie).

    Titres : Cult Of Twins / Hillbrow / À Cançào Do Grilo / Frida Kalho Song Of Love / Gomorra Pulse / Anima / Linda Linda / Tchébou Ganza Tché Gaté / Le sommeil droit

    Label : Compagnie Impérial

  • Les murs délicats de Louis Sclavis

    Louis Sclavis, Characters on a wall, Ernest Pignon-Ernest, ecm, jazzLoin de moi l’idée de paraître un poil emphatique, mais il me semble impossible de considérer Louis Sclavis autrement que comme un musicien « compagnon de vie ». Je veux dire par là que son œuvre – car l’accumulation de ses enregistrements, par-delà son travail sur scène, en dessine une – est présente à chaque instant. Y compris en pensée, à la faveur d’un silence ou d’une pause. Ils sont plutôt rares, ces artistes capables de vous habiter à ce point. Voilà environ un quart de siècle que cela dure en ce qui me concerne. Vingt-cinq ans et autant d’albums, achetés au jour de leur sortie, quand ils n’ont pas fait l’objet d’une pré-commande.

    Parce que Louis Sclavis est l’incarnation de la multiplicité du jazz : amoureux des mélodies et des danses, explorateur invétéré de nouvelles pistes, brouilleur de frontières, capable de tendre au son de ses clarinettes un fil invisible qui relierait tradition et modernité. Écouter sa musique, c’est plonger dans le monde du beau mais aussi de l’incertitude. Chez lui, rien n’est jamais acquis et la répétition d’album en album est proscrite. Ce clarinettiste est un musicien en éveil.

    Avec Characters on a Wall, on pourrait imaginer un retour vers le passé puisque ce nouveau disque est inspiré par le travail du peintre Ernest Pignon-Ernest, tout comme l’était déjà Napoli’s Walls en 2003. On s’en tiendra là pour la comparaison. Louis Sclavis s’explique sur les différences entre les deux : « Ce disque n’a rien à voir avec le précédent. D’abord, j’y aborde une grande variété d’œuvres couvrant toutes les époques de la carrière de Pignon-Ernest, là où dans Napoli’s Walls je me concentrais sur un lieu et un projet. Et puis musicalement c’est tout à fait différent. Ma musique il y a quinze ans était très improvisée, traversée de sons électriques, synthétiques, il y avait la voix et la trompette de Médéric Collignon qui apportait des couleurs résolument expressionnistes à l’ensemble. Ce n’est pas du tout la même esthétique que celle développée avec ce quartet beaucoup plus jazz dans son format, ses sonorités et son sens de l’interplay ». Dont acte. À quoi il faut ajouter que les compositions ne sont en rien figuratives, les images étant là pour « faire surgir une énergie et un mouvement ».

    Pour mener à bien cette nouvelle entreprise, Louis Sclavis a fait appel à une formation acoustique composée de trois orfèvres dont il sait les qualités : Benjamin Moussay, pianiste dont l’élégance et la finesse ne sont plus à démontrer et qu’il côtoie depuis de longues années (Silk and Salt Melodies). Côté rythmique, une association qui s’est déjà fait entendre au temps du projet Loin dans les Terres : Sarah Murcia à la contrebasse et Christophe Lavergne à la batterie. Chez eux aussi, cette alliance si séduisante de force souple et de soin apporté au moindre détail.

    Les palmarès ne sont pas mon fort, parce qu’ils sont forcément injustes. Toutefois, Characters on a Wall est sans le moindre doute l’une des plus grandes réussites de Louis Sclavis et de l’année 2019. Voilà un disque au tempo souvent lent, pour ne pas dire majestueux (« L’heure Pasolini », « La dame de Martigues ») qui installe d’emblée un climat d’une sérénité profonde. Si la tension peut monter (le temps des « Extases ») et laisser la place à des temps d’improvisation (les magnifiques interventions de « Darwich dans la ville »), si parfois s’impose une réminiscence presque joyeuse malgré son titre d’un thème de Wayne Shorter (« Prison » et ses échos à « Adam’s Apple »), c’est d’abord l’union calme du collectif qui fait merveille ici, marquée par des prises de parole d’une concision symbole de maturité. Et sa grande douceur, aussi. Dans les remarquables notes de pochette signées Stéphane Ollivier, il est question de « délicatesse ». C’est un mot juste, qui nourrira chez vous le désir de plonger au beau milieu d’une galerie de personnages qui sont, certes, des points de départ mais la source d’une musique aux portes de la perfection.

    Musiciens : Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse), Benjamin Moussay (pianos), Sarah Murcia (contrebasse), Christophe Lavergne (batterie).

    Titres : L’heure Pasolini / Shadows and Lines / La dame de Martigues / Extases / Esquisse 1 / Prison / Esquisse 2 / Darwich dans la ville

    Label : ECM

  • Dubois dans le jardin

    julien dubois, le jardin, jazzQuand on a – sans préméditation aucune – reçu un éveil musical passant, après les années d’enfance chantonnée, par le rock puis son évolution progressive (qu’on devrait plutôt qualifier de prospective, pour reprendre la suggestion d’Aymeric Leroy). Quand on a ensuite découvert le jazz-rock anglais (l’École de Canterbury par exemple) puis le jazz-rock américain (Miles Davis, Mahavishnu Orchestra), soit une belle ouverture vers le jazz, cet univers dans lequel je suis entré à pas de loup par la musique de John Coltrane, il y a de fortes chances pour qu’un disque revendiquant des influences multiples attire mon attention. La production discographique est abondante : aussi une sélection, instinctive ou intuitive, s’opère naturellement au cœur de toute la musique à écouter, avec pour conséquence la mise en avant de certains albums (pendant que d’autres sont mis de côté, malheureusement).

    C’est à n’en pas douter le cas pour Le Jardin, qu’a récemment publié le saxophoniste (alto) Julien Dubois. De lui, je ne connaissais rien, ou presque. J’ai compris que son parcours, passé aussi par la musique de chambre, était jalonné de références pouvant faire écho aux miennes : le jazz bien sûr, mais aussi le rock progressif (King Crimson est cité de manière récurrente), Zappa pour la surprise de scénarios tout en ruptures ainsi que des explorations sonores mâtinées d’électronique. Et même si l’arithmétique musicale d’un Steve Coleman, dont le systématisme m’a toujours laissé de marbre, est également évoquée au risque de m’éloigner, je ne peux que me féliciter d’avoir osé franchir le pas de cet espace paysagé et multicolore qu’est Le Jardin. Je passerai très vite sur les analogies avec le champ musical d’un Julien Dubois qui tracerait ici des lignes, ferait pousser des accords ou taillerait des rythmes à la manière d’un horticulteur ès sonorités. Je ferai également fi du caractère un poil énigmatique de la plupart des titres de compositions (voir plus bas), préférant entrevoir leur poésie sous-jacente. Il faut savoir ne pas trop en savoir…

