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Entendu - Page 4

  • Pas vraiment nouveau mais...

    Novum.jpgC’est bizarre comme parfois le temps peut sembler se contracter. À elle-seule, la voix de Gary Brooker est capable d’effacer un demi-siècle passé à la vitesse de l’éclair. Si le nom de ce chanteur pianiste ne vous dit rien, peut-être que celui de Procol Harum vous sera familier. Et si ce groupe vous est inconnu, vous ne me ferez pas croire que vous n’avez jamais entendu « A Whiter Shade Of Pale », slow torride inspiré de Bach dont l’orgue Hammond piloté par Matthew Fisher aura accompagné d’innombrables rapprochements corporels à partir de l’année 1967 et son « summer of love » (peut-être même que ce tube est d’une certaine manière le père putatif de bien des enfants nés en 1968). Mais, il faut le dire, cette chanson aura aussi été le meilleur ennemi d’une formation qui jamais, malgré d’incontestables réussites dans les années qui suivirent, ne parviendra à s’en défaire. Un hit sparadrap, qui masquait sans doute la personnalité beaucoup plus complexe et riche du groupe.

    Je me souviens de 1973 et de l’album Grand Hotel, au charme suranné et aux ambiances mélancoliques, avec sa pochette en noir et blanc.

    Je souviens de Broken Barricades, quand la guitare hendrixienne de Robin Trower (soit dit en passant un des plus grands guitaristes de l’histoire du rock) incendiait « Simple Sister » en 1971.

    Je souviens de « Nothing But The Truth », puissant et noueux, en ouverture d’Exotic Birds And Fruit en 1974.

    Je me souviens aussi de cette tentative toujours risquée d’une collaboration avec un orchestre symphonique, pour Live With The Edmonton Symphony Orchestra, en 1972.

    Je me souviens de…

    Ce ne sont là que quelques exemples. À vous d’ajouter vos propres souvenirs.

    Oui, Procol Harum avait su aligner des pépites plus ou moins couronnées de succès et, par-delà les changements de son personnel, suivait l’inspiration de Gary Brooker associé au travail du poète complice Keith Reid. Ceci jusqu’en 1977 avant une longue pause puisque le groupe ne reprit son activité qu'en 1991. Mais le passé était le passé, il fut même question d’un procès, celui qu’intenta Matthew Fisher en 2006 pour obtenir sa part de droits sur «  A Whiter Shade Of Pale ». Nettement moins romantique.

    Le dernier album du groupe époque 2 vit le jour en 2003 et s’appelle The Well’s On Fire. Brooker, Fisher, Reid en action et le recours cette fois non pas à Bach mais à George Frideric Handel le temps d’une composition (« Fellow Travellers »). Qui s’en souvient ? C’était il y a quatorze ans ; il aura fallu toutes ces années pour que Procol Harum remette le couvert, histoire de fêter le cinquantenaire de son tube planétaire et historique. Voici donc venu Novum, un disque dont les musiciens étaient déjà présents sur son prédécesseur : outre Brooker, George Phillips à l’orgue, Geoff Whitehorn à la guitare, Matt Pegg à la basse et Geoff Dunn à la batterie. Exit Keith Reid et entrée en textes du poète producteur Pete Brown, qui n’est pas un perdreau de l’année puisque ce dernier a fêté récemment ses 76 printemps.

    Novum ne fera certainement pas date dans l’histoire de Procol Harum. Non que l’album soit mauvais, loin de là, mais il n’ajoute rien, si ce n’est une cinquantaine de minutes d’une bonne musique dont la production est parfois datée, comme surgie des années 80. Propre sur elle, aucune tache sur la chemise, tout cela est bien fait. Les onze nouvelles chansons défilent et se laissent écouter tranquillement. Mais tout de même : quel plaisir de retrouver, quasi intacte, la voix de Gary Brooker qui vous happe comme au premier jour, rocailleuse et puissante. À 72 ans, le chanteur semble surgi du passé, comme si rien n’avait pu l’atteindre. À peine distingue-t-on une pointe de fêlure. C’est assez envoûtant. Et lorsque ce grand monsieur entonne une chanson dénonçant le cynisme d’un « Businessman » sur fonds de riffs de guitare aux accents troweriens, on est pris d’un petit coup de jeune !

    « If you're a business man / You've got to be real / If you're a business man / There's no time to feel / If you're a business man / Everything's a deal / Although you know / It says you shouldn't steal »

    À ce moment précis, c’est l’impression d’avoir retrouvé son Procol Harum d’antan qui prédomine. Animé de la même puissance, à la limite de la grandiloquence, mais toujours empreint de ce magnétisme qui en était la marque de fabrique dans les années 70. Bien sûr, il est probable que Novum sera l’ultime disque de ce groupe élégant, parce qu’on n’imagine pas bien ce qu’il pourrait ajouter : Gary Brooker a juste saisi le prétexte de l’année 2017 pour fêter un anniversaire pas comme les autres. Il a eu raison. Parce que Procol Harum le vaut bien. Et parce qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même.

  • Manassas ou une certaine idée de la perfection

    stephen stills,manassas,rockEn 1972, Stephen Stills n'avait plus rien à prouver. Après l'aventure du Buffalo Springfield de 1966 à 1968 – avec entre autres complices un certain Neil Young – et celle, plus durable, entreprise aux côtés Graham Nash et David Crosby (puis... Neil Young), notre homme était déjà au sommet de son art. Pourtant, c'est peut-être cette année-là qu'il commit, entouré d'un combo de luxe, un album qui reste, par-delà les années, un sommet dans l'histoire du rock américain.

    Comment définir ce disque – à l'origine un double 33 tours aujourd'hui réédité sous la forme d'un CD – autrement qu'en multipliant les superlatifs ?

    Virtuose. Indémodable. Habité. Chaleureux. Flamboyant.

    Pas besoin d'en ajouter... nous sommes immergés au cœur de 72 minutes inspirées dont jamais la tension ne retombe. Avec Manassas, Stephen Stills nous convie à un voyage décomposé en quatre étapes (à l'origine, une par face du double album) : The Raven, The Wilderness, Consider et Rock & Roll Is Here To Stay. Un périple au cours duquel le guitariste a su inventer un cocktail alliant blues, rock, folk et country rock, sans que jamais l'impression d'harmonie de l'ensemble ne soit rompue.

    Les titres s'enchaînent en toute fluidité, souvent sans pause, enluminés par une chorale de guitares et de voix qui semble survoler une rythmique habitée de foisonnement. Les musiciens du projet Manassas, outre Stephen Stills lui-même, ont pour nom Chris Hillman (ex-Byrds), Al Perkins, Dallas Taylor, Paul Harris, Fuzzy Samuels, et Joe Lala. Viennent s'ajouter çà et là quelques invités, dont un certain Bill Wyman à la basse : tous sont au service d'une musique qui n'a pas pris une ride, tout simplement parce qu'elle refusait d'emblée la moindre concession aux modes de son époque. Certains musiciens disent qu'ils ne composent pas la musique qu'ils jouent, mais qu'ils n'en sont que les récepteurs et les vecteurs. Si tel fut le cas pour Stephen Stills en cette année 1972, alors il aura eu ce talent rare d'être un medium. On ne le remerciera jamais assez pour un tel cadeau !

    Dédié à Jimi Hendrix, Al Wilson et Duane Allman, Manassas continue de livrer ses secrets près de 35 ans après sa sortie et ne cesse d'enchanter. J'ai beau chercher... pas moyen de lui trouver un défaut :  il ne faudra pas voir dans cette admiration une quelconque nostalgie du paradis perdu des années adolescentes. Déjà, au moment de sa sortie, ce disque me semblait magique ; je serais bien incapable de compter le nombre de fois où, plus tard, au volant de ma voiture, j'ai pu l'écouter au petit matin, savourant avec gourmandise les bienfaits de cette médecine sonore. Il y avait une concordance entre mon esprit disponible et la sérénité d'une musique à la fois humble et riche.

    A bien réfléchir, on se rend compte aussi que cette expérience fut sans lendemain. En 1973, le groupe repartait en studio pour ajouter un épisode à son histoire. Allez savoir pourquoi, ce nouveau disque appelé Down the road fut ressenti comme une déception. L'équipe était pourtant là, au complet, mais quelque chose semblait s'être cassé entre temps : non que le disque pût être qualifié de « mauvais », mais plutôt parce qu'encore pris dans la tenaille de son prédécesseur, chacun d'entre nous était comme surpris par une réalisation qui n'était pas à la hauteur de ses espérances. Quel que soit le talent de l'artiste, celui-ci ne peut prétendre tutoyer les sommets en permanence. Nous avions tellement reçu qu'il eut été ingrat de nourrir du ressentiment à l'égard de Stephen Stills. Manassas était à nos côtés, sa présence rassurante suffisait et c'était un effort minime que de le déposer sur la platine au gré de nos envies. Ce qu'à titre personnel il m'arrive de faire bien souvent, quarante-cinq ans plus tard...

    Allez, juste pour le plaisir, un petit extrait de «Anyway»... choisi au hasard car j'aurais pu vous proposer n'importe laquelle des vingt-et-une compositions de ce disque !

    Pour en savoir plus : www.stephenstills.com

    NB : cette note est une révision du texte publié le 15 avril 2006.

  • Un amour de Tricot

    tribute to lucienne boyer, grand orchestre du tricot, tricollectifJ’ignore combien parmi vous se souviennent de Lucienne Boyer, mannequin devenue chanteuse qui eut son heure de gloire dans les années 30 et 40. Les moins jeunes auront peut-être en tête la mélodie de « Parlez-moi d’amour » qu’elle avait créée en 1930. Non, vraiment, ça ne vous dit rien ? « Parlez-moi d’amour / Redites-moi des choses tendres / Votre beau discours / Mon cœur n’est pas las de l’entendre »… Voilà, maintenant vous commencez à chanter ce refrain, j’en suis certain.

    N’ayez pas peur ! Il n’est pas question ici de nostalgie ni même de célébrer la chansonnette. On oubliera de surcroît le comportement très contestable de la dame durant les années 40, quand son cabaret affichait des interdictions honteuses. Non : aujourd’hui, il est question d’amour, rien que d’amour. Dans tous ses états.

    Je vous parle en effet de Lucienne Boyer parce qu’une joyeuse bande d’iconoclastes, celle que composent quelques membres du Tricollectif, ont décidé de s’emparer de son répertoire et n'ont à l'évidence, vous me passerez l’expression, pas fait le voyage pour rien. Le Grand Orchestre du Tricot est en action, quelques mois après la parution d’Atomic Spoutnik conté par Robin Mercier et André Robillard. Autant le dire sans détour, Tribute to Lucienne Boyer s’impose dès à présent comme l’un des grands moments de l’année 2017. Jouissif et jubilatoire. C’est un véritable festival d’inventions et de flèches décochées, qui procède la plupart du temps par une opposition entre la voix, faussement ingénue et d’une incroyable saveur, d’Angela Flahault et les explosions en provenance de l’Orchestre. Attention, ça barde très souvent… Un dynamitage en règle, une tempête joyeuse au beau milieu de laquelle, et c’est bien normal, les soufflants s’en donnent à cœur joie. Ah qu’il est délicieux de se laisser bercer par les minauderies de la chanteuse pour mieux se sentir cueilli par les déflagrations de ces garnements qui, décidément, ne respectent rien. Oh qu’on aime cette insolence !

    Il faut dire aussi qu’Angela Flahault est une artiste complète, tout autant chanteuse que plasticienne, qui s’est formée au chant lyrique, à la danse et à la comédie musicale. Elle est aussi adepte des musiques improvisées. Un sacré personnage qui habite totalement chacune des chansons proposées dans ce disque. Mutine comme pas deux, roulant les « r » à l’ancienne, adoptant des postures quasi punk, énervée dans les transports en commun ou faisant le choix de l’évanescence pour un « Parlez-moi d’amour » final où les silences comptent autant que les notes. L’amour est un mystère, même si le cœur est un violon.

    Je ne reviendrai pas sur le pédigrée des musiciens qui ont décidé de détricoter ces huit chansons au texte parfois hardi (« Youp Youp »), contant de petites histoires très cinématographiques telle cette course sur le quai d’une gare (« J’ai raté la correspondance »). C’est bien simple, leur point (de tricot, bien sûr) est des plus classiques : une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Pile et face. Et c’est parti pour un tour. Avec eux, les mièvreries deviennent acidulées. On pense être tranquille à écouter Angela Flahault nous raconter ses aventures espiègles et… bim ! Ils déboulent comme des forcenés (« Partie sans laisser d’adresse » en mode rock sauvage par exemple) avant de lever le pied pour faire chanter les cordes. Il y a dans cet hommage amoureux un petit côté bal populaire dévoyé, où une poignée de danseurs un peu pompette assureraient tant bien que mal la stabilité de l’embarcation quand « La valse tourne ». Gros bisou et folle guinguette, comme il est dit quelque part ! Tibute to Lucienne Boyer est un disque (mais aussi, et surtout peut-être un spectacle) haut en couleurs dont on savoure chacun des moments avec la mine réjouie du gourmand qui sent ses papilles exploser. Un embrasement du palais, des inquiétudes diététiques repoussées au lendemain... La plaisir, tout de suite. Plaisir d’amour ne dure pas toujours…

    Pas de pédigrée donc, mais une liste qu’il faut établir ici sans attendre, celle de tous les protagonistes, tant leur travail – une dentelle finalement – s’avère une réussite éclatante. Roberto Negro (piano et arrangements), Théo Ceccaldi (violon et arrangements), Valentin Ceccaldi (violoncelle et arrangements), Gabriel Lemaire (saxophones et clarinettes), Sacha Gillard (clarinettes), Quentin Biardeau (saxophones), Fidel Fourneyron (trombone), Éric Amorfel (guitare, banjo), Stéphane Decolly (basse électrique) et Florian Satche (batterie et direction artistique). Elle est là, et bien là, cette jeune garde qui n’a peur de rien, ne se refuse aucune embardée et n'est jamais là où on l’attend. Des teigneux adorables, des musiciens hyperactifs qui sont le jazz d’aujourd’hui, avec leur culture puisant si besoin dans les histoires d’avant. Soyez rassurés toutefois si leur avenir vous inquiète, parce qu'ils ont l’œil rivé sur demain. Leur histoire ne fait que commencer.

  • Un soupir dans la nuit

    J’ai fait la connaissance de Renaldo Greco il y a un petit bout de temps maintenant. Au début des années 2000, je crois. Ce jeune flûtiste gravitait autour des mêmes orbites musicales, plutôt jazz, que mon fils. Mais ce dernier était de son côté un adepte des anches… Ces histoires se tramaient du côté du Conservatoire de Nancy.

