Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Vu - Page 2

  • #NJP2014, échos des pulsations /6

    Samedi 18 octobre, 18 heures. La fin approche et c’est le moment d’un premier bilan devant la presse. Claude-Jean Antoine alias Tito et Patrick Kader, respectivement président et directeur de Nancy Jazz Pulsations, partagent leurs impressions ainsi que quelques chiffres qu’il n’est pas inutile de rappeler ici.

    NJP : 165 concerts dont plus de la moitié dans les 7 salles de Nancy ; une fréquentation globale de 90000 spectateurs ; 30000 entrées payantes (parce que bon nombre de concerts sont gratuits), soit une légère progression par rapport à l’édition 2013, ce n’est pas négligeable ; des apéros jazz ; Pépinière en fête ; des actions culturelles : les quartiers musiques, les concerts jeune public, Jazz de Cœur (en hôpital), Jazz Inside (au Centre Pénitentiaire), des ateliers d’éveil musical, des expositions photo, un ciné jazz ; des captations de concerts ; 200 personnes chargées d’assurer le déroulement du festival... On le voit, NJP va au-delà du simple festival, c’est une dynamique à la fois horizontale (parce qu’elle s’étend sur toute la région) et verticale parce qu’elle couvre un grand nombre de styles musicaux et déploie les musiques par de nombreux moyens, pédagogiques notamment.

    Du côté musical proprement dit, Patrick Kader a rappelé les temps forts et quelques uns de ses coups de cœur : Grégory Porter, Sylvain Luc & Stefano Di Battista, Thomas de Pourquery, Christine & The Queens, Otis Taylor, Guillaume Perret et, il le souligne, Electro Deluxe, grosse sensation de l’édition 2014, ce que je ne contredirai pas, on le sait ! Sans oublier ceux qui vont encore se produire, comme Gilberto Gil et Ibrahim Maalouf.

    C’est un peu tout cela, NJP : il ne faut surtout pas s’arrêter au mot « jazz », qui reste très présent, en particulier à travers la programmation du Théâtre de la Manufacture et de la Salle Poirel (alors qu’il est de bon ton de pleurer sur un passé idéalisé et de déplorer la disparition du jazz) ; mais comprendre que cette manifestation cherche à attirer des publics diversifiés et, peut-être, se présenter pour eux comme l’occasion de belles découvertes. En 2014, comme en 2013 et en 2015, NJP suscite des enthousiasmes et des regrets, des sourires et des grimaces, mais joue pleinement son rôle. C’est un événement indispensable à l’automne de Nancy et ses environs, pour ne pas dire la Lorraine.

    Et puisqu’on évoque la Lorraine, voici une habile transition au moment d’entrer sous le Chapiteau pour la dernière soirée.


    Un groupe lorrain pour commencer, voilà finalement une bonne idée et c’est avec plaisir qu’on découvre un Mr Yaz en excellente forme. Un set ramassé (environ 45 minutes), une mise en place impeccable (le son est parfait), pour une musique mêlant funk, soul music et un rock très carré, le tout habilement saupoudré de quelques effets électroniques. Mais sans effets de manche inutiles, ce qui est à porter au crédit des cinq musiciens. La formation est bien emmenée par son chanteur Yacine El Fath, à l'évidence un adepte de Jamiroquai qui, on peut prendre les paris, a certainement dû être galvanisé par la prestation de James Copley la veille avec Electro Deluxe. Mr Yaz est une parfaite entrée en matière pour une soirée qui s’annonce assez longue ; surtout, la mise en avant de musiciens locaux devant un public nombreux (le Chapiteau est plein à craquer, même les escaliers des gradins sont occupés à 100%) est une pratique hautement recommandable, il faut remercier NJP de ne pas l’avoir oublié.

    Ce concert de Mr Yaz est, de plus, pour moi l’occasion de souligner la présence aux claviers de Stéphane Escoms, dont le récent Meeting Point avec son Trio+ est un disque à découvrir. Escoms, qui a travaillé avec Chucho Valdés et Mario Stantchev, y dévoile une personnalité attachante et voyageuse, amoureuse de la mélodie et des rencontres (c'est peut-être ainsi qu'il faut comprendre ce +). Une autre facette – le versant jazz – d’un musicien qu’on a pu écouter au Chapiteau dans une expression plus binaire avec laquelle il semble très à son aise. Je lui adresse ici un amical salut et lui souhaite bonne route pour ses prochaines aventures !

    nancy jazz pulsations, gilberto gil, ibrahim maalouf, mr yaz

    Mr Yaz

    Yacine El Fath (chant), Laurent Pisula (guitare), Stéphane Escoms (claviers), Claire Chookie Jack (basse), Romain Di Loreto (batterie).
    Album associé : Dancing On The Moon (Mr Yaz - 2014)


    Preuve que le nombre ne fait parfois rien à l’affaire. Il est entré seul en scène, avec l’air de celui qui est content de retrouver de vieux amis auxquels il va raconter quelques histoires savoureuses. Des tranches de vie. Avec le sourire. Gilberto Gil, c’est un grand monsieur, un septuagénaire en état de plénitude dont le récent Gilbertos Samba va constituer une partie importante de son répertoire. Ce titre n’est pas vraiment un clin d’œil narcissique, parce qu’il évoque avant tout la musique de son ami Joao Gilberto, même si le prénom commun peut aussi apparaître comme un point de passage entre leurs deux univers. Gil ira de ses propres compositions, dont une en français, un brin désuète, appelée « Touche pas à mon pote », écrite dans les années 80 ; il se fraiera aussi un chemin du côté de la Jamaïque en allant chercher deux compositions de Bob Marley, dont « No Woman No Cry ». Ce qui frappe avant tout pendant les 75 minutes de sa prestation, c’est le sentiment que le temps s’est arrêté et qu’une autre communication est possible, presque d’humain à humain, malgré la foule. La voix de Gilberto Gil reste ferme malgré les années qui ont passé, parfois il se risque à quelques élans vers les aigus, la tête perdue dans des rêves de fraternité. Et puis, le plus fascinant peut-être, ce rythme implacable, ce jeu de guitare sobre mais animé d’une force retenue qui vient vous chatouiller au creux de l’estomac. Celui qui fut Ministre de la Culture du Brésil est un musicien avant tout, habité par son art. Le public, venu en grande partie pour lui, lui réservera un triomphe bien mérité et sera récompensé par un double rappel. Un grand monsieur vient de passer.

    nancy jazz pulsations, gilberto gil, ibrahim maalouf, mr yaz

    Gilberto Gil (chant, guitare).
    Disque associé : Gilbertos Samba (Sony - 2014)


    C’est après que les choses se sont un peu gâtées… On ne peut pas tout réussir tout le temps, on n’est jamais à l’abri d’une erreur de programmation. Et personne n’en voudra à NJP de s’être un peu pris les pieds dans le tapis du Chapiteau pour une fois… Ce soir de clôture n’était ni le lieu, ni le moment propice au concert du trio suédois Dirty Loops. Coincée entre deux têtes d’affiche dont les musiques disent la géographie du monde, leur prestation fait un peu l’effet d’une dose de crème Chantilly versée dans un grand cru de Bourgogne. Un mélange parfait pour provoquer une indigestion et, en l’occurrence, fortement brouiller l’écoute. Insupportables claviers exhumés des funestes années 80, un chanteur certes techniquement au point mais sans âme, des reprises de ce qu’on peut imaginer de plus kitsch dans la galaxie pop mercantile des années passées et actuelles. On nous laisse entendre qu’il faudrait aborder cette démarche artistique au second degré ; que Jonah Nilsson, Henrik Linder et Aron Mellergårdh sont d’excellents musiciens…Mouais… Ce qui saute aux yeux, ou plutôt aux oreilles, c’est que le brouet est de ceux qui vous forcent à quitter la salle un peu plus tôt que prévu. Ce que j’ai fait, je dois bien l’avouer. Peut-être n’ai-je rien compris ? Peut-être suis-je trop vieux ? Mais tout cela me paraît si conformiste, si inoffensif… si rien.


    Je n’aurai donc pas eu l’occasion de revoir Ibrahim Maalouf et ses musiciens interpréter leurs Illusions (ce qu’ils avaient déjà fait au même endroit et presque à la même date l’année dernière). Mais quelques témoins privilégiés m’ont fait comprendre qu’ils avaient passé un bon moment, à peine troublé par un volume sonore trop élevé semble-t-il (c’était aussi le cas en 2013). Et je conclus naturellement ces échos par un ultime portrait signé de mon camarade Jacky Joannès, que je tiens à remercier ici chaleureusement pour ses livraisons de photographies tout aussi quotidiennes que bienvenues. Nous vous invitons lui et moi à retrouver prochainement Nancy Jazz Pulsations 2014 à travers un photo-reportage complet qui sera publié dans notre cher www.citizenjazz.com !

    Rendez-vous en octobre 2015, pour la prochaine édition de Nancy Jazz Pulsations.

    nancy jazz pulsations, gilberto gil, ibrahim maalouf, mr yaz

  • #NJP2014, échos des pulsations / 5

    Je reviendrai sans tarder sur la soirée de clôture de l'édition 2014 de Nancy Jazz Pulsations, ce qui me permettra d'établir un bref bilan chiffré plutôt encourageant. Je dois aussi m'excuser auprès de Guillaume Perret pour n'avoir pu assister à l'Autre Canal au concert de son phénoménal Electric Epic en raison d'un vilain virus qui m'a cloué au lit jeudi, mais d'autres occasions se présenteront, ça ne fait aucun doute. En attendant, mon fidèle complice Jacky Joannès veillait au grain (quoi de plus normal pour un photographe ?) et n'as pas manqué de laisser traîner son objectif dans la salle rouge… Voici deux portraits (Perret partageant l'affiche avec Robert Glasper) qui, peut-être, me feront pardonner mon absence ! 

    nancy jazz pulsations, electro deluxe, bettye lavelle
    Guillaume Perret

    nancy jazz pulsations, electro deluxe, bettye lavelle
    Robert Glasper

    Mystère de la nature ? Effet secondaire de la venue d'Electro Deluxe au Chapiteau de la Pépinière vendredi soir ? Un combat nocturne et très exsudatoire m'a fait triompher du mal et, bien qu’épuisé comme après un marathon, un constat s'impose à moi : plus de fièvre, plus de douleurs, je suis fin prêt pour vibrer au spectacle que vont offrir pendant 75 minutes sept musiciens dont une longue soirée, la veille à l'Olympia avec le renfort de son décoiffant Big Band et des quatre DJ's de C2C, n'a pas réussi à épuiser les forces. 

    Mais avant d'évoquer le tsunami provoqué par le septette, je ne peux que partager mon plaisir d'avoir assisté au concert émouvant de la chanteuse Bettye LaVette, qui sait si bien glisser dans sa black music une bonne dose de rock britannique (ainsi son British Rock Songbook paru en 2010). Celle qui a publié en 2012 une autobiographie appelée A Woman Like Me (ce qu'elle n'a pas manqué de rappeler) se présente sur scène en toute simplicité, vêtue de noir. On compare souvent son timbre de voix à celui de Tina Turner : peut-être, mais un peu simpliste tout de même… Sa prestation, humble et imprégnée de soul, semble bien loin des excès de cette dernière (incluant quelques kitscheries). Bettye LaVette joue une carte plus intime et chante comme d'autres vous font des confidences. Les quatre musiciens qui l'entourent expriment une puissance contrôlée, le son - je le souligne - est d'excellente qualité. Le public adopte vite cette grande dame qui sera passée sur scène un peu à la façon d'un ange et en qui couve un feu très humain. Et je garde en tête son interprétation très émouvante de « Isn't It A Pity », magnifique chanson de George Harrison qu'on peut trouver sur l’album légendaire du guitariste All Things Must Pass (pour l’anecdote, il faut savoir que cette chanson faisait partie de celles que les Beatles avaient refusé d’inclure à leur répertoire...). Seul bémol : le public a un peu tardé à faire son entrée au Chapiteau, ce qui a posteriori ressemble à une erreur, d'autant que la vibration de Bettye LaVette constituait un excellent apéritif au grand show qui allait suivre… Nancy, as-tu de l'esprit ? Oui !

    nancy jazz pulsations, electro deluxe, bettye lavelle

    Bettye LaVette (chant), Alan Hill (claviers), Brett Lucas (guitare), James Simonson (basse), Darryl Pierce (batterie).
    Album associé : Thankful 'n Thoughtful (Anti, 2012)


    Un des grands moments de Nancy Jazz Pulsations 2014… Mais amusez-vous à interroger celles ou ceux qui voyaient sur scène Electro Deluxe pour la première fois : ils ne douteront pas une seule seconde du fait que James Copley, l’ami américain du groupe, son chanteur charismatique à l’élégance scénique qui ferait de lui un autre James, comme un James Bond de la soul music, est le leader du groupe qui vient de les faire chavirer. Ce en quoi ils auraient parfaitement tort : Electro Deluxe existe depuis treize ans et ses membres fondateurs (tous présents à NJP, bien sûr) ont pour nom Thomas Faure, Gaël Cadoux, Jérémie Coke et Arnaud Renaville. A l’origine orienté vers ce qu’on appelle communément l’électro-jazz, Electro Deluxe a imprimé à son répertoire un virage assez marqué le conduisant à une expression typique de la musique noire américaine des années 60, cette soul music qui n’en finit pas (et ne finira jamais) de vibrer en beaucoup de cœurs. On entend battre les cœurs des maîtres, Otis Redding, James Brown, Stevie Wonder et quelques autres... Pulsations...

    Parmi les coupables de cette inflexion, James Copley, bien sûr, rencontré un peu par hasard par nos quatre amis et qui eurent tôt fait de le convaincre de les rejoindre dans leur aventure musicale et de laisser tomber son boulot de l’époque (l’histoire veut qu’après l’avoir entendu chanter, son patron lui aurait vivement conseillé d’arrêter de vendre des T-Shirts pour se consacrer exclusivement à la musique). Copley fera son apparition sur Play, le troisième album publié en 2010 et occupera une place de plus en plus importante au fil des mois, prenant sa part dans le travail de composition et signant de nombreux textes. Un Live In Paris paru en 2012 et retraçant un mémorable concert à l’Alhambra quelques mois plus tôt en administre la preuve. Et de façon d’autant plus éclatante qu'Electro Deluxe se produisait ce soir-là pour la deuxième fois en version Big Band (après un premier essai très concluant au New Morning en juin 2011) : au total 18 musiciens sur scène et un feu d’artifice que les créateurs du groupe aiment reproduire autant que faire se peut.

    Mais on ne déplace pas une équipe à 18 aussi facilement qu’une équipe à 7 et c’est dans sa version « réduite », incluant le trompettiste Vincent Payen et le tromboniste Bertrand Luzignant, qu’Electro Deluxe va faire tourner les têtes au chapiteau. James Copley interdit la station assise, il peut compter sur un public rajeuni pour lui obéir et il accomplit l’exploit consistant à faire se lever les spectateurs ayant pris place dans les gradins. Pas une mince affaire... Le spectacle est sans pause – à peine un moment de calme avec « Home » dont les paroles et les évocations parlent beaucoup de son enfance et de son père qui l’emmenait chanter dans les églises quand il était gamin – et d’une efficacité redoutable ; parfois, Copley cède le devant de la scène pour laisser ses camarades exploser, ce qu’ils font avec une maîtrise remarquable. On pourrait être mal à l’aise parce qu’il s’agit d’un véritable show, mais les doutes sont immédiatement évacués : Electro Deluxe est une machine à groove, une impressionnante embarcation dont les capitaines maintiennent le cap avec l’assurance des plus grands. Presque tout le répertoire du dernier disque, Home, sera passé en revue, avant un final associant le très funky « Stayin’ Alive » des Bee Gees (je me permets de souligner le mot funk car on appose trop souvent et par erreur l'étiquette disco à cette période des trois frères Gibb) et « Let’s Go To Work », autre composition phare d’Electro Deluxe (chantée par James Copley et Gaël Faye sur l’album Play).

    nancy jazz pulsations, electro deluxe, bettye lavelle

    NJP est emporté par une fièvre on ne peut plus contagieuse, Electro Deluxe vient de lui asséner une sacrée décharge comme il a appris à le faire et en maîtrise les codes secrets. Un grand moment, sans aucun doute (qui sera d’ailleurs souligné par Patrick Kader, directeur du festival, lors de la conférence de presse du lendemain).

    Les responsables de NJP peuvent donc se le tenir pour dit : Electro Deluxe doit revenir très vite, et cette fois augmenté de son Big Band, dont les éclats ne sont plus un secret pour personne. Ils n'ont pas le choix et pourront mesurer la capacité de cette équipe hors normes à embraser encore plus - oui, c'est possible - l'espace historique qu'est, malgré sa récente mue, le Chapiteau de la Pépinière. Grand spectacle assuré. Banco ?

    James Copley (chant, claviers), Gaël Cadoux (claviers), Thomas Faure (saxophones), Jérémie Coke (basse), Arnaud Renaville (batterie), Vincent Payen (trompette), Bertrand Luzignant (trombone).
    Disque associé : Home Deluxe Edition (Stardown, 2013)


    On va penser que je ne suis pas un type sérieux mais... les personnes que j’ai croisées après le concert de Lee Fields & The Expressions m’ont toutes certifié qu’elles avaient passé un bon moment. Dont acte, je me fais un plaisir de rapporter leurs dires et d'ajouter un autre portrait signé Jacky.

    nancy jazz pulsations,electro deluxe,bettye lavelle

    Parce que vous l’avez compris, j’ai vite quitté la salle pour passer un bon moment avec quelques uns des musiciens d’Electro Deluxe tout près du stand merchandising. En particulier en échangeant une poignée d’anecdotes personnelles avec James Copley qui ne se contente pas d’être un showman d’exception mais se présente aussi comme un homme qui peut parler de son enfance et de ses parents avec attendrissement tout comme il vous racontera avec force détails ses choix vestimentaires, d’un chic si britannique qu’on en oublierait presque qu’il est américain ! Un sacré monsieur, que je salue ici bien bas.

    nancy jazz pulsations, electro deluxe, bettye lavelle

  • #NJP2014, échos des pulsations / 4

    Elle avance pieds nus, presque sur la pointe des pieds. Elina Duni est une chanteuse albanaise ayant émigré en Suisse à l’âge de dix ans, mais qui garde de son pays natal, tout près du cœur, bon nombre de chansons qu’elle va interpréter en compagnie de son trio, lui-même originaire de Suisse.

