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Entendu - Page 11

  • Ascenseur pour les vocaux

    lift, 1st floor, thomas mayade, emily allisonEt si je vous parlais d’un disque tombé voici quelque temps dans ma boîte aux lettres (la vraie, celle qu’on ouvre, avec des enveloppes dedans et pas de publicités, parce qu’on a gentiment écrit dessus de ne pas en déposer).

    Au départ, c’est l’histoire d’un trompettiste, Thomas Mayade, qui m’écrit pour me dire qu’il aimerait me faire écouter le premier album de son groupe Lift. Un disque très logiquement appelé 1st Floor (apprécions de ne pas être emmenés d’emblée au sous-sol) qui - je prends les devants avant que vous ne soyez tenté par un jeu de mots tout aussi bilingue que douteux - ne joue pas une musique d’ascenseur, loin s’en faut. Notez au passage que ce genre de sollicitation peut s’avérer délicate : et si la musique ne me plaisait pas ? Et si je ne savais pas quoi en dire ? Je n’aimerais pas forcément avoir à répondre à la question toujours délicate que je redoute autant que Florent Pagny une déclaration d’impôts : « Tu n’as pas aimé mon disque ? » Certes, j’ai la chance – et je suis honoré - d’être sollicité par des musiciens souvent très talentueux qui me préservent la plupart du temps de cet embarras, mais on peut comprendre que si un silence de ma part a plusieurs explications possibles (pas le temps, pas trouvé un angle d’attaque, manque d’inspiration, pas trop aimé), il n’est jamais simple de répondre : « Ouais, bon, ben, bof... » parce qu’on sollicite votre avis, avec les meilleures intentions du monde.

    Je m’égare et je digresse... et je reviens à Lift dont l’identité, sa force me semble-t-il, réside dans l’association–fusion de deux voix, celle très aérienne de la chanteuse Emily Allison et celle tout aussi peu terrienne du bugle de Thomas Mayade. Que celles-ci chantent à l’unisson, comme dans « Sweet Revenge », « 1st Floor », « For All We Know » ou « Clin d’œil » (en fait la quasi totalité des titres de l’album offrent un exemple de cette tendre union), qu’elles se répondent ou que l’une soit le contrepoint de l’autre, ces voix mêlées  chantent une musique gracieuse et légère, qu’on se gardera bien de croire superficielle. C’est même tout le contraire : cette légèreté de Lift émane d’une succession de chansons diaphanes composées par le duo - auxquelles on ajoutera deux reprises : « For Jan » de Kenny Wheeler et « For All We Know », popularisée par Nat King Cole ou Dinah Washington - mises en valeur par une interprétation d’une grande justesse, celle d’un groupe aux couleurs de l’Europe : Dorian Dumont (piano) est français, Jérôme Klein (batterie) est luxembourgeois et Lennart Heyndels (contrebasse) est belge. Importante la Belgique, il faut le souligner ! Emily Allison, après des débuts au conservatoire de Lyon, a étudié le jazz à Bruxelles aux côtés de celui qu’elle désigne volontiers comme son mentor, David Linx, et qu’on retrouve à deux reprises sur l’album (« Dreamscape » et « Solstice »). Mayade, lui a cheminé de Chambéry au CNSM de Paris avant de croiser la route de la chanteuse en 2009. Belgique toujours quand le quintet remporte le premier prix du tremplin « Jeune Talent » du Brussels Jazz Marathon en 2011, avant de recevoir l’année suivante une nouvelle récompense au concours de Crest Jazz Vocal. Belgique enfin, qui semble bien être le berceau de Lift.

    Lift est une équation, 2+3 (et parfois un peu plus) pour ciseler un jazz subtil, d’une discrète élégance. On l’a compris, ce groupe est une entreprise à prendre au sérieux, c’est un espace préservé des laideurs du monde, un petit monde intime et charmeur où s’épanouissent des mélodies gracieuses (et parfois complexes), dans l’union de deux souffles en harmonie. Et la présence de Christophe Panzani – Hocus Pocus, The Drops, ... - au saxophone et de Sandrine Marchetti au piano ne fait qu’ajouter à l’idée d’enchantement qui nous gagne à l’écoute de l’album : le soprano immisce son propre chant et illumine « Dreamscape », en communion avec la texture voix / bugle ; le piano, quant à lui, amplifie la force poétique et intimiste, presque enfantine, de « Sur le fil (la fille de l’air) ». Et surtout, que cet enchantement ne nous fasse pas oublier que Lift est un vrai quintet, pas seulement un duo accompagné, qui sait élever le rythme de son jeu et monter en puissance à intervalles réguliers, soulevé en cela par une paire épanouie. Ecoutez les trio lâcher ses chevaux pendant le chorus de Thomas Mayade sur « 1st Floor », dans le final de « Sweet Revenge », ou sur « For Jan », juste après une introduction éthérée, rendue brumeuse par les vocalises d’Emily Allison.

    Et si j’avais un titre à vous conseiller pour découvrir le monde de Lift, je vous recommanderais « Kaléidoscope », car tout ce qui fait le charme du groupe est là : la voix fugueuse, aérienne et haut perchée d’Emily Allison, une douce montée en tension jusqu’au moment où le bugle de Thomas Mayade (dont toutes les interventions sont concises et d’un lyrisme jamais tapageur) entre dans une danse tournoyante et s’unisse à elle pour raconter une histoire qu’on devine écrite avec ses pleins et déliés de lumière.

    Enchantement, oui, voilà le mot qui convient : observez-le bien, ce mot, il a le chant en plein cœur, comme Lift lui-même. Ce premier disque d’un groupe attachant par son humilité est une invitation à ne pas trop nous éloigner de l’ascenseur, histoire d’y remonter prochainement pour grimper au deuxième étage où la vue a toutes chances d’être encore plus belle. 1st Floor est un petit plaisir à déguster avec gourmandise, sans excès de sucrerie.

  • Chronique ton bus !

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    À la faveur d'un déménagement professionnel - mon bureau est désormais établi dans un quartier au sud de Nancy, soit à plus de trois kilomètres de mon domicile - je suis devenu un usager quotidien des transports en commun, et plus particulièrement de la ligne de bus numéro 2, mise en place récemment, au grand dam de bon nombre de mes concitoyens qui pleurent la raréfaction de leurs propres bus dans d’autres secteurs moins bien desservis. L’itinéraire créé à la fin du mois d’août 2013 constitue à lui seul un guide touristique pour qui voudrait en savoir un peu plus sur la Cité des Ducs de Lorraine et s’épargner le ridicule d’une déambulation, coiffé d’un casque, dans un petit train touristique (curieusement immatriculé en Alsace, ce qui démontre la capacité d’anticipation de nos élus à regrouper les régions) roulant à une allure de sénateur (mais au moins, ce petit train conserve un semblant d’utilité, ce qui le différencie de la ruineuse et bien opaque assemblée d’élus par les élus) : il commence par les hauteurs du quartier dénommé le Champ-le-Bœuf avant de traverser celui du Haut-du-Lièvre, célèbre pour ses barres d'immeubles aux dimensions démesurées, sa population économiquement défavorisée, son pôle médical parfois aux mains des fonds de pension américains, sans oublier sa nouvelle prison et, plus loin, tout au fond, le Zénith, salle de concert aussi sexy qu’une interview de Florent Pagny par Michel Drucker à l’époque du premier tiers provisionnel. Poursuivant sa route, le bus HNS (pour Haut Niveau de Service, ce qui signifie d'abord une fréquence de passage élevée et la possibilité d'y monter par n'importe quelle porte, ce que la plupart des passagers n’ont pas encore compris, eux qui s’obstinent à utiliser exclusivement la porte avant) emprunte deux boulevards, l'un desservant des quartiers résidentiels, l'autre abritant entre autres le campus lettres de l'université de Lorraine avec sa cohorte d’étudiants pas encore certains des raisons pour lesquelles ils ont échoué en cet endroit où il est bien plus facile d’entrer que de sortir diplômé. Il est alors temps de rejoindre le (très laid) quartier de la gare - en pleine rénovation et livré à une brigade d’architectes sadiques - avant de filer vers le centre ville et ses commerces,  où il approchera mais pas trop la Place Stanislas, avant de rejoindre le marché, sa nouvelle place sans verdure et de rallier via la Place des Vosges - qui ne présente qu'un très lointain cousinage avec son homologue parisienne - l'avenue de Strasbourg où vous attendent l'hôpital central et la maternité. Puis c'est la sortie de Nancy par le quartier Bonsecours, en direction de Jarville et enfin de Laneuveville, terminus tout le monde descend. On l'aura compris, la ligne 2 et son bus sont des instruments de brassage de beaucoup de populations locales (à l'exception de la tribu des automobilistes, souvent verts de rage à l'idée qu'on ait réduit leur aire de jeu à une simple file pendant que le bus s'épanouit sur sa propre voie).


    Ligne 2 (couverture).jpgS'y asseoir, même muni d'un livre, c'est l'occasion privilégiée d'une observation tranquille de la congrégation bigarrée des passagers. Ce faisant, je me suis attelé à un petit travail consistant à scruter discrètement mes compagnons d’infortune itinérante et à noter rapidement, le soir, quelques unes des scénettes dans la contemplation – d’un œil, l’autre continuant sa lecture - desquelles j’ai pu me complaire. Si l’expérience s’avère concluante, j’envisage de rassembler ces textes après une relecture minutieuse sous la forme d’un livre qui paraîtra d’ici à deux ans. 


    En attendant, je vous propose de découvrir trois extraits de ce livre en gestation...


    #1


    Ce matin, mon voisin, fort malodorant – il est tôt, trop tôt pour avoir déjà pris une douche – a le nez encombré. Il renifle, renifle et, n’y tenant plus, se tourne vers la vitre pour s’atteler à un savant nettoyage de ses narines dégoulinantes. Zut, il s’en met plein les doigts, ça devient compliqué pour lui. Je fais semblant de regarder ailleurs et poursuis ma lecture de « La montagne magique », qui réclame tout de même un minimum d’attention. Coup d’œil en coin de l’enrhumé matinal : persuadé que je ne m’aperçois de rien, il s’essuie méthodiquement les doigts sur son pantalon. Je devine un soulagement chez lui, malgré des mains qui sont devenues collantes. Fort heureusement, nous ne nous connaissons pas, je n’ai pas eu besoin de les lui serrer en guise de bonjour…


    #2


    Avis de grand calme ce matin. J’ai trouvé une place assise au fond du bus et je peux repartir à Davos pour tenir compagnie à Hans Castorp. Face à moi,  une drôle de géométrie s’est dessinée : deux jeunes femmes et deux garçons, probablement des lycéens. Les premières sont placées côté vitre et plongées dans la contemplation de leur téléphone, je les devine occupées à écrire des messages textes. A intervalles réguliers, elles jettent un coup d’œil au dehors, il fait encore nuit. Les seconds, assis entre elles, sont tout aussi mutiques et s’appliquent à un exercice de passivité absolue ; pas un seul mouvement, le regard plongé vers des mains qu’ils tiennent serrées entre les cuisses. Comme en sommeil, mais les yeux ouverts. Derrière moi, j’entends la conversation de deux lycéennes qui ponctuent la moitié de leurs phrases par des gloussements où je détecte la présence récurrente de « LOL », que je pensais réservés à l’expression écrite. Elles parlent de cinéma et téléchargeront Le loup de Wall Street , « parce qu’ils ont gagné assez d’argent comme ça ». En revanche, elles veulent absolument aller voir Yves Saint-Laurent, elles sont folles de Guillaume… Canet ! Elles vont être déçues, mais je ne dis rien.


    #3


    D'abord je ne comprends pas pour quelle raison il bouscule tout le monde et force le passage avec son chien. Ensuite, je me rends compte que je suis un idiot : il est aveugle ou plutôt… comment doit-on dire ? Mal voyant. C'est vrai que je trouvais ça téméraire de bousculer un groupe de jeunes en uniforme : casquette perchée sur le crâne blouson à capuche chaussures dites de sport avec plein de couleurs vernies et de marques écrites en gros qui vous font une démarche un peu stupide. Surtout qu'il flotte un soupçon d'agressivité dans le petit groupe, j'entends même une fille dire à l'un des mâles rigolards qu'il commence « à lui péter les couilles ». Une performance, tout de même, je ne sais pas comment il y est parvenu… Et puis voilà notre aveugle qui revient, finalement il préfère rester debout et s'accrocher à l'une des barres métalliques. Il la cherche des mains, sonde l'espace invisible mais ne la trouve pas. Alors, comme dans un seul geste - presque une chorégraphie - les garçons s'extirpent de leur bulle acide pour se plier en quatre et lui venir en aide. C'est à celui qui sera le premier à lui attraper le poignet avec délicatesse et conduire la main aveugle vers l'appui tant convoité. Sourire discret de l'homme en guise de merci. Un éclair de grâce vient de zébrer le bus…

  • Don't look back !

    Première note de l’année. C’est le moment des résolutions, en particulier celles que je ne tiendrai pas. J’essaierai de maintenir le cap d’un texte hebdomadaire, ce qui ne sera pas sans difficulté, parce que je connais bien mes défauts. Mais je dois à mes lecteurs – que je remercie de leur assiduité et de leur consultation de près de 500.000 pages durant toute l’année, soit une progression de + 55% en un an - une assiduité qui sera ma ligne de conduite. Si possible...

    En revanche, je commence très mal l’année en refusant d’obéir à l’injonction du titre de ma note (ne me demandez pas pourquoi, je n'en ai pas la moindre idée). Contrairement à l’ordre qui m’est intimé et sans la moindre nostalgie, cette fois encore, je vais looker back, mais alors tout à fait back ! Plus exactement, je voudrais m’amuser à jeter cinq coups d’œil dans mon rétroviseur personnel, selon un questionnement très simple qui s'apparente à un exercice de style : il y a 10 ans, j’écoutais quoi ? Et il y a 20 ans ? Et 30 ? Et 40 ? Et même il y a 50 ans. J’ai donc fouillé dans mes archives et scruté les disques que je m’étais procuré (ou ceux qu’on m’avait offerts) ; loin d'être représentatifs de ma discothèque, ils sont à considérer comme les balises de mon propre cheminement. Allons-y donc ! 

    1964

    dontlookback_1964.jpgOups ! Alors là, c’est très confus dans ma mémoire de gamin de 6 ans. Je me souviens qu’à cette époque, on écoutait à la maison quelques disques comme « La mamma » de Charles Aznavour ou « L’auvergnat » de Georges Brassens. Je me rappelle aussi quelques chansons des Compagnons de la Chanson, de Nana Mouskouri ou de Marcel Amont. Quant à mes disques, ils étaient bien rares : il y a ce 45 tours avec Vos 8 indicatifs préférés (sic), annoté de ma main (j’ai juste écrit Denis Desassis 1964). Ce qui est amusant, c’est qu’en 1964, la télévision n’avait pas fait son intrusion au domicile de mes parents (qui écoutaient la radio, ce dont je ne les remercierai jamais assez) et que ce disque saluait des génériques entendus dans la lucarne en noir et blanc. Un an plus tard, je découvrirais un monde enchanté, celui de Colargol, avec des musiques de Mireille et les voix de Madeleine Barbulée, Henri Virlojeux ou Ricet Barrier. Mais c'est une autre histoire... Eh ouais !

    « C’est moi c’est moi Colargol / L’ours qui chante en fa en sol / En do dièse en mi bémol / En ciré et en faux-col / Le roi des oiseaux / Vous le savez mes amis / M’a donné un beau / Sifflet pour faire cui cui cui cui / C’est Moi c’est moi Colargol / Mauvais élève à l’école / Mais premier au music hall / C’est moi c’est moi Colargol ! »

    1974

    dontlookback_1974.jpgAlors là, c’est une autre paire de manches ! Il s’en est passé des choses en dix ans. Je ne peux pas résumer cette aventure en quelques lignes parce que cette décennie reste l’une des plus affriolantes du point de vue de la musique. Avènement des Beatles, des Stones, le rock est devenu un langage universel, il s’est multiplié, diversifié, psychédélisé, parfois boursouflé. Il est parti dans tous les sens, a même réussi sa jonction avec le jazz grâce à Miles Davis. John Coltrane est parti depuis 7 ans, il n’a jamais été remplacé et le jazz se cherche un peu depuis sa mort. De mon côté, j’ai consacré beaucoup d’heures à écouter de la musique depuis quatre ans. J’ai écrit pas mal de choses à ce sujet mais je peux évoquer Creedence Clearwater Revival et le Grateful Dead, ce groupe californien qui m’a ouvert à d’autres musiques, comme le rock progressif de Yes, Genesis ou King Crimson. Après avoir succombé au souffle cuivré du rock du groupe Chicago (c’est par lui que j’ai commencé à aimer le saxophone), aux espaces infinis de Pink Floyd ou de la musique planante allemande (Tangerine Dream), je suis sensible au jazz-rock spiritualisé du Mahavishnu Orchestra et à celui de l’Ecole anglaise dite de Canterbury : Soft Machine ou Caravan, découvert en 1972 grâce à l’album Waterloo Lily. En ce début d’année, je complète ma discographie et j’achète le troisième album du groupe, qui reste l’un de mes préférés : In The Land Of Grey And Pink. Le groupe n’en finira plus, par la suite, de dissoudre sa musique dans une sorte de variété sans grande consistance. Mais il reste ses quatre premiers disques, tous très beaux. Cependant, la fin d'une époque s’annonce, c’était inéluctable...