    Je me souviens d’un personnage discret, plutôt réservé. Pour un peu, j’aurais pensé qu’il était quelqu’un de fragile. Je crois que je vais devoir réviser mon opinion. Parce qu’il faut bien dire que la sortie de son premier EP intitulé A Whisper In The Night aura été pour moi la source d’une certaine curiosité. Voilà donc que ce musicien de la retenue prend le risque de s’exposer au grand jour, au point qu'on est tenté de saluer son audace. C’est vrai qu’il faut un certain courage pour se présenter tel qu’on est et partager avec le plus grand nombre ses vibrations. Et peut-être, aussi accepter de dévoiler un peu de son jardin secret. Surtout que notre homme a choisi de s’affranchir des catégories pour apparaître en chanteur instrumentiste, là où on ne l’attendait pas forcément. La flûte est toujours là, mais elle n’est pas venue seule, guitares et claviers sont à la fête tout au long de 17 minutes aux allures de pop songs. J’emploie ce terme passe partout à dessein, parce qu'il me semble correspondre assez bien au format des quatre titres proposés dont l’esthétique anglo-saxonne est revendiquée. Le jazz et ses libertés incertaines est passé par-dessus bord, au profit d’une production soignée dont la géographie musicale rassemblerait des paysages aussi diversifiés que ceux de Radiohead (auquel on pense à plusieurs reprises, notamment sur « I Feel Awake », nous rappelant par la même occasion que Renaldo Greco avait eu l’occasion de rendre hommage au groupe dans le cadre d’un projet avec les élèves du Conservatoire de Montbéliard en 2014), de Roger Waters ou, plus près de nous et de façon indirecte, de Christophe pour l’instauration de climats oniriques. On subodore aussi chez lui une admiration pour David Bowie.

    Au-delà de sa posture volontiers dandy, il y a chez Renaldo Greco une réelle maîtrise du propos et un engagement sincère dans chacune de ses chansons. Voilà un musicien dont les compositions parlent d’emblée par leurs titres et le sens qu’on devine : l’homme est en prise avec les réalités du monde (« Black Birthday »), capable de s’émerveiller (« City Of Joy »), de s’éveiller (« I Feel Awake ») ou d’espérer (« I Could Imagine »). J’espère qu’il ne m’en voudra pas de dire ainsi les choses, mais je vois dans son travail, porté par un élan artistique et de la générosité, le façonnage d’un artisan amoureux du son. A Whipser In The Night a fait l’objet de beaucoup d’attentions de la part d’un musicien sensible et des amis qui l’entourent : Mathieu Ambroziak (guitare), Olivier Duranton (claviers), Benjamin Cahen (basse) et Simon Poncet (batterie).

    Ce soupir dans la nuit est assez singulier, plutôt inattendu pour ce qui me concerne. Mais attachant et prometteur, telle cette « City Of Joy » qu’on a vite en tête et dont la petite musique s’avère persistante. Une brève conversation hier soir avec Renaldo Greco m’a en outre fait comprendre que notre homme avait d’autres projets en gestation. On le suivra volontiers dans ses prochaines histoires.

  • Clotilde & Alexandre

    C’est l’histoire d’un duo découvert, non par hasard, mais plutôt par surprise, à la faveur d’un envoi émanant d’un attaché de presse avisé. Il y a un an en effet, j’ai fait la connaissance de Madeleine & Salomon, derrière lesquels se cachent à peine Clotilde la chanteuse flûtiste et Alexandre le pianiste. Tous deux venaient de donner naissance à A Woman’s Journey, disque charismatique à travers lequel ils voulaient célébrer des femmes engagées, soit autant d’êtres humains en lutte contre la violence et les discriminations qui font notre monde dit moderne. Ce fut un choc pour moi. Tout de suite. Je savais que je venais d’entrer en connexion avec des musiciens de chevet, ceux qu’on va garder près de soi pour longtemps parce qu’ils parlent au plus près de vos émotions et savent vous élever avec eux. Très vite, j’ai écrit Un grand voyage, une chronique sur ce même blog, comme poussé par une nécessité et le besoin impérieux de leur dire sans détour : « Je vous aime », vraiment, du fond du cœur. Leur disque ne m’a pas quitté depuis, il est de ceux qui sont aussi devenus des permanents de mon smartphone, ceux que je peux dégainer à tout moment lors de mes errances piétonnes.

    Cerise sur le gâteau, Alexandre Saada s’est illustré quelques mois plus tard avec un étonnant We Free, un disque happening né d’une idée ambitieuse : rassembler dans un studio d’enregistrement une trentaine de musiciens pour inventer une musique spontanée, sans instruction particulière autre que celle consistant à laisser s’exprimer leurs imaginations et conjuguer leurs énergies. Encore un coup de maître, salué cette fois par une chronique dans Citizen Jazz.

    On comprendra donc qu’en apprenant que mon ami Patrice Winzenrieth, directeur du Marly Jazz Festival, avait programmé le duo pour son édition 2017, un long et délicieux frisson m’a parcouru, moi qui suis à chaque fois au bord des larmes à l’écoute de « Swallow Song », cette lumineuse reprise de la chanson signée Richard et Mimi Farina. Le rendez-vous était fixé au samedi 19 mai, dans ce Nouvel Espace Culturel plus connu sous l’acronyme de NEC. Et pour ce qui me concerne, le plaisir de rencontrer ces deux artistes et d’incarner enfin cette rencontre si troublante.

    Nous sommes à quelques kilomètres de Metz. Patrice fait bien les choses. Son accueil des musiciens est un modèle du genre. De surcroît, il endosse chaque soir le costume du maître de cérémonie, pratique l’art de la tombola avec une maestria que beaucoup lui envient, même en l’absence d’une urne. C’est un amoureux des musiques et des musiciens, on le sent, on le sait, il n’a pas besoin de le dire. Ce n’est pas si courant, quand on y songe. Autant dire que Clotilde Rullaud et Alexandre Saada ont pu bénéficier de sa gentillesse et de ses attentions. Ils sont entrés sur scène, certes émus face au public qui les attendait avec bienveillance, mais prêts à écrire une magnifique page de musique vivante, dans les meilleures conditions. Surtout que la salle est belle et le son d'excellente qualité.

    À droite de la scène, un écran sur lequel défileront des images en noir et blanc ; on pourra y voir des extraits de films ou une manifestation, soit un écho visuel et parallèle durant tout le concert. Clotilde Rullaud, avec beaucoup de délicatesse, annonce qu’elle parlera peu pendant les quarante-cinq minutes à venir, pour ne pas rompre le fil de l'émotion qui ne va pas manquer de s’installer et gagner les spectateurs, dont un certain nombre auront vite les yeux rougis. Alexandre Saada est installé à gauche et officie au piano ou au Fender Rhodes. Il ne faudra pas plus de quelques secondes au duo pour réussir son tour de magie. Parce que son chant est profond, il est une émanation directe de l’âme, magnifiée par la voix de celle dont le registre s’avère particulièrement étendu. Ses intonations les plus graves prennent aux tripes. Parfois, Clotilde Rullaud recourt à des effets, mais sans jamais désincarner son expression. La technique au service de la vibration. Le pianiste, maître de ses notes tout autant que de ses silences, sait utiliser son instrument comme source de percussion (par exemple en collant un morceau de ruban adhésif sur les cordes) et installe une tension qui jamais ne se relâche.

    On retient son souffle, du début à la fin, dans une sorte d’hébétude émerveillée. De temps à autre, le regard se porte sur l’écran, avant de revenir vers les deux architectes de la belle construction qui s'élève devant nous, un acte créatif tout autant théâtral que musical. Le répertoire de A Woman’s Journey est passé en revue, avec beaucoup d’intensité. La scène lui convient parfaitement et des moments très forts sont offerts, telle cette version sépulcrale de « Strange Fruit » ou les envoûtants « Swallow Song » (merci Clotilde pour ton clin d’œil juste avant de le chanter), « Mercedez Benz » ou « Les fleurs ». Au risque de me répéter, je tiens à faire part de l’émotion qui aura gagné bien des spectateurs. Quelques instants après les dernières notes de « A Little Person » joué en rappel, Patrice reconnaîtra avoir eu, comme moi et quelques autres, les larmes au bord des yeux. Nous venions d’assister à quelque chose qui était bien plus qu’un concert : une sorte de cérémonie mémorielle brûlant d’un grand feu intérieur, dont la dimension politique et sociale n’aura échappé à personne. Les femmes dont il est question dans A Woman’s Journey étaient là, et bien là, avec leurs combats dont la plupart restent à mener aujourd’hui encore. Malheureusement.

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    Au moment où il m’a été possible de parler un peu avec Clotilde Rullaud et Alexandre Saada, m’est venue l’idée d’un « minimalisme contagieux » comme définition de leur musique. Peu de notes, une présence scénique d’une grande sobriété, une plongée en soi dans un état de fièvre. Madeleine & Salomon sont passés par là, leur temps a défilé très vite, même s’ils sont parvenus à le suspendre, ce qui est la marque des grands. Il faut qu’ils reviennent, ici ou ailleurs, mais vite. Merci à eux qui nous ont fait comprendre et vivre ce qui ressemble fort à un état de grâce.

  • Lumière dans la chambre noire

    tony paeleman, camera obscura, shed music, jazzParfois, il suffit de peu de choses pour se remettre à écrire... Comme la lecture d’une chronique paresseuse, malveillante, vulgaire et mal écrite de surcroît, qui peut vous inciter à sortir de votre silence. À l'occasion de la publication de Camera Obscura, son nouveau disque publié sur le label Shed Music, Tony Paeleman a été la victime expiatoire d'un petit gratte-papier bavant sa bile pour le compte d’un magazine confidentiel et nombriliste dont je tairai le nom, par délicatesse. J'ai trouvé la méthode tellement dégueulasse (pardonnez-moi ce terme qui est le seul valable dans ces circonstances) qu'il m'a semblé nécessaire d’évoquer ce bel album, non par le simple effet d'une réaction de défense, mais parce que pour l’avoir écouté à plusieurs reprises, le désir d'en souligner les qualités avait des allures d'évidence. Ayant programmé sa chronique pour un peu plus tard, il m’a paru bon de chambouler mon agenda.

    Je connais Tony Paeleman depuis un petit bout de temps maintenant : j'ai découvert son talent quand il officiait au sein d'Offering (on ne sert pas la musique de Christian Vander sans être un musicien de talent, il me semble connaître suffisamment l’univers de la Zeuhl pour m’autoriser cette remarque) ; j'ai écrit la chronique de son précédent disque, Slow Motion, pour le compte de Citizen Jazz, et j’évoquais « les paysages enchanteurs, dont on s’imprègne petit à petit avec un plaisir complice » ; il m'est souvent arrivé de souligner la qualité de son travail, non seulement en tant que pianiste mais aussi d'agenceur de son, avec Anne Paceo ou Olivier Bogé, par exemple, pour ne citer qu'une poignée de ce qu’on pourra sans risque de se tromper considérer comme ses amis. Parce que chez lui, l’amitié compte beaucoup dans sa démarche artistique.

    Camera Obscura est une nouvelle manifestation du travail d’enlumineur accompli par Tony Paeleman. Il est aussi une démonstration de sensibilité discrète : ici, pas de claviers « gros bras », pas de débauche virtuose ni autre exhibition narcissique. Les neuf compositions (dont une reprise de « Roxanne » du groupe Police et « Our Spanish Love Song » de Charlie Haden) avancent en toute sérénité des motifs aux couleurs changeantes, comme s’il s’agissait de prendre le temps d’explorer une chambre d’émotions aux confins d’influences diverses (jazz, pop songs, néo-impressionnisme, musique sérielle). Autour du pianiste, des amis, rien que des amis : Julien Pontvianne au saxophone, Nicolas Moreaux à la contrebasse et Karl Jannuska à la batterie. Et parce que la table est ouverte dans la maison Paeleman, on croise çà et là d’autres proches : Pierre Perchaud (guitare), Christophe Panzani (saxophone ténor, clarinette basse), Emile Parisien (saxophone soprano), Antonin Tri-Hoang (saxophone alto et clarinette) et Sonia Cat-Berro (chant). La musique s’écoule de façon très paisible, soumise à quelques subtiles variations de rythme ainsi qu’à de petites sorcelleries sonores dont le pianiste a le secret. Et c’est un sentiment de sérénité qui s’impose au fil des minutes, comme si Tony Paeleman avait ouvert sa porte dans un large sourire pour vous inviter à prendre place à ses côtés dans cette chambre bien plus lumineuse que son nom pourrait le laisser croire.

    C'est simple finalement : aimez donc cette musique pleine de couleurs, toutes ces lumières qui scintillent dans la chambre obscure et oubliez le grincheux qui n'a même pas su être drôle en déversant son fiel. Un plaisir doublé par le sentiment d'être vraiment en bonne compagnie : celle d'un musicien dont la projection des images est celle d'un peintre de l'intime.

  • Les élucubrations d’Ahn Tuan

    antoine galvani, ahn tuan, suite astraleJe vais être très honnête avec vous : il y a peu de temps encore, j’ignorais jusqu’à l’existence même d’Antoine Galvani, pianiste compositeur qui s’est longtemps glissé sous la peau d’un certain Ahn Tuan (vous prononcerez Antoine, bien sûr), qu’il qualifie lui-même d’alter ego un peu mégalo et qui serait, selon lui, le « premier vietnamien envoyé dans l’espace ». Galvani est un trentenaire originaire de la région de Grenoble, il est passé par la musique classique, le rock et le jazz et comme bon nombre de ses petits camarades par le Centre des Musiques Didier Lockwood. Sa discographie est riche de trois albums, de deux EP et de quelques collaborations. Notre homme voit grand, car il est question entre autres pour lui cette année d’un travail avec un orchestre symphonique. Faut-il ajouter que ce musicien a un petit côté perfectionniste qui le rend très attachant ?

    Tous deux (vous me pardonnerez cette formulation, car j’évoque ici le pianiste et son double qui est le personnage central de l’histoire qui se trame) reviennent avec un disque d’une facture très singulière dont le titre, Suite astrale, laisse deviner toute la dimension cosmique et surtout une réelle ambition esthétique. D’autant que son processus de création s’est déroulé sur une longue période d’environ cinq ans, entre écriture, enregistrement et réalisation finale. Pourtant, je ne suis pas entré sans un peu de méfiance dans cet album dont le dossier de presse et Antoine Galvani lui-même nous disent qu’il emprunte, entre autres, aux codes du rock progressif. Oui, parce que le coup du rock progressif, j’avoue qu’il vaut mieux éviter de me le faire, moi qui ai baigné dedans durant la première moitié des années 70 (tout ce qui est advenu par la suite et qui se qualifiait de tel est selon moi une imposture boursouflée), au son des Emerson, Lake & Palmer, Yes, Genesis (le vrai, le seul, celui de Peter Gabriel), King Crimson (encore qu’on pourrait discuter de son affiliation à ce mouvement musical), Pink Floyd et tutti quanti. Pas si nombreux en réalité les tutti, du moins si j’en juge par ceux qui ont vraiment laissé des traces. Cherchez bien, vous aurez du mal à en trouver. Cerise sur le gâteau de ma perplexité, les musiciens qui entourent Antoine Galvani me sont inconnus (à l’exception de deux des invités – Grégory Sallet et Aurélien Joly – excellents instrumentistes qui gravitent autour du bouillonnant collectif Pince Oreilles aux alentours de Lyon, aux côtés de la pianiste Anne Quillier). Tout cela pour dire que je suis entré dans cette Suite astrale avec des sentiments mêlés, avant de me laisser convaincre par l’absolue sincérité et le souffle qui le portent.