    « Au-delà de la montagne », telle est la traduction de Matanë Malit, disque dont Elina Duni va chanter une grande partie des compositions. La chanteuse, qui s’exprime dans un français que beaucoup de nos compatriotes pourraient lui envier, prend le temps d’expliquer au public ce que racontent les chansons. Il est question d’exil, d’hommes qui partent en traversant les montagnes, de femmes qui restent seules. Il est beaucoup question d’amour aussi, mais un amour sublimé, comme dans un conte. On voyage en Albanie bien sûr (au nord comme au sud) ainsi qu’au Kosovo.

    nancy jazz pulsations, elina duni, pierrick pedron, franck agulhon, kubic's cure

    Les trois musiciens aux côtés d’Elina Duni sont bien plus que des accompagnateurs : cette formation est un véritable quatuor, très équilibré, qui sait pratiquer la suspension des temps ou la répétition hypnotiques des notes. On se surprend parfois à réaliser que le piano de Collin Vallon est souvent un instrument rythmique tandis que Norbert Pfamatter dessine de nombreux motifs mélodiques avec sa batterie. A l’arrière de la scène, casquette vissée sur la tête, Patrice Moret intériorise beaucoup son jeu, comme s’il était lui-même un des protagonistes des histoires racontées. Ce trio, par instants, n’est pas sans faire penser, par sa façon de scander et de créer la tension, par l'utilisation fréquente des rods, à celui du regretté Esbjörn Svensson, mais dans une coloration plus feutrée.

    Elina Duni, très recueillie, vit ses chansons avec intensité, sa voix envoûte et conquiert très vite la salle qui est tombée sous le charme. Comme si chacun d’entre nous touchait du doigt une beauté éternelle, hors de temps et témoin de l’histoire tourmentée d’un peuple qui souffre aujourd'hui encore, au-delà du spectacle de paysages somptueux, au-delà de la montagne.

    Un concert moment de grâce, qu’il faut sans attendre prolonger en écoutant Matanë Malit, disque confident et tout aussi magnétique que cette heure enchantée. 

    Elina Duni 4tet

    Elina Duni (chant), Collin Vallon (piano), Patrice Moret (contrebasse), Norbert Pfamatter (batterie).
    Disque associé : Matanë Malit (ECM, 2012)


    Il ne s’en est pas caché : ce concert était pour le saxophoniste Pierrick Pédron le premier du répertoire Kubic’s Cure, du nom de son récent disque consacré à une relecture à sa façon du groupe The Cure, chantre de la Cold Wave emmené depuis la fin des années 70 par le lettré Robert Smith, l’homme au « noir à lèvres ». Pour corser l’affaire, son trio a dû faire appel à un remplaçant à la contrebasse, en l’absence de Thomas Bramerie, titulaire du poste. C’est donc le Suédois Viktor Nyberg qui était chargé de prendre sa place hier soir, un exercice dont il s’est sorti semble-t-il avec le plus grand naturel.

    Quand on s’y songe, il faut être culotté pour s’attaquer à une adaptation de ce rock aux mélodies minimalistes et à l’esthétique glacée ! « Pourquoi pas Motorhead, pendant que tu y es ? » lui a d’ailleurs fait remarquer Franck Agulhon, compagnon de route du saxophoniste depuis de nombreuses années. Pierrick Pédron prend des risques : d’abord de heurter une partie du public pas forcément disposée à admettre ce qui, pour certains, serait de l’ordre du blasphème. Comment, faire subir une telle Cure au jazz, non mais vous n’y pensez pas ? Si si, justement Pierrick Pédron y pense et plutôt deux fois qu’une. Ensuite dans la réalisation du concert : tout près de lui, un petit boîtier dont il se sert pour ajouter des effets à son saxophone alto. Il faut savoir se dédoubler, pratiquer le strabisme divergent, un exercice qui peut s'avérer délicat. Et puis le Breton chante et c’est nouveau (sur l’album, c’est Thomas de Pourquery qui était chargé de la mission à trois reprises). On me souffle d’ailleurs dans l’oreillette que Pierrick Pédron pourrait récidiver sur son prochain disque mais chut, je n’ai rien dit.

    nancy jazz pulsations, elina duni, pierrick pedron, franck agulhon, kubic's cure

    Les perplexes ont eu tort car le trio est d’une efficacité redoutable : Franck Agulhon est omniprésent et met beaucoup de couleurs dans son jeu, ce musicien-là est un partenaire précieux, doublé d’un homme aux qualités humaines peu courantes ; Viktor Nyberg, faussement impassible, construit à l’arrière une belle charpente, il est plus qu’un substitut. Quant à Pierrick Pédron, il ne demande qu’à s’envoler et souffler un vent à la fois puissant et d’une très grande clarté (le timbre de son alto est d’une précision démoniaque). Ses interventions énergiques ne perdent jamais de vue la trame mélodique des thèmes sur lesquels il improvise et c’est un plaisir de l’entendre glisser un peu de Thelonious Monk au milieu d’une composition de The Cure. Comme ça, mine de rien, histoire de nous rappeler s’il en était besoin que la précédente expérience du trio avait consisté à transfigurer le pianiste sur un album urgent et bluffant (Kubic’s Monk) enregistré en deux ou trois jours. Il faut aussi souligner son extraordinaire chorus sur « A Reflection » : parce qu’il s’agissait pour l’occasion de se substituer à la zorna (une sorte de hautbois oriental à anche double) de Ghamri Boubaker sur le disque. Un sacré défi, relevé haut les anches, tout en modulations et vibrations qui fleuraient bon le Maghreb. Encore un pari réussi. Le trio est revenu pour un rappel au milieu duquel Franck Agulhon aura la part belle : « Just Like Heaven », certains d’entre vous s’en souviennent-ils peut-être ? C’était l’indicatif de l’émission de télévision « Les enfants du rock » au siècle dernier. Un enfant du rock, ce qu’est aussi Pierrick Pédron et qu’il n’a pas manqué de rappeler. Et comme le saxophoniste, sans me prévenir, a tenu à me remercier publiquement d’avoir écrit le texte de présentation destiné à la pochette de Kubic’s Cure, je ne peux que lui rendre la pareille. Merci Pierrick, je ne sais pas si, comme tu l’as dit, je suis un « grand monsieur », mais je suis certain que travailler pour toi est un immense plaisir. Dont acte ! 

    Pierrick Pédron Trio

    Pierrick Pédron (saxophone alto, chant, effets), Viktor Nyberg (contrebasse), Franck Agulhon (batterie).
    Disque associé : Kubic’s Cure (Act Music, 2014)

  • # NJP2014, échos des pulsations / 3

    Voici venu le temps d’une première visite au Théâtre de la Manufacture pour une soirée qui promettait de faire le choix des chemins de traverse et des embardées plutôt que de célébrer un jazz à la papa. Objectif atteint, public satisfait. Que demander de plus ?

    Puisez quelques musiciens dans la marmite Emil 13, plus précisément la moitié d’un Bernica Octet et vous obtenez Ark 4, soit Jean Lucas (trombone), Pierre Boespflug (claviers), François Guell (saxophone alto) et Christian Mariotto (batterie). Et comme si cette quarte d’électrons libres – passés maîtres dans l’art de la construction collective de formes où l’improvisation est le ciment de compositions jouées dans un ordre non défini à l’avance – ne suffisait pas, n’hésitez pas à épicer le tout en saupoudrant  deux autres musiciens épicés et néanmoins estampillés Orchestre National de Jazz. Olivier Benoit d’abord, son actuel directeur, un guitariste incisif qui nous a impressionnés voici quelques mois avec la publication d’un fascinant Europa Paris, premier volet des pérégrinations de l’ONJ en direction des grandes capitales d’Europe. Hugues Mayot enfin, saxophoniste de cet orchestre décidément pas comme les autres et instrumentiste rompu à l’exercice périlleux des musiques improvisées. Tous les ingrédients étant réunis, vous voici en route pour une aventure aux parcours rendus surréalistes, tant par la présence de textes énigmatiques où il sera question, par exemple, d’observer le paysage depuis sa douche, que par la volonté de faire feu de tout instrument, quitte à lui faire subir quelques outrages pour lui en extirper d’autres sonorités (trombone démonté, saxophone sans bec, …). Mais surtout, ce qui émerge au fil des minutes d’un tel concert fouineur, c’est la faculté des musiciens de se retrouver, pas à pas, après s’être cherchés par tous les moyens nés de leur imagination à saveur bruitiste, avant de s’unir autour d’un thème fédérateur interprété en puissance. Là est la force des musiciens d’Ark 4 et leurs invités d’un soir : d’abord susciter la curiosité par l’exposition de formes sonores qui semblent disparates (et non dénuées d’humour), puis retenir l’attention du public par leur assemblage final. Comme un collage qui, dans sa version ultime, finit par dessiner un tableau. Un groupe tout autant musical que pictural, quand on y songe.

    #NJP2014_Olivier_Benoit.jpg
    Olivier Benoit

    Ark 4 et invités

    Christian Mariotto (batterie), Jean Lucas (trombone, voix), François Guell (saxophone alto, voix), Pierre Boesgflug (claviers), Olivier Benoit (guitare), Hugues Mayot (saxophone ténor).


    MONUMENTAL ! Il faut quelques secondes seulement pour savoir que le Supersonic de Thomas de Pourquery va offrir l’un des grands moments de Nancy Jazz Pulsations 2014. Il y a quelque chose qui ressemble à un commando dans cette formation tonitruante qui a su, avec son récent Plays Sun Ra, rendre plausible l’idée qu’on pouvait pénétrer aisément l’univers pourtant cosmicomplexe de l’Arkestra. J’avoue très honnêtement faire partie de ceux qui n’ont, pour l’instant, pas réussi à trouver la porte d’entrée de Sun Ra – plus de 200 albums au compteur de ce pianiste compositeur un peu déjanté, imaginez le défi – qui aurait fêté des 100 ans cette année et fut, souvenons-nous en, l’une des têtes d’affiche de la première édition de NJP en 1973. Mais Thomas de Pourquery est un passeur, un showman rubicond et facétieux de la transmission de son patrimoine ésotérique ; un héritage foisonnant qu’il transforme pour mieux le restituer sous la forme de standards chantés et chahutés, dans une grande fête aux allures de fantaisie débridée. Il faut dire que l’équipe dont il est entouré a de quoi soulever des montagnes : qu’il s’agisse des soufflants que sont Laurent Bardainne (saxophone) ou Fabrice Martinez (trompette), le premier plus convulsif, le second plus volontiers porté sur une approche mélodique. Et que dire d’Edward Perraud, dont on savait que la gestuelle était à elle-seule un spectacle à part entière ? Ce batteur fascinant ne connaît jamais l’immobilité (après le concert, Thomas de Pourquery m’a laissé entendre que si, peut-être, pendant son sommeil… Et encore, pas sûr !) et fait le show assis, debout, en lançant si nécessaire baquettes et mini cymbales. De leur côté, les claviers d’Arnaud Roulin lancent des appels cosmiques pendant que la basse électrique (utilisée parfois avec un archet, ce qui est peu courant) de Fred Galiay gronde jusqu’au rugissement final d’une « Watusi Egyptian March » pendant laquelle le public sera sommé de chanter. Le leader altiste mène sa troupe avec enthousiasme, pratique avec eux l’accolade camarade et passe, sourire aux lèvres, du saxophone au chant. Le temps file à la vitesse de l’éclair dans cet espace supersonique. Parfois, une pause s’impose et ce sera « Love In Outer Space », une sorte de chanson d’amour à dimension spatiale, chantée à trois voix. Le groupe reviendra pour un rappel tout aussi vocal et un « Enlightenment » final, jusqu’à l’extinction progressive de son chant heureux. Le Théâtre de la Manufacture, quasi plein, a fait un drôle de voyage. Thomas de Pourquery et ses acolytes ont signé là un concert explosif et vitaminé : qu’ils en soient mille fois remerciés.

    #NJP2014_Thomas_de_Pourquery.jpg
    Thomas de Pourquery

    Thomas de Pourquery & Supersonic

    Arnaud Roulin (claviers, piano, chant), Edward Perraud (batterie, chant), Fred Galiay (basse, chant), Fabrice Martinez (trompette, bugle, chant), Laurent Bardainne (saxophone ténor, chant), Thomas de Pourquery (saxophone alto, chant).

    Disque associé : Plays Sun Ra (Quark, 2013)

  • #NJP2014, échos des pulsations / 2

    Le Chapiteau de la Pépinière a fait peau neuve : une nouvelle bâche, plus de places debout aussi (au point que les premiers rangs des gradins finissent par être loin de la scène). Ce premier samedi du festival est l’occasion d’une immersion dans l’univers du blues, qui constitue depuis de longues années une tradition du festival. En 2014, c’est une soirée « 3 au lieu de 4 », en raison de l’incident cardiaque dont a été victime Darick Campbell pendant le vol qui le conduisait en France. Pas de Cambell Brothers donc... et forcément, un timing trop serré pour trouver des remplaçants au groupe.

    Le public est venu très nombreux, certain de trouver ce qu’il était venu chercher. Il n’est pas question de surprise, mais plutôt d’une célébration à caractère patrimonial ; le blues est entré dans l’histoire, il mérite bien son temps fort et NJP ne l’oublie pas.

    Lurrie Bell est un chantre du Chicago Blues, qui est né de l’exode rural lors de la Grande Dépression vers les villes industrialisées au premier rang desquelles Chicago. D’un point de vue formel, il s’est traduit par l’introduction d’instruments comme la guitare électrique, la basse et la batterie au couple traditionnel constitué par la guitare acoustique et l’harmonica. Chez Lurrie Bell, on est dans le plus grand classicisme à cet égard : l’heure de concert est marquée par la forte présence de l’harmoniciste Russell Green, qui vient parfois voler la vedette au leader qui, de son côté, vit son histoire avec une intensité communicative. Le son saturé de l’harmonica, associé à un volume sonore trop élevé et au jeu étonnant d’un batteur plutôt à côté de la plaque, ont un peu gâché la fête proposée par un musicien sincère et généreux. Ces réserves mises à part, Lurrie Bell a tout de même largement mérité sa place en cette soirée festive.

    #NJP2014_Lurrie_Bell.jpg

    Lurrie Bell

    Lurrie Bell (guitare, chant), Russell Green (harmonica), Melvin Smith (basse), Willie Hayes (batterie).
    Disque associé : Blues In My Soul (Delmark, 2013)

    Avec sous le bras le répertoire de son bel album My World Is Gone, Otis Taylor avait de quoi magnétiser le public. Et comme prévu, le colosse du Colorado, personnalité très singulière (cet adepte du banjo a été antiquaire, enseignant, entraîneur cycliste...), dénonciateur des injustices sociales et raciales, musicien charismatique défenseur du peuple amérindien et de la tribu Nakota, a rencontré un franc succès suivi d’un rappel mais... comment dire ? Il faut avoir l’honnêteté d’analyser le concert avec un minimum de lucidité : on ne s’y retrouvait pas dans cette musique, si belle dans sa conception originelle, mais ici totalement défigurée par un groupe où dominaient deux insupportables violonistes (capables du massacre en règle de « Amazing Grace »), dont les instruments électrifiés étaient un supplice pour les oreilles, et ce malgré les contorsions à visée sensuelle de l’une d’entre eux, Anne Harris. Tout comme le furent les solos désincarnés et d’une absolue vacuité de chacun des protagonistes d’un soir. Absence de cerise sur ce gâteau un peu indigeste, Otis Taylor est venu sans son banjo, pourtant son compagnon fétiche, le multi-instrumentiste se cantonnant à une guitare électrique pas toujours bienvenue. Dommage ! Mais on ne peut être au meilleur chaque soir et je m’autorise un conseil : écoutez My World Is Gone, c’est un très beau disque.

    #NJP2014_Otis_Taylor.jpg

    Otis Taylor

    Otis Taylor (guitare, chant), Taylor Scott (guitare), Todd Edmunds (basse), Josh Kelly (batterie), Anne Harris & xxx (violon électrique).
    Disque associé : My World Is Gone (Telarc, 2013)

    Je vous épargne la titraille éculée façon « Son nom est Personne », « Du blues comme Personne » ou « Tout le monde aime Personne ». Parce que Paul Personne, adepte d’un blues rock efficace depuis une quarantaine d’années, musicien chanteur fidèle à ses convictions, celles des origines de sa carrière (dont le déclencheur serait, selon ses dires, l’album de John Mayall Bluesbreakers with Eric Clapton – on peut comprendre la force d’une telle stimulation, tant ce disque fait partie du patrimoine du blues anglo-saxon) mérite un peu mieux que ces facilités convenues. L’Argenteuillais porte bien ses 65 printemps et c’est entouré d’une jeune garde normande (dont les deux frères Anthony et Nicolas Bellanger à la guitare et à la basse) qu’il est venu jouer sa musique tirée au cordeau, émaillée de joutes de guitares à l’unisson qui doivent beaucoup à des groupes tels que Wishbone Ash ou The Allman Brothers Band (j’ai même cru entendre le solo de Dicky Betts sur « Jessica » de l’album Brothers & Sisters... mais ce n’était qu’une impression fugitive). Un set sans faute, dans l’esprit de son récent et réussi Puzzle 14, qui a démontré s’il en était besoin qu’on peut associer avec beaucoup de naturel la langue française avec une musique d’essence américaine. Surtout, jamais Paul Personne ne tombe dans le piège de la mièvrerie si caractéristique de tant de chanteurs de variétés : il est avant tout un homme du blues et du rock qui défend sans faillir sa cause de toujours. Avant le début du concert, on savait ce qu’allait jouer Paul Personne : il a répondu exactement aux attentes du public avec un grand professionnalisme, à défaut d’une originalité qu’il n’a jamais revendiquée. Efficace, honnête et enthousiaste : c’est un bilan dont beaucoup aimeraient se targuer. Et les deux rappels étaient bien mérités.