    1984

    dontlookback_1984.jpgDepuis la seconde moitié des années 70, le rock n’est plus très passionnant. Balayé par la vulgarité de la vague disco, boxé par les punks et leurs deux accords, il me faut faire avec les restes et laisser le capital acquis fructifier du mieux que possible. Ma grande découverte de cette décennie aura été la musique de Richard Pinhas, en solo ou avec son groupe Heldon. Fulgurances électriques et hypnotiques, dont les inspirateurs sont tout autant Jimi Hendrix que Robert Fripp, magnifiées par quelques albums incomparables comme Interface ou Stand By. Je n’oublie pas non plus des groupes tels qu’Univers Zéro ou Art Zoyd, né dans le sillage de Magma qui, désormais, n’est plus que l’ombre de lui-même (on commence à entendre parler d’un autre groupe, Offering) ; King Crimson new look est intéressant mais n’a pas la force de sa mouture 1972-1974. Genesis n’a d’intérêt que commercial, Weather Report a quitté la scène. Je sens qu’il me faut partir à la recherche d’autres sensations (peu de temps après, je me lancerai dans le vaste chantier Coltrane). En attendant, je complète certains manques de ma discothèque. En janvier 1984, j’achète quelques 33 tours de Stevie Wonder, dont le beau Talking Book. Stevie Wonder m’accompagne depuis plus de 7 ans : il m’a ensorcelé avec Songs In The Key Of Life en 1976. 

    1994

    dontlookback_1994.jpgA fond dans le jazz : durant cette décennie, j’ai découvert un nombre incalculable de musiciens magnifiques. Tout a commencé par John Coltrane et My Favorite Things. Méthodiquement, j’ai acheté, sinon tous ses disques, du moins tous ceux que je parvenais à me procurer (pas d’internet en 1994...), vouant un culte sans équivalent au saxophoniste, escaladant avec acharnement ce sommet musical engendré en une douzaine d’années (de 1955 à 1967). Parmi les artistes qui ont fait leur entrée dans mon univers musical, il y a beaucoup de français, dont Henri Texier, Michel Portal et Louis Sclavis. Ce dernier est probablement celui qui me fascine le plus, par sa créativité protéiforme. En ce mois de janvier, je plonge dans un coffret pas forcément de tout repos mais d’une incroyable richesse : Beauty Is A Rare Thing est l’intégrale des enregistrements du saxophoniste Ornette Coleman pour le compte du label Atlantic, à la fin des années 50 et au début des années 60. Et dire qu’il m’a fallu tout ce temps pour connaître ces trésors incomparables, dont le redoutable et génial Free Jazz. Je pourrais citer des dizaines d’autres noms pour caractériser les dix années écoulées, mais cette liste s’apparenterait à un bottin du jazz.

    2004

    dontlookback_2004.jpgJe continue ma lente exploration du jazz, essentiellement celui qui a été enregistré à compter de la seconde moitié des années 50 (ce qui ne m’empêche pas, au gré de rééditions à bon marché en CD – le disque commence à se vendre mal - de me procurer de vieux albums de rock, comme ceux des Doors par exemple). Je trouve toujours, ça et là, des enregistrements de Coltrane que je ne connaissais pas. Je les achète, presque par réflexe, et ne suis jamais déçu, y compris quand certains disques s’apparentent à de véritables escroqueries. Grâce à un ami, j’ai également fait la connaissance, il y a trois ou quatre ans, de deux musiciens majeurs : le compositeur américain Steve Reich et, dans un tout autre genre, le contrebassiste Renaud Garcia-Fons, qui sont à ce jour des artistes dont la musique fait partie de celles qui m’habitent constamment. Je me suis acheté tous leurs disques ou presque. Tiens, c’est amusant (et assez révélateur quand j’y pense) : en ce mois de janvier 2004, j’écoute la réédition en digipack de Ballads de John Coltrane, que j’avais pourtant acheté en 1992. Mais le label Impulse sort des pistes inédites (dont quelques bonus tracks un peu malhonnêtes parfois...), le disque est devenu double et sa pochette est bien documentée. C’est un cadeau d’anniversaire que m’a fait mon fils, devenu lui-même entre temps un magnifique saxophoniste. 

    2014

    dontlookback_2014.jpgQue d’eau, que d’eau a coulé sous les ponts ! Un blog né en mars 2005, une collaboration régulière au magazine Citizen Jazz depuis le printemps 2007, l’émergence des réseaux sociaux... une somme de découvertes et de rencontres, toutes plus passionnantes les unes que les autres. Parmi les artistes qui comptent beaucoup pour moi, il y a notamment le batteur Bruno Tocanne et toutes ses activités à travers le réseau iMuzzic. C’est probablement la décennie la plus riche pour moi depuis celle qui s’est éteinte au milieu des années 70. Le disque ne se vend presque plus et pourtant, il s’en produit des quantités phénoménales et les pépites sont innombrables. C’est le paradoxe vécu par les musiciens qui ne trouvent pas de label mais auxquels les programmateurs demandent un disque comme carte de visite. EPK et autres disques à télécharger n’y feront rien, l’objet disque subsiste malgré le téléchargement illégal... on assiste même à un étrange frémissement avec le retour du 33 tours chez certains artistes.

    En ce mois de janvier, je contemple la pile de disques qu’il me reste à évoquer ici-même ou dont je dois rendre compte pour Citizen Jazz. Il y a parmi ceux-ci un disque qui sort aujourd’hui même sur le label Yolk. Intitulé JASS (pour John Alban Sébastien Samuel), il est un disque de rencontre, un rendez-vous entre musiciens dont les richesses individuelles font plus que s’additionner, elles se multiplient. J’ai évoqué à plusieurs reprises les talents du saxophoniste Alban Darche et du tromboniste Samuel Blaser ; pas ceux du batteur américain John Hollenbeck ni ceux du contrebassiste Sébastien Boisseau. Mais ce JASS est à mon sens – j’ose le proclamer un 6 janvier – l’un des très grands disques de l’année. Savantes constructions dans une série de confrontations à la fois passionnées et d’une grande exigence tant rythmique que mélodique, d’une incroyable prolixité, le disque est né d’une première expérience à Berlin en juillet 2011 avant de se prolonger sous la forme d’une résidence à Nantes en janvier 2012. C’est là qu’a été enregistré l’album, publié... deux ans plus tard. Je ne l’ai pas encore assez écouté pour en parler avec les bons mots (à supposer que je sois capable de les trouver), mais celui-là, je sais qu’il va tourner encore pas mal de fois sur mes platines (voire diffuser ses bienfaits dans mes oreilles lorsque je marche...) parce qu'il est de ceux qu'on n'épuise pas en quelques écoutes, mais qui, au contraire, se bonifient au fur et à mesure de notre intimité avec eux.

    A suivre, chaque semaine, voire plus !

  • Mettez un Bigre dans votre moteur

    [mode copinage]

    bigre, grolektif, felicien bouchot, romain dugelay

    Paris, mercredi 18 décembre 2013. L'automne finissant laisse filtrer les derniers rayons du soleil sur les toits de Paris en cette fin d'après-midi qui ressemble à s'y méprendre à toutes les autres. Il paraît que c’est bientôt Noël mais ça ne se voit guère. Mes congénères grimpent dans le bus sans un regard pour leurs voisins, dehors les automobilistes klaxonnent, les deux roues énervés zigzaguent, les marcheurs à la trajectoire aléatoire (en général, ils foncent droit sur vous sans vous voir) pianotent des messages textes, les touristes lèvent les bras au ciel pour ajouter des photographies qui, peut-être, ne seront jamais exhumées des profondeurs numériques de la mémoire de leur téléphone portable. Du côté du Boulevard de Sébastopol, les motards de la police nationale se frayent un passage dans les embouteillages pour conduire un bus vers une destination inconnue. Rue du Faubourg Saint Denis, des restaurants à la propreté approximative et aux clients encore rares sont collés les uns aux autres ; en traversant le Passage Brady, l'Inde locale tend ses menus pour nous vendre le meilleur, soi disant beaucoup mieux que celui du voisin pourtant jumeau. Ma préférence ira pour un bœuf à la ficelle, du côté de la Cour des Petites Ecuries. Chacun ses goûts...

    Pourquoi je vous raconte tout ça, au fait ? Ah oui... je me souviens ! Mercredi dernier, dans la précipitation d’une décision prise in extremis, que dis-je, in extremigre... euh, non, in extreBigre ! j’ai préparé ma mallette d’urgence – sac en bandoulière équipé de sa ration vestimentaire de survie -  juste avant de grimper dans un TGV hors de prix – pardonnez-moi ce pléonasme - pour rallier Paris et la rue des Petites Ecuries, là où se trouvaient mon hôtel et... quelle coïncidence, le New Morning ! Si les abords du lieu ne sont guère engageants – l’idée de propreté n’est pas de celles qui vous gagnent au moment où vous attendez entre deux containers odorants qu’on veuille bien vous ouvrir la porte, juste avant de vous expliquer qu’il faut ressortir parce qu’on vous a laissé entrer par erreur – force est de reconnaître que cette salle exhale un petit parfum festif fort agréable.

    Au programme : Bigre ! et ses dix-neuf musiciens d’implantation lyonnaise, l’une des émanations du bouillonnant Grolektif, menée de main de maître par le trompettiste Félicien Bouchot, principal compositeur et arrangeur avec le saxophoniste Romain Dugelay. Bigre !, trois albums au compteur (et même quatre si on compte Bigre ! & N Relax) dont les deux derniers, Tohu Bohu et Les icebergs aussi ont reçu du côté des Citoyens l’accueil qu’ils méritaient. Bigre ! L’idée aussi et surtout que le jazz est une fête, que la musique, pour savante qu’elle soit, doit transpirer, respirer, souffler le chaud et le chaud. Bigre ! et son savant mélange des genres, ses parfums variés qui vont des Balkans à l’Amérique Latine, son jazz mâtiné de funk, de soul, de blues électrique ; ses solistes lunaires comme autant de furieux soldats d’un combat pacifique et jouissif. Bigre ! C’est l’énergie à tous les étages, c’est une alliance des générations capable de rallier à sa cause une audience rajeunie (on déplore trop souvent le vieillissement du public jazz pour ne pas souligner ce fait ; mais en écrivant cela, je pense aussi à certains jeunes aux oreilles endormies qui s’obstinent à croire que le jazz est une musique ringarde destinée aux vieux), c’est une manière d’être sérieux (et croyez-moi, quand il tourne à plein régime, ce big band n’amuse pas le terrain) sans se prendre au sérieux. Avec cinq saxophones, quatre trombones et quatre trompettes (ou bugles), il faut aussi dire que côté souffle, cet ensemble grand format en impose d’autant plus qu’à l’arrière des troupes, la propulsion est assurée par une rythmique grouillante qui ne compte pas moins de trois percussionnistes. Tout ce grand monde a réussi à se faufiler sur scène non sans une habileté qu'exige l'exiguïté de fait des lieux pour un concert en deux temps : le premier set est avant tout l’occasion de revenir sur Les icebergs aussi, tandis que le second est annonciateur du prochain disque, à paraître au printemps prochain et qui, si mes informations sont exactes, devrait s’appeler To Bigre Or Not To Bigre. Pour le final, il aura fallu encore se serrer un peu plus, avec l’arrivée au chant de Clyde Rabatel, Célia Kameni et Thais Lopez De Pina. Avec eux, on pousse les tables, on se lève, on fait danser les peluches récompenses (lisez un peu plus loin, vous comprendrez). Le temps passe vite, trop vite, voilà qu’il est déjà 23h30 : la fête sera bientôt finie.

    Au risque de confronter le groupe à un conflit d’intérêt, j’ai participé à la tombola Bigre (j’en avais déjà connu une version assez délirante l’année dernière au Périscope de Lyon, les musiciens ayant eux-mêmes assuré l’approvisionnement en cadeaux les plus improbables qui soient). Mercredi, le groupe offrait des peluches animales (suite à une confusion rigolote entre bigre et tigre) : tigres donc, mais aussi lions, panthères et serpents... aux vainqueurs ! Pourtant porteur du ticket numéro 1 (ce qui, on va le comprendre, n’est en rien un avantage), je suis rentré bredouille, m’épargnant peut-être le spectacle du provincial un peu ridicule déambulant dans les rues et le train en encombrante compagnie. On ne pourra pas accuser mon propre fils – chargé d’interpréter le rôle de la main innocente – d’avoir voulu favoriser son père,  et avec le recul, je lui suis infiniment reconnaissant d’avoir laissé à d’autres le privilège d’une propriété risquant de compromettre définitivement ma réputation de blogueur irréprochable... N’empêche... Le hasard réserve de sacrées surprises : imaginez-vous qu’il m’a fallu, de mon côté, tirer au sort parmi les différentes captations vidéo réalisées au moyen de mon petit télépomme. Et que le film gagnant, assez bref, est celui qui met en scène mon rejeton - un certain Pierre Desassis - en pleine exécution d'un chorus au saxophone alto. Nous sommes au début du second set et les dix-neuf Bigre ont attaqué par « Timba Para Los Gringos ». Mais bon... avec ces quelques 104 secondes, vous pourrez vérifier que je n’ai rien inventé et qu’il régnait bien une ambiance chaleureuse du côté du New Morning ; un peu comme si nous avions vécu une soirée de Noël avant l’heure. J’ignore quand je pourrai revoir Bigre ! sur scène, à Paris, à Lyon ou ailleurs, mais sachez que je suis d’ores et déjà impatient.

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  • Douze fois oui

    The-Studio-Albums-1969-1987.jpgAmis de la nostalgie, je ne voudrais pas inciter certains d’entre vous à plonger dans les abîmes d’une célébration quasi pathologique du passé mais... lorsque j’ai appris qu’on pouvait se procurer pour une somme très raisonnable (à peine 3 € le disque) un coffret de 12 CD réunissant l’intégralité des albums studio enregistrés (et ici augmentés) par le groupe Yes entre 1969 et 1987 pour le compte du label Atlantic, mon microsillon interne n’a fait qu’un tour, provoquant dans l’instant l’exhumation de vieux souvenirs qui continuent de me hanter. Plutôt agréables, je dois bien l’avouer même si l’acmé du groupe correspond selon moi à une période beaucoup plus courte: trois années, de 1971 à 1974, une phase hyper créative jalonnée par cinq albums qu’on peut aujourd’hui considérer comme des classiques dans l’histoire du rock progressif (un mouvement qu’il est de bon ton de dénigrer par paresse et dont les réelles richesses m’incitent à vous recommander la lecture du livre éponyme signé Aymeric Leroy aux éditions Le Mot et le Reste) : The Yes Album (1971), Fragile (1972), Close To The Edge (1972), Tales From Topographic Oceans (1973) et Relayer (1974).

    Avant - appelons cette époque le proto-Yes - ce n’était pas encore tout à fait le Yes un peu démesuré, avec ses longues chevauchées aux ornements scintillants (à la limite du clinquant par instants) produits en particulier par la voix haut perchée de Jon Anderson, la guitare virtuose de Steve Howe et les claviers post-classiques de Tony Kaye, puis Rick Wakeman et pour finir Patrick Moraz.

    Ensuite, Yes, victime du gigantisme généré par la nécessaire conquête du continent américain (des sous des sous des sous), mais aussi d’une succession de conflits d’égos stériles, n’offrira plus rien de neuf, d’abord par le truchement de quelques albums plutôt sympathiques mais sans grande surprise (Going For The One, Tormato, Drama) ressemblant à s’y méprendre à des redites un tantinet pâlichonnes, à une époque où d’une part la musique disco avait substitué la transpiration industrielle à la démesure et l’irrationnel, et d’autre part le mouvement punk un primat primate anti-thatchérien à la complexité de compositions désormais excommuniées par une nouvelle dictature les qualifiant de bourgeoises ; puis à travers une résurrection – et le retour de Jon Anderson et Tony Kaye - auréolée de quelques succès commerciaux indéniables (ainsi « Owner Of A Lonely Heart ») dans les années 80, une renaissance d’assez courte durée qui ne se fera qu’au prix de compromis et de concessions faites aux codes imposés par une période peu féconde et avide de simplifications nées d’impératifs de rentabilité assignés aux disques produits : 90125 puis Big Generator, disques écoutables certes, mais bien loin des folles années. Depuis, entre reformations partielles, conflits et brouilles, clones vocaux (ainsi Benoît David, chargé de remplacer Jon Anderson à partir de 2008, un chanteur que Yes est allé débaucher dans un tribute band appelé Close To The Edge !), départs, retours, formations dissidentes... le groupe a donné le mauvais exemple de ces histoires qui n’en finissant pas de finir alors qu’un arrêt raisonné pour motifs artistiques eût été, et de très loin, la solution la plus honorable pour tous.