    Parce que Suite astrale n’est pas n’importe quelle création. C’est un concept album, comme au bon vieux temps, avec une histoire qu’on nous raconte – ici celle d’un long voyage –, c’est une seule et même longue composition découpée en grands mouvements, dont l’écriture ciselée et la production très soignée appellent de la part du pianiste cette mention sur la pochette : « Nous conseillons vivement une écoute au casque pour une immersion totale dans l’espace ! ». Pour un peu, me voici revenu au temps de mon adolescence, quand je m’allongeais à même le sol pour me caler la tête entre les deux haut-parleurs de mon électrophone et profiter à fort volume des disques que je me procurais non sans un réel effort financier. Il est peut-être là son côté « progressif », auquel je préfère le terme « prospectif » qui me semble mieux refléter la réalité de la démarche d’un musicien ouvert à bien des influences qu’il veut ici fusionner et surtout dépasser. Surtout que pour faire bonne mesure, le disque contient un livret de vingt-quatre pages dont le graphisme signé Agnès Ceccaldi pourrait évoquer de loin celui de Roger Dean illustrant tous les albums du groupe Yes.

    Mais Antoine Galvani se situe délibérément ailleurs, son écriture étant souvent empreinte d’un néo-impressionnisme qui, lui, serait plutôt le cousin pas si lointain de la Clearlight Symphony de Cyrille Verdeaux (hé, les anciens, ça vous dit quelque chose ?). Elle se nourrit aussi de la liberté du jazz, avec ça et là de belles interventions en solo (Grégory Sallet est époustouflant sur « Symetric Land » et « Home Run »), d’une énergie très rock, d’une liberté de création aux accents parfois free et d’un traitement sonore électro-acoustique qui évoque par son minimalisme magnétique le travail de Robert Wyatt. Elle se fait aussi chorale, laissant émerger par instants un chant aux couleurs classiques. En réalité, Suite astrale n’est pas de ces disques qu’on détaille. On le prend comme un ensemble et surtout, on savoure le privilège que nous accorde son compositeur : celui du temps. Sont-ce là les effets bénéfiques d’un voyage intersidéral dont il est question ? Durant ses 75 minutes (dont, il faut tout de même le signaler, une bonne vingtaine de silence au beau milieu du thème final baptisé « Home Run » avant une conclusion tourmentée), Antoine Galvani nous projette ailleurs, dans un monde ouvert et sans limites où il fait bon s’arrêter. Allez savoir pourquoi et comment, ce disque laisse un vide après lui. Le pari d’une évasion est gagné haut la main, il faut accepter de redescendre tout doucement de ces hauteurs étoilées que l’album nous a fait toucher du bout des doigts.

    Les musiciens de la Suite astrale

    Antoine Galvani (composition, piano, synthétiseur, carillon, chant), Illyes Ferfera (saxophones ténor et soprano), Arthur Henn (contrebasse), Baptiste Castets (batterie, percussions) + Grégory Sallet (saxophone soprano), Aurélien Joly (trompette), Lionel Moreau-Flachat (saxophone alto), Antoine Destephany (trombone), Ben Barutel (guitare électrique, composition du thème orginal de « Symetric Land »), Baptistine Mortier (chant), Nikitch (machines), Agnès Ceccaldi (graphisme).

    Présentation de l'album

    Antoine Galvani parle de sa Suite astrale

  • Olivier Benoit ou la musique en lettres capitales

    orchestre national de jazz, onj, olivier benoit, europa osloEuropa Oslo, quatrième et dernière étape pour l'Orchestre National de Jazz sous la direction d'Olivier Benoit et une autre source de stimulation de son imagination. Instantanément, c’est le sentiment d’un nouveau choc, dans un grand souffle de soixante-neuf minutes. Chaque écoute s’offre ensuite à la manière d’une révélation, levant le voile sur des richesses qu’on avait jusque-là effleurées. L’ONJ déploie les fastes d’une musique dont la singularité est plus que jamais avérée. Il y a un langage Olivier Benoit, voilà qui ne fait aucun doute. Mais ça, nous le savions depuis longtemps. Encore faut-il être capable de tenir ses promesses et, si possible, de surprendre. Et c’est bien le cas, une fois encore...

    On identifie instantanément l'ONJ, en particulier par la richesse de ses textures sonores et de ses brusques changements de cap dont « Det Har Ingenting Å Gjøre » est une parfaite illustration. Mais aussi par ses entêtements rythmiques, dans une jonction heureuse qui se nourrirait à la fois de la « discipline » de Robert Fripp et des déphasages de Steve Reich – j'assume ces comparaisons qui pourront étonner – comme dans l'introduction de « A Sculpture Out Of Tune » et le final de « Pleasures Unknown ». Une force de frappe mise au service d'arrangements luxuriants où s’épanouissent dans une lumière froide violon, clarinettes, saxophones, trombone, guitare, piano, claviers, percussions et quelques sorcelleries électroniques.

    Europa Oslo n'est ni Europa Paris, ni Europa Berlin, ni Europa Rome. Il n’est pas question pour autant de froideur, car ce serait trop facile, trop attendu. Mais plutôt d'une prise de distance, loin du bouillonnement de Berlin et de l'exubérance de Rome, par exemple. À l'image de ce « stade vêtu de blanc » et illuminé qu'on découvre au recto de la pochette, dont Olivier Benoit dit qu’il « crée le lien entre la ville, le texte et la musique ». Europa Oslo est un disque qu'il faut laisser venir vers soi, patiemment. Ce à quoi nous invite par exemple « Oastracism », en ouverture de ce quatrième voyage.

    L'Orchestre fait une fois de plus la démonstration de sa capacité à agencer dans un même continuum une vue microscopique, parfois bruitiste et sa vision panoramique de la musique : « Intimacy » est le meilleur exemple de ce glissement, qui commence par le frottement croisé des cordes, celles de la guitare d'Olivier Benoit et du piano de Sophie Agnel, pour laisser la place au chant limpide de Maria Laura Baccarini avant un tutti majestueux caractéristique de cette formation qui – c’est un avis personnel – est sans nul doute le plus fascinant de tous les ONJ. Et puis il y a ce groove, tenace et entêtant vers lequel l’orchestre revient toujours, comme une nécessité nourricière. La deuxième partie de « An Immoveable Feast » ou de « Sense That You Breathe », presque métronomique, poussée par les rondeurs de la basse de Sylvain Daniel ou le final de « Ear Against The Wall » témoignent de cet appétit. Ou encore « Ear Against The Wall » et la pulsation machinique élaborée par les claviers de Paul Brousseau et la batterie d’Éric Échampard.

    Plus que jamais, l'ONJ se présente comme un collectif, une entité extrêmement généreuse, qui sait toutefois accorder le temps nécessaire à quelques interventions solistes, peut-être moins nombreuses qu'au cours des trois précédentes étapes, mais d’une inventivité débridée qui dit beaucoup du plaisir profond ressenti par chacun des protagonistes de cette histoire : Paul Brousseau sur « Ear Against The Wall », Alexandra Grimal sur « Sense That You Breathe », Hugues Mayot sur « A Sculpture Out Of Tune », Fidel Fourneyron sur « An Immoveable Feast », Fabrice Martinez sur « Det Har Ingenting Å Gjøre » ou encore Olivier Benoit, rocker flamboyant, libre et aérien sur « Intimacy » (mais quel bonheur celui-là, quel bonheur quand il s’y colle...).

    On connaissait Maria Laura Baccarini, notamment depuis les disques All Around et Furrow avec la complicité de son cher Régis Huby ; on savait toute son expressivité dramatique : écoutez Gaber, Io e le cose si vous avez besoin d'être convaincus. Elle est ici chanteuse, mais aussi récitante des mots de Hans Petter Blad qui a travaillé en étroite collaboration avec Olivier Benoit à l'écriture de cette nouvelle fresque. Il y a chez elle une manière particulière d'habiter les textes, presque théâtrale (n’oublions pas qu’elle est aussi une actrice), qui évoque parfois la présence magnétique de Dagmar Krause au temps d'Henry Cow dans les années 70 (c’est particulièrement saisissant sur « A Sculpture Out Of Tune » ou « Glossary »). Maria Laura Baccarini transporte la vie dans son chant ou dans les phrases qu’elle respire au creux de notre oreille (« Sense That You Breathe »). Quelle belle idée de l’avoir associée à ce dernier parcours.

    Je ne voudrais pas terminer la rédaction de cette note sans souligner le bonheur ultime des cinq dernières minutes de « Pleasures Unknown », car cette conclusion bonus du disque commencée dans un climat étale est époustouflante de beauté, comme si l’ONJ nous prenait à témoin de sa détermination sans faille depuis le début de son histoire. À faire dresser les poils sur les bras... Ni sans avoir pris le temps de citer, une fois encore, tous les musiciens d’un Paris Oslo aussi beau qu’on pouvait l’espérer. Olivier Benoit (composition, guitare) ; Hans Petter Blad (textes) ; Maria Laura Baccarini (voix) ; Jean Dousteyssier (clarinettes) ; Alexandra Grimal (saxophone ténor) ; Hugues Mayot (saxophone alto) ; Fidel Fourneyron (trombone) ; Fabrice Martinez (trompette et bugle) ; Théo Ceccaldi (violon) ; Sophie Agnel (piano) ; Paul Brousseau (Fender Rhodes, synthétiseur basse) ; Sylvain Daniel (basse électrique), Éric Échampard (batterie, électronique).

    Cet ONJ me manque déjà parce que je sais qu'il va bientôt parvenir au terme de sa trop courte vie (Europa Paris, le premier volet, fut publié en juin 2014, c’était hier). J'en viens à espérer qu'il continuera d'exister, sous une identité différente. Il lui reste tant d’histoires à raconter, tant de voyages à entreprendre. Tu m'entends, Olivier ? Vite, dis-moi quelque chose, promets-nous d’autres périples aussi passionnants. Vite...

  • Le futur, c’est maintenant

    pan-g futurlude.jpgÇa commence un peu comme du Magma, période Köhntarkösz. Une entrée en matière en forme d’ouverture au format XXL nommée « M’Baracujda », telle une première déflagration pour bien camper le décor. Au point qu’on se dit qu’Aloïs Benoit, tromboniste et compositeur de cette bande de furieux réunis sous la bannière pAn-G, doit bien avoir, nichée dans un des nombreux recoins de sa tête bien faite, la mémoire de cette composition de Christian Vander. Je peux me tromper, bien sûr... Et de toutes façons, là n’est pas l’essentiel car ce qui suit est une démonstration implacable, celle de la richesse d’un collectif et surtout de sa puissance de feu, comme si les dix musiciens en action étaient mus par des forces telluriques. On ne croit pas si bien dire parce qu’il y a de l’éruption et du volcanique chez ces jeunes gens...

    Sans tomber dans le piège de la cuistrerie, il n’est pas inutile de rappeler que la Pangée, c’est notre bonne vieille Terre d’avant. Après le regroupement des continents et avant leur dispersion, un phénomène toujours en cours, d’ailleurs. Ce petit rappel historico-géographique ne vient pas ici par hasard. Car la musique de pAn-G a des allures de supercontinent, elle constitue un vaste ensemble qui ferait fi des styles et des genres pour s’octroyer le droit d’un assemblage visant à n’en faire qu’une qui soufflerait en tempête, comme une fanfare folle. Rock au sens classique ou progressif, jazz jusque dans ses retranchements les plus free, musique de chambre, sérielle, bruitiste ou venue de traditions lointaines aux accents caribéens dans un grand carnaval sans frontières. C’est tout cela pAn-G, un orchestre survolté du brassage, qui avance vers un avenir que d’aucuns jugent incertain, mais qu’il semble aborder sans crainte.

    Futurlude, tel est le nom de ce deuxième album, enregistré live le 24 mars 2016 au Petit Faucheux de Tours, est un disque qui voit le jour chez L’Autre Distribution, après un premier EP sorti en 2013, dont j’avais rendu compte par une chronique publiée du côté de Citizen Jazz. Son titre dit beaucoup de choses sur l’état d’esprit de pAn-G : il est bien question de regarder devant et d’aborder le futur avec résolution, non sans gourmandise. Autant le dire : il serait vain de détailler les six compositions de haute-voltige qui le forment tant elles constituent une suite à couper le souffle, atteignant à intervalles réguliers des sommets dont bien des groupes de rock pourraient lui envier l’énergie, passant par des rivages symphoniques avant de plonger dans les eaux profondes d’une quête frénétique où s’illustrent des solistes au jeu habité. Si vous avez besoin d’être convaincu, écoutez par exemple le saxophone baryton de Rémi Fox sur « Trans-pan-G-Xpress », dédié à la mémoire de Grégoire Gensse, récemment disparu, lui l’âme d’un Very Big Experimental Toubifri Orchestra déjanté.

    Une énergie de la démesure – pour ne pas dire une folie collective – circule dans les veines des dix protagonistes issus pour la plupart du CNSMD de Paris et qu’il faut citer tous. Parce qu’ils forment la jeune garde d’un jazz prospectif, qui n’en est qu’au début de sa route et qu’on retrouvera en action ici ou ailleurs, c’est évident. Surveillez-les de près. Aux côtés d’Aloïs Benoit : Yannick Lestra (claviers), Thomas Letellier (saxophone ténor), Gabriel Levasseur (trompette, bugle), Alexandre Perrot (contrebasse), Ariel Tessier (batterie), Jean Dousteyssier (clarinettes), Thibault Florent (guitare), Rémi Fox (saxophones alto, baryton et soprano), Romain Lay (vibraphone). Certains d’entre vous auront déjà repéré quelques noms, parce qu’ils évoluent dans d’autres sphères aux esthétiques distinctes, mais gagnées par la même effervescence créative (ONJ Olivier Benoit, nOX.3, The Amazing Keystone Big Band, The Very Big Experimental Toubifri Orchestra...). Et quel que soit votre degré de connaissance de cette scène en ébullition, vous comprendrez qu’on a affaire à du sérieux, du lourd comme on dit un peu trivialement. Il se passe quelque chose qui ressemble à l’invention d’un langage.

    Il est assez difficile de rendre compte par les mots d’un tel disque. Futurlude est un monde à lui-seul (après tout, c’est logique avec un tel nom de groupe), un objet musical sans équivalent, héritier de quelques grands ensembles débridés (Zappa, autre parangon de la démesure, n’est pas si loin par moments) qu’il transcende pour pousser son propre cri. Je n’ai qu’un seul conseil à vous donner : ouvrez vos oreilles en grand, profitez-en pour ouvrir aussi les fenêtres, montez le son et laissez-vous faire. Surtout, évitez d’aller chez le coiffeur juste avant car pAn-G va vous ébouriffer.

  • Cinéma m'était conté

    J'ai publié ce texte il y a dix ans, au mois de mars 2007. En le relisant, je me suis dit qu'il n'avait pas trop vieilli. Enfin, si, quand même un peu. Il faudrait changer quelques titres, quelques noms. Il est certain aussi qu'on pourrait ajouter assez facilement d'autres cas d'espèces. A vous de jouer !

    Je me demande si je ne vais pas faire mienne la théorie du complot. Non, non, ne riez pas, c’est vrai. Je n’évoque pas ici les luttes invisibles entre d’obscures forces contre d’autres non moins ténébreuses à des fins de domination du monde ; non ça, je le laisse à tous ceux qui ont bien plus d’imagination que moi et qui y croient vraiment. Je parle du vrai complot : celui qui ME vise, personnellement, et dont j’ai depuis longtemps pu établir la preuve. Laissez-moi vous expliquer...

