Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Mécanique constructive commando

sylvain rifflet, mechanics, alphabetVous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas. Voilà un petit bout de temps que je tiens Sylvain Rifflet pour un musicien original et passionnant, au point qu’il s’est vite placé au centre de ma galaxie personnelle, dont il n’est pas près de sortir. Et ce n’est pas la parution de Mechanics chez Jazz Village qui va m’inciter à changer d’avis. Bien au contraire : le clarinettiste saxophoniste, flanqué des trois compères d’Alphabet, récidive pour le meilleur... et pour le meilleur.

Souvenez-vous : lors de la parution de Beaux-Arts, j’écrivais le 19 février 2012 : « L’idée d’une forme qui se modèle sous nos oreilles finit par prédominer. Sylvain Rifflet l’arrangeur cherche, invente, stimule et entraîne ses camarades avec lui dans une sarabande faussement bancale et, en vérité, furieusement gourmande. Il y a chez lui une évidente volonté de mordre dans sa musique comme on mord dans la vie. » Moins de trois mois plus tard, le 7 mai 2012, c’était la découverte d’Alphabet et je m’enthousiasmais (c’est un de mes gros défauts) : « Je suis habité par la conviction qu'Alphabet est d'ores et déjà un point de repère, pour ne pas dire un classique. Déjà ? Qu’on me pardonne une certaine grandiloquence assumée : quand j’aime, je répugne à compter... » D’ailleurs, dans sa récente chronique de Mechanics pour Citizen Jazz (qui suffit amplement à comprendre de quoi il est question, au point que j’ai hésité à y aller de ma propre prose), Matthieu Jouan aka The Big Boss ne dit pas autre chose quand il écrit : « Je peux me risquer à prétendre que la combinaison musique + musiciens présentée par Sylvain Rifflet pour Mechanics, pose les bases d’un nouveau courant, d’un style, d’une branche de l’immense arbre généalogique des musiques de jazz et improvisées. » Je ne résiste pas à une troisième autocitation tirée d’une note écrite le 3 novembre 2013 au sujet de Cinque Terre, autre réussite signée cette fois par l’ensemble Art Sonic, au sein duquel Sylvain Rifflet occupe une place prépondérante avec son complice Joce Mienniel : « On le comprend, cette présence intriquée du souffle, des sonorités organiques et des rythmes fascine sans jamais faiblir. Tout autant musicale que picturale, l'expression artistique de l'Ensemble Art Sonic est de celles qu'on aime par dessous tout parce qu'elle libère notre imagination tout en nous conviant à un voyage dont chaque étape est la source de nouvelles découvertes. On se dit aussi que Rifflet, Mienniel et leurs complices élaborent devant nous une musique durable, qui ne s'érodera pas avec le temps. » 

Ce que j’écrivais au fil des mois vaut tout autant pour le cru 2015, dont les beautés fascinent. De même que les chroniques que j’avais consacrées à Paris Short Stories sous la houlette du susdit Mienniel ou bien encore à Perpetual Motion, disque (un CD et un DVD) où l’on retrouvait les quatre musiciens (sans oublier la pianiste Eve Risser) associés au saxophoniste américain Jon Irabagon dans un hommage à Moondog, dont la musique est très présente chez Rifflet. 

Voilà : maintenant, vous êtes parés, vous savez (presque) tout et n’aurez qu’une seule consigne... Précipitez-vous sur ces ensorcelantes mécaniques qui n’ont pas fini de vous faire tourner la tête. Mechanics ne saurait porter un meilleur titre car c’est bien un ingénieux système sonore, une construction savante toute en souffles tour à tour unis ou croisés en subtils déphasages (ceux de Rifflet et Mienniel, bien sûr), une horlogerie de percussions singulières (Benjamin Flament et ses métaux traités), une machinerie complexe et malgré tout d’une étonnante fluidité aux accents métalliques, en particulier ceux de la guitare de Philippe Gordiani (mais aussi la kalimba de Mienniel, comme sur « Glassicism » ou « Elf Dance »), qui sont à l’œuvre. Ah, si je ne me réfrénais pas, j’oserais volontiers le qualificatif de chef d’œuvre... Au petit jeu des influences, on pourra toujours évoquer Moondog, le clochard céleste père des courants minimalistes et répétitifs, ici présent à travers deux compositions ; Steve Reich, Philip Glass ne sont pas étrangers à l’esthétique hypnotique de Mechanics et à sa stratégie d'envoûtement, de même que Robert Fripp et la discipline circulaire du King Crimson des années 80, qui faisait dans Alphabet l’objet d’une évocation très directe avec « Electronic Fire Gun », une deuxième fois déclinée dans Cinque Terre et qui resurgit ici dans une variation intitulée « Enough Fucking Guitar »... Mais ce terreau, très fertile, dont les composantes vont au-delà des quelques points de repères cités ci-dessus, est aujourd’hui assimilé, digéré, il donne naissance à un enfant naturel qui dégage une impression de force peu commune. Il y a quelque chose d’implacable dans le système mis en place par le quatuor, mais c’est un système non violent, qui jamais n’écrase : il nous entraîne avec lui dans un mouvement perpétuel d’une grande stabilité, huilé par la volonté de Sylvain Rifflet et ses camarades de poursuivre un véritable travail de création qui peut s'avérer ethno-ludique (« Mechanics »). Et puis, pourquoi ne pas le dire tout simplement : cette musique de la concision extrême est belle, il est bien difficile de résister à la fascination qu’elle exerce.

C'est étrange : voilà qu'on se met à regarder Mechanics, à la façon d'une boîte à musique dont on remonte le ressort. En pleine contemplation du personnage qui vient de s'animer, on retourne l'objet pour mieux observer les engrenages et leurs imbrications. La musique crée des images... A ce sujet, on pourra aussi évoquer la pochette de l’album, façon ligne claire, dont le dessin est signé François Schuiten, écrivain et dessinateur dont l’inspiration va chercher du côté des débuts de la science-fiction. Ce mariage du passé et du futur convient bien au climat de Mechanics, dont la modernité se nourrit à chaque instant des expériences accumulées. 

Mine de rien, Mechanics est plus qu’une confirmation ; il est une affirmation, celle d’un langage nouveau que nous devrions tous apprendre à parler. Parce que, ça ne fait aucun doute, l’histoire n’est pas terminée !

Sylvain Rifflet : saxophone ténor, clarinette, boîte à musique artisanale ;
Benjamin Flament : percussions, métaux traités ;
Philippe Gordiani : guitares ;
Jocelyn Mienniel : flûte, kalimba.

Les commentaires sont fermés.