    J’entends déjà des voix grincheuses s’élever : Yes... mouais, prétentieux, frime, démonstrations vaines, étalage de virtuosité... Toutes ces critiques, je les connais bien, je les entendais déjà à l’époque de mon adolescence lorsque - allongeant sur le sol de la chambre de mon frère une carcasse enfin longiligne, après avoir cru pendant longtemps que ma morphologie ne me permettrait jamais d’accéder à l’altitude d’un corps d’adulte - la tête calée entre les deux haut-parleurs posés par terre, réfugié dans un monde qui me fascinait par sa débauche instrumentale – c’était quand même autre chose que les déhanchements d’Elvis Presley à Las Vegas - je me régalais du moindre détail, de chaque enluminure des arrangements, des solos étincelants de la guitare électrique ou acoustique de Steve Howe (ah cette merveille qui culmine sur « The Ancient » !), du grondement tellurique de la basse de Chris Squire, des envolées du synthétiseur de Rick Wakeman ou des performances vocales de Jon Anderson toujours sur le fil du rasoir, tout au long des quatre faces (avec sur chacune d’entre elles une seule composition) de Tales From Topographic Oceans ! Mon seul regret dans ces 80 minutes de musique, c’était l’absence du grand Bill Bruford à la batterie, parti après Close To The Edge et dont le remplaçant Alan White manquait selon moi de subtilité et de mélodicité. J’ai le souvenir très précis, en cette fin 1973 et de crise du pétrole - j'avais acheté le double 33 tours le mercredi 12 décembre, il y a donc 40 ans, presque jour pour jour - de mon grand-père qui était très intrigué par ma posture et que je ne rassurais qu’à moitié sur ma santé mentale lorsque je lui expliquais que c’était pout moi le seul moyen d’entrer dans la musique. Je ne comprenais rien aux textes : aujourd’hui encore, ils restent une énigme pour moi, j’ai beau lire les paroles, je ne sais toujours pas de quoi ils parlent, alors je me réfugiais dans au autre mystère, celui des visuels des pochettes et des graphismes de Roger Dean, ses illustrations un peu magiques venues d’un autre monde, aux confins de la science-fiction et de la poésie, avec cette façon si particulière de dessiner des lettres aux formes rebondies et de les lier entre elles, chaque mot composant à lui seul un dessin. Le double album de 1973 était, à cet égard, un autre sommet dans l’histoire du groupe. Oui, je sais qu’en 2013, il peut paraître un peu niais d’écouter encore ces quelques disques que l’histoire de la musique retiendra peut-être comme une sorte de boursouflure enfantée par des musiciens avides d’une reconnaissance que le seul rock ne pouvait leur apporter. N’empêche : « Yours Is No Disgrace », « Starship Trooper », « Roundabout », « Heart Of The Sunrise », « Close To The Edge », les quatre longs mouvements de Tales From Topographic Oceans, « Gates Of Delirium »... l’idée de retrouver ces quelques pièces maîtresses - alliance de rock, de folk et d'influences classiques - m’enchante.

    Quand je pense que, pour d’obscures raisons que je me garderai bien d’expliquer ici, j’avais revendu en 1976 une flopée de 33 tours au prétexte qu’ils méritaient d’être jetées dans les poubelles de mon histoire... et que dans ce lot se trouvait mes albums de Yes ! Quand je pense que, pris de remords et victime du manque que ressent toute personne qui vient de se séparer d’un objet compagnon, j’en avais très vite racheté quelques uns. Quand je me rappelle avoir rapatrié sur mon ordinateur, beaucoup plus tard et sous une forme dématérialisée, une intégrale des disques du groupe, mais dans un format sonore étriqué incompatible avec le besoin d’immersion que provoque l’écoute des albums évoqués un peu plus haut... Alors je vois dans la parution d’un coffret qui inclut bon nombre de bonus tracks une occasion de boucler la boucle et d’évacuer une bonne fois pour tous les regrets nés de cette époque lointaine et de ne pas bouder plus longtemps le plaisir pris à l’écoute d’une musique dont la valeur peut aussi se mesurer aux réminiscences heureuses que sa seule évocation engendre. Cette force-là est irremplaçable.

    Oui, douze fois oui !

  • Deuxième cérémonie de remise des « Coups de Maître »

    Eh oui, le temps passe très vite, les disques n'en finissent pas de pleuvoir au point qu'un rapide calcul suscite mon effarement : depuis un an, j'ai dû “découvrir” environ 150 albums. C'est peu, juste une goutte dans l'océan de la musique, par comparaison au volume de la production mondiale, tous genres confondus ; mais c'est énorme si, comme moi, vous disposez d'environ 365 jours chaque année (parfois 366, je l'admets) pour consacrer un peu de temps à vos passions. Sachant que bon nombre de ces nouveaux arrivants misicaux nécessitent plusieurs écoutes, sachant aussi que leurs prédécesseurs méritent de revenir au front (et parfois, croyez-moi, ils reviennent de très loin et s'accrochent à vos basques en vous suppliant de ne pas les oublier), vous comprendrez aisément que la tâche n'est pas si facile. Passionnante, source de plaisirs multiples mais, tout de même, un sacré boulot ! Quant à l'idée saugrenue consistant à extirper dix élus de cette abondante récolte, on peut la considérer d'un œil amusé, se dire que l'exercice est vain, penser aussi qu'il sera forcément injuste (c'est vrai). Mais ce choix est une façon de revenir en arrière, de se souvenir des émotions les plus fortes et des élans singuliers que certains disques ont suscités. Et d'avoir une pensée pour les oubliés, dont beaucoup nous ont offert des instants singuliers.

    Alors voilà pour l'année 2013 : dix albums, tous très beaux, choisis parmi un grand ensemble dont bien des éléments auraient très pu aisément franchir la barrière de mes « Coups de Maître ». Tiens par exemple, prenez Slim Fat de l'Imperial Quartet... eh bien, il serait volontiers entré dans ma confrérie du moment, rien que pour sa dégaine sonore pas comme les autres et son déluge saxophonique...  Pareil pour Le Rêve de Nietzsche de Jean-Rémy Guédon et son Archimusic, quand jazz et hip hop s’acoquinent avec la philosophie... Et je ne vous parle même pas des Passagers du Delta, du Trio ALP, si beau, en deux temps, dans son livre élégant.

    Et puis, on va encore me dire que la coloration de ma sélection est très hexagonale ! J'assume ces choix, ce qui ne signifie pas pour autant que j'ignore la musique qui a vu le jour ailleurs, Outre-Atlantique notamment. Mais je connais plein d'amis qui parlent très bien, beaucoup mieux que moi, de musique et dont les écrits sont toujours passionnants : Jean-Jacques Birgé, Franpi Sunship, Mozaïc Jazz, Les Dernières Nouvelles du Jazz, Belette Jazz, Ptilou's Blog, JazzOCentre, Jazzques, Les Allumés du Jazz, et quelques autres que vous n'aurez aucun mal à dénicher. Vous pouvez prendre le risque d'aller faire un petit tour chez eux : dans le pire des cas, ils vous donneront envie de vibrer encore plus fort avec leurs choix ; dans le meilleur, ils finiront pas vous convaincre que – comme nous tous – il vous faudra vivre d'autres vies pour étancher votre soif de musique !

    Ma petite sélection sans prétention apparaît dans l'ordre chronologique de l'arrivée des disques dans ma boîte aux lettres. Il m'est arrivé d'écrire à leur sujet, n'hésitez pas à cliquer sur les repères... pour en savoir [+] !

    Festen
    Family Tree

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GDeuxième volet des aventures de cette jeune quarte qui allie la science du jazz à l’énergie du rock. Damien Fleau (saxophone), Maxime Fleau (batterie), Jean Kapsa (piano) et Oliver Degabriele (contrebasse) écrivent une musique dense, nerveuse et habitée. Ils savent aussi atteindre l’épure, privilège des grands, leur « Grandfather’s Bed » en est une preuve. On est heureux de se sentir un peu comme membre de cette belle famille au sein de laquelle circule une énergie très contagieuse. [+]

    Samuel Blaser
    As The Sea

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GEncore une très belle année pour le tromboniste ! Hyperactif, notre Helvète préféré a notamment doublé la mise avec deux albums qui séduisent par la somme d’imagination et de liberté qu’ils respirent. Tout récemment, Mirror To Machaut offrait une relecture limpide de la musique de deux Guillaume du Moyen-Âge : de Machaut et Dufay. Mais avec As The Sea, Blaser avait sculpté quelques mois plus tôt la matière sonore d’un univers mouvant et jamais fini, en compagnie de ses amis Marc Ducret, Gerald Cleaver et Bänz Oester. Un disque énigmatique et passionnant de bout en bout.  [+]

    Rémi Gaudillat
    Le chant des possibles

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GLe souffle cuivré d’un quatuor libre et onirique : celui de Rémi Gaudillat et Fred Roudet (trompette, bugle), Loïc Bachevillier (trombone), Laurent Vichard (clarinette basse). Quatre musiciens qui savent demander à leurs instruments de dépasser leur rôle de respirateurs naturels et leur donner le muscle de la pulsation. Leur musique entre ombre et lumière exhale un parfum impressionniste des plus séduisants, elle est une porte grande ouverte sur un imaginaire poétique dans lequel on plonge sans réserve. [+]

    Stéphane Chausse & Bertrand Lajudie
    Kinematics

    festen,samuel blaser,remi gaudillat,christophe marguet,alban darche,art sonic,gordiani desprez scarpa,olibier bogé,dominique pifarely,pan-gQuand deux amis décident de se donner les moyens et le temps de faire aboutir un vieux rêve : jouer une musique dont chaque détail compte, par un travail d’orfèvre appliqué à une matière sonore qui fait l’objet d’un soin maniaque. Leur jazz funk bienvenu est habité d’un gros son, il est interprété par une ribambelle d’amis dont certains ne sont pas les derniers venus, comme Marcus Miller. Un disque de plaisir total, qu’on écoute avec gourmandise en se disant qu’une production aussi aboutie est tout de même rare de nos jours. Chouette cadeau ! [+]

    Christophe Marguet Sextet
    Constellation

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GUn récidivisite, déjà haut placé en 2012, j'espère ne pas l'assommer avec mes coups de mâitre à répétition... Cette fois, le batteur joue la carte d’une dream team aux couleurs chatoyantes et forme un orchestre dont les richesses n’en finissent pas de se dévoiler au fil des écoutes. Constellation est de ces disques dont on peut dire sans se tromper qu’ils sont empreints de magie. Normal, Christophe Marguet s’est entouré de magiciens : Régis Huby (violon), Steve Swallow (basse), Benjamin Moussay (claviers), Chris Cheek (saxophone) et Cuong Vu (trompette). Du grand art. [+]

    Gordiani, Desprez, Scarpa
    21

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GLa formule est d’une apparente simplicité. 21 signifie ici 2+1, et plus exactement deux guitares et une batterie. Une combinaison originale et très électrique. Il y a ici tout ce qu’on aime (enfin, quand je dis on, je parle de moi, mais je sais que je ne suis pas seul à penser ainsi) : l’énergie, l’imprévu, le mystère, la fougue, les élans... En quarante minutes, Philippe Gordiani, Julien Desprez et Emmanuel Scarpa mettent les doigts dans la prise de courant de leur imaginaire et zèbrent de leurs éclairs notre ciel qui ne demande pas mieux qu’on lui fasse ainsi frissonner les étoiles. Coup de cœur et de foudre garantis à tous les amoureux des escapades un peu folles ! [+]

    Ensemble Art Sonic
    Cinque Terre

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GDécidément, Sylvain Rifflet (clarinette, saxophone) et Joce Mienniel (flûte) sont au sommet de leur art. En 2012, ils figuraient déjà en très bonne place dans ce palmarès. Avec l’Ensemble Art Sonic, ils inventent un univers géographique et sublimé, une musique de chambre du XXIème siècle. A leurs côtés, Cédric Chatelain (hautbois, cor anglais), Baptiste Germser (cor) et Sophie Bernardo (basson) sont les pièces vitales d’un quintette à vents irrésistible. Mine de rien, on assiste avec ce très beau disque à la naissance d'une musique qui n'en est qu'à ses premiers frémissements, en attendant la suite, qui nous comblera. [+]

    Olivier Bogé
    The World Begins Today

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GQue la lumière soit ! Après nous avoir raconté l'histoire d'un voyageur imaginaire, le saxophoniste prouve avec son second disque qu’il est bien plus qu’un jeune musicien talentueux : il est aussi un humain conscient, en quête d’un chant solaire qui irradie sa musique de la première à la dernière note. Il est entouré d’amis de renom : Tigran Hamasyan, Jeff Ballard, Sam Minaie. Ces derniers savent mettre leur art, avec humilité, au service d’une inspiration/respiration commune qui s'épanouit sur des compositions d'une grande limpidité. Bogé partage, partageons sa musique... [+]

    Dominique Pifarély / Ensemble Dédales
    Time Geography

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GAussitôt arrivé, déjà au sommet de la pile ! Neuf musiciens haut de gamme composent l’Ensemble Dédales dirigé par le passionnant violoniste Dominique Pifarély : Guillaume Roy (alto), Hélène Labarrière (contrebasse), Vincent Boisseau (clarinettes), François Corneloup (saxophone baryton), Pascal Gauchet (trompette, bugle), Christiane Bopp (trombone), Julien Padovani (piano), Eric Groleau (batterie), tous au service d’une musique à la fois savante et nourrie d’une pulsion hypnotique, libre et engagée dans l'invention de nouveaux paysages entre jazz et musique de chambre contemporaine. Time Geography est un disque aux variations subtiles, dont les richesses se dévoilent au fil des écoutes. 

    Alban Darche
    My Xmas traX

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GC’est d’une certaine manière le label Pépin et Plume d’Alban Darche qui est ici récompensé. Sa première référence, L’Orphicube, manifestait un fort pouvoir de séduction. Mais en fin d’année, le saxophoniste glissait au pied du sapin un second disque, une boîte de Noël un peu magique, pleine à craquer de chants tels que tous les enfants que nous sommes rêvent d’écouter le soir de la veillée. Un disque durable et enchanté, au plaisir augmenté par la lecture d'un conte signé Franpi Barriaux. Quoi, on n'a plus le droit de dire du bien des copains ? [+]

    Alban Darche, pour ses deux albums pépinoplumesques, mais aussi parce que les mois qui viennent de s’écouler nous auront valu de sa part d’autres disques ô combien précieux, reçoit à l’unanimité de mon jury (dont je suis le seul membre, je le précise par honnêteté, et je ne vous cacherai pas qu'il m'arrive fréquemment de ne pas être d'accord, ce qui complique beaucoup les choses, parfois) le Maître d’Honneur 2013 : Cube, Gros Cube ou Orphicube, tout est bon chez le saxophoniste ! Ce ne sont pas les camarades Citoyens Julien ou Franpi (encore lui...) qui me démentiront...

  • Hotte Club

    alban darche, the amazing keystone big band, olivier calmer, caravane gazelle, pierre et le loup et le jazz

    Nom d’un renne et d’un traîneau : nous sommes déjà le 9 décembre et Noël approche à grands pas... Vous, je ne sais pas, mais moi, je n’ai guère envie de me mêler à la foule affolée des derniers jours, celle de la ruée vers ce Graal de l’achat forcené, du cadeau qui manque et des listes incomplètes parce qu’il ne faut oublier personne. Mus par une nécessité de la dernière minute, je crains que mes contemporains soient encore plus insupportables que d’habitude aux abords des magasins, obéissant à une urgence mystérieuse qui leur commande de se soumettre aux injonctions consuméristes de cette période dite « des fêtes de fin d’année ». Je vous vois venir : vous allez me traiter de grincheux, de vieux ronchon et de rabat-joie. Pas si sûr. En réalité, vous faites erreur : l’idée de Noël m’est plutôt agréable ; elle fait remonter à la surface de mes émotions intimes des plaisirs simples, avec des sourires d’enfants, des étonnements aux yeux grands ouverts, un zeste d’innocence et un petit parfum de cannelle. C’est la course impitoyable aux achats commandés qui me navre un peu, non que je répugne à déposer des cadeaux sous le sapin de Noël, mais parce que je fuis comme la peste l’idée d’une course panique à l’ultime seconde avant la fermeture des magasins, celle au bout de laquelle on peut aller jusqu’à s’acquitter de sa tâche en se procurant n’importe quel objet made in RPC. Et je suis un peu comme certains dont les oreilles souffrent lors de leurs déambulations dans les rues sonorisées à grands coups de chansons médiocres censées traduire l’esprit de fête qui doit les animer. A tout prendre, je préfère le silence.

    Garnir la hotte du Père Noël, déposer un paquet au pied du sapin, je veux bien. Je le ferai même avec le plus grand plaisir, mais pas au prix d’une gymnastique commerciale dont je sortirai épuisé et un peu écœuré aussi. On peut (se) sortir de cette redoutable épreuve en visant un peu plus haut que le niveau de la dernière trouvaille destinée à hypnotiser les enfants jusqu’à ce que, très vite lassés par la vanité de l’enjeu, ces derniers se retournent vers des activités plus enrichissantes pour l’esprit. Quand je vous dis que je suis un optimiste... Ce sera d’autant plus simple que j’ai déjà en tête quelques idées musicales du meilleur effet. Eh oui, de la musique : de quoi voulez-vous donc que je vous parle ? Je ne vais tout de même pas demander un nouveau modèle de pace maker, n’est-ce pas ? Il est déjà programmé pour mes étrennes 2016… Non, ce que je veux voir dans la hotte, c’est de la musique pour Noël, parfois de la musique de Noël, parfois les deux en même temps, aussi. Pas vulgaire, mais durable, entêtante et qui vous élève. Parce que je pense aux enfants, tous ces petits humains qu’on fait plonger trop vite dans l’abime de nos vies d’adultes, parce que leurs premières années sont à trésor à préserver à tout prix.

    Tenez, prenez un disque comme my Xmas traX d’Alban Darche, que vous pouvez vous procurer pour une somme très raisonnable dans une Xmas boX numérotée à la main du meilleur effet avec, à l’intérieur : le disque bien sûr, rempli de chants pour la plupart très connus que le saxophoniste transfigure avec grâce, mais aussi un livret de 24 pages incluant un conte (Ô rumeurs de confort et de joie) signé du camarade Franpi et, cerise sur le gâteau, une pluie de petites étoiles et de sapins dorés. Ce disque est la deuxième référence du label Pépin et Plume, après le génial Orphicube du même Alban Darche. Il fait partie de ceux qui tournent en boucle chez moi depuis le jour où je l’ai reçu : voilà une célébration de Noël élégante, originale et éminemment vibratoire. Elle répond précisément au besoin que j’exprimais un peu plus haut car ce disque sent le pain d’épices et la cannelle (je n’ose pas dire qu’il sent le sapin, pour éviter toute méprise, mais pourtant...), il fait vibrer la corde sensible de nos souvenirs d’enfance sans pour autant jouer la carte facile de la nostalgie et du « c’était mieux avant ». Pour mener à bien cette très belle aventure, Alban Darche s’est entouré d’une bonne partie des musiciens de lOrphicube (Nathalie Darche, Mathieu Donarier, François Ripoche, Sébastien Boisseau, Marie-Violaine Cadoret, Christophe Lavergne). Le résultat est confondant de justesse dans la transmission des vraies émotions de l’enfance, alliée à la richesse d’un jazz rendu comme soyeux par le travail du mariage des timbres : piano, saxophones, violon, trompette, sans oublier la voix d’Anne Magouët. C’est beau, tout simplement, limpide et souriant. « Vive le vent », « Petit Papa Noël », « Douce Nuit », « White Christmas » ou encore « Hélène et Ludivine » (dont le titre laisse deviner le chant qu’il dissimule à peine), autant de thèmes universels qui trouvent ici une nouvelle jeunesse, qu’on imagine volontiers éternelle. Alban Darche nous fait un très beau cadeau (plus exactement, on pourrait dire qu’il les a multipliés en cette année 2013 très prolifique pour lui) et sa Boîte de Noël est à commander d’urgence. Noël ou pas Noël, ses Xmas traX sont à découvrir absolument : je vous garantis, foi de Maître Chronique, que vous ne le regretterez pas et vous glisserez cette galette dans votre lecteur à tout moment, y compris en l’absence de vos enfants. Ce n’est pas l’Arche de Noé, mais le Darche de Noël !