    Je suis ce que l’on appelle, non pas un cinéphile, mais un gourmand de cinéma. Attention toutefois, pas celui qu’on nous propose de visionner à travers la fenêtre d’un poste de télévision, même à écran plat HD et bidule machin chouette (bizarre comme on a tendance, de nos jours, à nous vendre de petits bijoux technologiques fort coûteux d’ailleurs… De somptueux contenants alors que le contenu est souvent affligeant). Point du tout ! Pour moi, le cinéma ne se comprend qu’en salle et en version originale. Je fuis autant que je peux les complexes (marrante cette dénomination car lorsque je m’approche des supermarchés du cinéma, je suis plutôt frappé par l’extrême simplisme de leur fonctionnement : tu paies, tu bouffes, tu te vautres, tu ne réfléchis pas, accroche-toi aux sièges de ton quarante-neuvième Taxi). J’ai une sainte horreur de tout ce qui s’apparente aux blocks busters américains, ces films pour adolescents attardés qui nous expliquent le monde en deux catégories : les bons et les méchants, et qui se complaisent dans la surexposition d’une violence qu’ils prétendent dénoncer ; je leur préfère de très loin tous les films qui racontent des histoires d’êtres humains, avec des vies qui s’entrecroisent, des observations fines de notre société, des œuvres marquées par un minimum de subtilité et de justesse. Bref, je suis en quête de ces petites vibrations qui me laissent espérer qu’il reste encore ici-bas suffisamment de forces créatrices pour que ce monde continue de travailler un peu, rien qu’un peu, à l’épanouissement de l’espèce humaine (oui, je sais, c’est idiot). Et croyez-moi, malgré le tapage médiatique qui entoure certaines productions (bruit de fond marchand auquel notre beau pays n’échappe pas… voyez donc en ce moment la promotion faite pour cette chose appelée Hell Phone), on trouve vraiment de quoi se nourrir, pour peu qu’on ait la chance d’habiter une ville suffisamment grande. Pour combien de temps ? Ceci est une autre histoire…

    Tiens, je pense également à une manie très franchouillarde de traduire les titres des films… quand les producteurs veulent bien les franciser d’ailleurs, ce que personnellement je ne leur demande pas puisque seule la version originale m’intéresse ! Le plus marrant, c’est un film qui conserve son titre original malgré un doublage la plupart du temps calamiteux. Et le pire, très certainement, c’est le film français qui se pare des atours du film américain pour faire croire que… Tiens, prenez Hell Phone, une fois de plus… moi j’aurais bien aimé un truc idiot du genre Le téléphone infernal… Mais bon, je suis vieux, je ne suis pas le cœur de cible comme disent les pros du marketing. Ridicule… Revenons donc à notre histoire de traduction. En général, c’est pitoyable et je suis plié de rire à l’idée de tout le jus de crâne consommé uniquement pour aboutir à un résultat dont on imagine qu’il va faire accourir le public dans les salles. Vous voulez un exemple, sommet du stupide ? Un film australo-américain vient de sortir en France. Son titre original est Music and Lyrics, ce qui, je ne vous l’apprends pas, signifie Paroles et Musique (ou l'inverse pour être précis mais ici on ne dit pas Musique et Paroles), un titre déjà pris en France par un film d’Élie Chouraqui je crois.  Donc, pas possible, déjà pris, il faut trouver autre chose. Ce film met en scène Hugh Grant dans le rôle d’un musicien, ancienne gloire des années 80 qui se voit offrir une chance de revenir sur le devant de la scène parce qu’une diva l’invite à chanter avec elle sur son prochain album.  D’où le titre français Le come back… On pourra s’interroger sur le bien fondé d’un tel choix, mais après tout, cette expression est depuis longtemps passée dans notre langage courant. Pourquoi pas ? Certes, j’aurais préféré Le retour mais ceci ne me regarde pas… Le problème, il est ailleurs, il est juste au-dessous. Le truc qui est nul, c’est le sous-titre : A la recherche de la nouvelle gloire. Oh la la la la ! Tu parles d’une connotation à la con… Ah ben oui, ça donne vachement envie d’aller le voir le film maintenant… Ou plutôt, je crains fort que grâce à ce bonus d’un haut intérêt culturel ne se rendent en masse pour voir ce film des hordes de pies jacasseuses pré-pubères et d’insupportables goinfreurs de tonneaux de pop corn et de bidons de soda à haute teneur en sucre…

    Ce qui m’amène à mon sujet du jour car, en attendant la venue du désert culturel qui nous guette inexorablement, je continue à fréquenter les salles obscures avec régularité et toujours le même bonheur. Pourtant… pourtant, il faut souvent être armé d’une patience d’ange pour supporter les travers de nos congénères… Voici en quelques lignes une douzaine de portraits de drôles de cinéphages régulièrement côtoyés depuis plusieurs années… Je tiens à préciser ici même que cette liste est non exhaustive et qu’il vous est offert la possibilité de la compléter grâce à vos propres expériences

    Scène 1
    Celui ou celle qui pue ou dont le parfum vous fait littéralement exploser les narines
    . Et croyez-moi, c’est plus fréquent que vous ne le pensez, surtout en fin de semaine. Je ne sais pas pourquoi les cinéphiles odorants ont une tendance insupportable à venir s’installer à proximité du petit recoin bien tranquille dans lequel je me suis installé quelques instants plus tôt. C’est comme la fumée de cigarette. Vous êtes quelque part, dehors, et toc ! Y a un mec qui fume et qui expectore comme un fou furieux. Ben... vous pouvez être sûr que la fumée, c’est direct pour mes naseaux. Ils sont là, trois cents autour de vous et comme par hasard, le nuage les contourne en douceur, totalement indifférent à leur présence parce que c’est vous qu’il a repéré et dont il va faire sa victime. Alors le gars qui pue, c’est pareil : juste à côté de vous ! Et d’une séance à l’autre, vous aurez le choix entre une bonne vieille fragrance de sueur bien acide ou un pull que son propriétaire a méthodiquement roulé dans un gros cendrier plein juste avant de vous rejoindre. Remarquez, c’est comme le parfum… Je pense être très souvent victime de maniaques du vaporisateur qui, sachant qu’ils vont me trouver dans la salle de cinéma, s’aspergent sauvagement avant de venir se poser au plus près de moi. D'où l'idée que mon charme naturel a des limites...

    Scène 2
    La tête qui dépasse
    … Comme je l’ai écrit un peu plus haut, je ne fréquente guère les usines à popcorn – même s’il m’arrive parfois de m’y rendre – ce qui, en d’autres termes, signifie que j’ai plutôt tendance à me vautrer dans des salles obscures appartenant à une autre époque que la nôtre, dite moderne, d’où vous ne devrez pas conclure qu’elles sont sales et poussiéreuses, loin de là, mais que leur agencement est propice à bien des gênes (à ce sujet, durant toute l’histoire de la construction des cinémas, il semblerait que personne n’ait un jour imaginé une disposition des sièges en quinconce…). Et la première d’entre elles, c’est la grosse tête ! Oh qu’elle m’énerve celle-là ! Vous avez repéré un film qui n’intéressera pas grand monde, vous décidez d’aller le voir un dimanche soir, vers 19 heures, au plus creux de la fréquentation hebdomadaire et lorsque vous arrivez au cinéma, vous constatez avec bonheur que moins d’une douzaine de pékins ont eu la même idée que vous. Génial ! Vous choisissez votre place, pas trop loin, pas trop près, plutôt au milieu de la rangée et vous savourez d’avance le plaisir de regarder votre film bien tranquille. Et toc ! Le géant vert a décidé d’arriver à la dernière minute et de se caler confortablement dans le seul siège qu’il n’aurait même pas dû voir : celui qui, pile poil, est devant le vôtre… Saloperie, plus moyen de se décaler car les places à côté sont encombrées des manteaux des autres occupants. Ah, zut ! Et que je dois me tordre le cou, me pencher sur le côté pendant que l’autre là, devant, parfaitement inconscient du mal qu’il répand, se fiche éperdument de son entourage qu’il domine de toutes façons de la tête et des épaules. Ah c’est chiant ces types-là ! Et je ne parle pas de celle qui va se pointer avec une coiffure hirsute, trente centimètres de haut voire plus, les poils bien dressés sur le sommet du crâne, comme s’il était nécessaire de se déguiser ainsi pour venir s’installer dans le noir alors que personne ne vous voit, sauf le couillon qui est juste derrière.

    Scène 3
    Les filles qui viennent à plusieurs et qui jacassent
    : ah, oui, celles-là, je les adore ! Y a rien à faire, il faut absolument qu’elle viennent au minimum par grappes de trois, elles n’en finissent pas de s’installer, et que je vais m’asseoir là, ah ben non, plutôt toi, moi je me décale d’un siège, prends ma place. Euh, ça vous ennuie de vous décaler parce qu’on est douze et comme ça, on pourra rester ensemble ? Et quand tout ce petit monde est, enfin, assis, voilà que ça se relève pour ôter son manteau, son écharpe, son pull ou je ne sais quoi d’autre, comme si l’opération avait été rigoureusement impossible à envisager au moment de leur arrivée. Mais le pire est à venir ! Vous pensez en avoir fini avec cet aréopage bavard quand vous devez vous rendre à l’évidence : les demoiselles devant vous, vous pouvez en être certain, elles ne se sont pas vues depuis au moins cinq ans ! Incroyable le nombre de trucs qu’elles ont à se raconter. Notez bien que dans ces cas-là, moi j’écoute pas ! J’entends, bien malgré moi et je suis obligé de tout savoir sur la famille, l’ex-mari, le copain, le repas de midi mal digéré, les collègues de bureau qui, forcément, leur font des misères. Elles n’ont rien à dire mais qu’est-ce qu’elles le racontent longtemps…


    Scène 4
    Le crétin qui se rhabille pendant une heure pendant que vous faites des contorsions pour essayer d’entrevoir le générique
    . Oui c’est vrai, moi, j’aime bien regarder le générique jusqu’au bout, oui oui, jusqu’au moment où l’on découvre avec impatience les lieux du tournage, tous les sponsors à remercier, le titre de toutes les chansons avec le nom des interprètes et l’année de sortie du disque. Le sommet de cette quête, c’est la marque de la pellicule ! C’est tout de même essentiel, non ? Alors pourquoi faut-il qu’il y ait toujours un abruti qui choisisse ce moment privilégié pour se lever, procéder à quelques étirements musculaires interminables et prendre tout son temps pour se rhabiller sans imaginer une seule seconde qu’il n’est pas dans son salon ? Et quand il a fini, voyant que ses voisins ou voisines de rangée n’ont pas encore bougé, le mec, il attend. Debout. Tranquille. Et moi, je suis derrière, plié en deux, allongé ou presque sur ma voisine ou mon voisin qui tente un mouvement symétrique pour lire elle aussi toutes les vitales mentions. Et pan, on se cogne la tête à cause de ce type qui s’en moque éperdument. Tout ça parce qu’il n’a pas compris qu’un film, un vrai, c’est un tout. Le mec-là, il doit être du genre, lorsqu’il est invité à dîner, à se pointer après les entrées et à repartir avant le dessert, sous prétexte qu’il n’aime que la viande.

    Scène 5
    Le voisin (ou la voisine) qui s’étale et occupe tout l’accoudoir
    . Je n’ai rien contre les personnes à forte corpulence (on ne doit plus dire qu’ils sont gros), non, vraiment rien. Maîtriser son physique suppose suffisamment de chance pour qu’on ait le devoir de ressentir le maximum de compassion à l’égard de ceux qui sont victimes d’obésité. Mais tout de même, une fois de temps en temps, changez de voisin ! Pourquoi moi ? Pourquoi faut-il que vous me choisissiez, moi, comme partenaire et que, comme si j’étais invisible – je suis mince, certes, mais ne me dites pas que vous ne m’avez pas vu – vous vous octroyiez le droit d’accaparer tout l’accoudoir alors que la moitié me revient naturellement. Tu parles, c’est commode après, faut se pousser de l’autre côté et solliciter votre voisin pour une opération rapprochement contrainte. Qu’il acceptera bien volontiers d’ailleurs, d’autant qu’il est lui-même souvent la victime d’un encombrant voisin qui va le pousser à entreprendre la même manœuvre dans l'autre sens. Pas grave en fait, on se tient bien chaud et on profite mieux du film, sauf si notre tortionnaire – Ô malchance – a sombré dans les bras de Morphée et commence à ronfler… Mais c’est une autre histoire !

    Scène 6
    L’abruti qui téléphone
    . Quand j’arrive dans une salle de cinéma, tel le chien de Pavlov, je suis animé de manière automatique d’un mouvement consistant à plonger la main dans ma poche droite pour en extirper et éteindre mon téléphone. Normal. Mais pas normal pour tout le monde, si j’en crois les quelques énergumènes qu’il nous est arrivé de débusquer de temps à autre. D’un seul coup, vous entendez le type devant vous qui parle. Ce qui prouve que dans sa grande mansuétude, il vous aura tout de même épargné sa sonnerie. Et là, il se met à parler comme s’il était seul au monde en vous regardant d’un air stupide et ravi lorsque vous lui suggérez de couper court à cette conversation qui n’intéresse personne et qui, de toutes façons, est totalement dénuée d’intérêt. Encore que… elle vous aura au moins appris une chose essentielle, c’est ce que type, là, avec son machin collé à l’oreille, il est au cinéma. Donc, vous aussi, ça peut toujours être utile de le savoir. Oui, parce qu’il n’arrête pas de répéter à son correspondant : « Je suis au cinéma, je suis au cinéma ». Et l’on suppose qu’à l’autre bout du fil se trouve quelqu’un qui lui aura posé cette question vitale : « T’es où ? ». Je passerai ici sous silence les dépendants du SMS qui, toutes les trois minutes, se mettent à répondre aux messages qu’ils reçoivent et nous font profiter d’un contre éclairage qui vous donnerait envie de vous lever, d’attraper leur téléphone et de le fracasser en mille morceaux en le piétinant jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement. Mais on me dit que ce ne serait pas cinématiquement correct.

    Scène 7
    Celui ou celle qui fouille pendant de longues minutes dans un sac en plastique qui fait du bruit
    . Oh que c’est pénible ça ! Oh que c’est pénible ! Je n’arrive pas à comprendre pourquoi autant de gens viennent au cinéma armés de redoutables emballages et autres sacs en plastique ou, pire, en papier, dans lesquels ils fouinent pendant d’interminables minutes dès lors que la salle est plongée dans l’obscurité. Vous me rétorquerez que tant qu’il fait jour, ils éprouvent moins de difficultés à trouver ce qu’ils cherchent. OK, mais répondez donc à cette question : que cherchent-ils ? Pourquoi éprouvent-ils ce besoin pressant de prendre en main ce je ne sais quoi qui, c’est mécanique, se trouve justement au fond du sac et reste introuvable ? Signalons à ce sujet que votre plaisir sera par ailleurs décuplé quand votre voisin aura enfin trouvé l’objet de sa quête - qui se trouve souvent être un bonbon bien emballé dans un papier à haut volume sonore - et l’aura enfourné avant de le sucer bruyamment, la bouche ouverte. Croyez-moi, il faut être chanceux pour avoir le privilège d’un tel spectacle. Je fais partie des heureux élus, vous l’aurez compris.