    Parce que tout cela est vrai, sans doute, mais fait passer selon moi au second plan l’essentiel de la musique jouée par un quartet d’excellence au sein duquel je ne manque pas de souligner la présence de Simon Chivallon aux claviers, un pianiste dont j’avais beaucoup aimé la fibre coltranienne en 2018, à l’occasion de la parution de Flying Wolf. Oui, l’essentiel. Car si les compositions – reliées entre elles par la lecture d’un texte de Michel Foucault sur le thème des jardins – sont savamment construites, si leur complexité d’interprétation est réelle, elles sont d’abord habitées par une forme d’exultation poétique qui l’emporte sur toute autre considération. Et je rejoins en cela mon camarade Philippe Méziat qui écrivait : « Le quartet parvient à dépasser l’arithmétique pour atteindre à une certaine exaltation ». Le piège du trop écrit est déjoué, la méthode est suffisamment discrète pour ne pas refroidir l’ensemble et la fougue du quatuor – avec deux invités que sont Sylvain Rifflet au saxophone et Élise Caron au chant – balaie toutes les réserves qu’un surcroît de « cérébral » pouvait susciter. Le Jardin est un disque certes virtuose mais habité d’une joie véritable dont il ne se départit jamais. Il a une âme. Si vous êtes attentifs, vous entendrez même çà et là de petites créatures électroniques qui y circulent librement, histoire de vous faire comprendre que tout peut arriver et qu’aucune forme ne saurait être finie.

    Il ne vous reste plus qu’à vous laisser embarquer par la volubilité du saxophone alto de Julien Dubois et par les claviers de Simon Chivallon qui hissent des couleurs très chatoyantes. Son synthétiseur vous embarque parfois vers des contrées voisines de celles que beaucoup d’entre nous avaient pu visiter il y a bien longtemps, comme sur le final de « Allégeance au Dragon » avec ses élans façon Yes. Ces deux-là ont la capacité d'élaborer ensemble des textures sonores mouvantes d'une grande richesse, prenant appui sur une rythmique toujours à l'affût, composée d'Ouriel Ellert (basse) et Gaëtan Diaz (batterie).

    Le texte de Foucault évoque le jardin comme un lieu d’utopie : celui de Julien Dubois en est sans doute une, qui ne demande qu’à croître et laisser prospérer sa végétation plutôt luxuriante. Il est à coup sûr l’occasion de respirer un air des plus rafraîchissants.

    Musiciens : Julien Dubois (saxophone alto), Simon Chivallon (Rhodes et synthétiseurs), Ouriel Ellert (basse électrique), Gaëtan Diaz (batterie). Invités : Sylvain Rifflet (saxophone ténor), Élise Caron (chant).

    Titres : La tectonique des plaques partie I / Sisyphe ou la révolte du diminué / La chaîne de Fonzie / Deuxième vexation – Darwin / Icare ou le drame de l’augmenté / Allégeance au Dragon / La tectonique des plaques partie II / Warp Zone – niveau caché

    Label : Déluge

  • Zone de confort

    Hugo Lipp - Comfort Zone.jpgCe qui fait le charme de ce qu’on appelle parfois « la musique de jazz » - je reprends ici une formulation chère à Henri Texier – c’est peut-être sa versatilité. Derrière ce mot, se cache selon moi l’idée d’une musique changeante, capable de satisfaire des appétits d’une grande diversité et de répondre aux variations d’humeur. Elle peut être plus ou moins imprégnée de fantaisie, rester au plus près de la mélodie ou s’en écarter au profit d’une quête plus atonale et exploratoire, quand elle n'est pas bruitiste. Elle est toujours atmosphérique. Elle peut vous rassurer ou au contraire vous mener sur des chemins incertains. Elle chuchote au creux de l’oreille ou crie sa révolte. À chaque moment – une saison, un jour, une heure, une fraction de seconde – correspond un état particulier du jazz. Mais quelle qu’en soit la tonalité, cette musique est l’expression d’un cœur qui bat. Une pulsation.

    Ces quelques réflexions me sont venues à la fin du mois d'août en écoutant Comfort Zone, que signe le guitariste Hugo Lippi. Il n’y a sans doute rien de très original dans mon propos, mais il est comme un rappel. Avec cet album, c’est cette petite histoire d’un déclic discret, d’un charme qui a opéré tranquillement. La musique de l’Anglais n’est ni abrasive ni tourmentée, elle est portée par une nécessité mélodique qui vous donne envie d’ouvrir en grand les fenêtres et de guetter la première apparition du soleil. Son groove natif est celui du plaisir d’un chant intérieur porté par la fluidité, sans artifice, du jeu d’un musicien activement recherché sur les scènes européennes. Pour la bonne cause, vous l’aurez compris.

    Comfort Zone est le quatrième disque enregistré par Lippi, il voit le jour sur le label Gaya Music de son ami Samy Thiébault – aux côtés duquel j’ai eu la chance d'apprécier son talent à deux reprises, le temps de quelques Caribbean Stories (une première fois lors de l’édition 2018 de Nancy Jazz Pulsations, la seconde au Marly Jazz Festival 2019). Avec lui, trois compagnons dont on mesure instantanément l’adéquation avec la force tranquille du leader : partenaires de Wynton Marsalis au Lincoln center, Ben Wolfe (contrebasse) et Donald Edwards (batterie) constituent une paire rythmique qui sait allier force et discrétion. Quant à Fred Nardin, le seul Frenchy de la bande, faut-il en rappeler l’omniprésence depuis quelque temps ? Son piano est de ceux qui écrivent leurs propres histoires, bien ancrées dans celle du jazz. Assise rythmique sans faille, toujours prêt aux échappées mélodiques et à une conversation volubile avec le guitariste.

    On veut bien croire qu’avec ce nouvel enregistrement, Hugo Lippi a souhaité – ainsi qu’il le laisse entendre – s’extraire de sa zone de confort, lui dont la personnalité peut demeurer un peu secrète. Un disque est une exposition, il faut parfois se faire violence pour le mener à bien. Soit. Mais on aurait tort de penser que la nôtre est en jeu. Bien au contraire, Comfort Zone, par ses compositions originales ou ses reprises (« Manoir de mes rêves », « God Bless the Child », « Humpty Dumpty » ou « Freedom Jazz Dance »), par sa manière de chanter avec sérénité, est une invitation à prendre son temps. À se laisser embarquer, sans question inutile, vers de séduisants rivages mélodiques.

    Musiciens : Hugo Lippi (guitare), Fred Nardin (piano), Ben Wolfe (contrebasse), Donald Edwards (batterie).

    Titres : Manoir de mes rêves / Letter to J / Choices / Humpty Dumpty / Clementine / God Bless the Chld / Here’s That Rainy Day / Just in Time / Freedom Jazz Dance / Comfort Zone / While We’re Young / 12th

    Label : Gaya Music

  • Barney Wilen à Tokyo, quand le jazz est là…

    barney wilen, live in tokyo, jazzDécidément, il semblerait que l’heure soit à l’exhumation d’enregistrements qu’on n’attendait pas ou plus… Miles Davis et John Coltrane sont sous les feux de l’actualité discographique. C’est Rubberband pour le premier, un disque aux accents funk qui remonte à la période allant d’octobre 1985 à janvier 1986, juste après son départ de Columbia pour Warner et avant le planétaire Tutu. Quant au saxophoniste, on le retrouve avec Blue World et une session du 24 juin 1964, à l’origine destinée à devenir la bande son d’un film canadien, Le Chat dans le Sac. L’occasion pour Trane d’enregistrer à nouveau des compositions qu’on connaissait déjà, comme « Naima », « Like Sonny » ou « Village Blues », mais avec son quartet « classique » cette fois.