    On pourrait me rétorquer que les dix-huit musiciens de l’ensemble appelé The Amazing Keystone Big Band (ainsi dénommé parce que leur club fétiche est la Clef de Voûte à Lyon, amis bilingues, vous m’avez compris) n’ont guère besoin qu’on leur fasse une publicité supplémentaire. Tout leur réussit en ce moment : la sortie de leur adaptation jazz de Pierre et le Loup sur le label Chant du Monde bénéficie depuis plusieurs semaines d’une belle exposition dans les médias (radios, télévisions, journaux, ils ont été nombreux à en vanter les qualités) et leur récent concert à la Salle Gaveau (qui affichait complet depuis pas mal de temps) a confirmé toute l’étendue de leur talent. Je le sais, j’y étais, flanqué d’une ribambelle familiale au beau milieu de laquelle trônait fièrement ma splendide petite-fille. Qui n’a pas perdu une miette du spectacle ! Donc, oui, on en a beaucoup parlé. Mais tout de même... Quel plaisir que ce disque, quelle belle santé affichée ! Je peux vous garantir la joie qui vous gagnera au moment où vous observez des enfants, les vôtres peut-être, voire vos petits-enfants, écarquillant les yeux en écoutant le texte dit par Denis Podalydès : ce dernier a endossé le rôle du récitant (il est accompagné dans cette tâche par l’actrice Leslie Menu) et leur explique les instruments avant de raconter cette drôle d’histoire dont la musique, signée Prokoviev, comme vous ne l’ignorez pas, a été passée à la moulinette jubilatoire des arrangements de Bastien Ballaz, Fred Nardin et Jon Boutellier. Ici, c’est la flûte traversière et la trompette avec sourdine qui jouent le rôle de l’oiseau ; le saxophone soprano est le canard ; le chat, quant à lui, est représenté par le saxophone ténor ; le saxophone baryton endosse les habits du grand-père ; trombones et tuba sont le loup menaçant ; les cordes (piano, guitare, contrebasse) sont chargées de représenter Pierre tandis que l’ensemble du Big Band forme les chasseurs dont les coups de feu sont tirés par la batterie. Une belle leçon de musique administrée par un groupe explosif qui sait ne pas se prendre au sérieux tout en accomplissant un travail très soigné, haut en couleurs et finalement très pédagogique. Côté sapin de Noël, préférez l’album CD dont le format plus large (25 X 25 cm) conviendra parfaitement aux plus jeunes, avides de découvrir cette histoire illustrée par Martin Jarrie. Vos enfants auront beaucoup de chance s’ils peuvent ainsi entrer dans l’univers du jazz dont les styles leur sont présentés incidemment au fil des aventures de Pierre : swing, New Orleans, blues, free jazz, etc. Pierre et le Loup et le Jazz, voilà un disque qui ne risque pas de passer de mode ! Une belle idée, vraiment.

    Enfin, je serais vraiment injuste en oubliant un troisième et chouette cadeau à faire à tous les enfants : honte à moi, la Caravane Gazelle composée par l’excellent Olivier Calmel ne date pas d’hier, je crois me souvenir qu’elle a été publiée en 2011. Mais qu’importe, mieux vaut tard que jamais après tout ! Car ce conte musical est un enchantement, un plaisir qui ne s’éteint pas au fil du temps et qui mérite mieux que la discrétion dans laquelle il a vu le jour et le quasi silence médiatique qui a enveloppé d’une brume silencieuse sa publication. Écrit par Florence Prieur, il nous raconte l’histoire d’une gazelle qui trouve refuge au sein d’une caravane dans le désert et se lie d’amitié (et plus si affinités, mais ceci ne nous regarde pas) avec le chameau qui a soigné sa blessure. Au départ, on se méfie d’elle parce qu’elle n’est pas du sérail mais très vite, le groupe va découvrir les richesses de l’autre, celles qu’on ignore par refus des différences (on a compris qu’il s’agit là d’un hymne à la tolérance). La petite gazelle n’a pas son pareil pour trouver les points d’eau essentiels à la vie du groupe qui va l’entourer de sa protection après s’être méfié d’elle. Cette histoire sensible – et tellement d’actualité - racontée par Julie Martigny, bénéficie d’une magnifique mise en musique chambriste et contemporaine grâce au quintette Artecombo et ses instruments à vents (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson). On savait qu’Olivier Calmel était un compositeur prolifique et protéiforme, il en fait ici une nouvelle démonstration. Caravane Gazelle s’adresse à nous tous et à notre cœur en particulier : l’histoire est belle, universelle, exempte de toute vulgarité infantilisante ; sa musique, exigeante et lumineuse en même temps, est un bel exemple du respect qu’on peut témoigner envers les enfants, tous les enfants.

    Si avec tout ça, Noël n’est pas une fête (de la musique), alors vraiment je ne peux plus rien pour vous.

  • Mégalithe

    philippe gleizes, caillou, soleil zeuhlLes connaisseurs vous le diront : Philippe Gleizes est batteur et Caillou une formation surpuissante. Pas n’importe quel batteur, soit dit en passant. De la famille calorifère de ceux dont le jeu ruisselle de débordements multiples et le corps transpire à l’unisson d’une musique qu’on a tôt fait de cataloguer comme Zeuhl, mais dont les inspirations sont aussi à chercher du côté des musiciens anglais un brin pataphysiques et échevelés, vaillants créateurs de l’École dite de Canterbury (ses géniteurs étant, vous ne l’ignorez pas, les fondateurs de Soft Machine, au premier rang desquels Robert Wyatt et Hugh Hopper). Mais, l’évidence est là : il ne fait aucun doute que Gleizes compte parmi ses maîtres un batteur premier, Christian Vander – père de la Zeuhl, justement, et qui a fait appel à lui il y a peu pour une série de concerts avec Offering – dont il partage l’omniprésence et l’expressionnisme un brin  démesuré.

    Pourquoi parler à tout va de Zeuhl ? C’est la question piège, d’autant que son inventeur nous invite à penser que ses possibles héritiers confondent parfois le fond et la forme (certains d’entre eux ont pris le compliment un peu en travers de la gorge, il faut quand même le préciser). Mais affilier Gleizes à ce courant ne relève toutefois pas du contresens kobaïen, me semble-t-il. Parce que sa batterie est hantée par un foisonnement typiquement vandérien ; parce qu’elle occupe une place centrale dans la musique et dégage une puissance similaire et survoltée, à l’instar de celui dont Elvin Jones reste la référence en la matière ; parce que gronde dans son monde fiévreux une basse terrienne qui évoque celle des aînés que sont Jannick Top et Bernard Paganotti ou, plus récemment, leur disciple Philippe Bussonnet ; parce que le Fender Rhodes, autre instrument fétiche de cette école aux échos puissants, est au cœur du dispositif de toutes les compositions ; parce que la guitare est résolument électrique, à la fois rageuse et mélodique ; en l’absence de voix humaine, c’est elle qu’on charge de l’exposition des thèmes. Évoquant celles qui ont fait les belles heures des groupes nés dans le sillage de Magma (l’un des plus contemporains étant One Shot) mais aussi, il faut bien le souligner, de ses cousines d’Outre-Manche citées un peu plus haut (Matching Mole, National Health, pour n’en citer que deux). Voilà, en quelques lignes, un petit échantillon d'apparentements formels qui m’autorisent à penser ainsi. Sur le fond, je suis moins affirmatif : Magma est une famille à part, c’est une contrée farouche où la musique est le vecteur d’une vision singulière du monde, qui ne trouve pas nécessairement en Caillou un disciple zélé. Gleizes a ses propres histoires à nous raconter, et c’est tant mieux. Chez lui, il est question de Frankenstein ou de Dracula, mais aussi d’Indiens, de chiens qui dansent ou d’une nébuleuse. Son univers est bigarré, imprévisible et pas forcément soumis à un ordre logique ni à une organisation universelle.

    Parlons un peu de lui : le bougre n’en est pas à son coup d’essai. Adeptes de la toile, vous éprouverez des difficultés à réunir les pièces de son dossier pourtant déjà bien chargé : vous le dépisterez aux côtés de Médéric Collignon au sein du Jus de Bocse ; ou membre d’une sacrée clique baptisée United Colors Of Sodom, sous la direction de Jean-Philippe Morel ; tiers de N’Walk aux côtés de deux kobaïens pur jus (James McGaw et Bruno Ruder) ; répondant à l’appel de Call The Mexicans (Jean-Philippe Morel, encore) ; inspirateur de Gleizkrew (un trio dans lequel on trouve le saxophoniste Hugues Mayot lui-même présent dans United Colors Of Sodom…). Et aujourd’hui co-fondateur avec Rudy Blas d’un drôle et réjouissant Caillou qui, je le confesse, ne m’a pas laissé de marbre !

    On l’a compris : Gleizes et ses amis Rudy Blas (guitare), Mathieu Jérôme (Rhodes, claviers), Charles Lucas (basse), c’est du costaud, de l’énergie à l’état brut qui ne s’embarrasse pas de minauderies pour propulser le répertoire de leur quatuor vers la stratosphère, vers cet ailleurs si prisé des artistes engagés dans leur musique jusqu’à leur ultime souffle, là où se frictionnent le chant des mélodies et les pulsions vitales d’une musique qui ne saurait accepter la demi-mesure. Une musique de l’échauffement des particules, entre ombre et lumière. Et si ses élans évoquent directement Magma (ainsi, « Dancing Dogz » est habité d’un souffle qui tangente celui de « Zombies »), on se rend vite compte de la diversité des inspirations. Ainsi, après l’exposition de son thème aux accents de chants guerriers Indiens, le cœur de « Tomahawk » et son chorus au Fender lorgnent plus du côté du jazz sinueux de Matching Mole, en mode survitaminé. « Païens » ou « Les Carpates »  affichent des couleurs jazz-rock, dans la lignée du Mahavishnu Orchestra ou du Lifetime de Tony Williams. Gleizes est un formidable technicien de la batterie, il sait entraîner le groupe dans sa propre folie sans l’écraser par son jeu, chacun des musiciens s’aventurant dans un combat fraternel et euphorisant (« Victor F. »). Dix compositions, toutes originales, dont une majorité signées de Gleizes, avec l’appui de ses camarades qui s’y collent également, pour un voyage haletant où les temps de pause ne vous seront que rarement accordés : « Hum Hum », pour commencer en souplesse, « Goban », plus céleste sans pour autant être vaporeux, « 200 Toiles » jusqu’au moment où la guitare zèbre l’espace de ses stridences ; de plus, les invitations à une transe tournoyante sont au programme (« Spirales »). Mais quelle importance après tout ? Il sera bien temps de se reposer plus tard, après... Ici, c’est l’urgence qui commande. Un point c’est tout. Et ne vous fiez pas aux 3’23" annoncées par la première partie de « Nébuleuse » : votre patience sera récompensée par ce qui en est peut-être la seconde, une dernière progression frénétique, après deux minutes d’un silence malin.

    Mais au fait, pourquoi Caillou ? C’est une histoire liée à la Bretagne, là où Philippe Gleizes était installé à l’époque où a germé l’idée du groupe. Une discussion avec Rudy Blas plus tard et le nom était trouvé. La Bretagne, pays de la pierre, du granit, symbole de résistance (parce qu’il faut savoir en faire preuve pour défendre une musique aussi peu consensuelle), bon sang mais c’est bien sûr ! Oui d’accord, mais le nain alors ? Pourquoi le nain (qui arbore un bonnet rouge, c'est à la mode en ce moment...) ? Eh bien, parce que le nain, au demeurant personnage fort sympathique, creuse au fond des mines dans les légendes, c’est un travailleur de la pierre et puis… avec la compagnie d'un tel personnage, vous disposez des moyens de réaliser une pochette qui ne ressemble pas aux autres ! Un gentil nain, mais à la tête dure…

    Ah, tiens, avant de finir… Je profite de la publication de cet album pour souligner une fois encore le travail d’Alain Lebon dont le label Soleil Zeuhl – tout doucement, dans la discrétion imposée par une conjoncture pourvoyeuse de toutes les vulgarités clinquantes et analphabètes et au-delà de toutes les difficultés qu’on peut imaginer dès lors qu’il s’agit de faire exister un catalogue exigeant –  est à défendre coûte que coûte. Il est un refuge précieux pour des musiques habitées d’une même synergie, celle qui naît de l’alliance entre la profondeur de l’âme et la chaleur du muscle. Remercions-le de faire en sorte que les Japonais ou les Américains ne soient pas les seuls désormais à se battre pour une telle cause musicale. Le disque de Caillou sort sur Soleil Mutant, qui est en quelque sorte le second label de Soleil Zeuhl, dans un souci de diversification après 15 ans d’existence, mais dont l’esthétique devrait rester proche de celle de sa matrice. Il y a quelques mois, sous la houlette de l’excellent Nicolas Candé, Setna publiait une Guérison aux vertus solaires, que j’avais évoquées ici-même ; plus près de nous, le 18 septembre, un Soleil Zeuhl Festival se tenait à Paris (avec le renfort d’autres formations telles que Neom ou le Scherzoo d’un autre batteur, François Thollot). J’ai quelques scrupules à écrire ici – parce que les jeux de mots n’ont pas manqué – que Caillou est une nouvelle et belle pierre à cet édifice à la fois fragile par sa constitution et solide par le feu qui couve en lui.

    Pour finir en musique – parce qu’après tout, c’est bien le plus important – je vous propose quelques minutes d’un concert enregistré par le groupe en 2012, à Malguénac. Caillou vous emmène avec lui pour un voyage du côté des Carpates ! Bonne route !

  • Mais est-ce donc bien Maître Chronique ?

    Il se passe de bien drôles de choses en ce moment... Imaginez-vous qu'un Lorrain, natif de Verdun et Citoyen de la bourgade de Nancy vient de lever le voile ! Oui, ce drôle de personnage n'a pas hésité à s'exhiber sur le plateau de l'émission "De vous à moi", animée par la sémillante Marylène Bergmann pour le compte de Mirabelle TV, avouant sa réelle identité - Maître Chronique - alors qu'il se cachait sous le nom d'emprunt qui lui permet de garder à la ville cet anonymat ô combien nécessaire que requiert sa renommée interplanétaire. Une sacrée prise de risque que nous apprécierons à sa juste valeur...

    Incroyable !

    "Né à Verdun, Denis Desassis vit aujourd’hui à Nancy et, en tant que journaliste, partage sa passion pour la musique au fil d’articles et de chroniques, qu’il publie dans un magazine en ligne, « Citizen Jazz », véritable référence en la matière. Sur un plan plus personnel et intime, il savoure aujourd’hui chaque seconde de sa vie. Lui, que la médecine avait condamné, alors qu’il n’avait que 21 ans. C’était il y a plus de 30 ans !"

  • L’art du chant équilatéral

    denis levaillant, barry altshul, barre phillips, passagers du delat, jazzDans la famille "Je voudrais un disque qui soit à la fois plein d'un jazz libre et créatif mais aussi un bel objet qu'on a envie de toucher, de garder près soi", je demande Les Passagers du Delta de Denis Levaillant et son trio ALP (pour Altshul, Levaillant, Phillips). On me pardonnera d'accorder une place que d'aucuns pourraient juger excessive à la forme, donc au contenant, de ce double CD, mais les temps sont durs pour la musique ; alors il serait vraiment injuste de passer sous silence le très bel effort fourni par DLM Éditions à l’heure où il semble si difficile de « vendre » de la musique. Deux disques donc, réunis sous la forme d'un livre bilingue qui fourmille d'informations : une préface de Pascal Anquetil, une biographie de chacun des musiciens, de magnifiques photographies en noir et blanc signées Guy Le Querrec et Jean-Pierre Leloir et, cerise sur le gâteau, de précieuses notes d'écoute écrites par Denis Levaillant. C’est Noël avant l’heure et tout le monde pourra s’en réjouir ! 

    Quant au contenu proposé dans ce très bel écrin, il est placé sous la responsabilité de Denis Levaillant (piano) avec la complicité (c’est bien le mot) de Barre Phillips (contrebasse) et Barry Altshul (batterie) ; il s'offre à nous en deux temps, qui remontent à la fin des années 80. Une période dont on se rappelle le naufrage en ce domaine et pourtant, cette musique n'a pas pris une seule ride, contrairement à la sclérose technoïdo-commerciale dominante dénuée d’âme qui, elle, était vieillie avant même d’être née, pour ne pas dire morte-née. J’hésite à prononcer un jugement par trop définitif sur cette décennie malheureuse rien qu’à l’idée qu’elle agite encore chez certains égarés un relent de nostalgie absolument incompréhensible et, pour tout dire, totalement injustifié. Bref, revenons à nos moutons qui, eux, ne sont pas égarés, et sonnent à merveille !