    #NJP2014_Paul_Personne.jpg

    Paul Personne

    Paul Personne (guitare, chant), Anthony Bellanger (guitare), Nicolas Bellanger (basse), Brice Allanic (batterie).
    Disque associé : Puzzle 14 (Verycords, 2014)

    Post-scriptum

    Une double question de ma part :

    - quelle est la justification d’un volume sonore aussi élevé tout au long de la soirée ? Si la qualité de l’acoustique du chapiteau est à l’évidence meilleure qu’auparavant, ce qu’il faut souligner, l’excès de décibels, du début à la fin de la soirée, finit par gâcher une partie de la fête...

    - certains spectateurs semblent avoir oublié qu’il est interdit de fumer dans les lieux publics, comme l’est le Chapiteau de la Pépinière. Les responsables de la sécurité auraient-ils oublié leur machine à claques ?

  • Mon manège en sentier...

    ecriture.jpgJ'ai reçu depuis quelque temps plusieurs témoignages de confiance et des remerciements assez émouvants qui m'interpellent vraiment. Au début de la semaine, un vieux pote amoureux de musique, travailleur acharné du partage de ses passions, me demandait l'autorisation de reproduire l'une des chroniques de mon blog dans son magazine. Hier, je recevais un message d'un pianiste qui tenait à me faire part du plaisir pris à la lecture d'un de mes textes ; il voulait m'en remercier, un comble alors que de mon point de vue, c'est plutôt moi le débiteur. Au cours de l'hiver, un autre musicien m'a sollicité, un peu dans l'urgence, pour que j'écrive le rédactionnel devant figurer sur la pochette de son nouveau disque. Un exercice de style dont j'ai essayé de m'acquitter au mieux, avec les moyens du bord, ceux de l’écriveur que je suis et dont je dispose tant bien que mal. On m'a aussi demandé si j'acceptais qu'un extrait d'une de mes chroniques figure sur le catalogue de la prochaine saison d'une salle de concert. Je travaille actuellement sur la rédaction du dossier de presse associé à la parution du disque d'un jeune guitariste. Tout récemment enfin, mon complice Jacky Joannès a relevé le défi - c’est moi qui l’ai lancé, je le reconnais - d'une prochaine exposition unissant textes et photographies ; celle-ci, programmée au mois d'octobre 2016, sera principalement consacrée aux saxophonistes et aux clarinettistes et devrait s'appeler « La part des anches ». J'ai même prévu de réaliser le petit livre de l'exposition avant qu'elle ne commence, afin de le proposer lors du vernissage.

    C'est bizarre tout de même : face à ces demandes ou sollicitations (dont la plupart sont consultables à la page À Côtés de mon blog), mon premier réflexe consiste à tourner la tête pour m'assurer qu'on ne s'adresse pas à quelqu'un d'autre… Le doute dont je ne parviens pas à me défaire m'incite à penser qu'il existe une foule de personnes capables de faire beaucoup mieux que moi qui reste un amateur coincé dans la nasse de ses obsessions textuelles.

    Parallèlement à ce constat lucide, je ne cesse de penser à mes années d'enfance, quand je couvrais d'une encre bleu des mers du sud des cahiers Cathédrale sur lesquels je m’obstinais à écrire de stupides histoires policières. Je rêvais d'être journaliste ou écrivain, je m'imaginais vivre d'un métier qui me verrait assis à un bureau, face à une fenêtre ouverte sur un paysage de verdure. J'en suis bien loin ! D'abord parce que la technologie ne rend plus nécessaire la présence d'un bureau : je peux écrire n'importe où et sur des supports variés, tous synchronisés dans un data center qu'on appelle cloud ou nuage pour faire plus joli. Ensuite parce que, comme je le soulignais un peu plus haut, je me sens plus écriveur - entendez par là tâcheron - qu'écrivain, titre trop noble à mon sens pour résumer l'ensemble de mes contributions à caractère artisanal.

    Cent fois sur le métier, etc etc…

    Au-delà de ces limites déclarées, qui ne sont pas le moins du monde l'expression d'une fausse modestie, je parviens néanmoins à me dire qu'à force de patience, de travail quotidien, de sincérité aussi, je touche parfois du bout des doigts mes rêves d'autrefois. Bien sûr, je dois exercer une autre activité pour gagner ma vie, mais le plaisir recherché depuis toujours est bien là… Il suffit que je me consacre à la rédaction d'un texte pour qu'un drôle de manège commence à tourner : à tout moment, des mots dansent dans mon imagination, des bouts de phrases commencent à prendre forme, il me faut les noter coûte que coûte, non pas sur un bout de papier, mais sur le bloc-notes de mon téléphone ou sur ma tablette, un scénario se construit petit à petit jusqu'au moment fatidique où il faut bien décider d'entrer en écriture pour de bon. Une démarche qui peut s'avérer épuisante mais répondant au seul objectif que je me fixe : rester au plus près de la spontanéité des émotions, m'efforcer de composer une petite musique des mots qui me soit personnelle, ne jamais tricher. Parfois, la gestation peut s'avérer longue : j'ai dans mes archives des lambeaux de textes en souffrance depuis des semaines, je dois les laisser reposer avant  de revenir à eux et de leur donner vie. Et que les musiciens se rassurent, je tiens toujours mes promesses : si j'envisage d'écrire une chronique, elle verra le jour, tout le reste n'est qu'affaire de patience et je ne suis mandaté par personne pour produire en un temps donné (sauf exception, bien sûr). À l'inverse, il m'arrive d'écrire de longs textes en une seule soirée, sans être passé par ces phases troublées : je me rappelle un texte consacré au disque Stand By du groupe Heldon au mois de juillet dernier. Je suis monté au deuxième étage chez moi pour écouter l'album vinyle et, à peine le bras relevé à la fin de la seconde face, la note était terminée et publiée.

    C'est ça mon côté laborieux, celui qui m'interdit de penser être plus que je ne suis en réalité. Mais ces bonheurs d'écriture, plus ou moins intenses, sont à n'en pas douter très proches de ceux dont j'imaginais qu'ils pourraient constituer mon métier quand je tirais la langue en faisant glisser mon stylo à plume sur les pages quadrillées. C'est mieux que rien, après tout et je veux rappeler ici tout ce que je dois à la musique. Elle est mon autre oxygène, elle rend la vie respirable quand tant d'autres s'efforcent de la polluer de leur cupidité, de leur malhonnêteté et de leur égoïsme programmé en vertu de je ne sais quelle théorie malfaisante ou religion nauséabonde. Je ferai toujours de mon mieux pour rendre aux musiciens - à la fois funambules et alchimistes - une toute petite partie de la monnaie de leur si belle pièce. Et face à ces horreurs du quotidien, je revendique haut et fort le droit d'apparaître comme un doux rêveur ou un crétin naïf.

    Je laisse aux cyniques le plaisir de s'abrutir de richesses factices et m'en vais de ce pas gambader sur le petit sentier de mes amours partagées.

    Et pour finir, je vous propose un peu de musique à écouter. Je ne vous dis pas ce que c’est ni qui joue... C’est un clin d’œil à celui qui va nous permettre d’en faire vraiment la fête samedi, dans des conditions uniques. Un immense merci à lui.

  • Noir c’est Outrenoir, il y a de l’espoir...

    henri roger, bruno tocanne, eric-maria couturier, emmanuelle somer, parce que, Jamais deux sans trois. Fin avril, il était question ici d’un trio en immersion qui nous avait invité à partager sa Parole Plongée de toute beauté. Un peu plus loin, il y a exactement un an jour pour jour, j’évoquais déjà l’univers extra-ordinaire (je mets volontairement un tiret au mot pour bien faire comprendre que cette musique sort de l’ordinaire tant par le fond que par sa forme) dessiné par la musique improvisée  du pianiste Henri Roger à l’occasion de la parution de deux albums vinyle (complétés par un CD), le solitaire Exsurgences et la « Sérieuse Improvised Cartoon Music » de When Bib Bip Sleeps, disque ébouriffé enregistré avec de précieux camarades, dont deux, le batteur Bruno Tocanne et le violoncelliste Eric-Maria Couturier sont à nouveau impliqués dans Parce Que ! publié chez IMR, un disque inspiré par la peinture de Pierre Soulages. Avec eux, Emmanuelle Somer, hautboïste dont la réputation en matière d’improvisation n’est plus à faire et qui joue ici également de la clarinette, du cor anglais et du saxophone.

    Il n’y a pas de hasard... J’ai découvert la peinture de Pierre Soulages au cours de l’été 2012, quand une exposition lui avait été consacrée par le Musée des Beaux-Arts de Lyon qui présentait une sélection d’œuvres inédites. Un choc pour moi, une plongée – c’est à mon sens le mot qui unit le mieux les deux univers artistiques dont il est question ici – dans un infini presque mystique d’où la lumière surgit d’un noir dominant (Soulages définit lui-même son noir comme un « noir lumière »), parfois parcouru de reliefs calligraphiques que le regard discerne petit à petit, tous sortis de l’imaginaire clair-obscur de celui qui dit ne pas vivre quand il ne peint pas. Les tableaux sans titre – aux dimensions souvent majestueuses – de Pierre Soulages se reçoivent presque d’un seul coup d’œil, avant qu’on ne cherche à les sonder, à questionner leurs profondeurs, leur matière et les ouvertures qu’ils offrent au regard vers un au-delà impénétrable, sans qu’on éprouve le besoin premier de les comprendre. On n’explique pas la peinture de Soulages, on la ressent, on s’immerge en elle et les considérations techniques, pour passionnantes qu’elles soient, ne doivent pas être un préalable à leur perception. C’est une peinture éminemment vibratoire, presque de l’instinct, porteuse d’une émotion intense et qui ne saurait être assimilée à une forme quelconque d’abstraction.

    Souvenir aussi, lors de ma visite, de cet homme disant à sa femme : « Tu me donnes un pinceau et un pot de peinture et j’en fais autant ! » Eh ben vas-y mon gars, fais-en autant, montre-nous donc tes œuvres bas du front, on verra bien ce que tu sais faire. Ou plutôt, tais-toi, observe en silence si tu en es capable, prends du recul... et puis non, va plutôt faire tourner les serviettes !

    Dans ces conditions, comment s’étonner qu’un musicien comme Henri Roger puisse passer à côté de cet univers aussi profond, celui de l’Outrenoir – au-delà du noir – auquel le peintre s’est consacré presque exclusivement depuis les années 70 ? Lui, musicien de l’éveil qui aime tant le registre grave de son piano, n’aurait-il pas quelque apparentement créatif avec un Soulages concentré sur le noir au point qu’il n’est pas pour lui question d’en imaginer la ligne d’horizon ? Et la naissance de cet au-delà du noir qui a quelque chose à voir avec le hasard n’est-elle pas, de son côté, une cousine de l’improvisation ? Toutes ces passions partagées devaient forcément converger. Alors Henri Roger a relevé un nouveau défi en invitant dans un premier temps les trois explorateurs cités un peu plus haut à s’approprier l’univers de Soulages par la découverte de quelques uns de ses tableaux sur internet, puis en les conviant à une séance en studio à Antibes au mois de novembre 2013. Chacun était là pour apporter, sinon ses propres couleurs, du moins ses nuances, ses motifs, ses traits d’union et ses formes sonores spontanées.

    Le résultat est fascinant, mystérieux aussi par sa dimension elliptique (encore une fois, il ne s’agit pas pour les musiciens de tout expliquer et c’est tant mieux pour nous). Attention cependant : j’en déconseille la diffusion inopinée à toute personne qu’on aurait omis de prévenir de ce qui l’attend, un peu comme mon visiteur narquois qui comparait volontiers son talent à celui de Pierre Soulages. Cette musique n’est ni chant ni même mélodie, elle peut effaroucher – mais ce serait bien dommage – parce qu’elle est une masse ombrageuse qui avance vers vous, nocturne, animée de mouvements à la fois lents et inexorables. Henri Roger, une fois de plus, se concentre sur la partie gauche de son clavier, il sculpte la matière première, celle du grave, qu’on peut comparer à des à-plats de noir : c’est elle qui crée la tension tout au long des cinq mouvements du disque dont les titres méritent d’être cités en raison de leur caractère pictural.  « Traces Ouate », « Coulures Apparences », « Signe Banquise », « Ratures Brumes » et « Griffure au fond » (une fois acheté ce disque, vous pourrez obtenir tous les détails en scannant le flash code au dos de la pochette minimaliste ; il vous conduira au bon endroit). Les trois comparses du pianiste, eux, superposent leurs tracés et imposent un relief nerveux, des mouvements dans le mouvement. Bruno Tocanne, dont on ne vantera jamais assez les qualités impressionnistes, trouve ici un nouveau terrain d’expression et suggère ses motifs en apposant de petites touches qui s’entrecroisent amoureusement avec les dissonances du violoncelle d’Eric-Maria Couturier qui, elles, sont autant de stries et d’ouvertures vers la lumière, tandis que les ébullitions nées des anches d’Emmanuelle Somer rendent la matière sonore presque palpable et en révèlent la nature organique. Mais parfois, ces trois-là prennent l’initiative des premières nuances, comme sur « Signe Banquise » : cette fois, le piano se garde d’intervenir immédiatement, il laisse aux autres instruments le soin d’inventer leurs propres nuances avant d’entrer avec eux dans une danse toute en sinuosités rampantes.

    On ne peut pas résumer cette expérience passionnante au moyen d’une poignée de phrases : à l’instar de la peinture de Soulages - que celui-ci se plaît à définir comme « l'état d'absence de mots » - il faut se confronter à elle, s’en approcher, la humer, être gagné par le désir de la toucher et l’accepter comme elle se présente, dans son mystère et la fascination qu’elle exerce par tout ce qu’elle ne dit pas d’emblée et laisse entrevoir au-delà de la musique. C’est là son côté Outremusique, probablement... D’un point de vue pratique, on peut suggérer son écoute au casque ou à fort volume, la tête entre les enceintes. Immersion garantie !

    J’ai la chance de connaître personnellement Henri Roger, j’ai déjà eu l’occasion de le rencontrer et nous échangeons souvent nos impressions. Malgré la distance, nous sommes devenus comme des camarades des temps modernes, tous réseaux et messageries déployés, et j’ai voulu lui poser une question très simple : pourquoi Soulages ? Bien entendu, j’ai interdit la réponse qu’il risquait de me renvoyer parce que le monsieur n’est pas seulement talentueux, il est aussi taquin : « Parce Que ! »

    Voici donc une explication par Henri Roger himself...

    « J’ai vu des tableaux de Pierre Soulages à Beaubourg, à la FIAC, et dans quelques galeries, au fil du temps et au cours de voyages. Je ne cherchais pas spécialement à voir sa peinture, ni à en savoir plus sur lui et sa démarche, mais à chaque occasion je suis resté un certain temps devant ses tableaux avec à la fois du plaisir, de la fascination et de l’interrogation. Qu’est-ce qu’on voit, croit voir et ne voit pas, de près et de loin dans un tableau noir de Pierre Soulages ?  C’est là qu’un lien commence à se faire avec ma musique et certains peintres contemporains. Le titre de mon premier album, paru sur le label « Pôle »,  est Images. La musique de ce disque est basée sur des superpositions de nappes de sons jouées sur orgue et synthés du début des 70’s. Qu’est-ce qu’on entend en premier ? Qu’est-ce qui se distingue en arrière-plan si on écoute fort ou pas ? C’est là le parallèle que je fais au niveau des perceptions entre le visuel et le son. Pierre Soulages raconte qu’à un moment de sa vie il s’est trouvé dans une impasse devant un tableau. Il a laissé ce tableau en chantier une nuit et l’a retrouvé le lendemain dans état tout à fait autre, la peinture avait coulé et pris d’elle même l’espace, en noir. L’Outrenoir était né. On voit bien le rôle du hasard, qu’on aime dans l’improvisation, mais aussi un choix de se limiter, de se contraindre à une seule couleur. C’est pour moi, dans mon parcours, ce que je cherche à développer : les graves du piano, un exemple extrêmement fort de combinaison entre liberté et contrainte.  Le noir est aussi très présent dans ma vie : le piano à queue, la salle de spectacle, la tenue de scène avec Catherine Ribeiro notamment, la vue magique de la rade de Villefranche-sur-Mer la nuit. Relier la musique de Parce Que ! à l’Outrenoir de Pierre Soulages m’est apparu très clairement évident. C’est beaucoup plus l’aspect énergie dans les tableaux que le côté sombre mentalement, du noir, que j’aime et j’espère que ça s’entend dans le disque. »

    Oui, Henri, ça s’entend ! Je te le confirme. J’irais même jusqu’à dire que ça se voit, si j’en crois la vidéo réalisée par la camarade Anne Pesce autour d’une des compositions du disque : « Ratures Brumes ». Et je te donnerai d’autres impressions après ma visite estivale au musée Pierre Soulages de Rodez, qui vient tout juste d’ouvrir ses portes.