    Aussi, la parution de Live in Tokyo ’91 par le quartet de Barney Wilen attire vraiment l’attention. D’abord en raison du talent exceptionnel du saxophoniste, disparu à l’âge de 59 ans en 1996 après une vie chaotique, celle d’un homme hors des codes de notre société qui ne se sentait « pas vraiment blanc » et qui l’avait vu côtoyer entre autres Miles Davis pour la musique du film Ascenseur pour l’échafaud en 1957, mais aussi Thelonious Monk, dans le cadre d’un autre film, Les liaisons dangereuses de Roger Vadim. Ensuite parce que Wilen, qui n’en était pas pour autant ignorant des nouvelles technologies, avait lui-même branché en ce 11 février 1991 sur la console du Keystone Korner un petit enregistreur numérique acheté le matin même ! Coup de chance pour tous les amoureux du jazz qui peuvent découvrir l’intégralité d’un long concert bénéficiant d’une excellente qualité de son. Encore un bel exemple de résurgence dont on a toutes les raisons de se réjouir…

    Dans le copieux livret qui accompagne ce double CD, René Urtreger (seul survivant du quintet de 1957 dont on peut découvrir depuis peu un passage dans l’émission de télévision Au clair de la lune, voir la vidéo au bas de cette note) dit au sujet de Barney WIlen : « Il jouait comme les Américains ». On mesure le compliment adressé à celui qui avait aussi plongé dans le free jazz, le rock ou l’Afrique en brûlant sa vie par les deux bouts. Et c’est vrai qu’entouré de « la fine fleur de la musique française d’aujourd’hui » (sic), soit Olivier Hutman (piano), Gilles Naturel (contrebasse) et Peter Gritz (batterie), le saxophoniste administre ce qu’on osera qualifier de leçon de jazz et qui, avant tout, s’avère emblématique d’un langage dont les principes actifs sont l’écoute mutuelle et l’interaction entre les musiciens. Avec eux, nous sommes gâtés !  Dans son texte écrit pour les Portraits légendaires du jazz, le journaliste Pascal Anquetil évoque « la sensualité et la puissance féline de son jeu ». On y est : son droit, puissant et souple à la fois, s’emparant de standards ou de chansons de Charles Trénet, Barney Wilen plonge en lui-même et raconte milles histoires de vie – combien cet homme-là en a-t-il vécues ? – accordant au quartet le temps nécessaire à l’épanouissement d’un chant à quatre voix tout au long de chorus et à la faveur d'un interplay fiévreux dont la densité ne faiblit jamais. Le jazz est là, tout simplement.

    Live in Tokyo ’91 a des allures de menu copieux (deux heures et quart de musique, tout de même) qu’on dégustera avec la délectation que peut susciter cette musique lorsqu’elle est à ce point habitée. C’est un disque tombé du ciel, en quelque sorte, qui explique beaucoup mieux que par les mots ce que Barney Wilen lui-même disait : « Je suis accroché au souffle. Quelque chose de magique se passe dans l’instrument. Ce qui en sort n’est plus vraiment le souffle de l’homme ».

    Musiciens : Barney Wilen (saxophones ténor et soprano), Olivier Hutman (piano), Gilles Naturel (contrebasse), Peter Gritz (batterie).

    Titres : CD1 > Introduction / Beautiful Love / L’âme des poètes / Mon blouson (C’est ma maison) / Que reste-t-il de nos amours ? / Besame Mucho – CD2 > How Deep is the Ocean ? / Little Lu / Old Folks / Latin Alley / Bass Blues / No Problem / Goodbye / Doxy

    Label> : Elemental Music

  • Les belles bulles de Théo Girard

    theo_girard_bulle.jpgIl n’est pas si courant qu’un disque suscite chez vous, d’emblée, de la jubilation. En d’autres mots une joie intense. Dans ces conditions, il faut se réjouir de la parution d’une Bulle enivrante (et pas seulement parce qu’elle pourrait pétiller dans une coupe de champagne) par le quartet du contrebassiste Théo Girard, qui en signe les huit compositions, souvent de format court. Un disque paru sur son propre label Discobole et qui survole de toute sa grâce et son énergie cette rentrée musicale. Bulle est une suite de chansons qui n’auraient pas de paroles, aux mélodies entêtantes qui arboreraient parfois les habits d’un hymne. Et si on se doit à cet égard d’avoir naturellement une pensée pour le travail du grand Charlie Haden, que Théo Girard a beaucoup écouté, c’est un autre contrebassiste qui vient à l’esprit : Henri Texier. On retrouve dans les deux univers le même appétit pour le « chant », la même connivence fiévreuse entre des musiciens qui, aux côtés du leader, forment un groupe compact dont la force de conviction impose le respect. Jusqu’à certains titres eux-mêmes qui pourraient venir en droite ligne d’un album du dit Henri Texier, comme « Fire Alert » en écho à « Water Alert ». Les joutes entre le saxophone alto du jeune Basile Naudet et la trompette d’Antoine Berjeaut sont vives, passionnées, volubiles. Elles contribuent pour beaucoup au sentiment de tournis que provoquent ces 39 minutes de musique sous haute tension. Le drumming de l’Anglais Seb Rochford est alerte et incisif, sa complicité avec le patron fait merveille (« Rototown »). Quant à la contrebasse de Théo Girard, elle est un régal de rondeur et de puissance, d’une force tranquille qui rassure en ce qu’il ne se verra jamais reprocher de « coincer la bulle ». Tout ici est tournoyant, comme un manège (« Roller Coaster », un bel exemple de cousinage avec l’écriture d’Henri Texier), comme un disque qui tourne (« Microsillon »), l'ensemble est mû par un groove persistant (« Endless Groove »). Dédié au regretté Éric Groleau, compagnon de route de Théo Girard avec G!rafe et parti bien trop tôt, Bulle est par ailleurs l’occasion de savourer des ballades aux intonations nostalgiques, comme ces « Grandes dames » dédiées aux deux grands-mères du contrebassiste. Avec une telle addition de forces dans l'unité, Théo Girard donne une suite passionnante à 30YearsFrom publié voici trois ans en trio. On brûle d’impatience à l’idée de découvrir ce répertoire sur scène : il sera explosif, c’est une certitude.

    Musiciens : Théo Girard (contrebasse, compositions), Antoine Berjeaut (trompette et bugle), Basile Naudet (saxophone alto), Seb Rochford (batterie).