    Le premier disque des Passagers du Delta – on voit que la géométrie et le triangle sont ici au cœur de l’histoire - est un enregistrement live capté en mars 1989 ; le second est son pendant en studio enregistré exactement deux ans plus tôt. Le répertoire des deux disques est en grande partie identique, il sera toujours amusant de se livrer à l’exercice de la comparaison des versions, sachant qu’il y a fort à parier – et c’est le cas ici – qu’un surcroit de souffle anime l’enregistrement live. Mais il n’existe finalement qu’une différence peu significative dans l’esprit qui règne entre les instants captés sur scène et ceux consignés par le trio en studio. Et pour ne rien vous cacher, je ne suis pas un adepte forcené des exercices musicologiques que je réserve aux exégètes dont je ne suis pas. Il se trouve que, sur scène comme en studio, quelque onde malicieuse m’a attrapé par la manche et m’a dit : « Vas-y, écoute, tu vas aimer cette musique que tu ne connaissais pas ! »

    Et je me suis laissé faire. Dont acte.

    Si cette musique captive très vite, c’est parce qu’elle repose sur l’idée de l’équilibre et d’une interaction gourmande entre les trois jongleurs que sont Levaillant, Phillips et Altshul ; c’est parce qu’elle est le témoignage de la mise en œuvre d’une forme de parité absolue entre chacun des acteurs d’un groupe dont la formule éprouvée est, on le sait, l’une des plus redoutables. Cet « Art du trio », qui fait l’objet d’une analyse à la fois savante et pédagogique de Pascal Anquetil, a quelque chose à voir avec la magie, tant il aura été illustré par des maîtres dont on se dit qu’ils sont indépassables et géniteurs potentiels d’héritiers forcément moins inspirés. Oui, il y aura eu avant eux : Art Tatum, Oscar Peterson, Erroll Garner, Thelonious Monk... Oui, Ahmad Jamal, qui l’un des premiers aura imaginé qu’un trio pouvait être équilatéral... Oui, Bill Evans... Oui, Keith Jarrett... Mais faudrait-il pour autant ne pas chercher à faire entendre sa propre voix, à trouver sa voie ?

    A l’écoute de l’extrême musicalité des voyages proposé par le trio ALP – c’est presque là un oxymore - on se dit qu’un tel danger ne rôde pas au cœur des paysages aux couleurs brillantes que dépeignent des musiciens qui, non seulement, savent s’écouter mais peuvent, chacun l’un après l’autre, ou deux par deux, s’échapper dans le plus grand respect de la liberté des autres. Il faut dire, tout de même, qu’on a affaire à de sacrés clients : Barry Altshul est un batteur, certes, mais peut-être conviendrait-il de le définir avant tout comme un coloriste, un enlumineur dont les peaux et les cymbales sont habitées d’un vrai chant (« Drum Role » en fait une belle démonstration, qui nous évoque au détour d’un solo la mélodie de « I Got Rhythm » de George Gershwin) ; il faut dire que ses expériences passées au sein des trios de Paul Bley, de Chick Corea et de Sam Rivers ont certainement contribué à cette luxuriance des teintes. Barre Phillips, le plus français des contrebassistes américains, inspiré par l’Afrique est, quant à lui, à ranger dans la catégorie des « défricheurs », on sait à quel point sa contribution à l’esthétique de la contrebasse en tant qu’instrument soliste (notamment par son album Basse Barre en 1968, qu’on pourrait presque entendre comme Bare Bass) est essentielle et combien il aura donné pour la cause des musiques improvisées. Avec de tels compagnons, Denis Levaillant a beau jeu – j’emploie cette expression à dessein – de déployer la brillance et le foisonnement d’un phrasé forgé tant à l’école de la musique classique que du jazz ou des musiques dites populaires (ne voyez rien de péjoratif dans cette expression, bien au contraire). Cet homme orchestre, maître de ballet, chef de chœur, compositeur d’opéras, féru de danse, d’électronique et d’improvisation et, plus généralement, de tous les spectacles vivants, est là en pleine lumière et sait faire vibrer bon nombre de ses cordes : nous sommes au cœur du jazz, bien sûr, mais au-delà probablement, dans un espace qui mêle complexité rythmique et précision mélodique (l’héritage classique de Levaillant compte pour beaucoup, c’est évident). A tout instant, le trio ALP crée la surprise, invente, multiplie les dialogues et nous rappelle que la musique est d’abord une conversation, une source d’échanges.

    1989-2013. Près de vingt-cinq nous séparent de cette aventure et pourtant, comment expliquer à quel point le temps paraît s’être suspendu, tant cette musique est intacte à nos oreilles et à nos âmes ? La magie, vous dis-je, la magie !

  • Le monde selon Bogé

    OB_TWBT.jpgComme bon nombre de ses confrères saxophonistes, Olivier Bogé est d'abord un chanteur, son instrument jouant pour lui le rôle du plus noble substitut à une voix intérieure qui lui dicte des mélodies. Pas étonnant d'apprendre - j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion d'échanger avec lui à ce sujet - qu'il ressente une profonde admiration pour Joni Mitchell, cette chanteuse qui aura illuminé toutes les années 70, une grande dame dont le chant est à la musique ce qu'un arc-en-ciel serait à un ciel de nuages. After the rain, comme aurait pu dire un certain John Coltrane.

    Mais Olivier Bogé n'est pas seulement un musicien : peut-être serait-il plus juste de le présenter en premier lieu en tant qu'homme, pour qui tout acte - et la musique en est assurément un pour lui, comme toute expression artistique - fait sens. Sa vie est une quête, un cheminement vers une lumière intérieure qu'il sait pouvoir toucher du bout de ses rêves, mais qui n'en finit pas de s'élever vers de nouvelles hauteurs.

    The World Begins Today, son nouveau disque repose sur les mêmes fondements que son prédécesseur, Imaginary Traveler, dont j'avais souligné les qualités il y a près d'un an et demi. Dans ma chronique pour Citizen Jazz, je concluais par cette phrase qui pourrait tout aussi bien s'appliquer à l'album qui vient de voir le jour : « On en ressort pacifié. A la fois exigeant et porteur d’une clarté mélodique, le disque suscite le plaisir et en dit long sur le sens qui le sous-tend. Imaginary Traveler est une proposition de partage et d’élévation qui ne se refuse pas. » À ceci près que le saxophoniste pousse plus loin encore les pions de sa passion sur l'échiquier tourmenté de la vie. Sa recherche de la lumière est plus intense, elle puise sa force dans la nécessité de surmonter une épreuve personnelle douloureuse, il la chante pour en partager tous les éclats. Et il y parvient, sans nul doute, avec une grande limpidité dans la transmission de ses émotions.

    Ainsi présentée, sa musique pourrait évoquer une quête aux confins du mysticisme, mais à son écoute, ce sont des sentiments beaucoup plus simples qui nous pénètrent. En particulier celui d'un état d'émerveillement qu'Olivier Bogé semble s'être défini comme ligne de conduite, celle qui doit le conduire à une forme de sagesse aux couleurs socratiques. On imagine bien dans ces conditions que l'amitié n'est pas chez lui un simple concept et que lorsqu'il a choisi de mettre en œuvre son second disque, The World Begins Today, il était exclu pour lui de ne pas s'entourer de proches avec lesquels la communication serait totale.

    De la première à la dernière note, cet album chante, livre des mélodies claires et émouvantes tout au long de neuf compositions tendues et compactes ; à leur service, trois amis (qui en sont vraiment) : Jeff Ballard à la batterie, Tigran Hamasyan au piano et Sam Minaie, le contrebassiste de ce dernier. Hamasyan connaît Olivier Bogé depuis de très longues années (treize pour être précis) et nul ne sera surpris par leur approche très voisine de la musique. Car le saxophoniste, qui a écrit en deux mois le répertoire de The World Begins Today, compose d'abord au piano (dont il joue d'ailleurs sur deux compositions), voire à la guitare, et au chant (tout comme son camarade). Ainsi, on comprendra mieux que c'est le registre de sa propre voix (qu'il fait entendre à plusieurs reprises sur le disque) qui détermine la tonalité d'une musique totalement sienne mais dont le groupe s'empare pour la peindre aux couleurs de son énergie collective. Car les personnalités ont beau être fortes, jamais n'émerge l'idée d'un leader ou même d'un guest de prestige vers qui se tournerait la lumière au détriment des autres. Au risque de décevoir celles et ceux qui, à la lecture du casting, attendraient les exploits d'une énième dream team réunie pour des raisons pas forcément artistiques ou ceux qui ne manqueront pas, ici ou là, d'en reprocher avec une pointe d'aigreur la constitution. Non, ce serait faire fausse route et c'est bien un groupe qui est à l'œuvre, un quatuor de l'équilibre dont le jeu fluide soulève la musique avec élégance, une musique écrite et concise qui sait ne pas accorder une place excessive aux chorus. Comme dans cette si belle « Dance Of The Flying Balloons » enluminée par un Tigran Hamasyan retenu et aérien ; ou sur « The Little Marie T. », qui débute par une voix d'enfant et qu'Olivier Bogé nous présente avec beaucoup de tendresse en s'emparant lui-même d'un piano aux notes cristallines. Tous les thèmes réunis en 53 minutes forment eux-même une histoire sensible dont la première narration est assurée par un saxophone alto chanteur - car il faut le souligner une fois encore, Olivier Bogé n'est pas un saxophoniste du cri des anches, ce qui n'exclut pas une expression toujours lyrique (« The World Begins Today ») - qui laisse la place qu'ils méritent à ses camarades (Sam Minaie et Jeff Ballard en toute complicité dans « Relieved », ou « Seven Eagle Feathers » par exemple). On soulignera aussi la beauté formelle de « Inner Chant » (le chant intérieur, encore et toujours…) aux accents délibérément Coltraniens, ceux qui se font entendre sur des compositions réflexives et étales comme « Wise One », « After The Rain » ou « Welcome ».

    The World Begins Today revêt pour Olivier Bogé une importance capitale, tant pour des raisons humaines qu'artistiques, on l'a compris. Il est synonyme de (re)naissance permanente aux yeux d'un artiste à la fois discret (bien trop à mon goût) et très engagé dans son art. D'ailleurs le titre le dit bien : le monde commence aujourd'hui ! C'est aussi celui d'un livre de Jacques Lusseyran dont la lecture d'une seule traite a provoqué tout récemment chez Bogé un choc émotionnel et existentiel majeur : « Toute la vie nous est donnée avant que nous la vivions, mais il faut toute une vie pour devenir conscient de ce don. Toute la vie nous est donnée dans chaque seconde. Le monde commence aujourd'hui. » Voilà donc un disque à mettre entre toutes les oreilles : sa musique, généreuse et humble à la fois (écoutez « Poem » qui ouvre l'album et s'avance vers vous avec une discrétion féline soulignée par le jeu à la main de Jeff Ballard), laisse parler les cœurs des quatre musiciens et touche le nôtre, pour peu qu'il batte (c'est une condition sine qua non). À bien des égards, elle a valeur d'offrande. C'est un disque cadeau dont il faut savoir apprécier la valeur et qu'il serait malvenu de refuser à une époque trouble où la haine de l'autre guide chaque jour un peu plus les conduites de tant de nos contemporains. Cet album éclairé de l'intérieur (dans un premier temps, il devait s'intituler Shades Of Light et s'annonçait déjà comme la célébration d'un jeu d'ombre et de lumière qu'on retrouve exposé dans le visuel de la pochette) nous autorise à ne pas totalement désespérer d'une nature humaine pourtant si prompte à nous tirer vers le bas. Ici, il faut regarder au contraire au-dessus de nos têtes, tout là-haut, là où passe la lumière. Et c'est un présent qui fait beaucoup de bien, il n'a même jamais été aussi indispensable.

  • Croz

    Eh bien dites-moi, ça faisait un sacré bout de temps que David Crosby n'avait pas enregistré un album solo ! A titre d'information - et je pense notamment aux plus jeunes d'entre vous - le bonhomme avait publié voici plus de quarante ans, c'était en 1971, un disque magnifique intitulé If I Could Only Remember My Name. Cherchez et vous trouverez facilement un extrait à écouter.

    Cette fois, le disque s'appelle Croz, il sortira le 28 janvier et pour avoir écouté un petit extrait appelé "What's Broken", voilà que l'impatience me gagne. Je suis frappé par la voix du bonhomme, parce qu'elle semble préservée alors qu'il a fêté cette année ses 72 printemps et qu'on sait par ailleurs qu'il lui est arrivé par le passé de faire subir à son corps quelques stupéfiants outrages qui auraient pu compromettre son existence de chanteur. Ouf ! Et si j'ai bien compris l'article que le magazine Rolling Stone consacre à ce petit événement, la guitare est tenue par un certain Mark Knopfler, dont la sonorité nous renvoie au meilleur Dire Straits, celui des deux premiers disques du groupe.

    Mais surtout, ce que je préfère, c'est lorsque Crosby nous explique qu'il n'a pas enregistré ce disque pour les plus jeunes, mais tout simplement... pour lui, parce que c'était comme un besoin, il lui fallait faire sortir cette musique de sa poitrine. A mon humble avis, c'est très bon signe et j'aimerais d'ores et déjà être plus vieux de quelques semaines.

    Alors vivement le 28 janvier !

  • Jeunesse sonique

    Quelques mots, pas un de plus, au sujet de Cinque Terre, premier album de l’Ensemble Art Sonic.

    art sonic, sylvain rifflet, jocelyn mienniel, citizen jazzSi j'étais un type normal – donc paresseux – je n'aurais qu'une seule chose à vous dire : allez donc voir (et pour votre information, je n'y suis pas), car tout ce que je voulais vous expliquer au sujet d'un disque magnifique a déjà été écrit, et beaucoup mieux que je ne saurais le faire. Normal, c'est le chef des Citoyens qui s'y est collé, alors vous pensez bien que je ne vais pas me risquer à formuler la moindre esquisse de soupçon de début de réserve. Non, sans rire : si après la lecture de sa chronique de Cinque Terre, cet album parfait de l'Ensemble Art Sonic (le premier qui me glisse un truc du genre… « et vieilles dentelles » se verra condamné à écouter sans pause au casque et à très fort volume durant une semaine l'intégrale des enregistrements live de Céline Dion, aucune remise de peine ne pouvant être accordée), vous n'avez pas envie d'en savoir plus et de vous lancer dans la découverte de cette musique incomparable, alors franchement… je me verrais dans l'obligation de vous priver de dessert à vie !

    Donc, je pourrais en rester là, considérant par ailleurs qu'au fil de votre butinage méthodique des pages de Citizen Jazz, vous auriez matière à bien connaître ces deux architectes de la matière sonore que sont le clarinettiste saxophoniste Sylvain Rifflet et le flûtiste Jocelyn Mienniel. D'ailleurs, si je ne m'abuse, j'ai déjà évoqué ici-même ces deux larrons créatifs, saluant le pouvoir de séduction de leur musique. Pas besoin de vous le rappeler, n'est-ce pas, puisque vous aviez tous ces compliments en mémoire. Et pourtant, si vous m'y autorisez, je vais, comme on le dit un peu vulgairement, en remettre une couche. Et je ne serai pas avares de liens placés au cœur du texte à votre attention, pour que vos connaissances sur le sujet fassent de vous de véritables experts riffletomiennieliques. Vous apprécierez votre chance, je le sais.

    Comme vous l'avez compris, ça fait un petit bout de temps que je guette du coin du pavillon le réjouissant laboratoire dont Rifflet et Mienniel sont les chercheurs inspirés : parfois séparément, souvent ensemble, ces deux musiciens semblent avoir décidé de vibrer pour la seule cause qui vaille la peine à leurs oreilles curieuses, celle de la musique sans cesse réinventée. En moins de cinq ans, on a vu éclore, sous l'impulsion de leurs volontés farouches, toute une série de petites merveilles.

    Plus précisément, il faut bien le dire, depuis l’année dernière, ces deux beaux artistes nous gâtent. Auparavant déjà, différents indices nous avaient mis en alerte sur la capacité de chacun d’entre eux à produire du sang neuf. Par exemple Rocking Chair, cette formation dans laquelle Rifflet et la trompettiste Airelle Besson, je cite mon camarade Citoyen Franpi,  « exprimaient en liberté une fraîcheur et une cohérence qui participe de cette régénérescence du jazz français qui fait passer l’émotion et le son avant les dogmatismes ». C’est non seulement très bien dit mais en plus c’est très juste. Mienniel, quant à lui, était depuis quelque temps l’une des pièces maîtresses de l’ONJ sous la direction de Daniel Yvinec. Il y avait aussi ce duo expérimental et électronique appelé L’encodeur, enregistré en 2009 et publié l’année dernière sur le label de Jocelyn Mienniel, Drugstore Malone. Ils faisaient là une première démonstration commune de leur soif de modelage de la matière sonore par le souffle. Mais 2012 s’apparente à un grand cru : Rifflet publie un magnifique Beaux-Arts, que j’ai salué en son temps (c’est ICI) ; et très vite, le voici qui fourbit un Alphabet enchanté dont il m’a été impossible de ne pas vanter les grandes qualités (c’est ) et qui comptait parmi ses membres, outre Philippe Gordiani et Benjamin Flament, un certain... Jocelyn Mienniel ! Ce dernier, pas en reste, dégainait de son côté un réjouissant Paris Short Stories dans lequel la logique des trios variables était appliquée à la multiplication des couleurs. Une nouvelle réussite, un autre écho de ma part : ICI ! On ne s’étonnera pas que l’une de ces triplettes était investie par un clarinettiste du nom de Rifflet. Vous me suivez ? Oui, et vous avez bien compris que nous avons affaire à de sérieux clients, dont je surveille de très près chacun des faits et gestes musicaux, parce qu’à l’avance, je sais que j’y trouverai largement de quoi m’abreuver. À soiffard, soiffard et demi !

