Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Traces profondes

Traces.jpgIl faut quelques secondes à peine pour se sentir happé par cette musique et ses « Poussières d’Anatolie ». C’est une conjonction de forces terriennes, comme une secousse qui fait trembler le sol sous vos pieds, qui vous prend aux tripes, par surprise, sans vous accorder le temps d’accepter ou de refuser d’en être. D’emblée, c’est une une contrebasse sous tension qui creuse un sillon profond, un saxophone baryton entêtant et l’obsession rythmique d’une guitare qui vous captent. Et comme paraissant voler au-dessus d’eux, un saxophone soprano virevolte à vous donner le tournis. Pas moyen de se défaire de l’idée que le chemin sera étourdissant même s’il promet d’être escarpé. Et voilà, surgie de nulle part, une voix de femme qui exhorte hommes, femmes et enfants – « Allez ! Ouste ! » – à avancer sur un chemin poussiéreux où le répit accordé sera rare. Où sommes-nous ? Où allons-nous ? C’est toute la question que semble poser un disque décidément habité de mille histoires de vie...

Après le splendide Ways Out publié en 2012 sur Abalone Records, le contrebassiste Claude Tchamitchian revient avec Traces, pour évoquer l’Arménie de ses origines. Des racines qu’il n’avait jusque-là pas célébrées en tant que telles même si, comme le lui avait fait remarquer André Jaume à la fin des années 80, « dans les inflexions de ses mélodies affleuraient les traces de ses origines arméniennes ». Mais cette fois, pas d’allusion indirecte, pas de réminiscences, l’Arménie est au cœur du sujet. Le contrebassiste a choisi d’évoquer le pays de ses ascendants et plus particulièrement le génocide sous la forme d’une suite dont le point de départ est l’œuvre du romancier Krikor Beledian, et notamment son roman Seuils. Ce dernier a écrit une fresque qui retrace les destins de trois femmes à partir de photos de famille retrouvées et surgies du passé. Tchamitchian le dit lui-même, Traces se veut « un album de photographies sonores, chaque thème se présentant comme l’évocation d’un épisode de la vie de personnages imaginaires, mais aussi comme une rêverie autour de l’histoire de l’Arménie. C’est une œuvre sur la mémoire étouffée » pour laquelle Claude Tchamitchian « convoque à la fois l’esprit de Mingus et la mélancolie des vieilles compositions traditionnelles d’Anatolie ». Une musique aux frontières de la réalité et de l’imaginaire.

Quelle chance pour celle-ci d’être exprimée comme dans un seul souffle – ou plutôt le souffle coupé, on le comprendra un peu plus loin – sous la pulsion d’un sextette en fusion, mobilisé pour une cause qui reste toujours aussi brûlante malgré tout le temps passé depuis la tragédie. Si vous ignorez encore qui est Claude Tchamitchian, vous aimerez peut-être savoir que ce contrebassiste est, entre autres faits d’armes, membre du MégaOctet d’Andy Emler (ce même Emler avec lequel il a formé le trio ÉTÉ dans lequel on retrouve aussi l’actuel batteur de l’ONJ, Eric Échampard, lui-même membre du MégaOctet, vous me suivez ?), mais aussi leader de l’ensemble Lousadzak, dans lequel évoluent une série de pointures telles que Catherine Delaunay, Fabrice Martinez, Régis Huby, Stéphan Oliva, Guillaume Roy, Rémi Charmasson, Edward Perraud et…, Géraldine Keller, chanteuse polyvalente aussi à l’aise dans la musique ancienne que dans l’interprétation d’œuvres contemporaines et qui peut évoluer dans le cadre de musiques écrites comme improvisées, et qu’on retrouve à l’affiche de ce nouveau disque. On est très heureux, aussi, de retrouver le guitariste Philippe Deschepper – que j’avais un peu perdu de vue, je dois bien l’admettre – et dont il n’est pas inutile de rappeler qu’il fut l’un des membres fondateurs du quartet d’Henri Texier au début des années 80. Et qu’il a travaillé avec de fortes personnalités comme Gérard Marais, Louis Sclavis, Michel Portal, Michel Godard ou encore Jean-Luc Capozzo.