    Titres : Champagne !! / Des souvenirs de vous / Rototown / Fire Alert / Grandes dames / Roller Coaster / Endless Groove / Microsillon

    Label : Discobole

  • Embarcation solaire

    john coltrane, sun ship, jazz, impulseUn rapide retour sur la nécessaire réédition en 2013 d’un disque sans doute mésestimé.

    Jeudi 26 août 1965. Le quartet de John Coltrane, dans sa formule dite « classique », avec McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie, se retrouve aux studios RCA Victor de New York. Pour une fois, le saxophoniste a délaissé ceux du fidèle Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs, New Jersey. C’est une différence importante dans la mesure où ce qui va être enregistré ce jour-là et qui constituera la matière première de l’album Sun Ship y sera entreposé, pour ne pas dire abandonné par la suite, prises alternatives, faux départs et autres inserts inclus.

    C’est aussi un moment crucial car cette formation n’enregistrera plus en studio qu’une seule fois en tant que telle. Ce sera le jeudi suivant. Cette ultime session, qui préfigurait le disque Meditations enregistré le 23 novembre avec l'adjonction de Pharoah Sanders et Rashied Ali, sera publiée – en décembre 1977 ! – sous le titre de First Meditations For Quartet.

    En ce 26 août 1965 donc, John Coltrane parvient à la fin d’un long et magnifique chapitre de son histoire, avant le rush final entrepris avec un nouveau groupe – Pharoah Sanders, Alice Coltrane, Jimmy Garrison et Rashied Ali – jusqu’au jour fatidique du 17 juillet 1967.

    Mais revenons à Sun Ship et son « embarcation solaire », disque parfois considéré comme mineur, qui trouve sa source au cœur d’une année d’une fertilité exceptionnelle, mais qui ne sera porté à la connaissance du public que le 16 avril 1971, soit presque quatre ans après la mort de John Coltrane, et sous la supervision de sa veuve Alice. L’album, imprégné comme tout ce que joue le saxophoniste d’une profonde spiritualité, comporte cinq compositions, dont les titres attestent du chemin sur lequel est engagé celui qui quelques mois plus tôt, en janvier, a publié son disque le plus emblématique, Love Supreme : « Sun Ship », « Dearly Beloved », « Amen », « Attaining » et « Ascent ». Il y a là comme une suite naturelle à « Ascension », disque enregistré deux mois plus tôt en grande formation. Ces cinq prises ont été choisies parmi les différentes versions disponibles, parfois au prix d’un montage de différentes séquences. C’est le cas par exemple de « Attaining », élaboré à partir d’une partie de sa prise 1 suivie des quatre dernières minutes de sa prise 3. Sun Ship est, vous l'aurez bien compris, un disque posthume, dont on ne saura jamais si la version publiée aurait été celle souhaitée par le saxophoniste. La question se posait très légitimement jusqu’à une période beaucoup plus récente, en 2013, quand est parue l’intégrale de la session. Mieux vaut tard que jamais… Nous avons depuis cette époque tout le matériau nécessaire pour nous forger une opinion valable. Et pour une fois, on peut se réjouir d’une telle mise au jour, aux antipodes des rééditions et leur bricolage d’alternative tracks dont l’honnêteté artistique est souvent plus que contestable.

    Car l’exhumation en 2001 de l’ensemble des enregistrements du 26 août 1965 a permis de balayer toutes les réserves qu’on pouvait avoir sur les choix opérés par Alice Coltrane. Cette fois, pas de montage discutable, puisque Sun Ship – The Complete Session offre en deux CD au moins une version complète de chacun des titres, sans intervention postérieure autre qu’un nouveau mastering. On y trouve également – le tout étant présenté dans l’ordre chronologique garant d’une réelle objectivité de l’écoute – des versions alternatives de certains titres (« Attaining », Sun Ship » ou « Amen »), des versions incomplètes, des faux-départs, des bribes de conversations.

    Tout cela nous confronte directement au processus de création et l’on imagine bien à quel point celui de John Coltrane exerce, aujourd’hui encore, un pouvoir de fascination. C’est toute l’incertitude – et sa force – du jazz qui est ici exposée, sans filtre. Et du même coup, cet album passé au second plan de la discographie du saxophoniste a trouvé en 2013 une sorte de « deuxième vie ». Au-delà de toutes les biographies, analyses ou exégèses qu’on peut lire autour d’un géant et d’une musique dont on sait maintenant qu’elle aura marqué le XXe siècle de toute son empreinte, la réédition voici maintenant six ans de Sun Ship – The Complete Session lui permet de briller de feux qu’on avait certes très nettement perçus – parce que la musique de John Coltrane n’a jamais été rien moins que brûlante, y compris dans ses formes les plus consensuelles – mais qui, cette fois, nous apparaissent dans tout leur éclat.

  • Colin Cueco Drappier Omé : « Quiet Men »

    quiet men, denis colin, pablo cueco, julien omé, saccardimon drappier, jazz[Carnet de notes buissonnières # 013] Ce disque est à mon sens l’une des heureuses surprises de ce début d’année 2019. En d’autres termes, il est un coup de cœur printanier après la grisaille hivernale. Par sa forme atypique d’une profonde originalité, comme par son répertoire qualifié par ses géniteurs de Psychedelic Folk Jazz. Tout un programme !

    Voici donc un quartet réuni sous l’appellation Quiet Men – les hommes tranquilles – autour du clarinettiste Denis Colin, musicien ayant entre autres créé la Société des Arpenteurs il y a une dizaine d’années et qui avait rendu en 2013 un hommage à Nino Ferrer avec son Univers Nino, et du zarbiste – le zarb est un instrument à percussion originaire d’Iran – Pablo Cueco. Tous deux se connaissent depuis longtemps pour avoir joué ensemble dans le trio du clarinettiste. Ces deux musiciens avaient par ailleurs une connaissance commune, celle de Simon Drappier, contrebassiste de Cabaret Contemporain, qu’on retrouve cette fois à l’arpeggione, un instrument à six cordes frottées et jouées à l’archet, accordées comme une guitare. Et puisqu’il est question de cordes, il en est six autres qui viennent s’ajouter à l’ensemble, celles de la guitare acoustique de Julien Omé entendu il y a quelques années au sein de l’ONJ période Daniel Yvinec.

    Les Quiet Men publient un disque envoûtant sur le label Faubourg du Monde. Vous ne chercherez pas à le ranger dans une catégorie bien définie, parce que ce sera mission impossible (et un peu vaine, aussi), sauf peut-être à accepter celle qu’ont inventée les musiciens eux-mêmes, ce Psychedelic Folk Jazz évoqué plus haut. Quiet Men, c’est un disque brûlant, tendu comme un arc, beau comme une statuette dont la pierre serait patinée par le temps, c’est une intensité qui tient pour beaucoup, au-delà de l’engagement des musiciens, à la texture singulière du quatuor. C’est le mariage des instruments à cordes qui élabore, comme une pâte musicale à modeler, une base charnue et onctueuse évoluant entre blues, folk et musique baroque ; c’est le zarb comme une invitation au voyage par-delà les continents ; c’est la clarinette – basse essentiellement – qui sort des chemins balisés de la mélodie et d’un balancement magnétique pour s’enivrer de liberté. Celle du jazz, sans nul doute, dont s’emparent les trois autres dès que la possibilité leur est offerte : Simon Drappier par exemple, qu’on retrouve en plein explosion et en état de grâce sur une « Gavotte sans retour » de toute beauté.