    Or, voilà qu'avec l'Ensemble Art Sonic et leurs envoûtantes Cinque Terre, Rifflet et Mienniel se lancent dans une nouvelle exploration. Pour mémoire, le groupe a fêté sa naissance le 1er décembre dernier à l’Atelier du Plateau. Je tiens beaucoup à ce mot « exploration », parce qu'il me semble correspondre à leur désir de conquérir de nouveaux territoires et à leur aptitude à en observer les moindres détails. Art Sonic est un quintette à vents qui va de l'avant (oui, je sais… c’est nul !) et rebat les cartes d'un jeu qui ne manquait déjà pas d'atouts. Autour des deux directeurs artistiques préposés aux flûtes et aux clarinettes, Cédric Chatelain (hautbois et cor anglais), Baptiste Germser (cor) et Sophie Bernardo (basson) sont les acteurs d'une formule qui se pare des atours de ce qu'on pourrait appeler une musique de chambre contemporaine. Mais une musique qui ne serait ni classique, ni jazz, mais ailleurs - un très bel ailleurs - soumise à l'influence de compositeurs tels que Debussy mais aussi à celle, plus hypnotique, des tenants de l'école dite minimaliste (à plusieurs reprises, on pense à Steve Reich pour sa science des déphasages et des imbrications de cycles rythmiques – sur « Riomaggiore » par exemple) et qui s'inscrit dans une recherche de nouvelles couleurs ; on ne s'étonnera pas que certaines des compositions soient inspirées par des peintres, comme Mondrian par exemple avec « Composition With Blue ». Mais attention, quand on parle de couleurs, il ne faut pas penser uniquement aux associations de timbres et aux textures sonores que celles-ci font apparaître (et à ce petit jeu chacun des cinq musiciens s'y entend pour explorer son instrument dans tous ses retranchements), mais se dire qu'un flûte, une clarinette, un basson, un cor ou un hautbois, hauts lieux de la respiration, sont plus que des sources de souffles ! Avec eux, le rythme, la pulsion, la percussion, le bruitisme… toutes les imaginations sont sollicitées dans un objectif partagé d'invention poétique.

    Parce qu'avec Cinque Terre - et donc bien au-delà des méthodes et techniques employées - ce sont d'abord des images, un grand tableau, qu'Art Sonic projette pour chacun de nous. Je ne vais pas passer ici en revue chacune de ses scènes parce qu’avant tout le disque est à prendre comme un ensemble, une sorte de fresque, mais ne serait-ce que pour vous donner une petite idée de sa force de suggestion, voici deux ou trois illustrations à ma façon. En images, bien sûr !

    Tenez par exemple, avec « Sequenza Delle Cinque Terre », Art Sonic nous invite à découvrir des villages accrochés au bord d'une falaise dans la Ligurie italienne. Il y est question de bateaux et de leur va-et-vient, de cornes de brume : voilà une célébration qui, une fois le décor planté, vous donne l'impression d'être un oiseau survolant un somptueux paysage ! On entend presque le battement de ses ailes, on se sent grisé par les espaces qui s'offrent, au bord d'un étourdissement heureux. Un peu plus tard, « Ferrata » crée l'illusion d'un voyage à bord d'une locomotive à vapeur. Et que sont donc ces mystérieuses « Herbes luisantes » (composées par le jeune magicien Antonin Tri-Hoang, par ailleurs conseiller musical de l'album) qui vous donnent l'impression de ramper au sol dans la fraîcheur d'un petit matin ? Ailleurs encore, Art Sonic ne cesse de faire changer les couleurs, trouvant des ressources insoupçonnées dans le basson pour évoquer les variations de teintes d'un érable du Japon (« Les mélodies éphémères »). J'en arrête là avec mon petit cinéma imaginaire…

    On le comprend, cette présence intriquée du souffle, des sonorités organiques et des rythmes fascine sans jamais faiblir. Tout autant musicale que picturale, l'expression artistique de l'Ensemble Art Sonic est de celles qu'on aime par dessous tout parce qu'elle libère notre imagination tout en nous conviant à un voyage dont chaque étape est la source de nouvelles découvertes. On se dit aussi que Rifflet, Mienniel et leurs complices élaborent devant nous une musique durable, qui ne s'érodera pas avec le temps. En nous associant de plein droit à ses créations, Art Sonic décuple notre plaisir. À coup sûr, Cinque Terre est un des très grands disques de l'année !

    Ah... j’oubliais de vous rappeler que son acquisition est hautement recommandée ! Le label Drugstore Malone est là pour ça... je le précise au cas bien improbable où vous l’auriez déjà oublié.

  • Echos des pulsations

    njp, nancy jazz pulsations, citizen jazzVoilà un peu plus d’une semaine que les feux de l’édition 2013 de Nancy Jazz Pulsations se sont éteints. Avec une fréquentation de 100000 spectateurs, toutes manifestations comprises et un total de 29000 entrées payantes, NJP affiche un bilan correct qui est aussi celui de ses 40 ans, fêtés sous le signe de la Nouvelle-Orléans, berceau du jazz.

    Tiens, ce paragraphe ressemble un peu à un communiqué officiel. En fait, c’était juste pour dire que Nancy et sa région ont réussi à bien vibrer au rythme de ces pulsations qui ne sont pas que jazz, loin s’en faut, au prix parfois d’écarts stylistiques très douloureux. Mais l’idée est aussi que le plus grand nombre de spectateurs puisse trouver de quoi puiser dans une offre diversifiée, n’est-ce pas ? Soyons honnêtes toutefois, il arrive que les errements, ici ou là, de la programmation, vous contraignent à subir bien malgré vous de drôles de choses dont on se demande ce qu’elles peuvent bien venir faire là... La palme en revient à la soirée du 14 octobre au Chapiteau de la Pépinière, hétéroclite et frustrante pour tout le monde.

    N’empêche : pouvoir se dire qu’en une dizaine de jours, on a pu assister à une dizaine d’excellents concerts, voire de très grands moments, c’est quand même le plus beau compliment qu’on puisse faire aux organisateurs. Après coup, on n’a plus du tout envie de s’irriter contre une savonnette façon Micky Green ou les prestations insipides de Django à la Créole ou de Térez Montcalm, ni même de se souvenir d’une sonorisation parfois insupportable au Chapiteau de la Pépinière. Non, c’est le meilleur qui reste et c’est très bien ainsi.

    N’ayant pas le don d’ubiquité, il m’a été impossible d’assister aux quelque 212 concerts qui ont été proposés du 9 au 19 octobre dernier. J’ai beau disposer d’un corps gracile dont la souplesse légendaire est de renommée mondiale, j’ai beau avoir appris à survoler les salles habillé de ma mythique cape bleu marine moulante à la vitesse de l’éclair, j’ai beau bénéficier de la capacité d’écouter attentivement un disque tout en lisant Proust à l’envers en braille pendant que je mitonne une quiche lorraine et que de ma main libre je rédige une chronique pour Citizen Jazz en pensant à la prochaine note de mon blog... eh bien, je le confesse, je me suis vu contraint de choisir, de faire un tri, de me résoudre à déserter une salle dont j’aurais volontiers poussé les portes si j’avais eu le talent de me dédoubler. Tiens, un seul exemple, celui du jeudi 17 octobre : l’Opéra fait salle comble pour accueillir Avishai Cohen et sa formation avec cordes ; en même temps, un des combos les plus captivants de la scène hexagonale, l’Imperial Quartet, vient perturber le Théâtre de la Manufacture en poussant en première ligne deux saxophonistes baroudeurs, juste avant que la même salle ne soit électrisée par les fulgurances du grand Nguyên Lê et ses Songs of Freedom. Je n’ai pas réfléchi très longtemps toutefois : perturbation et électricité, ces deux ingrédients étaient faits pour moi. Il n’empêche... l’alternative, c’est pas malin ! [Notez au passage la citation]

    En cet automne 2013, avec la complicité de mon ami photographe Jacky Joannès et de ma rédac’ chef Hélène Collon, je me suis livré pour la première fois à un exercice duquel j’aurai beaucoup appris (vous vous en fichez, mais pas moi) : écrire chaque matin, entre 7 heures et 8 heures, un compte rendu de la soirée de la veille, afin qu’il soit publié dans les meilleurs délais sur Citizen Jazz, imposant parfois à mon pote aux images de déposer ses clichés en pleine nuit dans ma messagerie électronique. Encore vibrant (ou pas) de ce que je venais d’écouter, je me suis efforcé de traduire au mieux ce que j’avais pu ressentir. Alors je vous propose de revenir – si ça vous dit, bien sûr – sur ces heures de musique souvent enthousiasmantes, parfois ennuyeuses, mais toujours à considérer comme le témoignage d’une action forte menée dans une région pas vraiment gâtée depuis des années. C’est aussi, d’une certaine manière, une façon pour moi d’adresser un clin d’œil à Nancy, dont j’aime plus que tout railler la météorologie souvent peu conviviale mais qui, après tout, est une ville où il est assez aisé de passer de très bon moments, bien qu’elle ne soit pas assez géographiquement éloignée à mon goût des vulgarités moranesques... Chacun sa croix ! 

    Voici donc mes Echos des Pulsations, chroniques de NJP 2013

    NB : une contrainte personnelle ne m’a pas permis d’assister au concert de Joshua Redman le mercredi 9 octobre à la salle Poirel. C’est mon grand regret de l’année, avivé par les témoignages enthousiastes de ceux qui ont eu la chance d’être présents ce soir-là.

    Jeudi 10 octobre, salle Poirel

    Bernica Octet / Moutin Factory 5tet

    Vendredi 11 octobre, salle Poirel

    Stéphane Kerecki Sound Architects / Vincent PeiraniTrio invite Michel Portal

    Samedi 12 octobre, salle Poirel

    Térez Montcalm / Kellylee Evans

    Dimanche 13 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    Pépinière en fête / Treme Brass Band

    Lundi 14 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    Dirty Dozen Brass Band / Bertrand Belin / Micky Green

    Mardi 15 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    José James / Christian Scott / Kenny Garrett

    Mercredi 16 octobre, Théâtre de la Manufacture

    Django à la Créole / So Purple

    Jeudi 17 octobre, Théâtre de la Manufacture

    Imperial Quartet / Nguyên Lê Songs Of Freedom

    Vendredi 18 octobre, Théâtre de la Manufacture

    Rémi Panossian Trio / Aldo Romano New Blood

    Samedi 19 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    Alex Hepburn / Ibrahim Maalouf / Galactic

  • Vivre sans cette musique serait une erreur !

    archimusic, jean-remy guedon, jimmy justine, Si quelqu’un m’avait dit un jour que j’écouterais un disque dans lequel un rappeur déclame des textes de Nietzsche, je suis certain que je l’aurais pris pour un hurluberlu. Mais ça va pas la tête ?

    Faut bien que je vous le dise : j’ai toujours eu un petit problème avec les philosophes... Est-ce là le stigmate de ma classe de Terminale où notre professeur s’intéressait si peu à ses élèves qu’elle ne voyait même pas, juste sous ses yeux, l’un d’entre eux – mon voisin - en train de recoudre l’ourlet de son jean, la jambe négligemment posée sur sa table ? A cette époque, les choses sont devenues compliquées pour ma pomme : il s’est trouvé comme un écran opaque entre ma pensée chancelante et celles des maîtres dont on nous avait refilé l’étude des grands textes le temps d’une épreuve au baccalauréat, avant de tout oublier dès le lendemain. Au bout de trois ou quatre phrases, je suis perdu, je ne comprends plus, je ne vois pas bien ce qu’on cherche à m’expliquer. Et encore, on dirait que ces braves gens ont laissé des traces puisque ceux qu’aujourd’hui on nomme « philosophes » (souvent à tort, me semble-t-il) ne cessent d’en référer à eux et les citent à tour de phrases, au point qu’on finit par se demander si eux-mêmes pensent quelque chose... Il faudrait que quelqu’un leur dise que le bac, c’est fini... Bref, pas moyen d’entrer dans le truc. Je ne cherche pas à lutter contre des forces qui me dépassent.

    De plis, quand je lis le mot « rap », j’ai tendance – par ignorance, probablement – à tout mélanger et à me dire que je vais devoir subir une bande de mecs bien machos, chaîne en or, bagnoles et filles gonflées des poumons. Ce sont des clichés, je le sais (quoique, pas toujours...) et j’ai tort de réduire ce genre à ses seuls excès à but très lucratif. Mais c’est la raison pour laquelle je ne suis pas plus indispensable au rayonnement du rap qu’il ne l’est à mon épanouissement.

    Donc : Nietzsche + rap = pas possible !

    Eh bien si, c’est possible, justement, et j’en sais gré au saxophoniste (et compositeur) Jean-Rémy Guédon d’avoir été moins stupide que moi. Avec son ensemble Archimusic, il évoque une causerie philosophique entre Nietzsche, Wagner et sa femme Cosima ; une conversation qui donne naissance à une improvisation au piano par le philosophe, histoire de créer une nouvelle matière composée de sons et d’idées. Musicien amateur, Nietzsche n’a jamais été reconnu pour ce talent-là. Mais il y avait de quoi interpeller un jazzman comme Guédon, qui s’est emparé de ses textes « les plus raisonnants » pour les mettre en musique. C’est cela, Le Rêve de Nietzsche, objet de création lors de l’édition 2011 du Banlieues Bleues : « C’est tâcher de m’approcher au plus près de son désir jamais accompli ». Qui voit le jour cette fois sous la forme d’un disque dont tous les textes sont « dits » par Jimmy Justine, un MC élevé au smurf devenu rappeur, qui se nourrit de son propre vécu pour dire ce qu’est le monde, en bien comme en mal. Il aime la langue française, la lecture, l’écriture, personne ne saurait le lui reprocher, n’est-ce pas ?

    Archimusic se présente sous la forme d’un ensemble de 8 musiciens, qu’on pourrait scinder en deux parties : un duo pulsion, composé de Thierry Jasmin-Banaré (basse) et David Pouradier Duteil (batterie) qui imprime un tempo lourd et profond, ce que je n’hésiterai pas à qualifier de groove ; face à eux, ou plutôt autour d’eux, avec eux, six instruments à vent dont le saxophone de Jean-Rémy Guédon lui-même qui mène la danse. Clarinette, hautbois, basson, clarinette basse, trompette pour soulever le beat et offrir un écrin très singulier, soyeux, protecteur, tourmenté parfois, aux scansions de Justine, lui-même trop heureux de nous laisser entrer dans les pensées de Nietzsche en leur imprimant son propre rythme. Mais surtout, jamais ces deux matières (le son et la pensée, donc) ne semblent faire l’objet d’une juxtaposition artificielle. C’est la cohérence du tout qui saute aux oreilles, une impression d’Ensemble pour ainsi dire.

    Humain Trop Humain, Le Gai Savoir, Ecce Homo, Ainsi Parlait Zarathoustra, De la Canaille... Voilà le programme du jour, dont je connaissais tout au plus les titres. Mais après tout, je m’en fiche, pas d’examen en vue pour moi, et je ne vous cacherai pas que je me suis surpris à faire attention aux textes de Nietzsche (après une première écoute où mes oreilles faisaient la part belle à la musique), à les lire en même temps que Justine les disait. Et vous savez quoi ? Y a des trucs que je comprends. Tiens, par exemple, quand je lis dans Le Gai Savoir : « Vivre ! Cela veut dire repousser continuellement loin de soi quelque chose qui veut mourir. » Eh bien, une phrase comme ça, elle me parle, je la comprends dans ses moindres détails. Et je n’en cite qu’une, pour l’exemple, mais j’aurais presque pu recopier ici tous les textes qui sont reproduits sur le livret sur ce disque salutaire.

    Une question de pédagogie ? Possible... Alors, Jean-Rémy Guédon, Jimmy Justine et Archimusic, dites-nous que vous allez forcer la porte des lycées et nous parler philomusique ! Je veux bien repasser le bac avec vous... 

    BONUS !

    Un extrait d’un concert donné en mars 2013 au tamanoir (Gennevilliers)

    Jean-Rémy Guédon nous explique ce qu’est Archimusic.

  • L'équation de la constellation

    christophe marguet, regis huby, benjamin moussay, steve swallow, cuong vu, chris cheek, , abaloneJuillet 2013

    Je suis confronté à une drôle d'équation personnelle… Ne vous faites pas de souci, je ne vais pas vous raconter ici ma vie, mais juste tenter de partager une situation qu'il m'arrive de connaître de temps à autre et que je crois intéressante en ce qu'elle me confronte à une limite naturelle que, finalement, je n'ai pas envie de franchir. Je vous explique…

    Il est question de musique, bien sûr.

    J'ai reçu il y a quelque temps le nouveau disque enregistré par le sextet du batteur Christophe Marguet. Cette Constellation interprétée par une formation magistrale me laisse sans voix, ou plutôt sans mots, puisqu'il s'agit ici d'écrire autour de la musique. J'ai écouté à plusieurs reprises ce double album publié sur l’impeccable label Abalone de Régis Huby - un habitué des réussites qui accomplit un véritable sans faute artistique - et, à chaque fois, je me suis retrouvé dans un état de bien-être assez difficile à décrire, dont la retranscription ne semble pas pouvoir passer chez moi par une analyse de la musique elle-même, mais plutôt par un simple mot d'ordre : « Allez-y, foncez, achetez-le, c'est un disque splendide, bourré à craquer d’humanité et riche de talents et d'émotions multicolores ! » Au-delà de cette injonction, je peine à trouver un angle d’attaque satisfaisant parce que je crains que mes mots ne finissent par trahir la musique elle-même.

    Septembre 2013

    Oui mais, c’est bien gentil tout ça mais... avouons-le, c’est quand même un peu injuste, non ?