    En attendant, je ne résiste pas au plaisir de partager un documentaire consacré au peintre. Une demi-heure pour mieux connaître ce grand monsieur. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qui y est affirmé parfois de façon un peu expéditive, notamment parce que je pense qu’il faut voir cette peinture en vrai pour la ressentir vraiment ; mais c’est une entrée en matière très intéressante et dont les qualités pédagogiques sont indéniables.

    On peut aussi lire le livre d’entretiens avec Françoise Jaunin, sobrement intitulé Pierre Soulages, Outrenoir, publié par La Bibliothèque des Arts. 

    Pierre Soulages, Henri Roger : merci à vous deux de nous offrir ce luxe incomparable qui consiste à nous réjouir de broyer du noir !

  • Gimme a HI, gimme a MI, gimme a KO... Himiko !

    himiko_jazz_songs.jpgJe vous aurai prévenu, vous ne pourrez pas dire : « Je ne savais pas ! » Parce que ce n’est pas la première fois que j’insiste sur le talent d’une chanteuse dont le parcours ne fait, selon moi, que commencer, malgré une histoire en musique qui remonte aujourd’hui à plus d’une quinzaine d’années, au cours desquelles elle s’est illustrée avec discrétion, affichant un talent qui ne peut aller désormais que vers l’épanouissement.

    Je tiens aussi à mettre les choses au point : je connais très bien Himiko Paganotti à titre personnel, tout comme Emmanuel Borghi - monsieur Himiko à la ville, si vous me passez l’expression - ce dernier ne comptant pas pour rien dans la réalisation dont il sera question ici. Ce sont des amis de la famille, oui, mais dont j’appréciais les qualités avant de les connaître pour de vrai. Et pour ce qui concerne le sieur Borghi, c’est une histoire encore plus ancienne puisque nous avons eu l’occasion de nous rencontrer une première fois il y a plus de vingt ans, à Metz, du côté du caveau des Trinitaires, le 30 octobre 1993 si je ne me trompe pas. Souvenir attendrissant de mon fils, qui n’avait pas encore neuf ans, et qui voulait lui dire que sa composition « Skunkadelics » lui faisait penser parfois au thème de « A Love Supreme » de John Coltrane. Par conséquent, je ne vois aucune raison valable de m’auto-censurer et de ne pas évoquer ici la publication prochaine de Jazz Songs, un EP numérique que la chanteuse va prochainement publier sur le label Off Records. Ce serait injuste et stupide de ma part.

    Revenons quelques instants en arrière, si cela ne vous ennuie pas. Au début des années 2000, une petite nouvelle fait son apparition au sein des chœurs de Magma. Une jeune chanteuse dont le nom n’est inconnu d’aucun des fans de la première heure (Himiko est la fille de Bernard Paganotti, l’un des bassistes historiques du groupe) va faire entendre sa voix singulière durant plusieurs années. Jusqu’à son départ en 2008, suivie en cela par son frère Antoine (lui-même chanteur et batteur) et son compagnon pianiste Emmanuel Borghi, qui travaillait aux côtés de Christian Vander depuis une vingtaine d’années. Tous ceux qui apprécient cette musique ont pu aisément noter la différence d’Himiko, caractérisée en particulier par un registre très étendu (la voix grave d’Himiko est du genre envoûtant) et un magnétisme indéniable, mais aussi par une réelle discrétion, pour ne pas parler de timidité. Son départ a créé comme un trou d’air vocal dans cette musique dont le chant reste le premier vecteur.

    Quelques années auparavant, en 1996, on se souvient que Patrick Gauthier – lui-même ancien pianiste de Magma, mais aussi du fascinant Heldon de Richard Pinhas – avait fait appel à elle ainsi qu’à différentes comparses chanteuses estampillées Zeuhl, le temps d’une participation à l’album Le Morse. Une petite signature venait d’être était apposée au bas d’une page de la musique du côté de chez nous.

    Depuis six ans, le nom d’Himiko ne cesse de grandir, mais avec la persistance de cette discrétion qui n’en honore que plus celle qui s’affirme jour après jour comme l’une des voix les plus captivantes de la scène française. J’aimerais ici vous proposer une liste non exhaustive de productions discographiques – publiées au cours de la période 2009-2013 - qui soulignent avec beaucoup d’acuité les qualités de la dame. Faites-moi confiance, écoutez attentivement tous ces disques, vous passerez un bon moment... Parfois, Himiko n’y apparaît que sur un titre ou deux, mais tout le plaisir est là, à chaque fois. Je ne vous en dis pas plus sur ces disques dont les chroniques pour Citizen Jazz parlent d’elles-mêmes (je le dis d’autant plus volontiers que j’en ai écrit cinq sur six !).

    Il y a quelques mois, Himiko était sur la scène du Théâtre de la Manufacture à Nancy, dans le cadre de NJP 2013 : elle se produisait au sein de la formation du guitariste Nguyên Lê, contribuant à la réussite éclatante de la version live des Songs Of Freedom, dont il est question un peu plus haut. J’avais évoqué ce concert dans le cadre de mes chroniques quotidiennes du festival pour le compte de Citizen Jazz

    Le lendemain, elle participait avec le guitariste à une master class auprès des élèves d’un collège de Nancy, avec une fraîcheur désarmante. La grande classe... J'en ai profité pour devenir portraitiste !

    himiko.jpg

    Bonne nouvelle : les projets d’Himiko connaissent depuis quelque temps une activité qui s’apparente, bien plus que le frémissement que nous appelons tous de nos vœux, à une ébullition dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle semble prometteuse.

    Le premier fan d’Himiko – quoi de plus normal ? – c’est Emmanuel Borghi : ce pianiste bourré de talent - dont j’aimerais rappeler ici qu’il a commis en 2012 un disque magnifique en trio, Keys, Strings & Brushes – veille désormais à la destinée du successeur de Slug. Le groupe s’appelle désormais... Himiko (attention : ne pas confondre avec Himiko Paganotti) et se présente sous la forme d’une chouette affaire de famille, puisque le bassiste en est Bernard Paganotti et le batteur Antoine Paganotti. Le poste de guitariste ne comporte pas à l’heure actuelle de « titulaire », mais le disque à venir (fin 2014 ou début 2015), en grande partie enregistré, a reçu le concours d'un certain... Nguyên Lê ! Tout cela sent d’ores et déjà très bon...

    En attendant ce nouveau chapitre, notre couple en musique a voulu donner une inflexion plus spécifiquement jazz au travail d’Himiko. Emmanuel me confiait tout récemment, non sans une pointe d’humour tendre, qu’ayant, je le cite, « une telle chanteuse à la maison », il souhaitait vraiment l’aider à aborder ces rivages qu’elle avait jusqu’à présent encore peu explorés. « Je voulais une belle rencontre avec le jazz ! » Et voici que nous arrive ce qu’on appelle communément un EP (traduisons ces deux lettres par disque court, dans la mesure où ce type de production excède rarement les 30 minutes) simplement intitulé Jazz Songs, dont la publication est annoncée à la fin du mois de mai. Quatre titres, quatre standards : « Never Let Me Go », « My One And Only Love », « You Must Believe In Spring » et « Candy ». Vingt minutes d’une musique intime, un quintet qui met tout son savoir-faire au service de ballades nocturnes, chantées par la voix grave et sensuelle d’Himiko. Celle-ci endosse à merveille le rôle de crooneuse – j’espère qu’elle me pardonnera ce terme qui n’a rien de péjoratif, mais qui signifie tout simplement qu’au-delà de ses amours pour des artistes telles que Shirley Horn ou Abbey Lincoln, on sait qu’Himiko écoute aussi des chanteurs, dont les tonalités lui correspondent mieux. A ses côtés, un quatuor de confiance et, rien d’étonnant à cela, de très bonne compagnie : Emmanuel Borghi bien sûr (piano), Nicolas Rageau (contrebasse), David Prez (saxophone ténor) et Philippe Soirat (batterie). C’est un jazz du soir, de la semi-pénombre et propice aux confidences. Impossible de ne pas tomber instantanément sous le charme d’une musique toute en suggestion, voire en séduction.

    Un bonheur n’arrivant jamais seul, Himiko Paganotti enregistrera dans quelques mois avec la même équipe un autre disque de jazz : un répertoire d’onze titres et cette fois, en toute probabilité, un vrai disque. Autant dire que la fin de l’année sera féconde chez ceux qu’on surnomme les borghinotti, d’autant que madame sera à l’honneur dans d’autres projets qui en disent long sur son talent : au mois de juin, elle participera à une création à la demande d’un très grand monsieur, Michael Mantler, trompettiste et compositeur. Vous pouvez jeter un petit coup d’œil à sa biographie, qui est impressionnante, et vous souvenir que Mantler fut notamment impliqué il y a bien longtemps maintenant dans le fascinant Escalator Over The Hill de Carla Bley... Himiko va aussi travailler en collaboration avec un autre musicien merveilleux, un certain John Greaves, qui fera interpréter ses compositions par un quatuor comptant pour autres membres Sophia Domancich, Simon Goubert et... Bernard Paganotti. On salive d’avance. Même jubilation à l'évocation du trio imaginé par Patrick Gauthier, appelé Odessa, qui fera appel aux voix de Paganotti frère et sœur. Et je ne dis même pas ici qu’il est question pour la chanteuse d’un travail avec le groupe Sixun...

    J’ai été un peu long, je le confesse volontiers, mais il était temps pour moi de saluer une artiste dont je suis avant tout un fan de la première heure. J’avais ici ou là noté quelques idées de textes depuis un bout de temps, certaines sont présentes au cœur de cette note, que la publication prochaine de Jazz Songs m’a incité à partager avec vous sans attendre.

    Encore un peu de patience et rendez-vous chez Off Records pour vous laisser séduire par le chant d’Himiko. 


    PS : un petit coup de scroll sur la page du label vous informera de la publication prochaine d’un disque du quartet d’Emmanuel Borghi, avec Boris Blanchet (saxophone), Blaise Chevallier (contrebasse) et Antoine Paganotti (batterie). Je dis ça comme ça, en passant...


    PS 2 : un petit bonus vidéo avec Slug enregistré en 2012. Vous serez d'accord avec moi : ça ne peut pas faire de mal !


    La Session France Info - Slug "I Wanna Lick... par FranceInfo

  • Le mouvement perpétuel de Franck Agulhon

    Post_Katrina_1400x1400.pngJe connais Franck Agulhon depuis près de vingt ans… Je crois l'avoir vu pour la première fois en juillet 1995 : à cette époque, mon fils, alors saxophoniste en herbe et âgé de dix ans, terminait sa première année à l'École des Musiques Actuelles de Nancy et participait à un ultime stage de trois jours avant les vacances d'été. Parmi les musiciens chargés de l'animation, il y avait un jeune batteur qui attirait d'emblée la sympathie par sa simplicité désarmante et sa grande gentillesse. 

    Il s'en est passé des choses depuis tout ce temps ! Sa fidélité inaltérable à l'égard de ses vieux amis - tels que le pianiste Pierre-Alain Goualch et Diego Imbert, vous comprendrez un peu plus loin pourquoi je cite ces deux-là ! - ne s'est jamais démentie, malgré une activité assez trépidante qui n'a cessé de se déployer, au point qu'on a parfois l'impression que le plus lorrain des batteurs marseillais (à moins que ce ne soit le contraire) a disséminé des clones sur les scènes jazz de France, d'Europe et d'ailleurs. Quand j’y pense, je ne sais pas si j'aimerais être réincarné en agenda de Franck Agulhon : vous imaginez le nombre de coups de crayon en pleine face chaque jour ? Une torture… Compagnon de route régulier d'Éric Legnini, Pierrick Pédron, Vincent Artaud, Pierre de Bethmann, Diego Imbert ou encore Christophe Dal Sasso, Franck Agulhon peut aussi se targuer d'une très longue liste d’autres collaborations avec la fine fleur du jazz. 

    En dehors du disque que je souhaite évoquer dans cette note, il est tout de même intéressant de noter que Franck Agulhon est au générique de deux albums réjouissants qui viennent tout juste d’être publiés : Kubic’s Cure (Pierrick Pédron) et Sisyphe (Pierre de Bethmann Medium Ensemble) : on a connu plus déshonorant, n’est-ce pas ?

    Vous me croirez si vous voulez, mais notre homme est resté le même : il est à la musique ce que le sourire serait à un visage. Naturel, d'une sincérité presque émouvante et d'une générosité non feinte qui font de lui un musicien qu'on s'arrache volontiers ! Dans le livre Portraits Croisés - fruit d'un travail réalisé à l'automne 2010 avec mon ami photographe Jacky Joannès pour une exposition éponyme - que je viens de publier sur le site The Book Edition et dont je vous recommande l’acquisition, j'ai écrit un court texte pour chacun des quarante-neuf musiciens mis à l'honneur (je précise en passant qu'on y retrouve,  vous avez deviné… Pierre-Alain Goualch et Diego Imbert, mais bon, vous commencez doucement à comprendre que tout cela n’est pas le fruit du hasard) au premier rang desquels - l'ordre de présentation étant alphabétique - un certain Franck Agulhon. Voici ce qu'on peut lire à son sujet :

    "L'ubiquité radieuse

    Le sourire du musicien est le manifeste radieux d'une désarmante simplicité chez l'homme. Sa présence auprès de tant d'artistes pourrait laisser penser que Franck Agulhon possède le don d'ubiquité. Coloriste des peaux et cymbales, batteur inventif mais jamais simple sideman, il est un organe vital - le poumon - des projets auxquels il s'associe."

    agulhon_franck.jpg

    Notons le mot sideman, qui n'a rien de péjoratif, loin de là, mais signifie que Franck Agulhon n'avait pas, jusqu'à présent, vraiment mis son nom en avant à l'exception d'un duo avec… Pierre-Alain Goualch aboutissant à l'album Tikit en 2005 et de deux albums en solo (avec la présence d’une poignée d’invités amis sur le second volume pour une série de duos) dédiés à son art de la batterie sous le nom de Solisticks en 2008 et 2010. Ces deux disques étant à considérer comme l'illustration concrète d'une approche pédagogique de la batterie dont Franck Agulhon vient de partager l'expérience dans un Drumbook de près de 300 pages qui devrait intéresser plus d'un frappeur de peaux, voire un caresseur de cymbales... et réciproquement !

    Aussi, c'est avec un grand plaisir qu'on trouve un beau matin dans sa boîte aux lettres un disque appelé Post Katrina signé Franck Agulhon himself, dans une formule en trio avec… mais oui, bien sûr, Pierre-Alain Goualch et Franck Agulhon ! Quand on vous dit que cet homme est fidèle en amitié, cette double présence presque constante à ses côtés en est la démonstration flagrante… Un trio qui ne m'était d'ailleurs pas inconnu puisque j'avais déjà croisé sa route le 15 octobre 2012, à la Fabrique, juste à côté du Théâtre de la Manufacture. Il était à l'affiche des apéros jazz de Nancy Jazz Pulsations, sous le nom d'Electrico, et se présentait déjà comme le projet du batteur. Enfin, pourrait-on dire !

    J'écrivais à l'époque pour le magazine Citizen Jazz : "Au-delà de la complicité qui unit depuis bon nombre d’années ces artistes aguerris, il faut saluer une vraie prise de risque : cette musique, loin de caresser dans le sens du poil un jazz tranquille, va chercher ailleurs son inspiration et n’hésite pas à nous bousculer dans notre confort. Elle repose avant tout sur de courts motifs que le trio expose avant de les triturer pour les déformer (parfois au moyen d’effets couplés aux claviers), les répéter et les modeler encore. Avec un grand sourire ! Electrico, c’est un peu l’histoire d’une sculpture sonore vivante, d’une conversation animée sur le fond comme sur la forme. C’est la musique comme on l’aime : vivante, naturelle et spontanée."

    Voici donc la version enregistrée par une formation qui a perdu son nom pour s'appeler logiquement Franck Agulhon… parce que cette fois, il se présente en leader. C'est bien mérité après tout, personne n'ira lui reprocher de vouloir nous raconter sa petite histoire de la musique.

    Franck Agulhon ne m’en voudra certainement pas de dire que dès les premières notes de « 2 Boys », on est comme en terrain connu. Il y a dans la pulsion qui habite le thème les réminiscences de son travail avec Eric Légnini, ce qu’on peut appeler le groove, un mot pas si facile à définir et que, pourtant, le batteur incarne et qu’il sert à merveille dans le trio du pianiste. C’est aussi l’impression d’un mouvement sans fin, sans effort apparent, associé à un plaisir du jeu. Le ton est donné d’emblée et les deux compères associés à cette aventure s’en donnent à cœur joie. Pas un seul instant la tension ne retombera, Post Katrina offre douze séquences assez courtes dont l’enchaînement frénétique est le témoignage d’une volonté d’aller droit au but, sans détours inutiles. Pierre-Alain Goualch engage un combat ludique et obstiné, parfois strident, avec son Fender Rhodes pendant que Diego Imbert dynamite les bases arrières avec la fermeté du drive qu’on lui connaît depuis des années. Agulhon, lui, rayonne et emmène son monde avec l’aisance de ceux qui ne cherchent pas à prouver leur talent, parce qu’ils n’en ont pas besoin, mais plutôt à s’offrir en pourvoyeurs d’instants de vérité. Difficile de résister, par exemple, à ce « Cajun Medium » au balancement contagieux : 2’24 de bonheur d’être tous ensemble. Impossible de ne pas chavirer avec « Froggy », dont le déséquilibre est un peu celui de l’ivresse. On peut aussi se laisser aller à une « Lounge Party » hypnotique, aux confins du jazz et du trip hop, histoire de montrer que le trio ne confit pas sa musique dans le passé mais qu’il est aussi à l’écoute du présent. La coloration de « Lucifer » ou de « Nirva Double » - Goualch s’ingéniant à salir le son de son Rhodes - vient confirmer cette impression d’ouverture à d’autres climats, vers des chemins moins confortables, plus escarpés et, surtout, très prometteurs. Au fil des minutes, le trio semble s’évader, vers un ailleurs où il reste beaucoup à découvrir. Signalons enfin – parce que l’information n’est écrite nulle part – que le trio devient quartet le temps d’un « Wounded » final au parfum de blues, grâce à la présence de Julien Birot à la guitare (ce dernier ayant par ailleurs eu la responsabilité du mixage de l’album). Oui, le blues, comme un retour aux sources.