    Chacun des membres de cette confrérie des Quiet Men est venu avec une ou plusieurs compositions dans sa besace, forgeant le sentiment d’un collectif solidaire. La tranquillité apparente de ce dernier laisse entrevoir une addition de forces qui ne demande qu’à se libérer. Précipitez-vous sur ce disque, un beau voyage vous attend.

    Denis Colin (clarinettes basse et contralto), Pablo Cueco (zarb), Simon Drappier (arpeggione), Julien Omé (guitare).

    Label : Faubourg du Monde TAC

  • Oxyd : « The Lost Animals »

    oxyd, the lost animals, onze heures onze, jazz[Carnet de notes buissonnières # 012] Banco pour Oxyd et son nouveau disque – le cinquième du groupe –  The Lost Animals, paru sur le label Onze Heures Onze. Après Long Now en 2016, qui revisitait la musique du groupe Nirvana, le quintette s’empare du thème des animaux disparus. L’extinction des espèces animales est dramatique, cette jeune garde de musiciens y est forcément sensible.

    Oxyd, c’est la réunion de cinq fortes personnalités : Alexandre Herer au Fender Rhodes et ses couleurs changeantes, sa capacité à instaurer un climat tantôt vaporeux, tantôt intranquille lorsqu’il sature le son de son instrument ; Julien Pontvianne au saxophone ténor, son sens de la retenue et un travail subtil sur le silence et l’entre-note, un art du minimalisme qu’il fait vivre aussi à travers des formations telles que Kepler ou l’Aum Grand Ensemble ;  Olivier Laisney à la trompette, ses constructions rigoureuses aux métriques souvent impaires, celles d’un musicien adepte d’une forme d’abstraction, son phrasé héritier d’une formation classique aussi bien que d’expériences plus contemporaines ;  Oliver Degabriele,  sa basse électrique et terrienne aux accents Zeuhl, son rock sous-jacent, celui qu’il déploie aussi au sein de Festen ;  enfin Thibault Perriard à la batterie, et la dimension parfois plus électro-pop de son drumming qui recourt si besoin à une frappe binaire.

    Oxyd, c'est une alliance savante d’esthétiques et d’influences multiples, qui viennent se conjuguer pour donner naissance à un jazz aux accents souvent électriques, dont la puissance et l’énergie vont de pair avec une musique beaucoup plus éthérée et planante, voire sérielle. Au fil des années, plus de dix maintenant, Oxyd a su élaborer un langage qui lui est propre : The Lost Animals est à n’en pas douter son meilleur disque.

    Alexandre Herer (Fender Rhodes), Julien Pontvianne (saxophone ténor), Olivier Laisney (trompette), Oliver Degabriele (basse), Thibault Perriard (batterie).

    Label : Onze Heures Onze

  • Et soudain, « My Favorite Things » !

    Coltrane_Favorite Things.jpgRemontons un peu le cours du temps pour nous arrêter au 9 septembre 1985. Observons maintenant la situation : j’entre chez mon disquaire favori de l’époque, La Parenthèse à Nancy pour ne pas le nommer. On y trouve une grande variété de disques : chanson, rock et jazz pour l’essentiel, ce dernier vivant là ses dernières semaines avant qu’une opération de recentrage économique ne le fasse disparaître de la boutique, me contraignant par la suite à effectuer mes achats dans un magasin concurrent (dont le rayon disques disparaîtra plus tard). En entrant, j’ignore totalement la nature de mon possible achat ; je ne suis d’ailleurs même pas certain d’y dépenser quoi que ce soit. Je furète, joue des doigts avec célérité pour faire défiler les pochettes des 33 tours, encore majoritaires malgré la présence de ces jeunes et prétentieux CD, qui restent coûteux et ne couvrent qu’une partie des catalogues des labels. Mes goûts de l’époque sont marqués par une réelle incertitude. J’ai connu bien des bonheurs musicaux depuis la fin des années 60 jusqu’au début des eighties, mais la période qui vient de s’écouler me laisse un goût amer.

    En parcourant ma discothèque, je m’aperçois d’ailleurs qu’il n’existe aucun mouvement musical vers lequel j’ai le désir de me tourner depuis l’entrée dans ces années 80 qui seront souillées par l’argent facile, la destruction de l’appareil industriel et le chômage de masse. Bien sûr, punk, cold wave, rap, me direz-vous… Tout cela ne me parle guère, je dois bien l’avouer, j’attends un frisson que ces courants ne me donnent pas. Du côté de chez mes héros, ce n’est pas la grande forme non plus. Magma, qui m'a fait vibrer du temps de Köhntarkösz et Magma Live/Hhaï, est en sommeil malgré la publication d’un atypique Merci qui préfigure une évolution assez inattendue et suscite la perplexité en raison de ce que certains considèrent comme une surproduction. Christian Vander n’a pas encore publié le premier disque de sa nouvelle formation, Offering, qui se produit sur scène depuis plus de deux ans. Il faudra pour cela attendre la fin de l’année 1986. La troisième mouture de King Crimson, où s’illustre l’irritant Adrian Belew, semble avoir vécu et son bilan est bien moins enthousiasmant que celui de la période 1972-1974 (Larks’ Tongues In Aspic, Starless And Bible Black, Red). Même mon si cher Grateful Dead ne donne plus beaucoup de nouvelles depuis quatre ans, son leader Jerry Garcia n’étant pas au mieux, parce qu’emprisonné dans les griffes de la drogue qui l'emportera dix ans plus tard. Une belle surprise est à venir néanmoins : ce sera In The Dark en 1987, avec son hit « Touch Of Grey ». Il y a chez moi comme une forme de déshérence qui m’entraîne à choisir un disque de temps en temps, par habitude mais aussi sans réelle conviction. Alors, ce 9 septembre 1985 est peut-être le bon moment pour me rappeler les nombreuses interviews du même Vander, qui brossait dix ans plus tôt dans les revues spécialisées (Best, Rock & Folk, Extra) un portrait passionné et intrigant d’un saxophoniste dont la musique semblait être la source de toutes ses inspirations : John Coltrane. Vander se plaisait à raconter comment, alors qu’il n’avait qu’une douzaine d’années, il écoutait sans fin, dans une danse enchantée, le disque My Favorite Things et la version obsédante que Coltrane avait créée à partir d’une chanson a priori anodine tirée d’une comédie musicale, « La mélodie du bonheur » (en anglais, « The Sound of Music »). Il disait aussi que la disparition de Coltrane, le 17 juillet 1967, l’avait presque anéanti, avant qu’il ne décide de réagir et de mettre sur pied cette formation controversée dont il serait à jamais l’âme et le moteur. Alors, Coltrane, enfin ? N’est-ce pas le moment d’en savoir un peu plus et de découvrir celui qui ressemble un peu à un magicien et pourrait s’avérer un possible compagnon de chaque jour ?