    Injuste pour le batteur, dont je loue déjà les qualités depuis belle lurette (et en particulier dans le cadre de sa participation au Strada d’Henri Texier) et qui faisait partie de ma brochette de Maîtres en 2012 pour une Pulsion que j’avais par ailleurs généreusement vantée dans une chronique de Citizen Jazz. Christophe Marguet, artiste accompli, musicien en quête de nouvelles rencontres, batteur infatigable et compositeur inspiré (à l’exception de « After The Rain » de John Coltrane en clôture de l’album, Marguet signe toutes les compositions).

    Injuste pour Régis Huby qui joue ici bien plus que le rôle de stimulateur, puisqu’il participe à la fête aussi en tant que violoniste et contribue à lui-seul à faire dériver la musique vers des échappées belles qui ne sont pas, parfois, sans évoquer les couleurs impressionnistes de Songs No Songs du H3B de Denis Badault dont il était aussi l’un des éminents acteurs. Marguet, Huby, une sacrée collaboration qui n’en finit pas d’enchanter. Allez donc aussi prêter une oreille à leur travail aux côtés de l’immense Claude Tchamitchian pour un autre album coup de maître, Ways Out (Abalone, toujours et encore...). Tiens, j’en profite pour me rappeler (et vous rappeler si vous l’avez oublié, ce qui serait une grave erreur de votre part) un disque un peu fou, un peu barré de sa dame, la belle Maria-Laura Baccarini dont le Furrow, hommage iconoclaste à Cole Porter était un enchantement aux contours jazz et électriques assez inédits (avec aussi le guitariste Olivier Benoit, pas encore directeur de l’ONJ mais déjà grand monsieur, n’en déplaise à certains). Régis Huby, c’est le musicien génial qu’on rêve de croiser un jour ou l’autre, sur disque comme sur scène.

    Injuste pour l’immense Steve Swallow dont la basse électrique continue de me fasciner. Pas n’importe qui, quand même, jetez un coup d’œil panoramique à son pédigrée et vous comprendrez. Swallow (monsieur Carla Bley, soit dit en passant), c’est la grande classe, l’élégance personnifiée et le talent à l’état pur. Jazzophile tardif (j’avais 27 ans quand j’ai acheté mon premier Coltrane), j’ai fait sa connaissance dans les années 90, lorsqu’il faisait partie du Transatlantik Quartet d’Henri Texier, pour des albums de chevet que sont Izlaz ou Colonel Skopje (et, un peu plus tard, dans Respect, un all stars avec Bob Brookmeyer, Paul Motian et Lee Konitz). Marguet et Swallow se connaissent bien, le premier ayant eu la chance de bénéficier du second comme directeur artistique en 1996 pour Résistance Poétique et en 1999 pour Les correspondances.

    Injuste pour Benjamin Moussay, pianiste inventeur de climats étoilés qui brillent chaque jour un peu plus. Youn Sun Nah doit s’en souvenir puisqu’elle a fait appel à ses services en 2004, Claudia Solal aussi, Louis Sclavis pareil... Ecoutez le trio Atlas de ce dernier et les Sources qu’ils ont trouvées ! Le voici donc qui retrouve le giron Huby après avoir travaillé à ses côtés pour le projet All Around en 2011.

    Injuste pour le trompettiste au talent frappé au coin de l’éclectisme Cuong Vu, un musicien qui, entre autres activités, rejoint régulièrement la bande à Pat Metheny depuis une dizaine d’années.

    Injuste pour Chris Cheek, un saxophoniste qui ne se refuse pas, ici ou là, l’assistance de l’électronique et qu’on retrouve régulièrement avec le guitariste Kurt Rosenwinkel. Cheek, c’est important de le préciser, compte tenu des passions de Christophe Marguet, a aussi travaillé avec l’immense et regretté batteur Paul Motian, disparu voici peu et qui manque à tant de ses disciples.

    Injuste oui, ne pas en dire plus, surtout que la formule sonore imaginée par le batteur et ses complices dessine des couleurs très particulières, qui passent en toute fluidité de climats apaisés, lumineux à d’autres, moins confortables et nés des perturbations atmosphériques engendrées par chacun des protagonistes. Tout sauf un disque de batteur, parce qu’ici, on parle collectif, on joue ensemble, on chante du début à la fin.

    Un double disque qui s’ouvre par le balancement d’une pulsion nourricière, celle de « On The Boot », première occasion pour Chris Cheek et Cuong Vu de dévoiler l’étendue de leurs inspirations, soulevées par la luxuriance du paysage dessiné par leurs quatre acolytes. Au bout de cinq minutes, on sait qu’on a affaire à un grand disque.

    « Satiric Dancer », les ostinatos de Moussay, le groove de Swallow et le chœur des soufflants enrichi des stimuli de cordes signés Régis Huby. Ca pousse, ça avance, ah c’est bon... avant que la route ne s’élève pour emprunter des chemins escarpés, sous les coups de boutoir de la basse et du Fender Rhodes. Le son est plus sale, forcément, sous la poussière, la température monte, les hommes transpirent. Marguet veille au grain, jamais la tension ne se relâche, on devine son plaisir de jeu, sa jubilation rythmique d’être à ce point propulsé par la basse du longiligne Steve. Vu et Cheek s’en donnent à cœur joie.

    Avec « Argiropouli », la fête continue, d’abord sous la forme d’un hymne aux accents nostalgiques. On imaginerait volontiers un film italien, un peu fellinien, un peu années 60. Puis le violon de Régis Huby prend la parole, crée de nouvelles couleurs, s’évade vers ces ailleurs que seuls les musiciens connaissent. Imperceptiblement, on change de monde, nous voilà dans d’autres sphères, plus mystérieuses et sérielles. S’ensuivra un enivrant dialogue éthéré entre la basse si singulière de Steve Swallow et les claviers presques liquides de Benjamin Moussay. Tous deux semblent nous inviter à les rejoindre dans leur rêve. Entrons avec eux.

    « D’en haut » marque une nouvelle rupture esthétique : Huby et Moussay engagent leurs compagnons à les suivre dans un univers qui – c’est évident – quitte les rivages du jazz pour s’échapper vers des contrées plus typiquement européennes et romantiques, comme s’il s’agissait de jeter des ponts, de magnifier un dialogue entre musiciens français et américains et donc de cultures différentes, mais complémentaires. La réponse de Chris Cheek ne se fait pas attendre, lui qui s’envole littéralement dans un chorus aérien de toute beauté. Visiblement ravi de ce rappel à l’ordre US, Marguet lui réplique par un fulgurant solo de batterie, histoire de montrer qu’il sait y faire. Suffit de demander...

    Une batterie transition vers un majestueux « Benghazi » qui résonne des vibrations du Fender Rhodes associées à celles du violon. Voilà un thème à la mélodie grave et porteuse d’un blues inquiet qui n’est pas sans évoquer le monde d’Henri Texier et une composition comme « Indians ». Rien d’étonnant, quand on y pense : il est inimaginable d’envisager que l’influence du contrebassiste ne puisse avoir rejailli sur celle du batteur. Au tour de Cuong Vu de faire monter la fièvre : il est vrai aussi, que la paire Marguet Swallow continue d’irradier l’ensemble. Huby et Moussay, eux, jouent les enlumineurs illuminés... On ne s’en lasse pas.

    Si l’ombre d’Henri Texier planait sur « Benghazi », on sait à qui est adressé le clin d’œil de « Only For Medical Reasons ». Voilà du Carla Bley pur jus, il y a un petit côté Lost Chords dans cette composition doucement chaloupée et chaotique où l’humour affleure, Cuong Vu se transforme alors en un double de Paolo Fresu et Chris Cheek endosse le costume d’Andy Sheppard. Quant à Swallow, on le sait, il est chez lui ! On s’y croirait...

    « Last Song » : les européens reprennent l’avantage. Huby et Moussay entraînent leurs camarades au pays d’un romantisme néo-classique. Une composition courte, une mélodie concise (on rejoint ici H3B)... et pas de batterie. Marguet sait que, parfois, se taire c’est aussi jouer.

    Retour aux fondamentaux du groove avec « Remember », dont le balancement est sublimé par la combinaison du drive de Marguet et la rondeur de la basse. Un boulevard pour les solistes qui trouvent là le terreau idéal à leurs explorations solaires. Mais ce disque n’est décidément pas comme les autres : une nouvelle rupture se fait jour, la lumière cède la place à une sorte d’éblouissement plus immobile. Grande classe, encore une fois.

    On a parlé de route tout à l’heure, voici venir une « Old Road » qui n’a de vieux que son titre parce qu’il s’agit bel et bien d’une sacrée aventure, pas poussive pour deux sous, avec son thème entêtant et sa rythmique hypnotique. La patte Moussay, à n’en pas douter, et les éclats des solistes qui zèbrent le ciel de leurs élans (beaux échanges, une fois de plus, entre Cuong Vu et Chris Cheek) jusqu’à Régis Huby qui s’enflamme pour un final presque sautillant de joie.

    Coltrane pour finir ! Quel beau cadeau... « After The Rain ». Cette fois, on se tait, on laisse l’orchestre – je trouve que ce mot convient bien à la formation – dérouler l’émotion du thème. Les couleurs, une fois encore, sont splendides, et si le saxophoniste est respecté, jamais il n’est singé. Les six musiciens parlent leur propre langue, ils réussissent une traduction simultanée des plus élégantes. Tous ensemble ! Chapeau bas.

    Voilà... Je n’avais finalement pas grand chose à dire au sujet de ce disque, je pouvais juste vous décrire cette musique un peu comme si j’écrivais en direct le reportage d’une écoute attentive et, je l’avoue bien volontiers, sous le charme. Marguet, Huby, Moussay, Swallow, Vu et Cheek : cette dream team s’est réunie au studio La Buissonne de Pernes-lès-Fontaines au mois de septembre 2012 pour enfanter une Constellation dont les richesses sont immenses. Voilà un disque, je le sais depuis longtemps, qui sera de mes galettes de cœur. Signe qui ne trompe pas : il n’a pas quitté le sommet de la pile des disques en écoute. J’y reviens tout le temps.

    29 septembre 2013, 22h55

    Je crois que j’ai été un peu long...

  • Stanislas Percussive Gavotte


    stanislas percussive gavotte,xavier brocker,nancy jazz pulsations,ivan jullien,jazzJ’ai raconté voici plus de deux ans l’histoire d’une bande magnétique que Xavier Brocker - figure historique du jazz en Lorraine et co-fondateur du festival Nancy Jazz Pulsations, une manifestation qui fête cette année ses 40 ans - m'avait offerte au mois de janvier 2011. Décédé en septembre 2012, Xavier ne verra pas NJP entrer dans sa cinquième décennie, mais je n’oublie pas que le jour où il m’avait confié cette archive très précieuse, il m’avait aussi demandé d’en faire profiter le plus grand monde. Il était ainsi, passionné, intarissable et avide de partager ses passions. Il savait que l’informatique et internet permettaient la circulation rapide de documents, écrits ou sonores, même s'il avait maintenu une distance importante entre ces nouvelles technologies de la communication et lui, qui n'aimait rien tant qu'une page manuscrite. Alors forcément, lorsque j’ai pris possession du cadeau, on imagine bien qu’une fois passé le stade de l’émotion, je lui ai proposé de mettre un jour ou l’autre en ligne l’enregistrement de la légendaire Stanislas Percussive Gavotte qui somnolait tout au long de ces dizaines de mètres de bande depuis un sacré paquet d’années. Cette idée lui plaisait bien.

    Stanislas Percussive Gavotte ou quarante-six minutes d’une création dont un extrait (le final) avait été publié en 2009 à l’occasion de la parution de French Connection 1955-1998 (50 ans de jazz en Lorraine), sur le label nancéien Étonnants Messieurs Durand, une compilation historique à laquelle Xavier avait contribué, comme on l’imagine. Mieux qu’une création, ce travail était une commande passée au trompettiste Ivan Jullien (qui avait obtenu en 1971 le Prix Django Reinhardt pour son travail en Big Band) à l’occasion de la première édition de Nancy Jazz Pulsations en 1973. Captée le 14 octobre en fin d'après-midi au Chapiteau de la Pépinière, elle est interprétée par un Big Band où s'entrecroisent les noms de musiciens prestigieux tels qu'Eddie Louis (orgue), John Surman (saxophone soprano), les batteurs André Ceccarelli, Bernard Lubat et Daniel Humair. Sans oublier une dizaine d'autres percussionnistes au rang desquels s'illustre le Quatuor de Percussions de Paris sous la direction de Lucien Lemaire. Une vraie petite folie musicale ! Xavier raconte tout cela avec beaucoup de détails (et de verve) dans son chouette bouquin Le Roman Vrai du Jazz en Lorraine (1917-1991) paru aux Editions de l’Est, ainsi que dans les notes du livret de French Connection (cf. ci-dessous).

    Dans ma note de janvier 2011, j’évoquais la possibilité d’un transfert de l’archive sur un support numérique et je laissais entrevoir la collaboration d’un ami pour se charger de ce travail. C’est chose faite : Jean-Pascal Boffo (sur la discographie duquel je reviendrai très vite ici-même) a bien voulu se pencher sur la conversion de l’archive, qu’il m’est aujourd’hui possible de vous proposer à l’écoute.

    L’histoire bouscule un peu nos ordres du jour : Xavier est parti, et pour lui rendre hommage, j’ai voulu le faire revivre un peu en l’incluant dans le casting des personnages qui peuplent la fiction que je viens d’écrire à l’occasion de l’exposition Ladies First !, qui verra mon ami Jacky Joannès mettre en scène plus de cinquante musiciennes en action sur ses photographies. Dans cette histoire aux confins du réel et de l'imagination, Xavier offre au narrateur un texte (qu'on peut lire en coda du récit), et ce dernier en profite pour évoquer un précédent cadeau que son ami lui avait fait, cette sacrée bande magnétique. C'est l'occasion pour moi de rappeler ici que le texte est disponible sous la forme d’un livre qu’on peut se procurer (exclusivement) sur internet.

    L'exposition Ladies First ! s’inscrit dans le cadre des animations de Nancy Jazz Pulsations. La boucle est ainsi bouclée, même si notre ami nous manque beaucoup... J'espère qu'il sera content de notre travail !

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    Xavier Brocker - 9 septembre 2010 © Denis Desassis

    Alors il est temps, maintenant, de vous laisser écouter cette Stanislas Percussive Gavotte qui va pouvoir vivre une seconde vie grâce à la générosité de Xavier et à la contribution décisive de Jean-Pascal. Merci à eux, infiniment.

    Stanislas Percussive Gavotte - Nancy Jazz Pulsations, 14 octobre 1973

    Ivan Jullien (composition, direction, trompette), Eddie Louiss (orgue électrique), John Surman (saxophone soprano), André Ceccarelli, Bernard Lubat, Daniel Humair, Stewart "Stu" Martin (batteries), Lamine Konte, Louis Moholo (percussions africaines), Lamont Hampton (percussions caribéennes), Franck Raholison (percussions malgaches), Jean-Claude Chazal (timbales, vibraphone), Lucien Lemaire, Gérard Lemaire, Jean-Claude Tavernier (percussions, xylophones).

    Xavier Brocker évoque cette soirée de musique pas comme les autres (extrait des notes du livret de French Connection 1955-1998)

    "Je vous parle à présent d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas (ne veulent pas ?) connaître.

    C’était en 1973. Le 14 octobre en fin d’après-midi. C’était un dimanche, assez beau sous le Chapiteau dressé au cœur du Parc de la Pépinière, à Nancy. C’était la « création », la première audition mondiale et elle est, à ce jour, restée la seule, commandée au compositeur et trompettiste Ivan Jullien pour le premier festival international Nancy Jazz Pulsations.

    Nul ne mettrait en doute le fait, évident pendant les très nombreuses années qui s’ensuivirent, que NJP représente un tournant capital dans la grande (et les petites) HISTOIRE du JAZZ en Lorraine. A dater de cette année-là, et comblant tous les vœux de l’équipe initiatrice de l’événement, nul dans la région ne peut mettre en doute sa valeur esthétique ; et d’autre part, personne de sérieux ne pourra nier la capacité du jazz à réunir des foules immenses rassemblant des fervents de tous âges, autour des artistes marquants de cette expression musicale.

    Un tournant capital, donc, après quoi plus rien ne serait comme avant, pour le meilleur, certes, mais aussi au prix d’une certaine « institutionnalisation » de cet Art. Certains l’agréeront alors que d’autres, tout aussi sincères, resteront dubitatifs.

    Sur une vague « idée » de l’auteur de ces lignes, NJP avait souhaité que la ville de Nancy veuille bien financer une création originale pour grande formation qui évidemment porterait en son intitulé quelque terme évoquant le duché de Lorraine, ce qui, s’agissant du jazz, était déjà une gageure.

    Je pensai au terme très XVIIIème siècle de « Gavotte », ce mot renvoyant à la danse solidement rythmée qui est évidemment associée au jazz d’avant 1960.

    La chère vieille icône dont l’effigie trône en ces lieux aurait pu « tap-danser » cette gavotte aux accents des meilleurs percussionnistes du Festival, réunis pour cette unique occasion. Telle fut la genèse d’une œuvre que le Festival commanda au créateur et orchestrateur Ivan Jullien qui venait juste d’obtenir pour son travail en « big band » le prix Django Reinhardt de l’Académie de Jazz (Paris, 1971).

    Pour ce travail de composition et d’orchestration, Ivan sollicita le formidable Eddie Louiss à l’orgue et préféra se passer d’un contrebassiste qui eut été noyé au sein d’un déchaînement tellurique : les meilleurs batteurs d’Europe, et au-delà, ayant accepté par sympathie pour pareil festival, d’offrir leur contribution.

    Seul mélodiste avec Louiss donc, l’anglais John Surman (né en 1944) ici au saxophone soprano, déverse des torrents de lave incandescente.