    Post Katrina s’appelle ainsi, on l’aura deviné, en hommage à la Louisiane, berceau du jazz martyrisé par l’ouragan du même nom en 2005. On peut le comprendre aussi, du point de vue de Franck Agulhon, comme une manière de dire : je sais d’où je viens, je connais mes racines et cette musique continue de vibrer là-bas comme au premier jour. De fait, elle continue de vibrer en moi. Elle me nourrit depuis si longtemps, je lui devais bien cette célébration humble et généreuse à la fois.

    Une célébration qui n’est certainement pas la dernière, c’est tout le mal qu’on souhaite au batteur.

  • Impromptu ménager

    lave-vaisselle.jpgAllez, une fois n'est pas coutume : malgré les vrais morceaux promis par le sous-titre de mon blog, je ne vais pas vous parler de musique aujourd'hui… Encore que l'évocation d'un appareil électro-ménager - en l'occurrence un lave-vaisselle - puisse toujours donner lieu à une analyse qui le rapprochera d'un instrument : c'est vrai, un tel objet émet des sons, il semble parfois animé d'un tempo et ses cycles – comme autant de rythmes - de variations, ses sonorités liquides ne sont pas sans faire penser à certains arrangements orchestraux contemporains, et j'irais même jusqu'à penser que son bruit constitutif est en lui-même une forme élaborée de musique. Certainement pas plus ennuyeuse que celle qu’émettent nos éminences casquées dont les sons font frissonner les fessiers soi-disant festifs de tous les continents. Une musique du quotidien de nos cuisines tout aussi captivante que je ne sais quelle playlist fourguée chaque jour sur telle radio de service dit public, laconiquement vendue par une voix dont la capacité à lire avec conviction les dossiers de presse écrits par d’autres m’émeut à un point que vous ne sauriez imaginer... « On aime, on vous en parle ». Tu parles, Charles, tu ferais mieux de la garder pour toi, ta liste chloroformée.

    Je reviens à mon lave-vaisselle : nous sommes dans un magasin où trônent fièrement des dizaines d’appareils parés de blanc ou plus souvent de la couleur toujours en vogue appelée « alu brossé ». Un charmant vendeur habillé d’un gilet rouge aussi seyant qu’un string le serait au postérieur ultra-droitier de Jean-François « tous à poil » Copé me regarde non sans exhiber un sourire triomphant : voilà le modèle en adéquation parfaite avec ma demande ! Catégorie A++, bestiau pas énergivore du tout, consommation d’eau réduite à son strict minimum. L’index dominateur, pointé sur le panneau affichant les principales caractéristiques techniques du lave-vaisselle, n’appelle aucune opposition de ma part. C’est celui qu’il me faut ! Pas un autre.

    Sauf que... monsieur Gilet Rouge, vous semblez avoir oublié que nous vous avions fixé un ordre de prix ; et celui de votre chouchou – que vous affirmez vendre à tout va depuis quelque temps – dépasse de très loin la somme que nous ne souhaitons pas dépasser. Ah ah ah, on dit quoi maintenant ? Vous nous regardez, certain de notre prochaine reddition : « Mais enfin, monsieur, la consommation d’eau ! La consommation d’eau ! Il bat ses concurrents à plates coutures, c’est le champion toutes catégories, un véritable chameau, vous ne trouverez pas mieux ».

    Mouais... Je jette un rapide coup d’œil aux voisins, beaucoup moins chers mais qui, c’est vrai, sont un tantinet plus soiffards. Mon matador guette le désappointement qui va nous gagner, il scrute déjà la table et les deux chaises où nous allons nous installer pour signer l’armistice et nous agenouiller à jamais.

    Taratata ! Mais ça va pas ton truc, mon petit gars... Fermant les yeux, je laisse surgir en moi la calculette mentale qui me ronge quotidiennement depuis le jour de ma naissance et dont les piles sont rechargeables ad vitam æternam à compter de l’époque lointaine où j’exerçais ma dictature sur un peloton de coureurs cyclistes drivés par mon frère aîné, imposant à mon cerveau une vitesse d’exécution dans la pratique du calcul mental dont le seul équivalent au monde serait la propension de certains édiles de l’UMP à jouer les vierges effarouchées quand on suspecte certains de leurs représentants les plus connus d’une pratique sinueuse de la démocratie.

    Une poignée de secondes plus tard – entre temps, j’ai calculé la différence de consommation d’eau avec un modèle par ailleurs en tous points identique, rapporté cette dernière à l’écart de prix entre les deux modèles, divisé le tout par celui du mètre cube d’eau à Nancy (et je peux vous dire qu’il est cher, merci Veolia, merci les noyaux durs sarkoballaduriens...), estimé le nombre moyen de vaisselles effectué chaque année, pratiqué une ultime division – je regarde mon adversaire pour lui signifier qu’il me faudra dix-sept, voire dix-huit ans avant d’imaginer amortir la différence de prix des deux machines. Et toc ! Prends ça dans le museau, mon vieux... Là, je crois que j’ai marqué un point ; je n’ose pas encore me voir en vainqueur du duel mais j’ai bon espoir d’avoir porté un coup fatal. En face, on est moins fringant, on me parle d’obsolescence programmée, on me dit qu’en effet, dans dix-huit ans, j’aurai changé de lave-vaisselle depuis belle lurette. On m’explique qu’on me laisse réfléchir, le temps d’aller prodiguer la Sainte Parole à d’autres clients qui, eux, sauront reconnaître la validité d’arguments commerciaux irréfutables.

    Réflexion ? Non, nous serons inflexibles et n’en démordrons pas, nous optons pour le modèle qui boit un peu plus d’eau mais qui coûte beaucoup moins cher. Non mais...

    Gilet Rouge revient et comprend à ma mine qu’il sera impossible de nous faire changer d’avis, même s’il est heureux de me faire savoir que l’installation pourra intervenir chez moi sous quarante-huit heures, ce qui est un délai très court. Nous nous asseyons et, alors que j’ai déjà extrait ma carte bancaire, le perfide vendeur en profite pour me vanter les bienfaits d’une extension de garantie qui sera le porte-bonheur des années à venir de notre nouveau protégé. Grand seigneur, il va jusqu’à nous proposer une réduction de 25% sur cette somme additionnelle. Ce qui, par parenthèse, en reviendrait à nous faire payer le lave-vaisselle au départ moins cher à l’exact prix de l’autre, là, celui que tout le monde, soi disant, s’arrache, et qui coûte un bras. Je m’abstiens de relever cette grossière et ultime manœuvre de diversion et glisse mon bout de plastique dans le terminal bancaire, sans obtempérer. « Nous ne prenons jamais les extensions de garantie ». 

    Fin du combat. J’ignore si cette petite note présente le moindre intérêt mais au moins, j’aurai eu l’illusion d’une victoire face aux forces armées du commerce qui ne cessent de nous menacer. J’aime bien l’idée de ces combats un peu vains et des satisfactions qu’ils suscitent. Et puis, surtout, il m’est arrivé autrefois de me sortir beaucoup moins bien de ce genre de confrontation piège : vous n’avez qu’à lire par ici pour comprendre...

  • Parle à Monk...

    Leçon de jazz - Thelonious Monk.jpgVous allez me dire que je radote… A la fin de l’année 2012, j’avais déjà évoqué les Leçons de Jazz d’Antoine Hervé afin d’en souligner les plaisirs : érudition, pédagogie, humour mêlés dans cette relation si particulière, très gourmande, que le pianiste entretient avec la musique. Ce billet que j’avais intitulé « Les élucubrations d’Antoine » prenait place à une époque où notre distingué professeur - lui-même musicien virtuose, aussi ne vous fiez pas à son apparente bonhommie, ce type-là est un sacré client - avait déjà publié quatre DVD relatant les hauts faits de ses désormais fameux concerts commentés : figuraient à son tableau d’honneur plusieurs géants comme Wayne Shorter, Antonio Carlos Jobim, Oscar Peterson ou Keith Jarrett. Depuis, ce palmarès s’est étoffé puisqu’ont été épinglés par maître Antoine les pianistes Bill Evans et Dave Brubeck et, tout récemment, géant parmi les géants, l’inclassable et imprévisible Thelonious Monk, encore un pianiste, un musicien hors normes qui marquera l’histoire de la musique du XXe siècle de son empreinte, qu’on peut sans prendre trop de risques ranger dans la catégorie des génies et qui continue aujourd’hui encore, bien que disparu en 1982 après une dizaine d’années de silence, à souffler sa singularité sur pas mal de productions contemporaines. Il n’y a pas si longtemps par exemple, le saxophoniste Pierrick Pédron lui dédiait un Kubic’s Monk en trio d’une urgence magnifique ; un exemple parmi beaucoup d’autres, qui venait nous rappeler l’éternelle jeunesse de ce compositeur dont les merveilles feront l’objet d’innombrables découvertes pendant de très très longues années encore, j’en fais ici le pari. Et inversement, il faudrait qu'un jazzologue pointilleux fasse le compte des reprises d'une composition telle que « Round Midnight », dont le titre traduit fut celui d'un film de Bertrand Tavernier en 1986. On serait étonné !

    Puisqu’il est question de pianistes, j’en profite pour glisser ici une information pratique qui pourrait en séduire quelques un(e)s parmi vous. Un coffret de six DVD regroupant cinq leçons de jazz à un prix somme toute très raisonnable (un peu plus de 30 €) a récemment vu le jour : je n’ai aucune action dans la maison Hervé, mais si j’étais vous, je sais ce que je ferais… Pensez-donc : Oscar Peterson, Bill Evans, Dave Brubeck, Keith Jarrett et… Thelonious Monk dans un emballage certes plus minimaliste que celui de la collection habituelle, mais avec toute la mise en scène qui nous plaît tant depuis le début. Antoine Hervé, raconte la vie des musiciens, décortique leur répertoire, donne des informations techniques et, il faut le souligner, prend un plaisir énorme à la pratique d’un exercice qu’il ponctue de nombreux thèmes qu’il joue lui-même avec la verve qu’on lui connaît. Cerise sur le gâteau : dès qu’il interprète une composition, un plan fixe du clavier (et donc de ses mains) s’affiche en haut de l’écran, contribuant à mettre encore mieux en scène la leçon ainsi donnée et à l’illustrer d’une sautillante chorégraphie digitale. Ah si j’avais pu recevoir de tels cours de musique à l’époque où je m’ennuyais au collège… Mais ceci est une autre histoire.

    Revenons plutôt à Thelonious Monk (dont Antoine Hervé nous rappelle qu’on le surnommait parfois Melodious Tonk, en raison de sa capacité à mettre en musique les bruits de la ville et notamment la circulation automobile et les klaxons des voitures) : un type bourru, pince sans rire, profond, rêveur, mystérieux, qui voyait tout mais ne disait rien, et qui portait à l'annulaire une bague sur laquelle était inscrit son nom. Et quand il retournait sa main on pouvait lire : « know ». Voilà qui ne s’invente pas… Monk, né en 1917, avait suivi Barbara, sa mère évangéliste qu’il accompagnait en jouant de l’orgue, il avait lui-même appris la musique « sur l’épaule de sa sœur » Marion. Les femmes compteront d’ailleurs beaucoup dans sa vie puisqu’outre Nelly son épouse, il ne faut pas oublier la princesse Pannonica, bienfaitrice de bien des musiciens. Monk, dandy, toujours bien habillé, adepte des chapeaux, mais casse-cou aussi, un caractère entier qui pouvait payer de sa personne quand il s’agissait de prendre la défense de ses amis victimes de brutalités dans une Amérique d’apartheid. Un musicien de la révolte. Avec Charlie Parker et Dizzy Gillespie, il fut l’un des inventeurs du be-bop : il renouait en cela avec une tradition africaine, sans vraiment en être conscient, il jouait le jazz noir par excellence et c'est dans la danse qu'il trouvait la transe jusqu’à la perte de l’équilibre.

    Tout Monk est là, dans la syncope et dans l’idée de quelque chose d’asymétrique. Chez lui, la suggestion et l’ellipse sont les plus importantes, elles sont au cœur de son processus créatif qui le voit inventer des techniques basées sur des résonances et des dissonances qu’il fait naître en retirant des notes « évidentes ». Le pianiste compose une musique à la fois populaire et complexe, où la surprise règne en maîtresse absolue ; Monk était - et demeure - un musicien atypique qui aura mis du temps avant d’être reconnu, un artiste assoiffé d’expériences sur le son et les matériaux dont il aimait a tester les vibrations, en précurseur des recherches acoustiques.

    Tout cela - et bien d’autres choses encore, je vous laisse par exemple découvrir cette séquence drolatique durant laquelle on comprend comment le pianiste trouvait les titres de ses compositions - cette nouvelle Leçon de Jazz le raconte, durant une heure et demie qui passe à la vitesse de l’éclair. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, le DVD est doublé d’un CD du concert en hommage à Thelonious Monk qu’Antoine Hervé avait donné en décembre 1997 à la Cité de la Musique.

    Dans un article qu’elle consacre sur le site des Dernières Nouvelles du Jazz au coffret dont je parlais plus haut, ma consoeur Sophie Chambon a trouvé une formule que je reprends volontiers à mon compte : « Ludidactique » en un mot, tel est le résultat de cette histoire de séduction et de musique.

    C’est bien dit ! Et maintenant, j’attends un nouveau rendez-vous et si j’avais une suggestion à faire, je pousserais volontiers la candidature de John Coltrane sur l’échiquier des leçons de jazz d’Antoine Hervé. Je dis ça comme ça, en passant...

  • Chronique ton bus !

    bus_ligne_2.jpg


    À la faveur d'un déménagement professionnel - mon bureau est désormais établi dans un quartier au sud de Nancy, soit à plus de trois kilomètres de mon domicile - je suis devenu un usager quotidien des transports en commun, et plus particulièrement de la ligne de bus numéro 2, mise en place récemment, au grand dam de bon nombre de mes concitoyens qui pleurent la raréfaction de leurs propres bus dans d’autres secteurs moins bien desservis. L’itinéraire créé à la fin du mois d’août 2013 constitue à lui seul un guide touristique pour qui voudrait en savoir un peu plus sur la Cité des Ducs de Lorraine et s’épargner le ridicule d’une déambulation, coiffé d’un casque, dans un petit train touristique (curieusement immatriculé en Alsace, ce qui démontre la capacité d’anticipation de nos élus à regrouper les régions) roulant à une allure de sénateur (mais au moins, ce petit train conserve un semblant d’utilité, ce qui le différencie de la ruineuse et bien opaque assemblée d’élus par les élus) : il commence par les hauteurs du quartier dénommé le Champ-le-Bœuf avant de traverser celui du Haut-du-Lièvre, célèbre pour ses barres d'immeubles aux dimensions démesurées, sa population économiquement défavorisée, son pôle médical parfois aux mains des fonds de pension américains, sans oublier sa nouvelle prison et, plus loin, tout au fond, le Zénith, salle de concert aussi sexy qu’une interview de Florent Pagny par Michel Drucker à l’époque du premier tiers provisionnel. Poursuivant sa route, le bus HNS (pour Haut Niveau de Service, ce qui signifie d'abord une fréquence de passage élevée et la possibilité d'y monter par n'importe quelle porte, ce que la plupart des passagers n’ont pas encore compris, eux qui s’obstinent à utiliser exclusivement la porte avant) emprunte deux boulevards, l'un desservant des quartiers résidentiels, l'autre abritant entre autres le campus lettres de l'université de Lorraine avec sa cohorte d’étudiants pas encore certains des raisons pour lesquelles ils ont échoué en cet endroit où il est bien plus facile d’entrer que de sortir diplômé. Il est alors temps de rejoindre le (très laid) quartier de la gare - en pleine rénovation et livré à une brigade d’architectes sadiques - avant de filer vers le centre ville et ses commerces,  où il approchera mais pas trop la Place Stanislas, avant de rejoindre le marché, sa nouvelle place sans verdure et de rallier via la Place des Vosges - qui ne présente qu'un très lointain cousinage avec son homologue parisienne - l'avenue de Strasbourg où vous attendent l'hôpital central et la maternité. Puis c'est la sortie de Nancy par le quartier Bonsecours, en direction de Jarville et enfin de Laneuveville, terminus tout le monde descend. On l'aura compris, la ligne 2 et son bus sont des instruments de brassage de beaucoup de populations locales (à l'exception de la tribu des automobilistes, souvent verts de rage à l'idée qu'on ait réduit leur aire de jeu à une simple file pendant que le bus s'épanouit sur sa propre voie).


    Ligne 2 (couverture).jpgS'y asseoir, même muni d'un livre, c'est l'occasion privilégiée d'une observation tranquille de la congrégation bigarrée des passagers. Ce faisant, je me suis attelé à un petit travail consistant à scruter discrètement mes compagnons d’infortune itinérante et à noter rapidement, le soir, quelques unes des scénettes dans la contemplation – d’un œil, l’autre continuant sa lecture - desquelles j’ai pu me complaire. Si l’expérience s’avère concluante, j’envisage de rassembler ces textes après une relecture minutieuse sous la forme d’un livre qui paraîtra d’ici à deux ans. 