    Scène 8
    Ceux qui causent jusqu’à ce que le générique de début soit fini et qui recommencent dès le début du générique de fin
    . J’ai expliqué un peu plus haut quel était mon bonheur de me repaître des moindres détails des génériques, de début comme de fin. C’est mon droit et je crois ne nuire à personne en savourant le moindre des détails technico-pratiques qui font qu’un film est une petite entreprise pour laquelle travaillent un grand nombre de corps de métiers. Mais on dirait parfois que je suis le seul… Ah qu'ils sont énervants les bavards ultimes, et patati et patata et c'est reparti pour l'exposition gratuite de scènes familiales dont on n'a rien à faire. Oh ben on a vraiment bien mangé à midi et puis la Claudine elle est passée à la maison. Mais nom d'un chien, c'est vraiment obligatoire de parler aussi fort, vous avez vu que votre voisin de fauteuil, il a placé une oreille juste à côté de vous. C'est vraiment impossible de lui susurrer vos histoires ? Non, apparemment, il semble acquis que tout le monde va en profiter. On a beau, une fois de temps en temps, fusiller le logorrhéique d'un regard noir, rien n'y fait, le moulin à paroles est enclenché jusqu'à l'extrême limite. La limite, c'est quand la dernière lettre du générique s'est affichée et encore... si le film commence par une scène assez sonore, le bavard va en profiter pour terminer son récit... qu'il reprendra là où il l'avait arrêté au moment même où il apercevra le mot fin. Et avec un peu de chance, s'il est devant vous, peut-être vous fera-t-il profiter de l'exercice décrit à la scène 4...

    Scène 9
    Le retardataire qui fait déplacer toute une rangée parce qu’il a décidé de s’asseoir ici et pas ailleurs
    . Eh oui, c'est un spécimen assez courant celui-là... Allez savoir pourquoi, alors que les deux tiers des fauteuils sont inoccupés, notre ami va décider que SA place était celle-là et pas une autre. Manque de bol, le siège visé se trouve inéluctablement sur ma rangée et qui se trouve correspondre au choix de pas mal d'autres personnes. Donc, pendant que monsieur (et parfois monsieur et madame) nous met au garde à vous et passe ses troupes en revue, vous voilà, debout, plaqué contre l'assise relevée de votre siège, tenant d'une main le manteau que vous aviez méticuleusement plié sur vos genoux et de l'autre le reste de vos affaires. Évidemment, la corpulence du nouvel arrivant vous obligera parfois à vous contracter jusqu'aux limites du supportable, vous retenez votre souffle car vous n'êtes pas forcément en harmonie avec les choix olfactifs des nouveaux passagers et... ouf ! Vous vous effondrez à nouveau, scrutant les sièges voisins et comptant ceux qui restent vides pour estimer la probabilité de renouveler l'opération avant le début de la séance.

    Scène 10
    Les porcs entrent en action
    . Attention, ils disposent d'armes très redoutables : des bidons pleins de popcorn et des citernes de soda à la couleur marron très très foncée et aux bulles rotifères. Je précise toutefois que ces goinfres bruyants ne peuvent exercer leur talent que dans un seul des cinémas que je fréquente, les deux autres ayant toujours refusé de céder à la pression des marchands de kilos. C'est tout de même bizarre cette habitude d'engloutir toutes ces cochonneries dans le noir et d'afficher un air béat marquant l'évidente fierté d'appartenir au monde moderne. On va au cinéma pour voir un film, nom d'un chien, pas pour bâfrer comme un animal... Mais revenons à nos gloutons ! Attention, âmes sensibles s'abstenir. Car le supplice pourra être de longue durée, voire s'éterniser jusqu'à la fin du film. Dommage qu'on n'ait pas encore inventé les boules Quiès sélectives, celles qui vous isoleraient des bruits parasites et laisseraient passer la bande son du film. Vous, vous êtes assis, tranquillement, vous attendez votre instant chéri, celui du film. Et voilà qu'une main indélicate commence à fourrager tout au fond du bidon de maïs éclaté. Oui oui, au fond car je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais le goinfre ne va jamais manger le popcorn qui se trouve en haut de sa gamelle, mais bien celui qui est au-dessous. Il plonge comme un fou furieux, tourne, retourne et mélange longuement avant d'ouvrir en grand son bec affamé et de mastiquer bruyamment, bouche ouverte bien sûr. Ah on sait qu'il mange le cochon et il ne vous laisse guère de répit. Ou plutôt, vous croyez souvent qu'il en a enfin fini avec son goûter mais non. Il se ménage des pauses, il savoure, il salive en prenant son temps ; vous espérez dix fois que son repas est terminé, qu'il va s'assoupir et somnoler tranquillement et pan ! au moment où vous aviez acquis la certitude de sa sieste, enfin tranquille, il réitère, le salopard. Un récidiviste du pourléchage de babines... Et ça fouille, et ça fouine, et ça touille et scrooountch scrouuuuntchscrouuuuntch scrouuuuntch. Bien sûr, toute cette pitance finit par dessécher son palais et vous allez maintenant profiter amplement de l'aspiration du soda. La paille étant bien calée entre les trois cents glaçons (qui lui auront été vendus au prix fort), c'est le gargouillis maximum, jusqu'à dernière goutte, vous avez à vos côtés les Chutes du Niagara inversées ! Chanceux que vous êtes, pour le prix d'un ticket de cinéma, vous aurez en plus voyagé en de lointaines et sauvages contrées, celles de nos plus charmants concitoyens.

    Scène 11
    Le petit pépé qui se fait raconter le film par sa femme, parce qu’il n’entend plus très bien
    . C'est bien, très bien même, sur la fin de sa vie, de conserver suffisamment d'énergie pour s'extraire de son chez soi, et renoncer aux automatismes télévisuels pour décider d'aller voir un bon film. Seulement voilà... j'ai remarqué que mes voisins âgés ont une fâcheuse tendance à être un peu durs de la feuille. Le hic, c'est quand ils viennent en couple... "Qu'est-ce qu'il a dit ?" Et mamy, forcément, doit répéter la dernière phrase à son papy qui, parfois, a besoin qu'elle lui répète une fois encore. Remarquez, c'est bien pour moi hein ? Je suis toujours certain de ne rien perdre d'essentiel mais j'éprouve souvent une drôle de vertige avec cette double bande son. Heureusement, les exploitants des salles de cinéma ont bien compris l'enjeu et savent vous massacrer les oreilles en vous assénant, souvent, un niveau sonore à la limite du supportable. Un grand merci à eux.

    Scène 12
    La petite mémé qui reconnaît un acteur (ou une actrice) mais qui ne retrouve plus son nom
    . D'ailleurs, il est fort possible qu'elle soit la femme du petit pépé de la scène 11... Elle regarde beaucoup la télé, elle doit lire tous les grands magazines avec tous les programmes et les mots fléchés, il n'est même pas impossible qu'elle se cultive en apprenant par cœur quelques revues spécialisées dans la vie des pipeuls... Elle connaît tous les acteurs, toutes les actrices. Seulement, le gros hic, c'est que sa mémoire visuelle n'est pas toujours raccord avec sa mémoire des noms et quand un tel ou un tel apparaît à l'écran... Raah, zut de zut : "Mais qui c'est çui là ?" "Ah, je sais comment il s'appelle mais ça me revient pas". Vous, évidemment, vous le savez son nom, mais comme vous êtes bien élevé, vous ne vous immiscez pas dans les conversations des autres et vous la laissez chercher. Attention, ça va venir... ah ben non, elle trouve pas, voilà un quart d'heure qu'elle cherche et entretemps, elle a perdu le fil et demande à papy de lui résumer les dernières minutes. Pour vous, ce n'est guère plus facile car vous devez maintenir votre niveau de concentration intact sans pouvoir résister au plaisir de ce "Questions pour un champion" improvisé, vous vous imaginez soudain transformé en un Julien Lepers des salles obscures, brandissant vos petites fiches jaunes cartonnées et donnant la bonne réponse à votre voisine qui, bien sûr, vous certifierait qu'elle l'avait bien donnée. "Ah je le savais..."

    Bien sûr, cette rapide galerie est incomplète, je suis persuadé que, très vite, un nouveau personnage va venir l'enrichir. Il est vrai aussi que je ne passe pas tout mon temps à scruter les travers de mes contemporains et que je ne m'attache qu'à la seule description de mes voisins de fauteuil les plus proches. Mais avouez-le donc, vous en avez déjà croisé quelques uns qu'il vous sera possible de ranger dans l'une ou l'autre de ces douze petites boîtes.

    Bon, c'est pas le tout de raconter des bêtises... Mais on va voir quoi, ce soir ?

  • Pepita Greus

    Stéphane Escoms se produisait hier à la MJC Desforges de Nancy, un lieu qui vibre de la personnalité chaleureuse de Benoît Brunner, véritable amoureux de la musique, des musiciens et de l’accueil du public. Le pianiste venait présenter en trio son nouveau disque (le troisième), Pepita Greus. A ses côtés, le bassiste Rafael Paseiro et le batteur Alex Tran Van Huat. Un tiercé gagnant, dont l’équilibre naturel réside dans la place accordée à chacun des musiciens : liberté et imagination mélodique sont au pouvoir et magnifient des thèmes qu’on qualifiera de mémoriels en ce qu’ils trouvent leur source dans les souvenirs familiaux de Stéphane Escoms du côté de Valence et célèbrent « la fièvre des fallas et leurs festivités nourries de traditions populaires ». Un peu plus d’une heure pour passer en revue les sept compositions de l’album et jouer en rappel « Marrakech », issu du précédent disque, Meeting Point. Un moment où affleurent tendresse et nostalgie, « bercé par des rythmes cubains et des hymnes aux accents religieux, voire politiques ». C’est là une musique populaire au sens le plus noble du terme, dans laquelle le pianiste a glissé deux compositions originales, dont l’une dédiée à son grand-père.

    Je n’irai guère plus loin dans la présentation de cette belle musique, sachant que Stéphane m’a fait l’honneur de me confier l’écriture du texte qui figure sur le disque. Vous pouvez le lire à la fin de cette note. J’aimerais simplement ajouter que Pepita Greus est un bel objet, malicieux et singulier. En premier lieu parce que son format le rend incompatible avec la plupart des rayonnages de disques, ce qui vous obligera à le conserver en un lieu où il sera mis en évidence, un peu à l’écart de ses congénères. Surtout, vous apprécierez la manière dont il s’ouvre, comme un origami découvrant un journal et ses articles. C’est là une initiative qu’il faut saluer à tout prix : à une époque où l’achat de disques devient marginal, Stéphane Escoms et ses amis ont compris qu’il fallait susciter le désir. C’est le cas avec Pepita Greus, qu’on a envie de tenir dans ses mains avant de laisser sa musique chanter.

    Sachez enfin que ce répertoire connaîtra prochainement une version symphonique, enregistrée à Saint-Dié sous la direction de David Hurpeau. Un autre disque sera publié, avec un texte différent, variante du premier. Il est bon de savoir qu’en passant par la Lorraine, de telles initiatives voient le jour : encore bravo à Stéphane Escoms.

    Stéphane Escoms : « Pepita Greus »

    stephane escoms,pepita greus,mjc desfroges,nancy,jazzLa réminiscence comme source de création... Proust l’a sublimée, par l’évocation d’une madeleine ou de pavés disjoints. Il en va de même en musique comme dans toute forme d’art et c’est la sollicitation de la mémoire qui a provoqué chez Stéphane Escoms le besoin d’un retour aux sources. Ainsi a vu le jour Pepita Greus.

    Déjouant le piège de la nostalgie, le pianiste explore avec ce troisième album ses années d’enfance, celles des origines espagnoles par son père et des vacances d’été, dans le souvenir des pasodobles et des orchestres d’harmonie, tout près de Valence. Il y célèbre aussi la mémoire de son grand-père joueur de caisse claire, le seul musicien de sa famille, aïeul initiateur auquel il dédie l’une des deux compositions originales du disque.

    Un récent séjour dans le berceau familial favorisera l’éclosion d’un projet qu’il faut découvrir comme une déclaration d’amour. Pepita Greus, disque qu’on ose qualifier d’heureux, est bercé par des rythmes cubains et des hymnes aux accents religieux, voire politiques. Il transmet avec délicatesse la fièvre des fallas et leurs festivités nourries de traditions populaires. Stéphane Escoms, musicien multiple dont la créativité s’épanouit aussi en expressions musicales plus électriques, tourne avec tendresse les pages d’une histoire débordant d’humanité.

    Pour personnelle que soit la démarche d’un pianiste qui entrouvre les portes de son enfance, elle n’en est pas moins généreuse. Sa géométrie musicale est celle du triangle équilatéral, qui dessine un espace où chacun des musiciens se voit accorder la place nécessaire à l’éclosion de son langage mélodique. Point d’orgue de cet ensemble en équilibre, « El Fallero », l’hymne des fallas chanté en valencien par la Cubaine Niuver. Le temps s’arrête, le lyrisme est porté à son comble : hier, aujourd'hui et demain sont unis dans un même frémissement. Quelque part entre Espagne et Cuba, Pepita Greus est autant une invitation au voyage que le témoignage d’une vie sans cesse recommencée.

    Denis Desassis – 2 Novembre 2016

    Et pour finir, deux bonus Pepita Greus

    La semaine dernière, Stéphane Escoms était l’invité de Gérard Jacquemin et moi-même dans l’émission Jazz Time sur Radio Déclic. Vous pouvez l’écouter ici...
    podcast

    Un rapide teaser de l’enregistrement…

  • Art Sonic et vieilles mélodies

    Ensemble_Art_Sonic.jpgJe suis un peu ennuyé, pour ne rien vous cacher. J’avais prévu d’évoquer ce disque un peu plus tard, au moment de sa sortie. Soit le 3 mars prochain... J’ai longuement hésité, tiraillé entre l’intérêt d’une concomitance bienvenue et cette drôle de nécessité qui, parfois, me gagne et me pousse à balayer d’un revers de manche les arguments qu’on opposera à mon impatience. Tant pis, j’ai choisi de ne pas attendre, parce que c’est ici et maintenant. J’espère que les musiciens dont il est question dans ces quelques lignes ne m’en voudront pas, sachant qu’ils pourront compter sur mon obstination pour rappeler l’existence d’un très beau disque à votre bon souvenir le moment venu.

    L’Ensemble Art Sonic est décidément une association de bienfaiteurs comme on en trouve peu de nos jours. Comment qualifier ces cinq musiciens (augmentés pour l’occasion d’un sixième) qui semblent avoir la capacité d’échafauder de toutes pièces un monde singulier, un univers engendré dans le sourire de ceux qui savent qu’ils jouent juste et peuvent parler en droite ligne au cœur du plus grand nombre ? Des architectes ? Des magiciens ? Oui, sans nul doute. Peut-être vous rappelez-vous les beautés de Cinque Terre, disque qui avait vu le jour à l’automne 2013 et dont je considérais à l’époque qu’il était la marque des grands. J’écrivais à son sujet : « Cette présence intriquée du souffle, des sonorités organiques et des rythmes fascine sans jamais faiblir. Tout autant musicale que picturale, l'expression artistique de l'Ensemble Art Sonic est de celles qu'on aime par dessous tout parce qu'elle libère notre imagination tout en nous conviant à un voyage dont chaque étape est la source de nouvelles découvertes ». Il faut dire qu’on trouvait à la manœuvre ces deux complices que sont Sylvain Rifflet (clarinette) et Joce Mienniel (flûte) dont on connaît, entre autres réussites éclatantes, le quartet Alphabet du premier. Souvenons-nous de ses deux réalisations : un premier disque en 2012, puis un successeur en 2015 au titre évocateur de sa construction savante, Mechanics. Entre les deux avait vu le jour Perpetual Motion, en hommage au Clochard Céleste Moondog et en collaboration avec le saxophoniste américain Jon Irabagon.

