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Dans les coulisses d’une pluie printanière

blaser_spring_rain.jpgSamuel Blaser est, à sa manière, un phénomène. Il n’a pas encore 34 ans et pourtant, quiconque observera à la loupe sa discographie sera impressionné aussi bien par son ampleur que par l’accumulation de pépites qu’elle recèle. Le tromboniste suisse n’a pas son pareil pour s’entourer des meilleurs et pousser avec eux sur l’échiquier de sa création les pions d’un jeu où s’entrecroisent des influences dont certaines pourraient sembler inconciliables aux oreilles à œillères. Et lorsqu’il est lui-même appelé par d’autres pairs, soyez certains que ces derniers seront des musiciens cultivant un même amour pour des musiques libertaires et curieuses des associations multiples. Alors, quand le jeune homme publie un nouveau disque, on est forcément aux aguets, parce que ses voyages musicaux – qu’ils prennent la forme de relectures savantes et très personnelles du répertoire des siècles passés ou d’explorations contemporaines aux bouillonnements électriques, débordant vers le free jazz – sont des expériences dont on ressort avec le sentiment d’un pas en avant, d’un progrès accompli. Spring Rain, qui voit le jour sur le label Whirlwind Recordings, ne déroge pas à cette règle.

C’est en 2010 que j’ai découvert le talent singulier de Samuel Blaser, alors au générique des 4 New Dreams du batteur Bruno Tocanne, un album évoqué ici-même au début de l’année 2011. Un bonheur ne venant jamais seul, je suis allé de découverte en découverte, avec le même ravissement. A commencer par celle d’un quartet où s’illustrait le guitariste Marc Ducret, mais aussi le batteur Gerald Cleaver (qu’on retrouve présent sur cette nouvelle pluie de printemps) : d’abord avec l’album Boundless, puis avec As The Sea. Jamais à court d’imagination, le tromboniste avait enregistré quelque temps auparavant un étonnant Consort In Motion, l’occasion pour lui d’être l’un des derniers à travailler avec l’immense batteur Paul Motian (qui devait nous quitter peu de temps après) et de célébrer en la transfigurant la musique de Monteverdi. Une plongée dans un passé lointain qui en appellera une autre puisque quelque temps plus tard, Blaser se lancera un défi voisin avec la complicité de Benoît Delbecq pour une immersion dans les répertoires médiévaux de Guillaume de Machaut et Guillaume Dufay (A Mirror To Machaut). De plus, il est impossible de passer sous silence trois autres disques pleins à craquer de vibrations singulières : JASS, boîte à idées née d’une collaboration avec Alban Darche, Sébastien Boisseau et John Hollenbeck ; Fourth Landscape et ses paysages diaphanes composés aux côtés de Benoît Delbecq et Gerry Hemingway ; enfin, le poétique Tomate et Parapluie, un petit théâtre de guingois, ainsi qualifié par mon camarade Franpi dans une récente chronique pour Citizen Jazz du dernier disque du trio Marcel et Solange, dont Samuel Blaser est l’invité. La liste est bien plus longue, mais cette sélection devrait être de nature à faire comprendre que la matière musicale de l’Helvète est riche et passe par des chemins assez peu fréquentés, bien loin des musiques sans âme qu’on livre en pâture à longueur de plans marketing. Ici on cherche, on essaie, on crée ; demain n’est pas aujourd’hui qui n’est pas la copie des jours passés. Samuel Blaser ouvre à chaque fois les portes d’un laboratoire de l’inattendu qui n’a pas fini de surprendre. Et personne ne sera étonné d’apprendre qu’il fourmille de projets parmi lesquels une nouvelle collaboration avec Alban Darche (Pacific) ainsi qu’un projet en solo baptisé 18 monologues élastiques. On en salive d’avance, mais il faudra attendre encore un peu...