    Nous sommes donc le 9 septembre 1985… Étrangement, c’est l’anniversaire de mon frère, celui qui m’a tellement appris en musique. Ce soir-là, je suis sur le point d’investir un nouveau monde, dont il ne m’a jamais parlé, étant de son côté emporté par d’autres passions, transatlantiques elles-aussi, mais d’une coloration bien différente. On peut y voir un symbole, pourquoi pas… Je n’en sais rien.

    Une valse, tourbillonnante, répétitive, un saxophone soprano au son d’un incroyable lyrisme pour un instrument que je croyais jusque-là voué pour l’éternité à jouer « Petite fleur » ou « Les oignons ». Pendant près d’un quart d’heure, sans que jamais la lassitude ne gagne. Une batterie foisonnante, omniprésente (Elvin Jones) ; un piano hypnotique (McCoy Tyner) qui évoque un carillon. Le quartet de John Coltrane est presque en place, il faudra pour cela attendre encore quelques mois l’arrivée de Jimmy Garrison à la contrebasse, à la place de Steve Davis. « My Favorite Things », mais aussi « But Not For Me » et « Summertime » de George Gershwin, interprété au saxophone ténor, ou encore « Everytime We Say Goodbye » de Cole Porter. Une sacrée manière de revisiter un répertoire pourtant déjà consacré. Coltrane pourrait laisser croire qu’il est le compositeur de ces thèmes tant il a su se les approprier et les relire d’une voix si originale qu’il y a là quelque chose qui s’apparente à une transfiguration.

    Un drôle de tour de magie en réalité et pour ce qui me concerne le début d’une longue et magnifique aventure, tant humaine que musicale.

    Parce que parallèlement à cette découverte de la musique de John Coltrane, je mesure à quel point ce musicien majeur a – en peu de temps finalement – marqué son époque et accumulé une impressionnante discographie au beau milieu de laquelle je me sens un peu perdu. Oui, perdu et cela en dépit de nombreux allers retours vers les boutiques pour tenter d’y voir plus clair (pas d’internet à cette époque, pas de Google et encore moins de Wikipedia…). Par où faut-il donc commencer ? Pourquoi Impulse ? Pourquoi Prestige ? Pourquoi Atlantic ? J’ai entendu dire – par qui, je ne me souviens plus – que certains disques sont inaudibles, comme un certain Live in Japan en 1966 ou Om en 1965… Je comprends que le saxophoniste a connu une évolution foudroyante entre le milieu des années 50, époque à laquelle il travaillait avec Miles Davis et son décès en juillet 1967 alors qu’il n’avait pas encore 41 ans et que sa musique s’apparente plus que jamais à un cri. Ses derniers mois furent une course contre la montre, ou plutôt contre la mort. Mais comment s’y prendre pour démêler les fils de cet écheveau ?

    Je ressasse toutes ces questions et me rappelle le jour où j’ai décidé, pour y mettre fin, de soumettre par écrit mes interrogations à Jazz Magazine. Quelques semaines plus tard, alors que je pensais avoir été oublié, une longue et belle lettre ma parvient, de plusieurs pages, signée François-René Simon, l’un des grands spécialistes de l’œuvre de John Coltrane. D’une élégante écriture manuscrite (en ces temps reculés, les ordinateurs étaient hors de prix et peu répandus, même dans les salles de rédaction), ce journaliste parfaitement documenté me dresse un passionnant portrait discographique. Il me conseille aussi de procéder avec méthode et de recourir à une exploration dans l’ordre chronologique. Je crois que je ne le remercierai jamais assez…

    La porte s’entrouvre…

    Depuis cette époque, j’ai mis un point d’honneur à me procurer tout ce qui était disponible. Soit une accumulation de CD, de coffrets (ah cette somptueuse intégrale des années Prestige, de 1956 à 1958, et ses seize disques gorgés de musique), au nom de John Coltrane ou des leaders aux côtés desquels il avait travaillé (Miles Davis, Thelonious Monk, Cecil Taylor, Paul Chambers, Kenny Burell…). Je commence à comprendre les différentes périodes qui parfois se chevauchent : après Prestige et une incursion chez Blue Note pour Blue Train en 1957, il y a le temps créatif des années Atlantic de 1959 à 1961, avant que John Coltrane ne signe avec Impulse, un label auquel il restera fidèle jusqu’à la fin. Je perçois aussi la folie qui s’emparera de lui durant les années 1964 (celle-ci culminant avec A Love Supreme, son disque phare) et surtout 1965 et sa multitude d’enregistrements. Plus tard, en juillet 2007, j’ai pu évoquer ces mois d’une incroyable densité dans un article pour le magazine Citizen Jazz intitulé 65, année héroïque ! Au bout du compte, j’ai ressenti toute l’émotion liée à l’évolution foudroyante de l’inspiration d’un homme pour qui la musique était tout, qui ne vivait que par elle. Ceux qui l’ont côtoyé disent que John Coltrane était un inlassable travailleur, qu’il ne délaissait que très rarement son instrument. Et si les interviews sont très rares, c’est aussi parce qu’il consacrait tout son temps à la musique. Jusqu’au dernier souffle.

    En témoignent ses multiples interprétations de « My Favorite Things », qu’il portera à un niveau d’incandescence dont le feu n’a pas fini de nous dévorer, jusqu'à son ultime concert le 23 avril 1967 au Centre Olatunji de New York, aujourd’hui disponible officiellement après avoir longtemps circulé sous le manteau. Parce que si John Coltrane enregistra beaucoup de disques, il jouera finalement assez peu de thèmes sur scène : « My Favorite Things » bien sûr, mais aussi « Impressions », « Afro Blue » ou « Naima » pour citer les compositions les plus renommées. Il les réinventait à chaque fois, trouvant toujours une nouvelle histoire à raconter, de nouveaux territoires à défricher, d’autres horizons à espérer, il était capable de les étirer longuement, parfois durant une heure. Une quête de l’absolu qui aujourd’hui encore reste unique et mystérieuse.

    Aujourd’hui, je regarde ce disque vinyle acheté depuis bientôt 35 ans… Les informations qu’on y trouve sont présentées de façon cocasse : on trouve les noms des musiciens, ce qui paraît un minimum, mais dans une autre rubrique, on nous dit « Ce qu’il faut savoir » avant de porter à notre connaissance « Ce qu’il faut tout particulièrement apprécier », puis de livrer les ultimes « Observations » en expliquant que My Favorite Things est une œuvre marquante et obsédante qu’on aime ou qu’on n’aime pas, mais que les critiques de jazz considèrent unanimement comme l’une des plus émouvantes réussites de John Coltrane. Bien loin des livrets savants qui accompagnent désormais les rééditions de la discographie du saxophoniste, avec leurs analyses approfondies, les détails précis qui nous indiquent le jour, voire l’heure de chacune des prises de chacun des titres. Les exégètes de Coltrane ressemblent à des entomologistes…

    Enregistré en octobre 1960, My Favorite Things est quoi qu’il en soit un disque lumineux, qui porte très haut l’étendard de la mélodie et se distingue de la masse par l’intensité de son interprétation. Un précieux viatique pour partir à l’assaut de la montagne jazz et découvrir ses richesses.