    Toutes les formations où s’illustrent Rifflet et Mienniel ont quelque chose d’un peu futuriste, au sens où l’écoute de leur musique distille un parfum d’inouï. Oui, ces musiciens-là inventent, tracent de nouveaux chemins qu’on suit non sans un vrai émerveillement. Leur parcours a des airs de sans-faute…

    C’est dire que la parution chez Drugstore Malone d’une nouvelle histoire intitulée Le bal perdu peut surprendre, pour ne pas dire qu’elle nous prend presque à contre-pied. Imaginez donc que l’Ensemble Art Sonic – dont les autres valeureux membres sont Cédric Chatelain (hautbois et cor anglais), Baptiste Germser (cor) et Sophie Bernado (basson) – ont cette fois choisi de regarder dans le rétroviseur pour célébrer la musique dite de « bal populaire ». Aussitôt, on croit entendre un accordéon et une valse musette, on devine des couples enlacés et souriants parmi une foule joyeuse, fêtant la promesse d’un avenir plus radieux. Il règne une ambiance d’après-guerre,  un peu nostalgique mais pas trop,  à la simple évocation de Jo Privat et de son Balajo, Gus Viseur, Louis Ferrari ou Emile Carrara. C’est bien simple : pour ce qui me concerne, je ne sais pas si en l’absence d’un tel hommage, j’aurais eu la tentation de me replonger dans ce répertoire un peu suranné poussé par une poignée d’accordéonistes d’une autre époque : « Allez, glissez / Allez ! Roulez », « Avalanche », « Flambée montalbanaise », « Reines de musette », « Valsajo », « Volubilis »… Vous avez tous en mémoire au moins l’une de ces mélodies.

    La force de l’Ensemble Art Sonic est là, qui redonne leurs lettres de noblesse à des chansons qu’on avait parfois tendance à considérer avec une pointe de condescendance. Souvent, c’est vrai, le mot « populaire » est mal considéré. Mais ce club des cinq pas comme les autres, qui joue entre deux fous-rires, devenu clan des six avec l'adjonction du Basque Didier Ithursarry à l’accordéon, passe en revue avec un grand bonheur et beaucoup de respect pour leurs matrices des thèmes qu’on croyait perdus (comme le bal ?), aux côtés desquels ils ont convié quelques chansons de Boris Vian (« Java des bombes atomiques »), Marc Perrone (« De dame et d’homme »), Serge Gainsbourg ( « Papillons noirs » et une saisissante version de « La javanaise »), Django Reinhardt (« Montagne Sainte-Geneviève ») et Aldo Romano (fin mélodiste s’il en est, comme le prouve la reprise très juste de son « Il camino).  Sans oublier cette chanson dont la musique est signée Gaby Verlor, à l’origine composée pour Bourvil mais d’abord interprétée par Juliette Gréco en 1961 avant que l’acteur ne la reprenne à son compte : « C’était bien… au petit bal perdu » et qui aura inspiré le titre du disque. Et puisqu’il est question de Bourvil, comment résister à l’émotion de cette « Ballade irlandaise » dont le thème est interprété au cor pendant que l’accordéon semble s’être confondu avec les autres instruments à vent. Une valse, une de plus sur ce disque qui en déborde, enchanteresse et servie comme chacun des titres par une interprétation pétrie d’une grande tendresse et surtout, d’une incomparable délicatesse. Le souffle des musiciens est bien un souffle amoureux, une déclaration faite à des mélodies qui, sous leurs arrangements soyeux, accèdent dans une élégance discrète à une sorte d’éternité. L’accordéon de Didier Ithursarry vole quant à lui au-dessus des cinq musiciens de l’Ensemble Art Sonic, il danse, virevolte, se fait parfois plus confident, parle au creux de l’oreille. Il est chez lui…

    L’Ensemble Art Sonic a réussi ce petit prodige de tendre un fil d’une infinie douceur mais d’une solidité éprouvée entre des époques qu’on pensait irréconciliables. Ce temps d’avant, perçu souvent à tort comme meilleur, et un aujourd’hui porteur d’inquiétude face aux défis d’un monde en mutation. Joce Mienniel, Sylvain Rifflet, Cédric Chatelain, Baptiste Germser, Sophie Bernado et Didier Ithursarry nous invitent – à travers mélodies et valses tournoyantes, mais jamais insouciantes – à ne pas oublier d’où nous venons pour mieux nous convier à une nécessaire réconciliation avant de regarder devant nous. Tel est peut-être le sens à donner à ce Bal perdu dont le charme ne manquera pas de vous séduire.

    Allez, glissez ! Allez, roulez !

    PS : en 2015, mon cher Citizen Jazz a publié le photoreportage d’un concert donné par cette formation à l’Atelier du Plateau. C’est ICI.

  • Manassas ou une certaine idée de la perfection

    Stephen Stills - Manassas.jpgEn 1972, Stephen Stills n'avait plus rien à prouver. Après l'aventure Buffalo Springfield de 1966 à 1968 – avec, entre autres musiciens complices, un certain Neil Young – et celle, plus durable, entreprise avec Graham Nash et David Crosby (puis... Neil Young bien sûr), notre homme était déjà au sommet de son art. Pourtant, c'est peut-être cette année-là qu'il commit, entouré d'un combo de luxe à l'énergie revitalisante, un album magnifique qui reste, par-delà les années, un sommet dans l'histoire du rock américain.

    Comment définir ce disque – à l'origine un double 33 tours aujourd'hui réédité sous la forme d'un CD – autrement qu'en multipliant les superlatifs ?
     
    Virtuose. Indémodable. Habité. Chaleureux. Flamboyant.
     
    Pas besoin d'en ajouter... Nous sommes en présence de 72 minutes très inspirées, dont jamais la tension ne retombe. Avec Manassas, Stephen Stills nous convie à un voyage qu'il a voulu décomposer en quatre phases (à l'origine, une par face du double album) : The Raven, The Wilderness, Consider et Rock & Roll Is Here To Stay. Un périple au cours duquel il a inventé avec un réel bonheur un savant cocktail de blues, rock, folk et country rock, sans que l'impression d'harmonie de l'ensemble ne soit rompue un seul instant. Les titres s'enchaînent dans la fluidité, souvent sans pause ; ils sont enluminés par une chorale de guitares et de voix qui semble survoler avec beaucoup de grâce une rythmique aux accents souvent latino-américains. Les sept musiciens du projet Manassas, outre Stephen Stills lui-même, ont pour nom Chris Hillman (ex-Byrds), Al Perkins, Dallas Taylor, Paul Harris, Fuzzy Samuels et Joe Lala (auxquels viennent s'ajouter ça et là quelques invités, dont un certain Bill Wyman à la basse), sont au service d'une musique intemporelle qui – admettons-le – n'a pas pris la moindre ride, peut-être tout simplement parce qu'elle refusait d'emblée toute concession aux modes de son époque.
     
    Certains musiciens disent qu'ils ne composent pas la musique qu'ils jouent, mais qu'ils en sont plutôt les récepteurs et les vecteurs. Si tel fut le cas pour Stephen Stills en cette année 1972, alors nul doute qu'il eut ce talent fou d'être un medium ; on ne le remerciera jamais assez du cadeau qu'il nous a fait en livrant un tel album ! Dédié à Jimi Hendrix, Al Wilson et Duane Allman, Manassas continue de livrer, un à un, tous ses secrets, 45 ans après sa sortie, dans un enchantement jamais démenti. J'ai beau chercher... Pas moyen de lui trouver le moindre défaut : il ne faudra pas voir dans cette admiration presque béate une quelconque nostalgie du paradis perdu des années adolescentes. Déjà, au moment de sa sortie, ce disque semblait habité de magie et je serais incapable de compter le nombre de fois où, bien plus tard, au volant de ma voiture, j'ai pu l'écouter au petit matin, savourant avec délectation les bienfaits de cette drôle de médecine sonore alors que je m'échappais sur la route des vacances. Il y avait comme une concordance parfaite entre mon esprit libéré par la perspective de quelques jours passés en dehors d'un quotidien balisé et la sérénité tranquille de cette musique à la fois humble et riche.
     
    A bien réfléchir, on se rend compte aussi que cette expérience fut, d'une certaine façon, sans lendemain. En 1973, le groupe repartait en studio pour ajouter un second épisode à son histoire. Mais allez savoir pourquoi, ce nouveau disque appelé Down The Road fut ressenti par beaucoup comme une vraie déception. L'équipe était pourtant là, au complet... Sauf que le ressort semblait s'être cassé entre-temps. Non que le disque pût être qualifié de « mauvais », tant s'en faut, mais plutôt parce qu'encore pris dans la tenaille magique de son prédécesseur, on était presque surpris de s'apercevoir que le résultat n'était pas à la hauteur des espérances qu'il avait pu faire naître. Il faut être réaliste : quel que soit le talent de l'artiste, celui-ci ne peut prétendre tutoyer les sommets durant toute savie. Mais chacun d'entre nous avait tellement reçu qu'il eut été ingrat de nourrir le moindre ressentiment à l'égard de Stephen Stills. Manassas était à nos côtés, sa présence rassurante nous suffisait. Il suffisait, et il suffit toujours, de le poser sur la platine au gré de ses envies pour comprendre la rareté des instants que procure ce disque.
     
    Ce qu'à titre personnel il m'arrive de faire encore bien souvent... Comme hier encore. Et puis ce matin, aussi...

    Allez, pour le plaisir, voici un petit extrait de Manassas... choisi presque au hasard, car j'aurais pu vous proposer n'importe laquelle des 21 compositions de ce disque !
     
     
    Et comme toujours, pour en savoir plus...

  • Sous l’emprise de King Crimson

    king_crimson_radical_action.jpgIl est parfois des coïncidences étranges et tristes… Alors que je m’apprêtais à prendre mon stylo (qui ressemble furieusement à un clavier la plupart du temps) pour évoquer non sans enthousiasme la dernière production discographique de King Crimson, j’ai appris la mort de Greg Lake à l’âge de soixante-neuf ans. Lui qui fut le chanteur du groupe du temps de sa première époque et en particulier celle de l’album mythique In The Court Of The Crimson King en 1969 ; lui qui s’en échappa pour devenir la lettre L du trio ELP (comprenez Emerson Lake & Palmer, une formation dont seul le P est en vie désormais), adepte du rock symphonique, à la limite parfois de la grandiloquence, mais qui restera l’un de mes grands compagnons de musique durant la première moitié des années 70 (et grâce auquel j’ai pu m’ouvrir les premières portes de la musique classique) ; lui qui était une voix sublime, sans nul doute l’une des plus belles de toute l’histoire du rock. Le voici donc parti, en route vers un ailleurs où il va retrouver tant de mes vieilles idoles… Je lui dédie ce petit texte avec d’autant plus d’émotion que Greg Lake reste très présent dans la musique de l’actuel King Crimson, ne serait-ce qu’en raison de l’interprétation des thèmes majeurs qu’il avait chantés à l’époque mais aussi de l’influence qu’exerce aujourd’hui encore son chant sur le travail de son successeur.

    Je reviens donc à mon point de départ, lié à une réelle frustration. Celle d’avoir manqué un récent concert du groupe à Paris. Une stupidité d’autant plus incompréhensible que dans mon petit roman La Part des Anches (que vous pouvez vous procurer auprès de moi si vous le souhaitez en m’adressant un e-mail à lapartdesanches@orange.fr), les deux personnages principaux se retrouvent à l’Olympia le 21 septembre 2015 pour un concert de… je ne vous dis pas qui, vous avez déjà compris. Comment ai-je pu me louper à ce point ? Suis-je bien certain que l’histoire repassera les plats ? Et ce ne sont pas les commentaires enthousiastes de quelques musiciens présents ce soir-là comme Richard Pinhas ou Yves Rousseau qui adouciront ma peine. Encore que je doive ici remercier ce dernier qui, constatant mon désappointement, a eu la gentillesse de me faire parvenir aussitôt un court enregistrement dans lequel ce contrebassiste raffiné interprète en solo la mélodie de « In The Court Of The Crimson King ». Il est des élégances qu’on se doit de souligner. Merci donc, monsieur Rousseau !

    Alors oui, c'est vrai que je m'en veux énormément de n'avoir pas eu le culot d'effectuer dimanche dernier le déplacement à l'Olympia pour le concert de King Crimson. Afin de rattraper un tant soit peu cette erreur vis-à-vis d'un groupe que j'admire depuis plus de 45 ans (je ne remercierai jamais assez mon frère d’en avoir acheté le premier disque au moment de sa sortie) et dont la musique me semble intacte aujourd'hui encore, je me suis plongé dans le récent coffret Radical Action To Unseat The Hold Of Monkey Mind (un titre que vous pourrez traduire par « Action radicale pour se libérer de l’emprise de l’esprit singe »), publié au mois de septembre dernier et que j’ai décidé de commander sans attendre. Soit un bel objet reçu vingt-quatre heures plus tard, composé de trois CD, deux DVD, un Blue Ray, et d’un livret avec de nombreuses photographies. Ou encore cent soixante minutes de musique enregistrée live en 2015, offrant un somptueux passage en revue du répertoire, toutes époques confondues.

    Une claque !

    Pour ne rien vous cacher, j'étais un peu sceptique a priori sur la formule à trois batteurs qui est désormais celle de King Crimson. Je craignais d’être submergé par un flot de percussions, qui prendrait le pouvoir de manière autoritaire sur les autres instruments. Erreur fatale ! Un premier visionnage du concert m'a apporté la preuve, une fois encore, du génie de Robert Fripp, démiurge impassible de King Crimson. Non seulement ces batteries, propulsées par Bill Rieflin, Pat Mastelotto et Gavin Harrison, ne saturent en rien l’espace sonore, mais elles constituent au contraire une sorte de flux naturel, aux couleurs complémentaires, sur lequel vient s’épanouir un répertoire qu’on sait incomparable. Mieux, les trois batteurs sont souvent les agents très actifs de la transition entre les différentes compositions. Placés sur le devant de la scène, leurs instruments en action sont de surcroît un régal pour les yeux. Dont acte.

    C'est monumental, Robert Fripp est un extra-terrestre, lui qui a compris tout le parti qu’il pouvait tirer d’une telle formule et donner une force inouïe à sa musique. Qui non seulement n’a pas pris une ride mais se présente aujourd’hui plus que jamais comme une réponse cinglante à toutes les productions insipides qui, elles au contraire, ne manquent jamais de nous envahir. La musique de King Crimson a quelque chose à voir avec un manifeste. On l’a affiliée un temps au courant du rock progressif au prétexte qu'elle se parait d'atours symphoniques : c’est une erreur à mon sens. C’est bien du rock, oui, puissant et mélodique à la fois, mais un rock avant tout insoumis et d’une vraie radicalité électrique. Une musique exigeante, complexe et singulière, sans équivalent.