    En attendant, je vous propose de découvrir trois extraits de ce livre en gestation...


    #1


    Ce matin, mon voisin, fort malodorant – il est tôt, trop tôt pour avoir déjà pris une douche – a le nez encombré. Il renifle, renifle et, n’y tenant plus, se tourne vers la vitre pour s’atteler à un savant nettoyage de ses narines dégoulinantes. Zut, il s’en met plein les doigts, ça devient compliqué pour lui. Je fais semblant de regarder ailleurs et poursuis ma lecture de « La montagne magique », qui réclame tout de même un minimum d’attention. Coup d’œil en coin de l’enrhumé matinal : persuadé que je ne m’aperçois de rien, il s’essuie méthodiquement les doigts sur son pantalon. Je devine un soulagement chez lui, malgré des mains qui sont devenues collantes. Fort heureusement, nous ne nous connaissons pas, je n’ai pas eu besoin de les lui serrer en guise de bonjour…


    #2


    Avis de grand calme ce matin. J’ai trouvé une place assise au fond du bus et je peux repartir à Davos pour tenir compagnie à Hans Castorp. Face à moi,  une drôle de géométrie s’est dessinée : deux jeunes femmes et deux garçons, probablement des lycéens. Les premières sont placées côté vitre et plongées dans la contemplation de leur téléphone, je les devine occupées à écrire des messages textes. A intervalles réguliers, elles jettent un coup d’œil au dehors, il fait encore nuit. Les seconds, assis entre elles, sont tout aussi mutiques et s’appliquent à un exercice de passivité absolue ; pas un seul mouvement, le regard plongé vers des mains qu’ils tiennent serrées entre les cuisses. Comme en sommeil, mais les yeux ouverts. Derrière moi, j’entends la conversation de deux lycéennes qui ponctuent la moitié de leurs phrases par des gloussements où je détecte la présence récurrente de « LOL », que je pensais réservés à l’expression écrite. Elles parlent de cinéma et téléchargeront Le loup de Wall Street , « parce qu’ils ont gagné assez d’argent comme ça ». En revanche, elles veulent absolument aller voir Yves Saint-Laurent, elles sont folles de Guillaume… Canet ! Elles vont être déçues, mais je ne dis rien.


    #3


    D'abord je ne comprends pas pour quelle raison il bouscule tout le monde et force le passage avec son chien. Ensuite, je me rends compte que je suis un idiot : il est aveugle ou plutôt… comment doit-on dire ? Mal voyant. C'est vrai que je trouvais ça téméraire de bousculer un groupe de jeunes en uniforme : casquette perchée sur le crâne blouson à capuche chaussures dites de sport avec plein de couleurs vernies et de marques écrites en gros qui vous font une démarche un peu stupide. Surtout qu'il flotte un soupçon d'agressivité dans le petit groupe, j'entends même une fille dire à l'un des mâles rigolards qu'il commence « à lui péter les couilles ». Une performance, tout de même, je ne sais pas comment il y est parvenu… Et puis voilà notre aveugle qui revient, finalement il préfère rester debout et s'accrocher à l'une des barres métalliques. Il la cherche des mains, sonde l'espace invisible mais ne la trouve pas. Alors, comme dans un seul geste - presque une chorégraphie - les garçons s'extirpent de leur bulle acide pour se plier en quatre et lui venir en aide. C'est à celui qui sera le premier à lui attraper le poignet avec délicatesse et conduire la main aveugle vers l'appui tant convoité. Sourire discret de l'homme en guise de merci. Un éclair de grâce vient de zébrer le bus…

  • Mettez un Bigre dans votre moteur

    [mode copinage]

    bigre, grolektif, felicien bouchot, romain dugelay

    Paris, mercredi 18 décembre 2013. L'automne finissant laisse filtrer les derniers rayons du soleil sur les toits de Paris en cette fin d'après-midi qui ressemble à s'y méprendre à toutes les autres. Il paraît que c’est bientôt Noël mais ça ne se voit guère. Mes congénères grimpent dans le bus sans un regard pour leurs voisins, dehors les automobilistes klaxonnent, les deux roues énervés zigzaguent, les marcheurs à la trajectoire aléatoire (en général, ils foncent droit sur vous sans vous voir) pianotent des messages textes, les touristes lèvent les bras au ciel pour ajouter des photographies qui, peut-être, ne seront jamais exhumées des profondeurs numériques de la mémoire de leur téléphone portable. Du côté du Boulevard de Sébastopol, les motards de la police nationale se frayent un passage dans les embouteillages pour conduire un bus vers une destination inconnue. Rue du Faubourg Saint Denis, des restaurants à la propreté approximative et aux clients encore rares sont collés les uns aux autres ; en traversant le Passage Brady, l'Inde locale tend ses menus pour nous vendre le meilleur, soi disant beaucoup mieux que celui du voisin pourtant jumeau. Ma préférence ira pour un bœuf à la ficelle, du côté de la Cour des Petites Ecuries. Chacun ses goûts...

    Pourquoi je vous raconte tout ça, au fait ? Ah oui... je me souviens ! Mercredi dernier, dans la précipitation d’une décision prise in extremis, que dis-je, in extremigre... euh, non, in extreBigre ! j’ai préparé ma mallette d’urgence – sac en bandoulière équipé de sa ration vestimentaire de survie -  juste avant de grimper dans un TGV hors de prix – pardonnez-moi ce pléonasme - pour rallier Paris et la rue des Petites Ecuries, là où se trouvaient mon hôtel et... quelle coïncidence, le New Morning ! Si les abords du lieu ne sont guère engageants – l’idée de propreté n’est pas de celles qui vous gagnent au moment où vous attendez entre deux containers odorants qu’on veuille bien vous ouvrir la porte, juste avant de vous expliquer qu’il faut ressortir parce qu’on vous a laissé entrer par erreur – force est de reconnaître que cette salle exhale un petit parfum festif fort agréable.

    Au programme : Bigre ! et ses dix-neuf musiciens d’implantation lyonnaise, l’une des émanations du bouillonnant Grolektif, menée de main de maître par le trompettiste Félicien Bouchot, principal compositeur et arrangeur avec le saxophoniste Romain Dugelay. Bigre !, trois albums au compteur (et même quatre si on compte Bigre ! & N Relax) dont les deux derniers, Tohu Bohu et Les icebergs aussi ont reçu du côté des Citoyens l’accueil qu’ils méritaient. Bigre ! L’idée aussi et surtout que le jazz est une fête, que la musique, pour savante qu’elle soit, doit transpirer, respirer, souffler le chaud et le chaud. Bigre ! et son savant mélange des genres, ses parfums variés qui vont des Balkans à l’Amérique Latine, son jazz mâtiné de funk, de soul, de blues électrique ; ses solistes lunaires comme autant de furieux soldats d’un combat pacifique et jouissif. Bigre ! C’est l’énergie à tous les étages, c’est une alliance des générations capable de rallier à sa cause une audience rajeunie (on déplore trop souvent le vieillissement du public jazz pour ne pas souligner ce fait ; mais en écrivant cela, je pense aussi à certains jeunes aux oreilles endormies qui s’obstinent à croire que le jazz est une musique ringarde destinée aux vieux), c’est une manière d’être sérieux (et croyez-moi, quand il tourne à plein régime, ce big band n’amuse pas le terrain) sans se prendre au sérieux. Avec cinq saxophones, quatre trombones et quatre trompettes (ou bugles), il faut aussi dire que côté souffle, cet ensemble grand format en impose d’autant plus qu’à l’arrière des troupes, la propulsion est assurée par une rythmique grouillante qui ne compte pas moins de trois percussionnistes. Tout ce grand monde a réussi à se faufiler sur scène non sans une habileté qu'exige l'exiguïté de fait des lieux pour un concert en deux temps : le premier set est avant tout l’occasion de revenir sur Les icebergs aussi, tandis que le second est annonciateur du prochain disque, à paraître au printemps prochain et qui, si mes informations sont exactes, devrait s’appeler To Bigre Or Not To Bigre. Pour le final, il aura fallu encore se serrer un peu plus, avec l’arrivée au chant de Clyde Rabatel, Célia Kameni et Thais Lopez De Pina. Avec eux, on pousse les tables, on se lève, on fait danser les peluches récompenses (lisez un peu plus loin, vous comprendrez). Le temps passe vite, trop vite, voilà qu’il est déjà 23h30 : la fête sera bientôt finie.

    Au risque de confronter le groupe à un conflit d’intérêt, j’ai participé à la tombola Bigre (j’en avais déjà connu une version assez délirante l’année dernière au Périscope de Lyon, les musiciens ayant eux-mêmes assuré l’approvisionnement en cadeaux les plus improbables qui soient). Mercredi, le groupe offrait des peluches animales (suite à une confusion rigolote entre bigre et tigre) : tigres donc, mais aussi lions, panthères et serpents... aux vainqueurs ! Pourtant porteur du ticket numéro 1 (ce qui, on va le comprendre, n’est en rien un avantage), je suis rentré bredouille, m’épargnant peut-être le spectacle du provincial un peu ridicule déambulant dans les rues et le train en encombrante compagnie. On ne pourra pas accuser mon propre fils – chargé d’interpréter le rôle de la main innocente – d’avoir voulu favoriser son père,  et avec le recul, je lui suis infiniment reconnaissant d’avoir laissé à d’autres le privilège d’une propriété risquant de compromettre définitivement ma réputation de blogueur irréprochable... N’empêche... Le hasard réserve de sacrées surprises : imaginez-vous qu’il m’a fallu, de mon côté, tirer au sort parmi les différentes captations vidéo réalisées au moyen de mon petit télépomme. Et que le film gagnant, assez bref, est celui qui met en scène mon rejeton - un certain Pierre Desassis - en pleine exécution d'un chorus au saxophone alto. Nous sommes au début du second set et les dix-neuf Bigre ont attaqué par « Timba Para Los Gringos ». Mais bon... avec ces quelques 104 secondes, vous pourrez vérifier que je n’ai rien inventé et qu’il régnait bien une ambiance chaleureuse du côté du New Morning ; un peu comme si nous avions vécu une soirée de Noël avant l’heure. J’ignore quand je pourrai revoir Bigre ! sur scène, à Paris, à Lyon ou ailleurs, mais sachez que je suis d’ores et déjà impatient.

    [/mode copinage]

  • Hotte Club

    alban darche, the amazing keystone big band, olivier calmer, caravane gazelle, pierre et le loup et le jazz

    Nom d’un renne et d’un traîneau : nous sommes déjà le 9 décembre et Noël approche à grands pas... Vous, je ne sais pas, mais moi, je n’ai guère envie de me mêler à la foule affolée des derniers jours, celle de la ruée vers ce Graal de l’achat forcené, du cadeau qui manque et des listes incomplètes parce qu’il ne faut oublier personne. Mus par une nécessité de la dernière minute, je crains que mes contemporains soient encore plus insupportables que d’habitude aux abords des magasins, obéissant à une urgence mystérieuse qui leur commande de se soumettre aux injonctions consuméristes de cette période dite « des fêtes de fin d’année ». Je vous vois venir : vous allez me traiter de grincheux, de vieux ronchon et de rabat-joie. Pas si sûr. En réalité, vous faites erreur : l’idée de Noël m’est plutôt agréable ; elle fait remonter à la surface de mes émotions intimes des plaisirs simples, avec des sourires d’enfants, des étonnements aux yeux grands ouverts, un zeste d’innocence et un petit parfum de cannelle. C’est la course impitoyable aux achats commandés qui me navre un peu, non que je répugne à déposer des cadeaux sous le sapin de Noël, mais parce que je fuis comme la peste l’idée d’une course panique à l’ultime seconde avant la fermeture des magasins, celle au bout de laquelle on peut aller jusqu’à s’acquitter de sa tâche en se procurant n’importe quel objet made in RPC. Et je suis un peu comme certains dont les oreilles souffrent lors de leurs déambulations dans les rues sonorisées à grands coups de chansons médiocres censées traduire l’esprit de fête qui doit les animer. A tout prendre, je préfère le silence.

    Garnir la hotte du Père Noël, déposer un paquet au pied du sapin, je veux bien. Je le ferai même avec le plus grand plaisir, mais pas au prix d’une gymnastique commerciale dont je sortirai épuisé et un peu écœuré aussi. On peut (se) sortir de cette redoutable épreuve en visant un peu plus haut que le niveau de la dernière trouvaille destinée à hypnotiser les enfants jusqu’à ce que, très vite lassés par la vanité de l’enjeu, ces derniers se retournent vers des activités plus enrichissantes pour l’esprit. Quand je vous dis que je suis un optimiste... Ce sera d’autant plus simple que j’ai déjà en tête quelques idées musicales du meilleur effet. Eh oui, de la musique : de quoi voulez-vous donc que je vous parle ? Je ne vais tout de même pas demander un nouveau modèle de pace maker, n’est-ce pas ? Il est déjà programmé pour mes étrennes 2016… Non, ce que je veux voir dans la hotte, c’est de la musique pour Noël, parfois de la musique de Noël, parfois les deux en même temps, aussi. Pas vulgaire, mais durable, entêtante et qui vous élève. Parce que je pense aux enfants, tous ces petits humains qu’on fait plonger trop vite dans l’abime de nos vies d’adultes, parce que leurs premières années sont à trésor à préserver à tout prix.

    Tenez, prenez un disque comme my Xmas traX d’Alban Darche, que vous pouvez vous procurer pour une somme très raisonnable dans une Xmas boX numérotée à la main du meilleur effet avec, à l’intérieur : le disque bien sûr, rempli de chants pour la plupart très connus que le saxophoniste transfigure avec grâce, mais aussi un livret de 24 pages incluant un conte (Ô rumeurs de confort et de joie) signé du camarade Franpi et, cerise sur le gâteau, une pluie de petites étoiles et de sapins dorés. Ce disque est la deuxième référence du label Pépin et Plume, après le génial Orphicube du même Alban Darche. Il fait partie de ceux qui tournent en boucle chez moi depuis le jour où je l’ai reçu : voilà une célébration de Noël élégante, originale et éminemment vibratoire. Elle répond précisément au besoin que j’exprimais un peu plus haut car ce disque sent le pain d’épices et la cannelle (je n’ose pas dire qu’il sent le sapin, pour éviter toute méprise, mais pourtant...), il fait vibrer la corde sensible de nos souvenirs d’enfance sans pour autant jouer la carte facile de la nostalgie et du « c’était mieux avant ». Pour mener à bien cette très belle aventure, Alban Darche s’est entouré d’une bonne partie des musiciens de lOrphicube (Nathalie Darche, Mathieu Donarier, François Ripoche, Sébastien Boisseau, Marie-Violaine Cadoret, Christophe Lavergne). Le résultat est confondant de justesse dans la transmission des vraies émotions de l’enfance, alliée à la richesse d’un jazz rendu comme soyeux par le travail du mariage des timbres : piano, saxophones, violon, trompette, sans oublier la voix d’Anne Magouët. C’est beau, tout simplement, limpide et souriant. « Vive le vent », « Petit Papa Noël », « Douce Nuit », « White Christmas » ou encore « Hélène et Ludivine » (dont le titre laisse deviner le chant qu’il dissimule à peine), autant de thèmes universels qui trouvent ici une nouvelle jeunesse, qu’on imagine volontiers éternelle. Alban Darche nous fait un très beau cadeau (plus exactement, on pourrait dire qu’il les a multipliés en cette année 2013 très prolifique pour lui) et sa Boîte de Noël est à commander d’urgence. Noël ou pas Noël, ses Xmas traX sont à découvrir absolument : je vous garantis, foi de Maître Chronique, que vous ne le regretterez pas et vous glisserez cette galette dans votre lecteur à tout moment, y compris en l’absence de vos enfants. Ce n’est pas l’Arche de Noé, mais le Darche de Noël !

    On pourrait me rétorquer que les dix-huit musiciens de l’ensemble appelé The Amazing Keystone Big Band (ainsi dénommé parce que leur club fétiche est la Clef de Voûte à Lyon, amis bilingues, vous m’avez compris) n’ont guère besoin qu’on leur fasse une publicité supplémentaire. Tout leur réussit en ce moment : la sortie de leur adaptation jazz de Pierre et le Loup sur le label Chant du Monde bénéficie depuis plusieurs semaines d’une belle exposition dans les médias (radios, télévisions, journaux, ils ont été nombreux à en vanter les qualités) et leur récent concert à la Salle Gaveau (qui affichait complet depuis pas mal de temps) a confirmé toute l’étendue de leur talent. Je le sais, j’y étais, flanqué d’une ribambelle familiale au beau milieu de laquelle trônait fièrement ma splendide petite-fille. Qui n’a pas perdu une miette du spectacle ! Donc, oui, on en a beaucoup parlé. Mais tout de même... Quel plaisir que ce disque, quelle belle santé affichée ! Je peux vous garantir la joie qui vous gagnera au moment où vous observez des enfants, les vôtres peut-être, voire vos petits-enfants, écarquillant les yeux en écoutant le texte dit par Denis Podalydès : ce dernier a endossé le rôle du récitant (il est accompagné dans cette tâche par l’actrice Leslie Menu) et leur explique les instruments avant de raconter cette drôle d’histoire dont la musique, signée Prokoviev, comme vous ne l’ignorez pas, a été passée à la moulinette jubilatoire des arrangements de Bastien Ballaz, Fred Nardin et Jon Boutellier. Ici, c’est la flûte traversière et la trompette avec sourdine qui jouent le rôle de l’oiseau ; le saxophone soprano est le canard ; le chat, quant à lui, est représenté par le saxophone ténor ; le saxophone baryton endosse les habits du grand-père ; trombones et tuba sont le loup menaçant ; les cordes (piano, guitare, contrebasse) sont chargées de représenter Pierre tandis que l’ensemble du Big Band forme les chasseurs dont les coups de feu sont tirés par la batterie. Une belle leçon de musique administrée par un groupe explosif qui sait ne pas se prendre au sérieux tout en accomplissant un travail très soigné, haut en couleurs et finalement très pédagogique. Côté sapin de Noël, préférez l’album CD dont le format plus large (25 X 25 cm) conviendra parfaitement aux plus jeunes, avides de découvrir cette histoire illustrée par Martin Jarrie. Vos enfants auront beaucoup de chance s’ils peuvent ainsi entrer dans l’univers du jazz dont les styles leur sont présentés incidemment au fil des aventures de Pierre : swing, New Orleans, blues, free jazz, etc. Pierre et le Loup et le Jazz, voilà un disque qui ne risque pas de passer de mode ! Une belle idée, vraiment.