    J’aurais difficilement pu espérer une meilleure initiation à cette musique qui ne cesse de se renouveler et d’avancer au gré de multiples brassages. Un langage qui, malgré les menaces et les attaques répétées qui lui sont portées par une machinerie financière soumise aux exigences de la rentabilité immédiate, relayées avec cynisme par ses disciples aux dents blanches, malgré l'illusion de la gratuité, continue de faire entendre sa voix. Les artistes doivent mobiliser plus que jamais toutes leurs forces pour ne pas abdiquer : gageons que bon nombre d’entre eux ont beaucoup appris de John Coltrane et de son incroyable « Resolution ».

    C’est sans doute le grand enseignement que le saxophoniste a réussi à délivrer en quelques années passées à la vitesse de la lumière.

    NB : ce texte est l’actualisation récente d’une note publiée dans ce blog le 26 mai 2014. Celle-ci était elle-même la version actualisée d’un écrit réalisé en 2008 dans le cadre du "Z Band", un collectif de blogueurs publiant à intervalles réguliers sur un thème commun. On en trouve la trace dans une note de Citizen Jazz. Il pourrait par ailleurs constituer l’un des chapitres d’un livre en gestation, ou pas…

  • In Love With : « Coïtus Interruptus »

    011 - In Love With - Coitus Interruptus.jpg[Carnet de notes buissonnières # 010] In Love With. vous conviendrez avec moi qu’il s’agit là d’un sacré nom pour un trio pour le moins détonant et qu’une telle appellation laisse subodorer une déclaration d’amour lancée à toutes les folies musicales que trois esprits joyeux et débridés peuvent concevoir. Avec ce deuxième disque joliment intitulé Coïtus Interruptus – je vous épargnerai les explications sémantiques ou techniques – Sylvain Darrifourcq et ses complices remettent le couvert et de bien belle façon. Ah, Darrifourcq, mais quel personnage, celui-là ! On avait découvert dans le quartet d’Émile Parisien un musicien du genre... différent. Batteur survolté, virevoltant, percussionniste feu-follet dont le jeu protéiforme est habité d’une frénésie que rien ne semble pouvoir arrêter, comme si sa musique ne devait jamais prendre fin. La trépidation du batteur s’avère contagieuse au plus haut point, qui contamine les frères Ceccaldi, Théo (violon) et Vincent (violoncelle), engagés volontaires d’une équipée extravagante. Armé de ses seules cordes, le binôme fraternel extirpe tout ce que son inventivité déchainée peut mettre en œuvre. Les instruments ceccaldiens, par nature harmoniques, deviennent ici supports rythmiques à chaque fois que nécessaire et c’est à bout de souffle qu’on suit l’embarcation chahutée d’In Love With.

    Coïtus Interruptus, disque de courte durée – à peine plus d’une demi-heure – composé de quatorze étapes souvent très brèves, presque fugitives, est à cet égard le digne successeur de Axel Erotic et vous comprenez désormais que la musique de Sylvain Darrifourcq & Co est décidément de nature très... charnelle. Au sujet de ce premier disque que le trio avait publié voici deux ans, j’avais écrit ici-même quelques digressions buissonnières dans un texte intitulé Accélérations amoureuses. On y lisait que : « In Love With, c’est un idiome de l’inouï, une incitation pressante à la découverte, une histoire mise en forme à la façon d’une horlogerie ludique et démoniaque ». Je ne retire pas un seul mot à cette définition de la vie en accéléré qui anime la musique de Sylvain Darrifourcq et ses deux partenaires. Prenez par exemple une composition telle que « Total Mezcal », histoire de bien percevoir la démesure de leur entreprise : vous constatez que non seulement la mélodie en est quasiment absente, mais qu’il va vous falloir suivre le trio dans une course poursuite infernale de 3 minutes 30, sans qu’il vous soit possible de respirer. C’est de la musique en apnée. Si vous êtes prêts à accomplir une telle performance, alors Coïtus Interruptus est fait pour vous. Mais je vous aurai prévenus, il est important de savoir que tout cela requiert un minimum d’entraînement. Vive le sport, comme disait l’autre !

    Sylvain Darrifourcq (batterie, percussions, cithare, composition), Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (violoncelle).

    Label : Gigantonium

  • Possible(s) Quartet : « Songs from Bowie »

    009 - Songs from Bowie.jpg[Carnet de notes buissonnières # 009] Le jazz est un monde multiple qui aime regarder ailleurs, histoire de voir qu’il y est. Et en effet, il y est bien. Du côté de la musique de… David Bowie par exemple. Le « Thin White Duke », ou Ziggy ou… à vous de choisir parmi ses différentes incarnations, fait l’objet d’un hommage que lui rend un quatuor dont c’est le troisième rendez-vous discographique : le Possible(s) Quartet. Un hommage d’autant plus intéressant que cette formation, originaire de la région lyonnaise, est constituée exclusivement d’instruments à vent. Ses musiciens la définissent comme un orchestre de chambre, en raison de son esthétique intimiste et sensible. On peut évoquer l’idée d’impressionnisme à son sujet et ainsi mieux mesurer la distance esthétique séparant deux univers qu’on imagine très éloignés a priori. Le Possible(s) Quartet est formé de Laurent Vichard à la clarinette, basse, de Loïc Bachevillier au trombone, de Fred Roudet et Rémi Gaudillat à la trompette ou au bugle. On connaît ces deux derniers notamment parce qu’ils font partie des cercles musicaux de Bruno Tocanne. Quant à Loïc Bachevillier, il est l’un des trombonistes de The Amazing Keystone Big Band, ce grand orchestre dont le succès populaire ne se dément pas depuis plusieurs années, en particulier du fait de sa dimension pédagogique à laquelle le jeune public est sensible.

    Le nouvel album de « l’orchestique » qui s’intitule sobrement Songs from Bowie, — et a pour directeur artistique Daniel Yvinec qui fut entre autres expériences directeur de l’ONJ de 2008 à 2013, avant Olivier Benoit — est le fruit d’une commande du Rhino Jazz Festival, basé à Saint-Chamond. Un sacré défi à relever, dont le Possible(s) Quartet s’acquitte avec la sensibilité et la finesse qu’on lui connaît depuis ses débuts. Songs from Bowie, c’est un demi-siècle de musique résumé en dix compositions qui survolent la plus grande partie du répertoire de David Bowie, de Space Oddity en 1969 à The Next Day en 2013. Le travail du Possible(s) Quartet est considérable, qui efface les marques du temps pour ne conserver que l’empreinte mélodique et mettre en lumière bien des richesses imaginées par le chanteur caméléon. L’intelligence du quartet est en action et Bowie entre, grâce à ce travail singulier, dans une nouvelle dimension, sans doute plus poétique et intemporelle. Il faut vite découvrir cette musique réinventée !