    Et puis, tout de même… la guitare de Fripp ! Un son légendaire (si vous ignorez King Crimson, vous avez au moins une fois dans votre vie écouté « Heroes » de David Bowie), tantôt rugueux, martial, entêtant et métallique, tantôt planant, électronique et spatial. Et toujours fascinant par son caractère unique. Le grand Robert est de ceux, très rares, dont la sonorité est immédiatement identifiable. Fripp a inventé un son (au point qu’il a développé des frippertronics), la musique de King Crimson est en elle-même un idiome. Un cas unique, d’une longévité exceptionnelle, rythmé en plusieurs époques d’esthétiques distinctes, qui se trouvent aujourd’hui unifiées pour longtemps.

    Chance pour nous tous, le groupe peut s’enorgueillir de la présence de Mel Collins aux saxophones et à la flûte, lui qui était déjà de la partie aux premières heures du groupe avant de s’éclipser pour revenir faire un petit tour en 1974 sur « Starless » en conclusion de l’album Red, autre référence majeure de l’histoire crimsonienne. Une richesse humaine et musicale augmentée de belle façon par un autre membre historique, Tony Levin (apparu dès le début des années 80 avec l’album Discipline) à la basse et au stick Chapman. Je vous laisse imaginer la puissance de la rythmique ainsi constituée, c’est monstrueux. Cerise sur ce gâteau royal et cramoisi, le guitariste chanteur Jakko Jakszyk, déjà présent aux côtés de Fripp et Collins en 2009 pour A Scarcity Of Miracles. Et qui avait aussi intégré le 21st Century Schizoid Band avec d’autres membres fondateurs de King Crimson (Mel Collins, Ian McDonald, Peter et Michael Giles). Un membre de la famille, en quelque sorte et certainement un chanteur qui s’avère le digne successeur des anciens (Greg Lake, John Wetton, Adrian Belew).

    On l’aura compris : ce King Crimson-là est une réunion au sommet, un temps fort de l’histoire du groupe (alors qu’on pouvait craindre une relecture par trop nostalgique du répertoire, ce qui était sans compter avec l’exigence maniaque de Robert Fripp) qui, s’il n’a pas encore vraiment développé un nouveau répertoire, fait ici une démonstration à couper le souffle. Avec Radical Action To Unseat The Hold Of Monkey Mind, nous tenons-là une somme indispensable qui conduit inéluctablement à se précipiter sur les enregistrements originaux pour mieux comprendre encore à quel point ceux qui ont vécu cette histoire depuis le début sont de petits veinards. Même quand ils ont loupé le récent concert à l’Olympia.

    Notre esprit a besoin de s’agripper constamment à une émotion ou une pensée, il passe sans cesse de l’une à l’autre, comme par peur du vide. Ainsi peut-on définir simplement l’esprit singe. King Crimson nous invite donc à investir l’espace se situant entre deux sensations : je ne sais pas si un objectif aussi ambitieux peut être atteint par la seule écoute de ces quasi trois heures de musique. Ça vaut peut-être le coup d’essayer, non ?

  • Vous reprendrez bien un peu de désert ?

    white_desert_orchestra.jpgVous voulez que je vous dise ? Je pense être tombé définitivement amoureux de la musique d’Ève Risser… Pour tout vous dire, voilà deux fois en peu de temps qu’elle me fait le coup de la séduction. L’année dernière, elle s’était pointée en solo, aux commandes de son piano plus ou moins préparé, pour s’avancer doucement, presque en silence, dans la douceur feutrée de ses Pas sur la neige et leur petit clin d’œil à Claude Debussy. Je lui avais consacré une chronique dont le titre était déjà aussi désastreux que celui d’aujourd’hui, mais il s’agissait d’un texte dont l’ambition, on ne peut plus sincère, était de dire en quelques paragraphes tous les bonheurs vécus à la confrontation d’une musique paraissant s’inventer devant moi, pour moi.

    Ève Risser récidive. C’est en quelque sorte une récidève… ou plutôt un nouveau récit d’Ève, une belle histoire glacée, aux milles détours et accidents successifs, accordant une même place aux images et aux sons. Surtout, il ne s’agit pas de n’importe quel récit, parce que cette fois, la dame est accompagnée et de bien belle façon. Ils sont neuf autour d’elle qui forment le White Desert Orchestra, un tentet faisant la part belle au souffle et à la confection d’une myriade de détails mutins, une formation qui sait aussi bien esquiver la mélodie que fourmiller de trouvailles sonores et d'arrangements entêtants. Les deux versants se regardent : voilà un titre qui intrigue et s’explique par le fait que la pianiste a voulu – on me permettra de la citer – « transcrire la tension créée par l’air vibrant dans les canyons, lieux puissants où la Terre nous montre ses vieilles cicatrices ». Rassurez-vous et ne craignez pas le vertige car l’inspiration, si minérale et géologique soit-elle, peut s'avérer parfois plus quotidienne, comme lorsque’Ève Risser compose sous l’influence de voisins dont les travaux à la perceuse nourrissent le jeu du basson ou du trombone. Surtout, de la première à la dernière seconde, ce disque est captivant, porteur d’un sang neuf dont on tant besoin en ces temps de sinistrose et d'appels malsains au retour à des valeurs desséchées.

    Le propos initial d'Ève Risser est intéressant. Mais là, à mon sens, n’est pas forcément l’essentiel pour celui ou celle qui va entrer dans son monde singulier. Parce qu’à l’écoute de ce disque magnétique traversé d’une douce arythmie et de quelques soubresauts chahuteurs ; à l'exploration d'une musique qui demandera à chacun la plus grande attention pour en déceler les beautés suggérées, empreintes des mystères surgis de paysages majestueux, on tombe sous le charme d’une symphonie en glissements mineurs et précipitations sonores. Ici, les instruments peuvent chanter, comme savent le faire la plupart de leurs condisciples, mais il leur faut dire plus, et autrement, parce que répéter ce que les autres savent déjà est sans intérêt. Il y a mieux à faire : souffler, parler, grogner, crier, crisser, lancer des appels vibrants, agencer en déphasages et imbrications successives des textures aux couleurs changeantes, nourrir une forme d’hypnose. Ève Risser se dit influencée par la scène musicale scandinave et les pays nordiques. On veut bien la croire tant il est vrai que son désert blanc impose des étendues immobiles, parfois désolées, face auxquelles on retient son souffle. Bruit, silence, bruit, repos… Jour et nuit.

    Il y a du beau monde dans le White Desert Orchestra, et notamment quelques jeunes pousses qu’on suit du coin de l’oreille depuis quelque temps déjà. Je vous fais grâce de leur biographie (très fournie) mais je ne peux omettre de les citer : Sylvaine Hélary (flûtes, voix), Antonin Tri-Hoang (saxophone, clarinettes), Benjamin Dousteyssier (saxophones), Sophie Bernado (basson, voix), Eivind Lenning (trompette), Fidel Fourneyron (trombone), Julien Desprez (guitares), Fanny Lasfargues (basse, voix), sans oublier l’inénarrable Sylvain Darrifourcq (batterie, percussions) dont on sait la capacité à surprendre. Une belle brochette d’explorateurs pour se lancer à la conquête de contrées nouvelles. Notez au passage la présence de quatre femmes, ce qui ne peut qu’enthousiasmer tant une telle proportion demeure rare dans le monde du jaaaaze, aujourd’hui encore. Et puis, finalement, cette musique, qu’est-elle vraiment ? Jazz ? Musique contemporaine ? Je n’en sais fichtre rien : elle existe, tenace et persistante et c’est déjà beaucoup. Elle se fraie son propre chemin, suivez-la.

    Je vais vous faire une confidence qui vous paraîtra peut-être un peu ridicule, mais je prends le risque de susciter votre moquerie. Les deux versants se regardent m’a vite plongé dans un état de plaisir voisin de celui qu’il m’est arrivé de connaître au contact de musiques qui me semblaient inouïes (prenez ce mot dans son sens premier), il y a fort longtemps. Tenez par exemple, une composition, débridée, chaotique, convulsive comme « Tent Rocks » m’a ramené une quarantaine d’années en arrière, quand j’assouvissais ma soif d’émotions inédites en me frottant à l’univers déjanté des anglais d’Henry Cow (Fred Frith, Chris Cutler, Dagmar Krause, Tim Hodgkinson, John Greaves) à l’époque des albums Leg End, Unrest ou In Praise Of Learning. Comprenez-moi bien : je ne compare pas les formations mais les sensations produites et une volonté commune de dynamiter les codes en vigueur. Les deux versants se regardent est à cet égard une déclaration d’explosion.

    Ève Risser et ses camarades ne swinguent pas, ne groovent pas non plus, ils ne sont les gardiens d’aucune tradition autre que celle consistant à surprendre collectivement : ils avancent, d’abord doucement, vous tournent autour, vous enveloppent pour mieux vous secouer à la première occasion, vous électrocuter, ils vous questionnent et réussissent à faire tomber toutes vos résistances à force d’imaginer une musique qui soit bien la leur. Ils dédient par ailleurs cet album (publié sur le label Clean Feed) au regretté Grégoire Gensse, récemment disparu à un âge où la vie ne fait que commencer pour la plupart des humains. Lui qui avait fourbi avec le Very Big Experimental Toubifri Orchestra un Waiting In The Toaster à l’imagination aussi insolente que celle de ce nouveau disque d’une pianiste en plein accomplissement. Et dont le rayonnement irradie les musiciens qui évoluent avec elle.

    Les deux versants se regardent ? Oui, sans doute. Mais surtout, ils s’écoutent. Et souvent…

  • Un insoumis s’est envolé

    C’est une très mauvaise blague que vient de nous faire Dominique Répécaud, en cette époque brunâtre où la « Douce France » aujourd’hui bien desséchée va se déchirer pour longtemps à force de s’écarteler entre droite extrême et extrême droite, comme nous le promet dans un élan auto-satisfait une médiacratie ratiocineuse tétant au pis malsain d’instituts de sondages patentés. C’est pourtant tous ces artistes acteurs insoumis comme lui dont nous aurons un immense besoin dans les temps à venir. Mais voilà, le directeur du CCAM de Vandoeuvre-lès-Nancy, dont il avait fait une scène nationale, par ailleurs âme du festival Musique Action, vient de passer de l’autre côté. Son cœur l’a abandonné, peut-être à force d’avoir battu trop fort pour toutes ces musiques de traverses qui coulaient dans ses veines de guitariste depuis toujours. Il avait 61 ans, un âge pour vivre encore longtemps et partager sans relâche ses passions singulières et généreuses.

    A peine avais-je appris la mort de ce grand monsieur que je me suis lancé dans l’écriture d’un petit hommage pour le compte de mon cher magazine Citizen Jazz. Un exercice à la fois douloureux et humble face à l’histoire d’une personnalité hors normes, qui va laisser un vide immense chez tous les humains créateurs épris de liberté.

    repecaud_praag.jpgEn pensant à lui, à tout ce qu’il avait entrepris, à ce qu’il envisageait de poursuivre (il devait passer la main au CCAM et voulait se consacrer entièrement à la musique), j’ai écouté une fois encore Souzdarmah, le disque de ce quartet à nul autre pareil, PRAAG, où sa guitare abrasive, distordue, sa guitare cri fait résonner dans le feu la vibration qui parcourait tout son être. Dominique Répécaud y évolue aux côtés d’Anthony Laguerre (batterie et synthétiseurs), Hugues Reinert (basse) et notre cher camarade Antoine Arlot (saxophone et voix), auquel je pense très fort en ces moments douloureux.

    Et je me dis que cet album puissant, porté par un souffle incendiaire, qui a vu le jour en 2015, est peut-être la plus belle réponse qu’on puisse apporter en ces jours tristes, tant il est un concentré d’énergie brute que je n’ose plus qualifier de vitale aujourd’hui, mais dont la tempête mériterait d’être soufflée en direction de bien des oreilles fermées.

    Je lui dédie, à ma façon, un très court texte, une sorte de poème urbain surgi de mon imagination, ce matin-même, alors que j'écoutais Souzdarmah en parcourant à pied d'un pas rapide, comme chaque jour, les rues de Nancy encore endormies.

    Souzdarmah.
    Musique du déferlement (« Volnikass ») ;
    Musique des invocations hallucinées (« Nirikosti ») ;
    Musique de l’après, quand il ne reste plus rien, ou presque (« Nalcilcini ») ;
    Musique des silences et des espaces inquiets, porteurs d’une inextinguible soif de ne pas se taire, plus que de noirceur et de désespérance (« Shokiaroliki ») ;
    Musique des profondeurs sondées quand les réponses sont en chacun de nous (« Silnivitr »).

    Adieu l’ami et merci pour tout ce que tu as été et resteras.

  • Rome, unique objet de mon assentiment

    ONJ_Europa_Rome.jpgJe suis en cet instant incapable d’écrire une chronique aussi finement ciselée que celle que mon camarade Franpi a consacrée voici peu, dans notre chez magazine Citizen Jazz, à Europa Rome, troisième volet des aventures de l’ONJ sous la direction d’Olivier Benoit. D’ailleurs, le meilleur conseil que je pourrais vous donner est simple : lisez-la. Non mais c’est vrai, quoi, c’est parfaitement documenté et je suis en tous points d’accord avec lui. Pourtant, je me sentirais un peu confus de ne pas ajouter mon humble pierre à un édifice d’une stupéfiante beauté. Oui, je pèse mes mots : cette musique est belle, fulgurante, c’est un exercice de haute voltige – aussi bien dans ses élans collectifs que dans les interventions des solistes, celles-ci étant finalement restreintes au minimum imposé par l’urgence – qui nous entraîne souvent dans un tourbillon et provoque l’étourdissement. Il y a dans cette heure très inspirée de quoi nourrir bien des soifs et, pour ce qui me concerne, assouvir ma passion envers certaines expressions hors des sentiers battus.

    Europa Rome est de ces disques qui dérangent, en ce qu’il n’est jamais prévisible et sait passer d’une frénésie massive aux moments suspendus, plus minimalistes, sans que jamais la question d’une construction qui serait par nature artificielle ne se pose. Bien sûr, le travail d’écriture est prédominant, mais il ne bride en rien la fougue des musiciens. J’ai entendu ou lu çà et là quelques réserves sur Europa Rome. C’est normal quand on a affaire à des musiciens qui ne cherchent pas le consensus tiédasse à tout prix – vous savez, ce jazz qu’on aime quand on n’aime pas le jazz, il y a même des collections pour ça - et qu’on a pour ambition de conserver à son travail toute la dimension exploratoire qu’exige de fait une formation telle que l’ONJ. Qui, selon moi, doit rester un laboratoire et un champ d’expérimentation ouvert à tous les modelages sonores.