    Enfin, je serais vraiment injuste en oubliant un troisième et chouette cadeau à faire à tous les enfants : honte à moi, la Caravane Gazelle composée par l’excellent Olivier Calmel ne date pas d’hier, je crois me souvenir qu’elle a été publiée en 2011. Mais qu’importe, mieux vaut tard que jamais après tout ! Car ce conte musical est un enchantement, un plaisir qui ne s’éteint pas au fil du temps et qui mérite mieux que la discrétion dans laquelle il a vu le jour et le quasi silence médiatique qui a enveloppé d’une brume silencieuse sa publication. Écrit par Florence Prieur, il nous raconte l’histoire d’une gazelle qui trouve refuge au sein d’une caravane dans le désert et se lie d’amitié (et plus si affinités, mais ceci ne nous regarde pas) avec le chameau qui a soigné sa blessure. Au départ, on se méfie d’elle parce qu’elle n’est pas du sérail mais très vite, le groupe va découvrir les richesses de l’autre, celles qu’on ignore par refus des différences (on a compris qu’il s’agit là d’un hymne à la tolérance). La petite gazelle n’a pas son pareil pour trouver les points d’eau essentiels à la vie du groupe qui va l’entourer de sa protection après s’être méfié d’elle. Cette histoire sensible – et tellement d’actualité - racontée par Julie Martigny, bénéficie d’une magnifique mise en musique chambriste et contemporaine grâce au quintette Artecombo et ses instruments à vents (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson). On savait qu’Olivier Calmel était un compositeur prolifique et protéiforme, il en fait ici une nouvelle démonstration. Caravane Gazelle s’adresse à nous tous et à notre cœur en particulier : l’histoire est belle, universelle, exempte de toute vulgarité infantilisante ; sa musique, exigeante et lumineuse en même temps, est un bel exemple du respect qu’on peut témoigner envers les enfants, tous les enfants.

    Si avec tout ça, Noël n’est pas une fête (de la musique), alors vraiment je ne peux plus rien pour vous.

  • Mais est-ce donc bien Maître Chronique ?

    Il se passe de bien drôles de choses en ce moment... Imaginez-vous qu'un Lorrain, natif de Verdun et Citoyen de la bourgade de Nancy vient de lever le voile ! Oui, ce drôle de personnage n'a pas hésité à s'exhiber sur le plateau de l'émission "De vous à moi", animée par la sémillante Marylène Bergmann pour le compte de Mirabelle TV, avouant sa réelle identité - Maître Chronique - alors qu'il se cachait sous le nom d'emprunt qui lui permet de garder à la ville cet anonymat ô combien nécessaire que requiert sa renommée interplanétaire. Une sacrée prise de risque que nous apprécierons à sa juste valeur...

    Incroyable !

    "Né à Verdun, Denis Desassis vit aujourd’hui à Nancy et, en tant que journaliste, partage sa passion pour la musique au fil d’articles et de chroniques, qu’il publie dans un magazine en ligne, « Citizen Jazz », véritable référence en la matière. Sur un plan plus personnel et intime, il savoure aujourd’hui chaque seconde de sa vie. Lui, que la médecine avait condamné, alors qu’il n’avait que 21 ans. C’était il y a plus de 30 ans !"

  • Au-delà de la contrebasse

    renaud garcia-fons, contrebasse, jazz, citizen jazzDe deux choses l’une : ou vous connaissez depuis belle lurette l’étendue du talent de Renaud Garcia-Fons et dans ces conditions la parution d’un nouveau CD-DVD composé d’une compilation établie par le contrebassiste lui-même et d’un film consacré à son parcours musical devrait vous ravir, même si vous n’aurez que deux nouvelles compositions à vous glisser entre les deux oreilles ; ou bien vous n’avez entendu parler de lui que de très loin, voire pas du tout – ce que je ne manquerais pas de considérer comme une grave erreur de votre part même si je n’ignore pas que la perfection n’est que très rarement de ce monde – et alors, cette double galette faisant office de carte de visite de luxe devrait vous inciter à vous lancer dans la découverte d’un artiste hors normes.

    Je tiens à préciser que je ne possède aucune action dans l’entreprise Garcia-Fons mais que, après voir considéré les quarante-cinq années passées, celles qui débutent avec mes premières illuminations musicales, le bonhomme fait partie – c’est indubitable – de mes compagnons de vie, il est l’un de mes musiciens de chevet, de ceux vers lesquels je reviens toujours, lorsqu’après avoir englouti des heures et des heures de découvertes musicales, je suis gagné par la nécessité de m’abreuver aux sources. Je pourrais établir une liste de la dizaine de ces inspirateurs, mais ne voulant pas encourir le risque d’une injustice faite à celles et ceux que je ne citerais pas pour diverses raisons, je m’en garderai bien aujourd’hui. Renaud Garcia-Fons est un maître chanteur, un virtuose dont la technique époustouflante est la garantie d’une transmission sans entrave de la moindre de ses émotions, avec la plus grande fidélité. Homme du sud – il est d’origine espagnole – le contrebassiste habite sa musique comme celle-ci est habitée de ses racines au cœur desquels vibre un chant comme il en est peu.

    Elève du grand François Rabbath, Garcia-Fons est entré dans l’univers du jazz à travers ses collaborations avec le trompettiste Roger Guérin, ou bien en tant que membre de l’Orchestre de Contrebasses, avant d’intégrer l’Orchestre National de Jazz sous la direction de Claude Barthélémy, de 1989 à 1991. Mais très vite, sa personnalité singulière va émerger : sa musique, principalement balisée par une dizaine d’albums, tous publiés sur le label Enja Records, en tant que leader (auxquels on peut ajouter quelques autres, comme par exemple ceux réalisés en collaboration avec Gérard Marais ou Nguyên Lê) est une invitation au voyage, un appel vers les espaces insoupçonnés du chant de l’âme. Chez lui, il n’est pas question de « jouer » mais plutôt d’être « en » musique, de ne faire qu’un avec elle et de délivrer une vibration dont le chant solaire est incomparable et unique. Certains n’hésitent pas à employer le terme de « génie » lorsqu’ils évoquent Renaud Garcia-Fons ; j’ignore si le mot est approprié (c’est un mot dont je me méfie comme de la peste) mais il laisse deviner à quel point le contrebassiste est un artiste majeur dont le chemin de lumière est celui du ravissement pour celles et ceux qui décident de faire un bout de route avec lui. A titre personnel, ce périple a commencé il y a une quinzaine d’années et je suis toujours gagné par la même fièvre à chaque fois qu’un nouveau disque est annoncé... même lorsqu’il s’agit d’une compilation !

    Qu’il joue seul (Légendes – 1992, The Marcevol Concert – 2012), en duo avec Jean-Louis Matinier (Fuera – 1999), en trio (Entremundo – 2004, Arcoluz – 2005), en quartet (Alborea - 1995, La Linea Del Sur – 2009) ou en faisant appel à des contributions multiples pour hisser encore plus haut le pavillon des couleurs chamarrées de sa musique (Oriental Bass – 1997, Navigatore – 2001, Méditerranées – 2010), Renaud Garcia-Fons ne cesse de nous raconter une histoire aux parfums d’éternité : celle-ci, racines obligent, part des rivages de la Méditerranée et navigue vers tous les continents à la conquête de leurs cultures et de leurs traditions, qu’il fait siennes et laisse infuser au plus profond de son univers. L’invitation au voyage est à chaque fois renouvelée : latine par essence, on y entend du flamenco, mais aussi de la musique indienne, on peut aller jusqu’en Amérique du Sud ou en Europe de l’Est, y découvrir de lointains échos du folklore irlandais, mais toujours dans l’harmonie d’une puissante passion pour toutes les musiques. Une soif inextinguible, une offrande de chaque jour.

    Il faudrait la connaissance d’un expert – tel n’est pas mon cas - pour parler de la technique fabuleuse de Renaud Garcia-Fons, dont l’instrument est bien plus qu’une contrebasse : avec ses cinq cordes, elle se joue de tous les obstacles de la technique et sait se faire aussi bien violon que guitare, il peut lui arriver de se charger d’électricité et même d’entrer en connexion avec l’univers de l’électronique. Mais peut-être ne sont-ce là que des considérations périphériques pour qui ne souhaite rien d’autre que de voyager avec lui et se laisser emporter. La technique n’est pas chez cet homme une fin en soi, elle est une vibrante courroie de transmission du chant.

    Avec cette compilation intitulée Beyond The Double Bass dont il a opéré lui-même les choix parmi 118 compositions (j’ai compté, inutile de vérifier), Renaud Garcia-Fons joue la carte de l’exhaustivité en faisant en sorte que chacun des albums soit représenté, mais sans se contraindre à un ordre chronologique. L’idée était de sélectionner des compositions qui puissent témoigner de la diversité de son travail de création et mettre en avant des pièces accordant une place importante à la contrebasse, dans un souci de cohérence et d’homogénéité de l’ensemble. Au point que celui qui découvrira cette musique avec le disque pourrait croire à un album « normal ». Le répertoire est d’une grande richesse et ses différentes déclinaisons sont autant de variations dans les couleurs projetées sur un même paysage.  Au total, douze extraits auxquels Garcia-Fons ajoute deux inédits dont une chanson (« Camino de Felicidad ») qui permet d’entendre à nouveau la voix de sa fille Solea (déjà présente sur l’album La Linea Del Sur).

    Bien sûr, ceux qui – comme moi – possèdent déjà tous les disques cités un peu plus haut, pourraient regarder d’un œil un peu dépité la présence de ces deux inédits : comment, acheter un disque pour deux titres seulement, n’est-ce pas un peu abusif ? Mais ils se consoleront vite avec la présence d’un DVD et du film de Nicolas Dattilesi, qui connaît bien son sujet pour être lui-même un passionné de l’œuvre du contrebassiste. Son film est construit autour de plans inédits pris lors de l’enregistrement live du concert solo au Prieuré de Marcevol (The Marcevol Concert) et de témoignages de différents amis comme le guitariste Nguyên Lê, le contrebassiste Barre Phillips ou le fidèle luthier Jean Auray. Tous disent leur admiration, voire leur fascination pour la magie qui opère dès lors que Renaud Garcia-Fons empoigne sa contrebasse, avec ou sans archet, et laisse libre cours à sa poésie de l’âme humaine.

    Ce monsieur est un grand, qu’on se le dise...

    Bonus...

    Le Trio de Renaud Garcia-Fons interprète « Berimbass » (extrait du CD/DVD Arcoluz)

    Reanud Garcia-Fons solo interprète « Kalimbass » (extrait du CD/DVD The Marcevol Concert)

    Voir la bande annonce du film Au-delà de la contrebasse

    Voir mes chroniques des disques de Renaud Garcia-Fons pour Citizen Jazz

  • Echos des pulsations

    njp, nancy jazz pulsations, citizen jazzVoilà un peu plus d’une semaine que les feux de l’édition 2013 de Nancy Jazz Pulsations se sont éteints. Avec une fréquentation de 100000 spectateurs, toutes manifestations comprises et un total de 29000 entrées payantes, NJP affiche un bilan correct qui est aussi celui de ses 40 ans, fêtés sous le signe de la Nouvelle-Orléans, berceau du jazz.

    Tiens, ce paragraphe ressemble un peu à un communiqué officiel. En fait, c’était juste pour dire que Nancy et sa région ont réussi à bien vibrer au rythme de ces pulsations qui ne sont pas que jazz, loin s’en faut, au prix parfois d’écarts stylistiques très douloureux. Mais l’idée est aussi que le plus grand nombre de spectateurs puisse trouver de quoi puiser dans une offre diversifiée, n’est-ce pas ? Soyons honnêtes toutefois, il arrive que les errements, ici ou là, de la programmation, vous contraignent à subir bien malgré vous de drôles de choses dont on se demande ce qu’elles peuvent bien venir faire là... La palme en revient à la soirée du 14 octobre au Chapiteau de la Pépinière, hétéroclite et frustrante pour tout le monde.

    N’empêche : pouvoir se dire qu’en une dizaine de jours, on a pu assister à une dizaine d’excellents concerts, voire de très grands moments, c’est quand même le plus beau compliment qu’on puisse faire aux organisateurs. Après coup, on n’a plus du tout envie de s’irriter contre une savonnette façon Micky Green ou les prestations insipides de Django à la Créole ou de Térez Montcalm, ni même de se souvenir d’une sonorisation parfois insupportable au Chapiteau de la Pépinière. Non, c’est le meilleur qui reste et c’est très bien ainsi.

    N’ayant pas le don d’ubiquité, il m’a été impossible d’assister aux quelque 212 concerts qui ont été proposés du 9 au 19 octobre dernier. J’ai beau disposer d’un corps gracile dont la souplesse légendaire est de renommée mondiale, j’ai beau avoir appris à survoler les salles habillé de ma mythique cape bleu marine moulante à la vitesse de l’éclair, j’ai beau bénéficier de la capacité d’écouter attentivement un disque tout en lisant Proust à l’envers en braille pendant que je mitonne une quiche lorraine et que de ma main libre je rédige une chronique pour Citizen Jazz en pensant à la prochaine note de mon blog... eh bien, je le confesse, je me suis vu contraint de choisir, de faire un tri, de me résoudre à déserter une salle dont j’aurais volontiers poussé les portes si j’avais eu le talent de me dédoubler. Tiens, un seul exemple, celui du jeudi 17 octobre : l’Opéra fait salle comble pour accueillir Avishai Cohen et sa formation avec cordes ; en même temps, un des combos les plus captivants de la scène hexagonale, l’Imperial Quartet, vient perturber le Théâtre de la Manufacture en poussant en première ligne deux saxophonistes baroudeurs, juste avant que la même salle ne soit électrisée par les fulgurances du grand Nguyên Lê et ses Songs of Freedom. Je n’ai pas réfléchi très longtemps toutefois : perturbation et électricité, ces deux ingrédients étaient faits pour moi. Il n’empêche... l’alternative, c’est pas malin ! [Notez au passage la citation]

    En cet automne 2013, avec la complicité de mon ami photographe Jacky Joannès et de ma rédac’ chef Hélène Collon, je me suis livré pour la première fois à un exercice duquel j’aurai beaucoup appris (vous vous en fichez, mais pas moi) : écrire chaque matin, entre 7 heures et 8 heures, un compte rendu de la soirée de la veille, afin qu’il soit publié dans les meilleurs délais sur Citizen Jazz, imposant parfois à mon pote aux images de déposer ses clichés en pleine nuit dans ma messagerie électronique. Encore vibrant (ou pas) de ce que je venais d’écouter, je me suis efforcé de traduire au mieux ce que j’avais pu ressentir. Alors je vous propose de revenir – si ça vous dit, bien sûr – sur ces heures de musique souvent enthousiasmantes, parfois ennuyeuses, mais toujours à considérer comme le témoignage d’une action forte menée dans une région pas vraiment gâtée depuis des années. C’est aussi, d’une certaine manière, une façon pour moi d’adresser un clin d’œil à Nancy, dont j’aime plus que tout railler la météorologie souvent peu conviviale mais qui, après tout, est une ville où il est assez aisé de passer de très bon moments, bien qu’elle ne soit pas assez géographiquement éloignée à mon goût des vulgarités moranesques... Chacun sa croix ! 

    Voici donc mes Echos des Pulsations, chroniques de NJP 2013

    NB : une contrainte personnelle ne m’a pas permis d’assister au concert de Joshua Redman le mercredi 9 octobre à la salle Poirel. C’est mon grand regret de l’année, avivé par les témoignages enthousiastes de ceux qui ont eu la chance d’être présents ce soir-là.

    Jeudi 10 octobre, salle Poirel

    Bernica Octet / Moutin Factory 5tet

    Vendredi 11 octobre, salle Poirel

    Stéphane Kerecki Sound Architects / Vincent PeiraniTrio invite Michel Portal

    Samedi 12 octobre, salle Poirel

    Térez Montcalm / Kellylee Evans

    Dimanche 13 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    Pépinière en fête / Treme Brass Band

    Lundi 14 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    Dirty Dozen Brass Band / Bertrand Belin / Micky Green

    Mardi 15 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    José James / Christian Scott / Kenny Garrett

    Mercredi 16 octobre, Théâtre de la Manufacture

    Django à la Créole / So Purple

    Jeudi 17 octobre, Théâtre de la Manufacture

    Imperial Quartet / Nguyên Lê Songs Of Freedom

    Vendredi 18 octobre, Théâtre de la Manufacture

    Rémi Panossian Trio / Aldo Romano New Blood

    Samedi 19 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    Alex Hepburn / Ibrahim Maalouf / Galactic

  • Vivre sans cette musique serait une erreur !

    archimusic, jean-remy guedon, jimmy justine, Si quelqu’un m’avait dit un jour que j’écouterais un disque dans lequel un rappeur déclame des textes de Nietzsche, je suis certain que je l’aurais pris pour un hurluberlu. Mais ça va pas la tête ?