    Je tiens pour finir à remercier les quatre musiciens qui m’ont demandé d’écrire les notes de pochette de ce disque très réussi. C’est une responsabilité et surtout un grand honneur !

    Rémi Gaudillat (trompette et bugle), Fred Roudet (trompette et bugle), Loïc Bachevillier (trombone), Laurent Vichard (clarinette basse).

    Label : Les ImproFreeSateurs

  • Jacques Schwarz-Bart : « Hazzan »

    008 - j-schwarz-bart-hazzan.jpg[Carnet de notes buissonnières # 008] Jacques Schwarz-Bart est originaire de la Guadeloupe. Fils d’un couple d’écrivains célèbres, Simone et André Schwarz-Bart, il est connu pour être un musicien accompli qui a découvert très jeune le gwoka et ses rythmes complexes. Comme bon nombre de ses condisciples, il est passé par la Berklee School of Music de Boston avant de croquer la Grosse Pomme où il a rencontré quelques grands noms du jazz. Le saxophoniste a notamment fait partie du RH Factor, la formation entre jazz et funk de Roy Hargrove, le trompettiste récemment disparu. Jacques Schwarz-Bart a enregistré plusieurs albums sous son nom, autant de projets véhiculant son désir de marier à chaque fois sa passion conjuguée pour le gwoka et le jazz. Un homme de fusion, en quelque sorte.

    Toutefois, son nouveau disque, Hazzan est un projet assez particulier en ce qu’il est l’occasion pour le saxophoniste d’explorer la musique liturgique juive, avec à ses côtés une formation d’une solidité à toute épreuve. Jugez plutôt : Grégory Privat au piano, Stéphane Kerecki à la contrebasse et Arnaud Dolmen à la batterie. Sans oublier le chanteur David Linx sur deux titres.

    Hazzan signifie cantor (ou chantre) dans la tradition juive et Jacques Schwarz-Bart l’a choisi comme titre de son disque après qu’un rabbin lui avait dit un beau jour après un concert : « Quand vous jouiez, vos notes étaient comme les paroles d’une prière, vous étiez comme un hazzan sur votre saxophone ». Un beau compliment comme stimulation et le désir aussi de rendre hommage à son père disparu quelque temps plus tôt. Schwarz-Bart a rassemblé des mélodies anciennes, les a réarrangées et les voici assemblées dans ce disque publié chez Enja Yellow Bird. Hazzan est un disque aux éclats solaires, porteur d’un langage universel habité d’un chant profond et mémoriel qui devrait parler à beaucoup d’entre nous. Empreint d’une grande beauté formelle, il restera comme l’un des temps forts de l’année 2018, au moins pour ce qui concerne le jazz. À écouter sans modération.

    Jacques Schwarz-Bart (saxophone), Grégory Privat (piano), Stéphane Kerecki (contrebasse), Arnaud Dolmen (batterie).

    Label : Enja Yellow Bird

  • Marc Benham & Quentin Ghomari : « Gonam City »

    quentin ghomari,marc benham,jazz,neuklang,gonam city[Carnet de notes buissonnières # 007] Voici deux musiciens amis qui ont exprimé le désir de partager leur goût commun pour ce qu’on nomme parfois « middle Jazz » ou « mainstream », aussi bien que pour des improvisations plus libres. Gonam City est pour eux un premier essai en duo, parfaitement transformé – qu’on me pardonne cette métaphore filée en Ovalie – tant leur complicité a des allures d’évidence.  Il faut se rappeler que cette formation bicéphale a terminé finaliste du concours Jazz Migration 2018, sous le parrainage de Philippe Ochem, directeur de la programmation du festival Jazzdor de Strasbourg. 

    Autant de bonnes raisons d’enregistrer un disque – paru sur le label Neuklang – et de réaliser, au sens le plus philosophique du mot, le rêve musical du pianiste Marc Benham et du trompettiste Quentin Ghomari. Ce qu’il faut aussi évoquer, c’est la rencontre des deux musiciens avec Stephen Paulello, l’un des tout derniers facteurs de pianos français encore en activité. Pourquoi une telle précision ? Tout simplement parce que ce dernier a mis au point un prototype assez étonnant appelé l’Opus 102, autrement dit un piano formé de 102 touches (au lieu des 88 habituelles), une extension favorisant de nouvelles explorations et donnant à Gonam City une coloration toute particulière. Et c’est pour moi l’occasion de rappeler ici le magnifique Un Hibou sur la Corde de Françoise Toullec, pianiste elle-même subjuguée par cet instrument décidément pas comme les autres. 

    On trouve sur ce disque des compositions originales mais aussi des reprises comme « Misterioso » de Thelonious Monk, « Petite Fleur » de Sidney Bechet, « Celia » de Bud Powell ou bien encore « Pithecantropus Erectus », une composition d’un autre géant du jazz, Charles Mingus. Une palette d’influences large, une musique dont le caractère savant et la virtuosité n’entachent jamais la limpidité et la nature intimiste. Marc Benham et Quentin Ghomari ont su donner corps à leur passion. Il ne vous reste plus qu’à en profiter et savourer sans modération leur musique fraternelle.

    Quentin Ghomari (trompette), Marc Benham (piano).

    Label : Neuklang

  • Adrien Chicot : « City Walk »

    adrien chicot, , piano, jazz[Carnet de notes buissonnières # 005] On connaît bien Adrien Chicot pour l’avoir entendu il y a quelque temps aux côtés de Samy Thiébault. Aujourd’hui, le pianiste assume pleinement son rôle de leader, celui d’un trio au sein duquel il peut bénéficier du concours de deux musiciens éprouvés : le contrebassiste Sylvain Romano et l’inoxydable Jean-Pierre Arnaud à la batterie. Une paire de fidèles qui figuraient déjà à ses côtés sur les deux précédents disques du pianiste : All In en 2014 et Playing In The Dark en 2017.

    City Walk, troisième rendez-vous, est une invitation à une balade urbaine, bruits de trafic inclus. Celle-ci est pour Adrien Chicot l’occasion d’administrer une belle démonstration d’énergie et de sensibilité mélodique à la fois. Ici, pas question de révolutionner la musique de jazz, mais plutôt de célébrer ce qui en fait tout le sel : le groove et le swing bien sûr, dans la pratique de cet art si particulier de la conversation entre musiciens, un art que tous trois exercent avec une aisance qui pourrait laisser penser que tout cela est décidément bien facile.

    Je lisais quelque part que City Walk donnait envie d’écouter cette musique dans un club de jazz, au plus près des musiciens. C’est un sentiment que je partage en tous points. Le disque est paru chez Gaya Music, le label de Samy Thiébault, preuve que la fidélité n’est pas un vain mot. Et si l’on n’ose recommander la consommation sans modération d’une composition (toutes étant signées Adrien Chicot) intitulée « Caïpiroska », car c’est aussi le nom d’un cocktail brésilien, il n’en ira pas de même pour le disque, qu’on dégustera avec plaisir, jusqu’à l’ivresse s’il le faut.

    Adrien Chicot (piano), Sylvain Romano (contrebasse), Jean-Pierre Arnaud (batterie).

    Label : Gaya Music