    Dialoguent aux tambours, cymbales, xylophones, timbales, vibraphones, tumbas, djembés et tous autres engins percussifs qu’il vous plaira d’imaginer, des talents aussi variés que les français André Ceccarelli, Daniel Humair ou Bernard Lubat, le New-Yorkais Stu Martin, qui fait ici penser dans ses breaks à Paul Motian, le Sud Africain Louis Moholo, le tout jeune Laurent Hampton, fils du grand tromboniste « Slide » Hampton et encore le Malgache Franck Raholison, le Sénégalais Lamine Konte.

    Et nous nous garderons d’omettre les quatre mousquetaires, ici représentatifs de la percussion en musique classique (Salut, John Cage !), à savoir le Quatuor de Percussions de Paris sous la houlette de M. Lucien Lemaire. 

    Il est temps de redécouvrir ce « truc insensé » ! Chaud devant !. Plus d’un quart de siècle après, il en « swingue » toujours sur son socle, ce bon vieux « Stan » !"

    (X.B.)

    CODA

    Je vous propose d'écouter également l'entretien que Xavier m'avait accordé le 9 septembre 2010 : il m'y racontait NJP 1975 avec beaucoup de verve comme à son habitude.


    podcast

  • Une certaine idée de la transgression

    schubert_transgression.jpgJe ne suis pas exactement un expert en ce qu’on appelle communément la musique classique. D’ailleurs, à bien y réfléchir et c’est là un de mes innombrables défauts - je vais finir par les croire congénitaux – je suis expert ès rien. Je papillonne, je fouine, je vais jeter un petit coup d’œil dans les recoins de mes découvertes, je soulève la poussière avant de la laisser retomber, des fois je trouve, des fois pas. Une quête anarchique des petits bonheurs de l’instant, sans réfléchir outre mesure. C’est comme ça, faut que je m’y fasse. Un jour, c’est sûr, je m’habituerai à cette tare...

    Classique ! En fait, c’est idiot : j’ai surtout l’impression que ce sont avant tout les conservatismes contemporains qui prônent cette appellation, rassurante probablement pour certains qui ne conçoivent l’idée de l’art que conjuguée au passé et préservée des risques d’une confrontation avec les élans du moment. Mais je doute fort que de leur temps Mozart, Bach, ou Beethoven se soient vus tamponner sur le front le sceau du classicisme et qu’eux-mêmes aient pu, ne serait-ce qu’un seul instant, être traversés par l’idée qu’il étaient des compositeurs classiques. Bref, tout cela pour vous dire que mes connaissances dans le domaine de l’histoire de la musique sont, depuis le XVIIe siècle, fragmentées et très empiriques. J’ai une qualité (je pense même que c'est bien la seule) : celle de me sentir comme un chien truffier dès qu’il s’agit de musique. J’ouvre grand mes oreilles, je renifle, j’essaie d’attraper au vol les vibrations et je me nourris de ce qu’on veut bien déposer au pied de l’arbre de mes connaissances. J’ai suffisamment fréquenté chaque été au mois de juillet le Festival des Arcs (au-dessus de Bourg-Saint-Maurice, je dis ça pour ceux qui seraient un peu justes en repères géographiques) pour ne pas oublier de citer ici cette belle manifestation et en remercier les valeureux musiciens qui l’ont fait vivre, tant il aura été pour moi la source de mille découvertes. J’y ai fait la connaissance d'artistes magnifiques comme Xavier Gagnepain, Henri Demarquette, Michel Dalberto, Pascal Amoyel, Emmanuelle Bertrand,... Et l’un de mes plus grands souvenirs est très certainement la rencontre avec le pianiste compositeur Olivier Greif (ah, cette Sonate de Guerre qu’il jouait lui-même sous le vieux chapiteau !), malheureusement parti trop vite à l’âge de 50 ans. Dans une forme beaucoup plus rassurante pour l’oreille profane, j’ai aussi goûté aux bonheurs de la Sonate Arpeggione ou du Trio Opus 100 de Franz Schubert.

    Habile transition... vous allez comprendre !

    Pour l’heure, j’ai envie de crier très fort : STOP ! Arrêtez-tous, fermez les portes, lâchez votre téléphone (sauf si c’est avec lui que vous découvrez ce texte en ce moment) : prenez le temps d’écouter ce que je vais écrire (phrase stupide mais assumée). J’aimerais vous parler d’une chanteuse qu’il est commode de considérer comme lyrique eu égard à l’art qu’elle sert, le chant... lyrique justement. La dame s’appelle Laurence Malherbe et s’est fendue il y a quelques mois d’un disque paru sur le label Cristal Records dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’hésite pas à sortir du cadre exigu que les formatages paresseux de notre vocabulaire commun ont eu tendance à construire autour de son domaine d’expression, telle une barricade surgie du passé et bien difficile à fracasser. Rien que le titre : Schubert Transgression ! Déjà, ça me plaît...

    Je ne voudrais pas être mauvaise langue mais, habitué à fréquenter les salles de concerts où se jouent des opéras et de la musique rangée dans le tiroir du classique, je ne peux que déplorer le conservatisme exacerbé du public auquel je me trouve mêlé en ces occasions endimanchées. OK, je ne généralise pas, on trouve aussi des tas de gens curieux à l’esprit grand ouvert, oui oui, c’est vrai, je crois que j’en ai même rencontré, parce que le hasard peut bien faire les choses, mais il faut reconnaître que souvent... les conversations que je capte à la volée autour de moi me font entendre la voix de congénères obtus pour qui tout ce qui touche à la musique (et à l’art en général) semble s’être arrêté il y a plus d’un siècle (déjà, le début du XXe foisonne pour eux de musiques inaudibles à leurs oreilles fragiles). Ou alors il faut avoir le courage de monter un, deux, voire trois étages pour trouver les plus jeunes adeptes, ceux qui n’ont pas les moyens de dépenser des fortunes pour s’acheter une place dans l’orchestre ou au premier balcon. Oui, parce que ces fredaines, c’est pas donné et la catégorie A pourrait être rebaptisée catégorie V, comme Vieux. Non, non, ne hurlez pas, on se calme, je ne fais pas de racisme anti anciens, je ne suis moi-même plus un perdreau de l’année (je fêterai cette semaine mes 20 ans et 428 mois), mais il faut savoir être honnête : ils sont quand même pénibles ces gens sérieux qui n'aiment rien tant que de s’extasier devant des œuvres « validées » par le temps, à crier au génie devant un chef d’œuvre dont nul ne cherchera à contester les beautés et, dans un mouvement symétrique et condescendant, à dénigrer systématiquement ce qui a pu les bousculer un tantinet parce qu’ils ont dû supporter malgré eux un concert ou une œuvre empreints d’un début de soupçon de commencement d’esquisse d’un peu de modernité. Tiens, glissez quelques séquences de vidéo — aussi belles soient-elles — dans un opéra et vous verrez comment la maison de retraite claque du dentier ! Impressionnante symphonie de cliquetis émaillé ! J'en tremble encore rien que de penser au raffut de cet effroi généralisé générateur de mines déconfites et offusquées.

    Euh... j’en suis où ? Ah oui, Laurence Malherbe et sa Schubert Transgression. J'arrête mes bêtises parce que, tout de même, je ne voudrais pas que la dame s'imagine que je digresse à ses dépens ! Donc, oui, l’idée qu’elle puisse, avec malice, impulser quelques dérives sonores et, s’il le faut, surprendre un public qui ne s’y attend pas forcément, au détour d’un arrangement signé par un musicien de jazz qui lui-même empoignera une basse électrique, cette idée-là me conduit illico sur la route des enchantements qu’elle fréquente assidument et dont je goûte chacun des virages et des paysages, au fur et à mesure de ma progression.

    Attention, pas de GPS pour trouver cette route, en fait si vous êtes perdu, c’est très simple : continuez droit devant vous ; à partir d’un certain moment, ça va monter un peu, il y aura une longue et belle courbe, vous parviendrez au sommet d’une côte et quand le chemin se fera un peu plus escarpé, vous y serez : admirez un peu le panorama qui s’offre à vous ! C’est pas beau ? L'effort n'était pas surhumain, n'est-ce pas ? Et ça valait le coup ! Parmi les magiciens qui vous y attendront, je ne serais pas surpris que la chanteuse soit dans les parages, en bonne compagnie. Elle est là ma route des enchantements, promis, la prochaine fois, je la prendrai en photo…

    Voilà donc une artiste — une cantatrice, mine de rien — avec qui il semble aussi naturel d’échanger au sujet de Mozart, Ravel ou Schubert que de John Coltrane ou John Zorn. Si j’étais trivial, je dirais qu'elle est quelqu’un de... normal ! Du moins, c’est ainsi que j’ai tendance à imaginer les gens normaux : passeurs de frontières, agitateurs de particules, curieux de nature, jamais satisfaits de leur travail et toujours convaincus qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir. Mon petit doigt – celui qui aime les pistes fantômes, les ghost tracks comme y disent – aurait même tendance à me dire qu’elle ne déteste pas, ici ou là, affuter quelques armes très électriques pour zébrer sa musique.

    Schubert Transgression ! Belle idée, beau disque avec sa mine frondeuse de mini vinyle caché dans un digipacksur le recto duquel l'impétrante exhibe un maquillage aux accents gothiques, belle complicité des musiciens qui ne sont pas réunis ici par hasard. Dès le départ, avant la première note, on se dit qu'il y a un truc. Un chouette truc même…

    Alors quoi ? Schubert malmené, défiguré, moqué ? Non, bien loin de là ! Ce serait méconnaître Laurence Malherbe que d'imaginer de sa part une transgression blasphème. La chanteuse opère par glissements progressifs du plaisir musical, le sien, le nôtre : sans jamais renoncer à l'exigence extrême de son chant, son esprit curieux ouvre le champ des possibles par d'autres voies, plus subtiles. Avec la complicité de la pianiste Michèle Pondepeyre, du quatuor Kadenza, habitué aux expérimentations et ici pourvoyeur d'une magnifique et obsédante dramaturgie, et du bassiste Laurent David en provenance de la planète jazz (ce jazz dont elle-même se nourrit) qui a veillé avec sensibilité à la recréation des arrangements, il s'agit là, non d'une confrontation brutale et déséquilibrée entre la musique de Schubert et une vaine prétention à le travestir, mais d'une relecture très personnelle qui s'apparenterait plutôt à une nouvelle association de couleurs. En leur temps, des peintres avaient eux aussi choisir de s'affranchir des conventions pour inventer leurs propres paysages, parés de couleurs que la norme jugeait incompatibles (en amoureux de Collioure, voilà un sujet, celui du Fauvisme, qui me passionne). Un autre éclairage donc, une vision propre qui séduit dans l'instant et viendra culminer (c’est du moins ainsi que je l’ai ressenti) dans un « Nacht und Träume », magnifique duo où la voix se pose avec grâce sur la sonorité électrique des cordes d'une basse confidente. Chair de poule et yeux humides ! 

    Disque libre, Schubert Transgression instille en onze chants (et un peu plus, à condition que vous sachiez faire preuve de patience après le long silence cagien qui suit « Erlkönig » pour vous laisser électrocuter par une fracassante et ultime transgression) une musique qui prend aux tripes et vous étreint. C’est un beau cadeau, je vous suggère d’aller à sa rencontre sans trop attendre. Quand Laurence Malherbe aura encore grandi dans son art, ce qu’elle ne manquera pas de faire, c’est inévitable, vous pourrez frimer et dire que vous écoutez sa musique depuis longtemps.

    En tous cas, c’est bien mon intention !

  • Portraits de femmes en musique...

    Cette fois, c’est la dernière ligne droite pour ce qui concerne ma contribution à l’exposition Ladies First, cette réalisation qui va m’associer à mon complice Jacky Joannès, selon un principe identique à celui qui avait présidé à la création de notre précédente collaboration en 2010, Portraits Croisés : à lui la photographie, à moi les textes. Une histoire de signe et d’image, en quelque sorte. L’œil et la main...

    Les portraits sont choisis, leur liste est définitive (à ce niveau, je suis très peu intervenu, c’est bien normal, Jacky étant le maître à bord de son navire aux archives argentiques ou numériques) : au total, 53 musiciennes et 70 photographies, en couleur ou en noir et blanc, dont les plus anciennes remontent à 1973, date de la première édition de Nancy Jazz Pulsations, et les plus récentes à 2012. Ce sera notre manière de saluer les 40 ans du Festival (qui se déroulera du 9 au 19 octobre prochains) et de rendre hommage à son fondateur, Xavier Brocker, disparu au mois de septembre dernier et à qui Ladies First est dédié.

    Ladies_First.jpg

    Lorsque j’ai lancé l’idée de cette exposition, je ne savais rien de la forme que prendrait mon travail d’écriture, c’était un nouveau défi, une autre page blanche à noircir mais de quelle manière ? Comme en 2010, écrire un court texte associé à chaque photographie ? Imaginer un accompagnement des portraits sous la forme d’une suggestion musicale ? J’ai cherché un bon bout de temps avant de penser à la rédaction d’une fiction, après avoir pratiqué un remue-méninges constant durant plusieurs semaines. Une nouvelle ! Et pourquoi pas ? Raconter quelque chose... Le plus difficile restait alors à faire : trouver une histoire en relation avec la musique, dont le sujet puisse entrer en résonnance avec le sujet choisi (des portraits de femmes en musique), la glisser si possible, même de façon indirecte, dans le contexte de Nancy Jazz Pulsations 2013... De fil en aiguille, les principaux personnages sont apparus, ils ont commencé à prendre vie, à se parler, à bâtir des projets en commun, comme si je n’étais pas là (je vous jure que c’est vrai, ces bestioles finissent par vous échapper...). C’est là que Xavier Brocker est venu s’imposer dans un rôle clé, le sien, détourné par quelques facéties de mon cru. Phénomène étrange par lequel ce qu’on croit inventer n’est en fait qu’une image floue dont on essaie de deviner les contours avant qu’ils ne se précisent, jour après jour. Et je ne peux m’empêcher de faire un parallèle entre ce travail de mise au point avec celui de Jacky lorsqu’il prend une photographie. Chacun de nous deux voit une expression ou imagine une histoire, cherche à lui donner vie par l’instantané ou au détour d’une phrase.

    Je dois écrire des choses qui sont certainement des banalités pour tous ceux qui ont l’habitude d’écrire... On y reviendra plus tard, peut-être !

    Le plan de cette nouvelle est défini, voici maintenant venu le temps de laisser la plume (toute virtuelle puisqu’elle prend la forme d’un clavier ou d’un écran tactile selon mon humeur) filer sous mes doigts et par là de raconter une histoire dont je ne révélerai pas le déroulement ici même si je peux en dire quelques mots : Ladies First (ce texte portera le même nom que l’exposition, pour une raison que je ne dévoilerai pas) évoquera une chanteuse dont le retour à la musique, après de longues années d’errance, sera rendu possible par le soutien d’un ancien fan persuadé que cette artiste doit surmonter les difficultés qui l’ont éloignée de la musique pour s’épanouir à nouveau. Tous les personnages de cette histoire sont fictifs, sauf Xavier Brocker, bien sûr, qui évoluera tel qu’il était dans la réalité, même si – et c’est là mon privilège – je lui confierai une mission qui est une sorte de petit nuage taquin dans le ciel de mon imagination.

    Cette idée de le faire « revivre » ainsi m’est venue dans les conditions que j’ai expliquées un peu plus haut, mais j’ai tout de même éprouvé le besoin de recueillir le sentiment de sa veuve et surtout, si possible, son approbation. Je n’aurais pas voulu qu’elle découvre cette utilisation de son mari défunt au dernier moment. En lui présentant ce projet et la démarche de l’exposition (regarder les photos, lire une histoire, séparément ou au contraire dans un jeu d’alternance en déambulant d’un portrait à l’autre, chacun de ceux-ci étant illustré par une portion du texte qu’on suit de photographie en photographie), elle a eu cette remarque que je vais utiliser comme un point d’appui stimulant : « Xavier mérite bien qu’on ne l’oublie pas et que des amis lui rendent hommage de façon créative ».

    Par conséquent, ce sont deux étapes qui m’attendent désormais : d’abord mettre noir sur blanc une première version du texte, la plus naturelle possible (travail des trois semaines à venir) ; ensuite la retravailler pour essayer de la sculpter au plus près d’un rythme imaginaire, celui qui accompagne mon quotidien depuis des décennies, à la façon d’un petit moteur intérieur (une seconde phase qui sera terminée à la mi-septembre).

    Essayer d’éliminer le gras, muscler les phrases sans les boursoufler, impulser une part de nervosité qui sera rendue nécessaire par la lecture fractionnée dans la salle d’exposition.

    Et maintenant... le trac ! La peur de ne pas être à la hauteur, d’aligner des banalités, d’exposer une histoire qui n’intéressera personne.

    Alea jacta est !

  • Leeway & Friends

    Leeway_RoadtoMorgan.jpgLa courte vie de Lee Morgan – le trompettiste est mort à l’âge de 33 ans dans des circonstances tragiques puisque sa femme l’a tué d’un coup de pistolet après une violente dispute – pourrait faire l’objet d’un roman ou d’un film noirs. Mais l’histoire retiendra avant tout qu’en à peine plus d’une quinzaine d’années, non content d’enregistrer une trentaine d’albums en tant que leader, pour la plupart sur le label Blue Note, il aura côtoyé du début à la fin quelques-uns des personnages majeurs de l’histoire du jazz : Dizzy Gillespie, Art Blakey et les Jazz Messengers, Hank Mobley, Wayne Shorter, Joe Henderson, Jackie McLean et bien sûr John Coltrane, géant parmi les géants (pour l’album Blue Train en 1957).

    Lire la suite de cette chronique sur Citizen Jazz...

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