Ne soyons pas trop impatients : Spring Rain est assez nourrissant pour satisfaire les appétits les plus impétueux. C’est un disque de la maturité pour le tromboniste. Il faut dire que la fine équipe constituée par Samuel Blaser a de beaux arguments à faire valoir. Elle se compose de musiciens qui ont déjà croisé sa route à plusieurs reprises et constituent pour lui une véritable assurance son : Russ Lossing (4 New Dreams, Consort In Motion) au piano ; Drew Gress (A Mirror To Machaut) à la contrebasse ; Gerald Cleaver (Boundless, As The Sea) à la batterie. Voici par conséquent quatre énergies associées dans un hommage au clarinettiste Jimmy Giuffre, disparu en 2008 à l’âge de 87 ans, et dont l’une des formations phares reste un trio sans batterie avec Paul Bley (piano) et Steve Swallow (contrebasse), jouant une « musique contemporaine improvisée » ayant profondément marqué Samuel Blaser. Swallow est d’ailleurs présent sur le disque puisqu’il signe une partie de ses liners notes dans lesquelles il souligne l’audace et l’ambition de Spring Rain. Un compliment qu’on appréciera à sa juste valeur de la part de ce grand monsieur, par ailleurs compagnon (à la ville et à la scène) de Carla Bley, dont deux compositions figurant au répertoire du clarinettiste sont présentes sur l’album (« Temporarily » et « Jesus Maria »). Celles de Jimmy Giuffre lui-même, et c’est la moindre des choses, font l'objet de trois reprises (« Cry Want », « Scootin’ About » et « Trudgin’ ») sous forme de relectures attentives.

Giuffre, Swallow, Bley, Blaser… et les autres : avis aux météorologues, un vent de liberté souffle sur cette pluie de printemps ! 

On peut multiplier à l’infini les raisons d’aimer le disque… En premier lieu, en mettant en avant le travail de sculpture entrepris par Samuel Blaser sur le son de son instrument, dont il multiplie les couleurs, passant des rondeurs liquides (« Spring Rain » où le trombone semble défier les lois de l’équilibre en n’hésitant pas à plonger dans les graves) aux multiphonies qui finissent par le caractériser (les contrastes harmoniques de « Trippin’ » ou bien encore les introductions de « Missing Mark Suetterling » ou de « Jesus Maria »). Sa palette, déjà étoffée, vient combiner ses nuances à celles de Russ Lossing, lui-même très en verve et qui déploie un éventail sonore d’une grande diversité, au piano, au Fender Rhodes ou au Minimoog. Ecoutez leurs échanges sur « Missing Mark Suetterling », c’est un régal de groove faussement tranquille ! Si le quartet met ici en évidence sa solidarité et sa fougue et peut fonder son pouvoir de persuasion sur une rythmique à la fois précise et inventive, Spring Rain se présente aussi comme un terrain propice à des épanchements en solo (comme sur le bien nommé « Homage », sur « Trippin’ » ou encore dans l’introduction de « Jesus Maria ») ou à des conversations prenant la forme d’impromptus (trombone et piano sur « Umbra » ou « Scootin’ About », trombone et batterie dans la seconde partie de « Jesus Maria »).

Impossible de définir cette musique tant Samuel Blaser, soucieux à la fois de partager son amour du trombone et son besoin d’improvisation, saute par-dessus les barrières stylistiques : jazz, blues, free jazz, néo-classicisme, musique contemporaine ? Aucune importance. On évoque assez naturellement l’idée de « jazz libre » chez lui, une grammaire en évolution permanente qui se nourrit d’un besoin natif de mélodie et d’improvisation. La musique de Blaser chante, elle peut passer d’un état contemplatif, presque religieux (« Cry Want » en duo trombone / piano) à une explosion de joie, collective (les fulgurances de « Temporarily », les sinuosités façon free jazz-rock de « The First Snow », les grands écarts monkiens de « Counterparts »), ou s’étirer en un blues langoureux (« Trudgin’ », « Trippin’ ») avec beaucoup de naturel et d’onctuosité. 

Pluie de printemps ? Oui, puisque c’est écrit dans le titre de ce disque produit par Robert Sadin (producteur de Sting, Herbie Hancock ou Wayne Shorter), mais il y a fort à parier qu’en regardant par la fenêtre, vous ne tarderez pas à voir un arc-en-ciel, parce qu'un franc soleil darde ses rayons sur le monde selon Samuel Blaser.

 

Samuel Blaser Quartet
Spring Rain
Samuel Blaser (trombone), Russ Lossing (piano), Drew Gress (contrebasse), Gerald Cleaver (batterie).
Whirlwind Recordings – Avril 2015

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