Disque de souffle, disions-nous un peu plus haut, et pas n’importe lequel puisqu’il trouve une incarnation particulièrement révélatrice à travers les inspirations / expirations de Daniel Erdmann aux saxophones ténor et soprano et François Corneloup aux saxophones baryton et soprano. On connaît le premier pour être membre du trio Das Kapital aux côtés du batteur Edward Perraud et du guitariste Hasse Poulsen ; le second quant à lui est l’un des compagnons de très longue date d’une route étincelante, celle d’un autre contrebassiste auquel Traces peut faire penser à certains moments par le choix des textures sonores ou par le blues qui le nourrit (écoutez « Vergine », par exemple), le grand Henri Texier.

Et pour compléter cette équipe déjà solide, l’un des batteurs les plus riches de nuances, Christophe Marguet, qui connaît ici beaucoup de monde ! Déjà au génériquee de Ways Out, il a voici quelque temps enregistré un duo d’une grande subtilité avec... Daniel Erdmann et connaît son Henri Texier sur le bout des baguettes pour avoir été à ses côtés dans le Strada Quartet ou Sextet (dont faisait partie un certain... François Corneloup).

J’ai hésité longuement entre rendre compte de ce disque titre par titre, proposer un jeu d’écoute commentée et... une autre solution, plus radicale, consistant à dire peu de choses. Dire simplement que Traces est vital. Parce qu’avec ce nouveau disque, Claude Tchamitchian frappe fort, à l’estomac. C’est en ce sens qu’il coupe le souffle. Mais j'ai choisi de passer par une voie intermédiaire, qu’on pourra qualifier d’impressionniste.

La force de Traces réside dans son alliance de douleur et d’énergie que ses histoires donnent à entendre, dans leur narration dont la tension est maintenue de bout en bout par un collectif qui paraît se consumer au fil des minutes. Voilà une expédition fiévreuse au service de laquelle Géraldine Keller prête une voix tour à tour chant, cri, confidence et scansion, elle paraît danser sur une corde instable et prendre le risque du déséquilibre (« Antika »). Elle contribue pour beaucoup à instiller à ce disque une part de folie qui serait aussi celle de la survie. Traces est à vivre comme une épopée de poussière et de lumière, émaillée d’une série de morceaux de bravoure qu’on ne citera pas tous mais parmi lesquels on retiendra un phénoménal combat engagé par François Corneloup et Christophe Marguet au cœur d’une majestueuse composition intitulée « Lumière de l’Euphrate », dont les treize minutes sont sans nul doute le sommet de l’album. Après l’exposition du thème déclamé par Géraldine Keller, saxophone baryton et batterie s’élèvent très haut, très haut, jusqu’au cri. On pense au vertige Coltranien et à son incandescence, à son mysticisme exacerbé. Corneloup va chercher son dernier souffle, jusqu’à l’épuisement. Comme un animal blessé qui finit par se coucher sur le flanc... avant de se relever, aidé par une contrebasse jouée à l’archet qui vient unir sa voix à la sienne. C’est un très grand moment de musique qui vient de se jouer là. Un peu plus loin, on retrouve Philippe Deschepper en pleine lumière pour nous rappeler, s’il en était vraiment besoin, quel guitariste rageur il sait être. Le protéiforme Daniel Erdmann, quant à lui, est puissant et droit comme un i au ténor, pour devenir solaire et libre comme un oiseau au saxophone soprano.

Traces est un disque haletant, qui donne moins envie de parler musique que d’accomplissement. C’est une œuvre du bouillonnement, un manifeste. Il est sorti le 13 avril sur le label Émouvance dont le fondateur n’est autre que Claude Tchamitchian lui-même. Les clichés ont la vie dure, tant il est tr èscommode d’employer l’expression de « colonne vertébrale » lorsqu’on évoque le travail d’un contrebassiste. On me pardonnera donc de recourir à cette facilité, non sans avoir rappelé à quel point son lyrisme puissant trouve dans Traces un des plus beaux exutoires et combien l’empreinte de ce disque est profonde au bout de quelques écoutes seulement.

Les commentaires sont fermés.