    Et c’est vrai qu’Olivier Benoit n’a pas choisi la facilité en demandant à deux compositeurs de musique dite contemporaine de créer ce nouveau répertoire. D’un côté, le Français Benjamin de la Fuente et sa suite « In Vino Veritas » ; de l’autre, l’Italien Andrea Agostini et « Rome : A Tone Poem Of Sorts ». Le premier n’est pas un inconnu pour l’équipe ONJ puisqu’il est par ailleurs membre de Caravaggio, un quatuor dans lequel évoluent Bruno Chevillon, un temps associé à cette mouture de l’orchestre, ainsi qu’Éric Échampard, son actuel batteur. Et si le second paraît plus éloigné, il est important de souligner que son ouverture stylistique peut l’amener à s’intéresser à des formes de musiques diverses, rock et improvisation inclus, sans compter une passion pour l’électronique. Et là, j’aimerais dissiper sans plus attendre un possible malentendu : on arrête de s’affoler à la simple idée de musique contemporaine. Et d’imaginer un truc ennuyeux, bruitiste, destructeur de mélodie et contemplateur de nombril. Ça peut arriver, c’est vrai, mais pas ici. Mais alors pas du tout.

    J’ai avalé goulument Europa Rome dès la première écoute à la fin du mois de septembre, émerveillé par la puissance d’une rythmique obstinée au cœur de laquelle la basse de Sylvain Daniel résonne d’accents très Zeuhl (oui, je sais, je sors cet argument assez souvent mais écoutez d’abord avant de ricaner, vous pourriez être d’accord avec moi), voire Crimsoniens. L’orchestre tout entier est très vite emporté par un étourdissement qui me ramène à la vie de Rome, son quotidien de l’agitation et ses mouvements incessants. Ses mystères aussi, et tout le poids de son histoire. Je ne suis ni historien, ni géographe ni sociologue, mais pour avoir eu le privilège d’arpenter les rues de la ville éternelle, c’est bien ce qui m’a sauté à la figure aux premières heures et que je retrouve là, dans une expression tendue qui fait écho à ce que chacun peut y vivre. Ah ce ballet des soufflants : clarinette (Jean Dousteyssier), trombone (Fidel Fourneyron), trompette (Fabrice Martinez), saxophones (Alexandra Grimal et Hugues Mayot) ; ah le frisson mêlé des cordes et des claviers (Théo Ceccaldi, Didier Aschour, Sophie Agnel, Paul Brousseau). Et puis… cette satanée basse venue des bas-fonds, bien sale comme il faut… Cette alternance de fulgurances et de climats plus ténébreux, mystérieux, ces jeux d’ombre et de lumière, toutes ces histoires qu’on devine ou imagine, venues du passé comme du présent.

    Que voulez-vous, c'est par ce genre de sortilèges que la musique m'ensorcelle, un point c’est tout.

    Les deux compositions, pour différentes qu’elles soient, n’en dessinent pas moins un unique et saisissant portrait de Rome et de ses beautés : Benjamin de la Fuente évoque sa relation avec la ville lors de ses différents séjours et tous les contrastes qu’il a pu ressentir en y vivant. On peut même y entendre des extraits de Gente Di Roma, un film d’Ettore Scola qui en est en quelque sorte le point de départ et qui - là je cite une encyclopédie bien connue - « propose une promenade au cœur de la ville éternelle… En bus, du lever du jour (avec les balayeurs) jusqu’à la nuit, où se déroulent de petites scènes de la vie quotidienne ». Quant aux deux mouvements « Esuberenza 1 » et « Esuberenza 2 », noyau dur de « In Vino Veritas », ils constituent à mon humble avis un sommet dans ce troisième voyage auquel nous convie Olivier Benoit.

    Andrea Agostini, quant à lui, dit ne pas avoir voulu traduire sa perception de Rome sous une forme « impressionniste » mais plutôt avoir cherché à en traduire par sa construction la complexité historique et architecturale tout en préservant, je le cite « la sensualité et l’expressivité parfois fragile, parfois brutale, de la matière sonore ». C’est peut-être pour cette raison qu’on retient son souffle tout au long de son « Rome : A Tone Poem Of Sorts » habité de mille mystères et autres visions hallucinées.

    onj olivier benoit,europa rome

    Les mots, les intentions, les réalisations, l’interprétation... Tout cela est important, c’est vrai. Mais balayons-les un instant pour se laisser emporter par ces deux perceptions amoureuses d’une ville à jamais singulière. En Italien, Rome se dit « Roma », soit « Amor » quand on le lit dans l’autre sens. Une double signification traduite par une double vision et une formation en ébullition. Europa Rome sera prochainement suivi par un quatrième voyage, le dernier de cet ONJ, qui nous conduira à Oslo. Mes bagages sont prêts.

  • ¡Liberté!

    pierre_durand_libertad.jpgQuatre ans, déjà ? Oui, c’est à l’automne 2012 que j’avais évoqué ici-même le premier disque, une aventure en solo, du guitariste Pierre Durand. Ce Chapter One : NOLA Improvisations, avait vu le jour sur le label Les disques de Lily, hôte d’une suite tout aussi belle et publiée en ce jour de septembre. Oui, une suite si l’on en croit le titre de ce disque, en quartet cette fois, que le musicien publie aujourd’hui même : Chapter Two : ¡Libertad! (Attention aux points d’exclamation symétriques qui entourent le mot « Libertad »). Je ne vais pas tomber dans la facilité consistant à m’auto-citer, mais s’il vous prend l’envie d’en savoir plus sur ce que j’écrivais à l’époque, je vous invite à relire ma chronique. Ce que je ressentais alors, je le ressens toujours.

    Cette fois, Pierre Durand n’est pas seul. C’est à la tête de son Roots 4tet qu’il revient. À ses côtés : Hugues Mayot, actuel saxophoniste de l’ONJ d’Olivier Benoit ; Guido Zorn, un contrebassiste habitué de la sphère NOLA, notamment en duo avec Pierre Durand, et qu’on avait croisé par ailleurs au sein du groupe Rocking Chair d’Airelle Besson et Sylvain Rifflet ; Joe Quitzke enfin, batteur voyageur dont on peut apprécier les collaborations dans le trio de Matthieu Donarier ou avec François Jeanneau. Du beau monde, armé d'une expérience qui compte pour beaucoup dans la réussite de ce nouveau disque dont Pierre Durand aime à souligner la genèse, à rebours de certaines pratiques actuelles : « Avec ce groupe, j’ai voulu fonctionner à l’ancienne : on joue d’abord, on enregistre après. Pas l’inverse ». Le premier chapitre contenait une forte dose d’Afrique. Celle-ci est évidemment présente dans le deuxième et ce dès les premières secondes de « Tribute » et son évocation des origines du jazz : l’Afrique, la traite négrière, la rencontre avec l’harmonie européenne. Mais ¡Libertad! veut embrasser tous les continents, toutes les cultures (vous pourrez entendre ici des chants indiens comme une mélodie d'inspiration celtique ou caribéenne), toutes les différences et les unir dans un même chant au cœur duquel la guitare de Pierre Durand – l’une des plus belles qui puissent se concevoir tant elle est habitée d’une empathie et d’une générosité brûlante qui en font oublier jusqu’à la virtuosité – œuvre à ce qui est présenté ici comme un « plaidoyer pour le différence, le risque et la sincérité », histoire de refléter une démarche consistant à mélanger les cultures à l’imprévu. Voilà une déclaration qu’on est heureux de lire, en ces temps où la stigmatisation de l’autre semble devenue la règle commune.

    Je vais ici vous faire une confidence, approchez-vous s’il vous plaît : je tiens Pierre Durand pour l’un des musiciens les plus passionnants de la scène musicale actuelle. Ayant été nourri au rock, au blues ainsi qu’à quelques autres brouets rugueux avant de pousser la porte du jazz, je ne peux qu’être sensible à une démarche non seulement œcuménique mais véhiculée par une sonorité électrique aux nuances multipliées qui force mon étonnement et mon admiration. Musicien hyper sensible, ce fils spirituel de John Scofield nous gâte de surcroît en 2016 puisqu’on avait pu le retrouver au début de l’année dans le réjouissant quartet Dreamers de Sébastien Texier et, tout prochainement, dans un autre quatuor non moins goûteux, celui du tromboniste Daniel Zimmermann et ses Montagnes Russes. Durand, c’est un guitariste gorgé de blues, avant tout, un blues profond qui tient en tenaille chacune de ses notes dont il peut à sa guise démultiplier les couleurs au gré de compositions sonnant comme des hymnes virant au blues à la gravité Coltranienne (« Tribute »), d'incursions vers un blues rock farouche (« White Dogs »), d'une chanson festive sans paroles soudain traversée par une musique semblant inspirée de Bach (« What You Make & What You Choose ») ou de ballades poignantes (« LLora, Tu Hijo Ha Muerto », « My Fighting Irish Girl », « Les noces de Menthe »).

    Chez Pierre Durand, la mélodie est une nécessité, tout comme son besoin de raconter des histoires et de concilier toutes les traditions. Avec ses amis, ensemble, en toute fluidité, il dessine à grands traits enluminés et vibrants un univers à la fois chanté et enchanté. Le Roots 4tet sonne comme un seul homme, le chant d’Hugues Mayot est le contrepoint parfait de celui du guitariste, dans une conjonction des émotions. Les quatre musiciens tutoient la musique de l’âme, ni plus ni moins. Et je préfère vous prévenir dès aujourd’hui : ¡Libertad! est un disque un brin addictif. Il m’est déjà arrivé de décrire ce phénomène à plusieurs reprises, parce qu’il est facile d’en analyser les symptômes. C’est comme un boomerang qu’on lance au loin et qui revient vers vous à chaque fois. Voilà plusieurs semaines que j’écoute ce deuxième chapitre presque en boucle et que j’appelle déjà de tous mes vœux le troisième. Je suis prêt.

  • La part des anches

    Jacky Joannès et moi-même étions récemment invités dans l'émission Jazz Time de notre ami Gérard Jacquemin sur Radio Déclic.

    Voici, dans son intégralité, cet entretien dans lequel nous expliquons la naissance et la conception de notre exposition commune La Part des Anches, ses 50 portraits et les extraits du roman que j'ai écrit à cette occasion. Celle-ci se tient à la médiatèque Gérard Thirion de Laxou, en association avec Nancy Jazz Pulsations.

    Voici par ailleurs un extrait vidéo de cet entretien.

    Enfin, cerise sur le gâteau, La part des anches, c'est aussi un livre réplication de l'exposition avec par ailleurs le texte intégral de mon roman. Ce que nous expliquons d'ailleurs dans l'entretien avec Gérard Jacquemin. Vous pouvez le commander ICI.

  • Il était une fois intime

    Minvielle.jpgJe vais vous faire une confidence : la musique m’offre un nombre assez impressionnant de moments de découverte sous le signe du ravissement. Il est bien rare qu’une semaine s’écoule sans qu’un disque ne m’ait emporté ailleurs, cet ailleurs où l’imagination est reine et le voyage source d’une rêverie chaque jour plus nécessaire que la veille. C’est un privilège, j’en suis conscient. Mais il est un peu plus rare que la jubilation l'emporte sur tout le reste. Parce qu’il faut pouvoir être capable de jubiler en ce monde gris, à moins d’être inconscient ou plus simplement poussé à le faire sous les coups de boutoir antropophoniques d’un artiste pas comme les autres qui vous ouvrira les portes de ses petites folies. Je suis très chanceux car je viens d’en croiser un sur ma route buissonnière.

    Car André Minvielle est de ceux-là, lui qui pratique ce qu’il appelle parfois la voc’alchimie avec son brouet foutraque et bouillonnant de chanson française, de blues, de scat voire de rap. Ce chanteur, percussionniste à ses heures, proche d’un Bernard Lubat dont on connaît les agitactions, est hanté par une danse frénétique qui bouscule ses mots chantés en français ou en occitan et fait chavirer ses portées sur le fil d’une frénésie vite contagieuse. Et très contagieuse même, puisque celle-ci vous inocule sans coup férir cette joie d’exister que vous ne soupçonniez peut-être pas quelques secondes auparavant, fût-elle de courte durée. La jubilation, vous dis-je !

    Le voici donc qui exhibe non sans une légitime fierté 1time, que vous prononcerez selon votre humeur « intime » ou « one time ». Soit, comme le dit lui-même ce personnage singulier et généreux, cinquante-sept minutes de déterritorialisation musicale française où viennent parader Bernard Lubat, ici comme chez lui ; le trio Journal Intime (que j’évoquerai prochainement en raison de sa collaboration avec le guitariste Marc Ducret sur l’album Paysages, avec bruits qui a vu le jour chez Abalone) ; Georges Baux et sa ronflante bass Moog ; le chanteur Abdel Sefsaf, « nègre blanc stéphanois » fondateur du groupe Dezoriental, capable de fusionner raï, rap, rock et musette ; ou bien encore le joyeux et bigarré Ti’Bal Tribal.

    1time, c’est un disque dont on se demande par quel bout le prendre, un lieu d’expérimentation, un joyeux bordel ambiant que ne renierait pas Marcel Duchamp, c’est un laboratoire dont le savant un peu fou bidouille les alambics chansonniers avec gourmandise et vous fabrique en deux trois mouvements une fanfare surgie de nulle part avant de mitonner un « Madada » qu'aurait pu entonner un certain Bobby Lapointe, ou bien une chanson aux accents funk qui gratte comme un vieux vinyle. C’est comme ça chez lui, tout est permis, on est prié de négocier les virages et les épingles à cheveux en faisant crisser les pneus !

    Mais 1time est aussi - et avant tout - une bulle poétique, plus précisément une bulle de l’intime préservé : celle-ci est ailleurs, au-dessus de nous tous humains contraints, elle survole un jardin de sourires, de ripaille et de bonnes blagues où l’on n’entre qu’avec des intentions courtoises. C’est un lieu préservé des stupidités du monde, où la fraternité a encore un sens. Ici, c’est l’imagination qui commande la danse des mots et des notes ; chacun peut y trouver sa place pour peu qu’il accepte de parler ce langage fertile et bondissant, sous le patronage d’un Saint Cop dont on pressent qu’il nous guette au tournant des phrases. Claude Nougaro et Bobby « Madada » Lapointe doivent bien rigoler s’ils écoutent ce disque, ce qui ne fait aucun doute puisqu’ils en sont un peu les pères, ou les oncles ou les parrains, c’est comme vous voulez. Ils sont certainement sous le charme du grand shaker plein de bruits, de sons et de voix, toutes générations rabibochées, un savant cocktail concocté par André Minvielle, parfois aux commandes de sa « mainvielle à roue », cet instrument fabriqué sur mesure pour « soutenir son chant quand il part dans les coins ».

    Ce disque-là, ce concentré de jubilation en forme de cabinet de curiosités et de feu d’articife entre potes, je vais le garder près de moi et le dégainer à intervalles réguliers dans les semaines à venir. Pendant l’automne et l’hiver, et même peut-être un peu plus longtemps encore, durant ces drôles de saisons où la grisaille humide vient faire la nique à la lumière et peindre sur nos visages émaciés une grimace morose. Je regarderai le ciel et les nuages et, plutôt que de me miner le moral en attendant des jours meilleurs qui ne viendront que s’ils le veulent bien, je brandirai 1time avec un sourire vainqueur comme d’autres le feraient en empoignant un bouclier pour narguer leur ennemi. Ce sera ma petite potion magique à moi, celle dans laquelle André Minvielle est certainement tombé quand il était petit. Et je gagnerai la bataille, avec lui et ceux qui seront grimpés à bord ! On ne va pas s'ennuyer...