    Faut bien que je vous le dise : j’ai toujours eu un petit problème avec les philosophes... Est-ce là le stigmate de ma classe de Terminale où notre professeur s’intéressait si peu à ses élèves qu’elle ne voyait même pas, juste sous ses yeux, l’un d’entre eux – mon voisin - en train de recoudre l’ourlet de son jean, la jambe négligemment posée sur sa table ? A cette époque, les choses sont devenues compliquées pour ma pomme : il s’est trouvé comme un écran opaque entre ma pensée chancelante et celles des maîtres dont on nous avait refilé l’étude des grands textes le temps d’une épreuve au baccalauréat, avant de tout oublier dès le lendemain. Au bout de trois ou quatre phrases, je suis perdu, je ne comprends plus, je ne vois pas bien ce qu’on cherche à m’expliquer. Et encore, on dirait que ces braves gens ont laissé des traces puisque ceux qu’aujourd’hui on nomme « philosophes » (souvent à tort, me semble-t-il) ne cessent d’en référer à eux et les citent à tour de phrases, au point qu’on finit par se demander si eux-mêmes pensent quelque chose... Il faudrait que quelqu’un leur dise que le bac, c’est fini... Bref, pas moyen d’entrer dans le truc. Je ne cherche pas à lutter contre des forces qui me dépassent.

    De plis, quand je lis le mot « rap », j’ai tendance – par ignorance, probablement – à tout mélanger et à me dire que je vais devoir subir une bande de mecs bien machos, chaîne en or, bagnoles et filles gonflées des poumons. Ce sont des clichés, je le sais (quoique, pas toujours...) et j’ai tort de réduire ce genre à ses seuls excès à but très lucratif. Mais c’est la raison pour laquelle je ne suis pas plus indispensable au rayonnement du rap qu’il ne l’est à mon épanouissement.

    Donc : Nietzsche + rap = pas possible !

    Eh bien si, c’est possible, justement, et j’en sais gré au saxophoniste (et compositeur) Jean-Rémy Guédon d’avoir été moins stupide que moi. Avec son ensemble Archimusic, il évoque une causerie philosophique entre Nietzsche, Wagner et sa femme Cosima ; une conversation qui donne naissance à une improvisation au piano par le philosophe, histoire de créer une nouvelle matière composée de sons et d’idées. Musicien amateur, Nietzsche n’a jamais été reconnu pour ce talent-là. Mais il y avait de quoi interpeller un jazzman comme Guédon, qui s’est emparé de ses textes « les plus raisonnants » pour les mettre en musique. C’est cela, Le Rêve de Nietzsche, objet de création lors de l’édition 2011 du Banlieues Bleues : « C’est tâcher de m’approcher au plus près de son désir jamais accompli ». Qui voit le jour cette fois sous la forme d’un disque dont tous les textes sont « dits » par Jimmy Justine, un MC élevé au smurf devenu rappeur, qui se nourrit de son propre vécu pour dire ce qu’est le monde, en bien comme en mal. Il aime la langue française, la lecture, l’écriture, personne ne saurait le lui reprocher, n’est-ce pas ?

    Archimusic se présente sous la forme d’un ensemble de 8 musiciens, qu’on pourrait scinder en deux parties : un duo pulsion, composé de Thierry Jasmin-Banaré (basse) et David Pouradier Duteil (batterie) qui imprime un tempo lourd et profond, ce que je n’hésiterai pas à qualifier de groove ; face à eux, ou plutôt autour d’eux, avec eux, six instruments à vent dont le saxophone de Jean-Rémy Guédon lui-même qui mène la danse. Clarinette, hautbois, basson, clarinette basse, trompette pour soulever le beat et offrir un écrin très singulier, soyeux, protecteur, tourmenté parfois, aux scansions de Justine, lui-même trop heureux de nous laisser entrer dans les pensées de Nietzsche en leur imprimant son propre rythme. Mais surtout, jamais ces deux matières (le son et la pensée, donc) ne semblent faire l’objet d’une juxtaposition artificielle. C’est la cohérence du tout qui saute aux oreilles, une impression d’Ensemble pour ainsi dire.

    Humain Trop Humain, Le Gai Savoir, Ecce Homo, Ainsi Parlait Zarathoustra, De la Canaille... Voilà le programme du jour, dont je connaissais tout au plus les titres. Mais après tout, je m’en fiche, pas d’examen en vue pour moi, et je ne vous cacherai pas que je me suis surpris à faire attention aux textes de Nietzsche (après une première écoute où mes oreilles faisaient la part belle à la musique), à les lire en même temps que Justine les disait. Et vous savez quoi ? Y a des trucs que je comprends. Tiens, par exemple, quand je lis dans Le Gai Savoir : « Vivre ! Cela veut dire repousser continuellement loin de soi quelque chose qui veut mourir. » Eh bien, une phrase comme ça, elle me parle, je la comprends dans ses moindres détails. Et je n’en cite qu’une, pour l’exemple, mais j’aurais presque pu recopier ici tous les textes qui sont reproduits sur le livret sur ce disque salutaire.

    Une question de pédagogie ? Possible... Alors, Jean-Rémy Guédon, Jimmy Justine et Archimusic, dites-nous que vous allez forcer la porte des lycées et nous parler philomusique ! Je veux bien repasser le bac avec vous... 

    BONUS !

    Un extrait d’un concert donné en mars 2013 au tamanoir (Gennevilliers)

    Jean-Rémy Guédon nous explique ce qu’est Archimusic.

  • Portraits de femmes en musique...

    Cette fois, c’est la dernière ligne droite pour ce qui concerne ma contribution à l’exposition Ladies First, cette réalisation qui va m’associer à mon complice Jacky Joannès, selon un principe identique à celui qui avait présidé à la création de notre précédente collaboration en 2010, Portraits Croisés : à lui la photographie, à moi les textes. Une histoire de signe et d’image, en quelque sorte. L’œil et la main...

    Les portraits sont choisis, leur liste est définitive (à ce niveau, je suis très peu intervenu, c’est bien normal, Jacky étant le maître à bord de son navire aux archives argentiques ou numériques) : au total, 53 musiciennes et 70 photographies, en couleur ou en noir et blanc, dont les plus anciennes remontent à 1973, date de la première édition de Nancy Jazz Pulsations, et les plus récentes à 2012. Ce sera notre manière de saluer les 40 ans du Festival (qui se déroulera du 9 au 19 octobre prochains) et de rendre hommage à son fondateur, Xavier Brocker, disparu au mois de septembre dernier et à qui Ladies First est dédié.

    Ladies_First.jpg

    Lorsque j’ai lancé l’idée de cette exposition, je ne savais rien de la forme que prendrait mon travail d’écriture, c’était un nouveau défi, une autre page blanche à noircir mais de quelle manière ? Comme en 2010, écrire un court texte associé à chaque photographie ? Imaginer un accompagnement des portraits sous la forme d’une suggestion musicale ? J’ai cherché un bon bout de temps avant de penser à la rédaction d’une fiction, après avoir pratiqué un remue-méninges constant durant plusieurs semaines. Une nouvelle ! Et pourquoi pas ? Raconter quelque chose... Le plus difficile restait alors à faire : trouver une histoire en relation avec la musique, dont le sujet puisse entrer en résonnance avec le sujet choisi (des portraits de femmes en musique), la glisser si possible, même de façon indirecte, dans le contexte de Nancy Jazz Pulsations 2013... De fil en aiguille, les principaux personnages sont apparus, ils ont commencé à prendre vie, à se parler, à bâtir des projets en commun, comme si je n’étais pas là (je vous jure que c’est vrai, ces bestioles finissent par vous échapper...). C’est là que Xavier Brocker est venu s’imposer dans un rôle clé, le sien, détourné par quelques facéties de mon cru. Phénomène étrange par lequel ce qu’on croit inventer n’est en fait qu’une image floue dont on essaie de deviner les contours avant qu’ils ne se précisent, jour après jour. Et je ne peux m’empêcher de faire un parallèle entre ce travail de mise au point avec celui de Jacky lorsqu’il prend une photographie. Chacun de nous deux voit une expression ou imagine une histoire, cherche à lui donner vie par l’instantané ou au détour d’une phrase.

    Je dois écrire des choses qui sont certainement des banalités pour tous ceux qui ont l’habitude d’écrire... On y reviendra plus tard, peut-être !

    Le plan de cette nouvelle est défini, voici maintenant venu le temps de laisser la plume (toute virtuelle puisqu’elle prend la forme d’un clavier ou d’un écran tactile selon mon humeur) filer sous mes doigts et par là de raconter une histoire dont je ne révélerai pas le déroulement ici même si je peux en dire quelques mots : Ladies First (ce texte portera le même nom que l’exposition, pour une raison que je ne dévoilerai pas) évoquera une chanteuse dont le retour à la musique, après de longues années d’errance, sera rendu possible par le soutien d’un ancien fan persuadé que cette artiste doit surmonter les difficultés qui l’ont éloignée de la musique pour s’épanouir à nouveau. Tous les personnages de cette histoire sont fictifs, sauf Xavier Brocker, bien sûr, qui évoluera tel qu’il était dans la réalité, même si – et c’est là mon privilège – je lui confierai une mission qui est une sorte de petit nuage taquin dans le ciel de mon imagination.

    Cette idée de le faire « revivre » ainsi m’est venue dans les conditions que j’ai expliquées un peu plus haut, mais j’ai tout de même éprouvé le besoin de recueillir le sentiment de sa veuve et surtout, si possible, son approbation. Je n’aurais pas voulu qu’elle découvre cette utilisation de son mari défunt au dernier moment. En lui présentant ce projet et la démarche de l’exposition (regarder les photos, lire une histoire, séparément ou au contraire dans un jeu d’alternance en déambulant d’un portrait à l’autre, chacun de ceux-ci étant illustré par une portion du texte qu’on suit de photographie en photographie), elle a eu cette remarque que je vais utiliser comme un point d’appui stimulant : « Xavier mérite bien qu’on ne l’oublie pas et que des amis lui rendent hommage de façon créative ».

    Par conséquent, ce sont deux étapes qui m’attendent désormais : d’abord mettre noir sur blanc une première version du texte, la plus naturelle possible (travail des trois semaines à venir) ; ensuite la retravailler pour essayer de la sculpter au plus près d’un rythme imaginaire, celui qui accompagne mon quotidien depuis des décennies, à la façon d’un petit moteur intérieur (une seconde phase qui sera terminée à la mi-septembre).

    Essayer d’éliminer le gras, muscler les phrases sans les boursoufler, impulser une part de nervosité qui sera rendue nécessaire par la lecture fractionnée dans la salle d’exposition.

    Et maintenant... le trac ! La peur de ne pas être à la hauteur, d’aligner des banalités, d’exposer une histoire qui n’intéressera personne.

    Alea jacta est !

  • Ladies first (1/2)

    Je réfléchis depuis quelque temps à l'écriture d'une nouvelle appelée Ladies First, qui viendra illustrer une exposition de photographies dont la co-réalisation sera assurée par mon pote Jacky Joannès.

    Nos rôles sont bien répartis : à lui l'image, à moi le signe.

    Le principe en est très simple puisque le visiteur pourra, selon son humeur plus ou moins vagabonde, se contenter de regarder les portraits, ou bien lire le texte qu'il devra suivre de cadre en cadre, ou bien encore tout lire et regarder. L'exposition et la nouvelle porteront le même nom et auront pour point commun la femme.

    Mon acolyte va mitonner une cinquantaine de portraits de chanteuses ou musiciennes ; le texte en gestation, lui, évoquera l'histoire d’une artiste – une chanteuse - qu’on suivra dans sa tentative de renaissance…

    Je ne peux guère en dire plus, mis à part le fait que Ladies First sera l'une des manifestations associées aux quarante ans du Festival Nancy Jazz Pulsations, au mois d'octobre prochain, et qu'elle se tiendra à la MJC Pichon. Et puisqu'il est question de femmes, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? J'aimerais saluer en deux temps deux disques très différents dans leur forme mais qui ont un vrai point commun : leurs deux génitrices ont à cœur d'inventer un univers et de faire valser les étiquettes avec bonheur. L'une est apparentée au jazz, l'autre à la musique dite classique… Mais balivernes que tous ces genres, il s'agit simplement d'évoquer une puissante vibration, dans un cas comme dans l'autre. 

    Qui va lento va sano...

    youn sun nah, lentoC'est au mois d'octobre 2010 que j'ai découvert sur scène la musique de Youn Sun Nah : à l'affiche de Nancy Jazz Pulsations, la chanteuse coréenne se produisait en duo avec le guitariste Ulf Wakenius (un très grand musicien, d'une désarmante simplicité) dans le cadre intime de La Fabrique, petite salle qui jouxte le Théâtre de la Manufacture devenu depuis quelque temps le refuge du jazz de ce festival bientôt quadragénaire. Youn Sun Nah avait envoûté le public comme par magie. Avec elle en effet, tout est grâce et suspension, la musique s'épanouit dans un sourire qu'elle arbore comme une arme de paix et les frontières s'évanouissent illico dans un éclat solaire universel. Qui que vous soyez, quelle que soit votre appétence pour la musique, vous pourrez trouver votre compte dans cette entreprise de séduction exempte de la moindre trace de vulgarité.

    À cette époque, Youn Sun Nah faisait la promotion de son album Same Girl (le septième), qui allait devenir le vaisseau amiral d'un succès phénoménal. Très vite, la chanteuse est devenue une sorte de repère transgenres, jouant à guichets fermés et ne cessant d'élargir le cercle de ses aficionados. Il y a autour d’elle une espèce d’unanimité qui force l’admiration. En témoigne son nouveau passage à Nancy Jazz Pulsations, un an plus tard, dans un Opéra Théâtre plein comme un œuf, reflet d'un envol assez singulier ! Virtuose et habitée, ne dédaignant pas les emprunts à des répertoires inattendus (Metallica, Tom Waits, …), choisissant de s'accompagner ici ou là d'instruments minimalistes (kalimba, kazoo, …), s'engageant dans de folles courses avec ses compagnons de scène (Wakenius étant à ce jeu un redoutable comparse) avant de replonger dans la sérénité d'une mélodie issue de la musique traditionnelle coréenne.

    En 2013, Youn Sun Nah est une star au sens le plus cosmique du mot, parce qu’elle s’est imposée comme une étoile très lumineuse dans la constellation musicale. Son récent concert au Théâtre du Châtelet aura été vécu comme une consécration, pour ne pas dire un sacre. Nul doute qu'il se trouvera bien vite une major suiveuse et paresseuse (on me pardonnera ce pléonasme) pour tenter de nous refourguer un ersatz à l'enveloppe asiatique et joliment décorative dans les mois à venir ; mais qu'on ne s'y trompe pas, il n'y aura qu'une seule Youn Sun Nah, alors autant en profiter sans attendre. C'est un privilège d'être de ses contemporains.

    Il faut aussi s’attendre à entendre bientôt des voix discordantes : j’admets qu’on puisse ne pas être sensible à l’esthétique particulière de la chanteuse, entre pop et jazz, aux parfums de musique coréenne ici ou là, qui peut détourner de son chemin des oreilles en quête d’un frisson d'incertitude et de plus de vertige. C’est normal, tous les goûts sont dans la nature, la diversité des opinions est non seulement respectable mais souhaitable. Mais à condition d’être sincère dans son indifférence ou son rejet. Quand je lis, par exemple sous la plume un peu aigrie d’un spécialiste, que Youn Sun Nah est, je cite : « bidon », alors là je me marre tant je trouve cette remarque stupide. Car toute l'histoire de la chanteuse depuis plus de vingt ans est la démonstration implacable de sa sincérité et de son engagement dans la création d’un univers artistique singulier. Elle est tout sauf bidon ! Youn Sun Nah vit son art avec un vrai souci d’élévation, n’allons pas maintenant – sous l’effet d’une prise de distance qui est en réalité la marque d’un contrepied conformiste attendu – aller lui chercher des poux dans la tête et lui reprocher d’en vivre aujourd’hui.

    Avec Lento, nouvel album paru sur le label allemand Act, le charme continue d'opérer : je me permets de vous renvoyer au texte de mon éminent camarade Franpi, auquel je n'ai finalement rien à ajouter.

    Ce disque est la parfaite continuation de son prédécesseur, une suite naturelle qui reprend les mêmes ingrédients (pourquoi lui reprocherait-on puisqu’ils sont délicieux ?) et permet à la chanteuse d’ouvrir sa musique à d’autres sonorités grâce, entre autres, à la présence du grand Lars Danielsson à la contrebasse et de l’accordéoniste Vincent Peirani, dont le talent lui aussi est en pleine epanouissement. Alors oui, c’est vrai, Lento apparaîtra familier à tous ceux qui se sont régalés de Same Girl voici trois ans, oui il est un disque dont l’aventure n’est pas à chercher dans sa forme caressante mais plutôt dans l’intensité de sa force vibratoire. Et je ne souhaite à personne de rester insensible à la beauté magnétique de « Lament », « Hurt » ou « Full Circle », ni même aux échappées virtuoses de « Momento Magico ».

    J’ignore à quoi ressemblera le prochain disque de Youn Sun Nah : en attendant, celui-ci est un beau refuge, une réplique pleine de noblesse à la morosité ambiante. C’est quand même beaucoup, non ?

    A suivre... une histoire de transgression, bientôt !

    Et pour vous faire patienter, un peu de musique...