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Entendu - Page 13

  • Émotion, silence, sujet, verbe, complément et fin du monde

    iPad-DD.jpgJ’entendais ce matin une courte rubrique de France Inter appelée la Playlist dont le slogan est « On aime, on en parle ». En l’écoutant, j’ai pensé au chemin que j’essaie d’emprunter ici ou dans le cadre de mes chroniques pour Citizen Jazz. Il s’agit bien en effet de trouver les mots les plus appropriés pour donner envie à nos lecteurs de découvrir des disques qu’on aime et d’aller encourager les musiciens sur scène.

    Néanmoins, j’aimerais faire part ici de deux ou trois réflexions relatives aux disques dont je ne parle pas ou que j’évoque (très) longtemps après leur parution... Je vous les livre en vrac, comme elles me viennent. Et puis, il est possible que je vous parle aussi d'autre chose, mais je n'en sais rien encore, on verra bien.

    Un disque me laisse indifférent ou ne me parle pas ? Dans ces conditions, pourquoi donc prendrais-je le temps de partager cette distance vis-à-vis d’une œuvre ? Pour tenir des propos négatifs qu’on pourrait, à juste titre, me reprocher ? En quoi y suis-je autorisé ? Il m’est arrivé quelquefois d’écrire un texte de ce type : mais à une exception près je crois (et encore cette chronique était-elle tournée sur un mode qui se voulait humoristique parce que le groupe concerné vous avait un petit air de produit marketing qui m’autorisait, je crois, une pointe de taquinerie), jamais je ne me suis résolu à aller jusqu’au stade de la publication. Je garde ces textes, parce qu’ils sont nés d’une nécessité, mais celle-ci, finalement, ne concerne que moi. Le temps passe trop vite pour qu’on ne le consacre pas à dire qu’on aime. C’est un vieux débat, d’autres que moi, certainement d’éminents spécialistes, affûteront des arguments démontrant les bienfaits de la contradiction et me rangeront dans la catégorie des politiquement corrects. Je leur laisse ce plaisir.

    Il se trouve que je fais partie d’un réseau dont chaque membre se voit offrir la possibilité d’écouter beaucoup de musique. Nous bénéficions donc d’un privilège inouï, celui d’une découverte permanente (ou presque), chaque jour renouvelée, qu’il est matériellement impossible de glisser intégralement dans les interstices de nos emplois du temps. Un peu comme si nous étions engagés dans une drôle de course contre la montre. Il y a dans toute cette matière première mise à notre disposition largement de quoi trouver nos bonheurs respectifs et nous interdire de regarder en arrière. Car il faut le dire et le redire : la crise du disque est une réalité très cruelle, mais j’ai l’impression d’avoir été rarement confronté à une richesse musicale telle que celle qui nous est livrée actuellement. Certes sous-exposée la plupart du temps (d’où notre rôle de modestes passeurs), parce qu’il est extrêmement compliqué pour un musicien de se faire connaître, mais d’une créativité étourdissante. Je vous parle ici de musiciens qui ne vivent pas des ventes de leurs disques, pour lesquels ces derniers sont une nécessaire carte de visite (sinon, pas de scène ou très peu, pas d’accès aux festivals, ...) et déploient des efforts immenses pour exister autrement, par le biais de concerts notamment.

    On est alors dans une situation étrange : être habité de la certitude qu’on ne « capte » qu’une infime parcelle de tout ce qui est publié et en cela se dire qu’en écrivant sur un tel, on sera forcément injuste vis-à-vis d’un autre. Dans ces conditions, un silence vaut-il condamnation ? Non, pas du tout ! Il est souvent le résultat d’une impossibilité matérielle (pas le temps, vraiment, d’écrire sur tout) ou d’une difficulté à produire un texte qui soit conforme à ce qu’on souhaite publier et qu’on juge parvenu à un état satisfaisant.

    De plus, à ce niveau, je revendique le droit de m’accorder le temps nécessaire à la maturation d’un écrit. Parfois, un texte surgit en quelques minutes, après deux ou trois écoutes seulement. En une heure, la chronique est bouclée. Ce n’est que rarement le cas, il faut bien le dire, le dernier exemple en date fut pour moi le Kubic’s Monk de Pierrick Pédron, avec une chronique écrite en quarante minutes. Je suis un laborieux de la phrase, un tâcheron des lignes, un bafouilleur de la syntaxe et je dois, jour après jour, m’imprégner d’un disque pour que les premières phrases finissent par se dessiner, un peu n’importe comment : ce sont des mots qui se baladent, des idées qui me traversent l’esprit, ils viennent, ils repartent, c’est assez chaotique à l’intérieur, je ne vous le cache pas. Bref, le bordel ! Il arrive aussi que, malgré un tel processus, rien ne vienne, c’est la sécheresse totale et l’exaspération parce que ce disque-là, on l’aime, mais le déclic de l’écrit ne s’est pas produit. Alors je mets de côté, j’attends et j’y reviens, plus tard. C’est la raison pour laquelle – non soumis à quelque diktat promotionnel que ce soit – je revendique également la possibilité d’évoquer un album plusieurs mois après sa parution, parfois plus d’un an (au grand dam des musiciens eux-mêmes qui, je les comprends volontiers, peuvent manifester une certaine impatience parce qu’un soutien leur est toujours précieux). Il faut que les choses soient claires : écrire au sujet d’un disque, c’est plus que jeter deux ou trois mots à la va-vite d’un doigt distrait sur le clavier : sinon, il existe un moyen très simple de coller à l’actualité qui consiste à recopier à peu de choses près le contenu des dossiers de presse (il m’est arrivé d’être un peu étonné en constatant certaines similitudes entre des chroniques et ces derniers, mais chut... je ne dirai rien). Une telle méthode témoignerait d’un manque de respect pour le travail qui a été entrepris par les musiciens. Si je veux « rendre » une petite partie de ce qu’ils nous offrent, alors je dois de mon côté aller au-delà du simple compte-rendu et fournir un travail « respectable ».

    Néanmoins, il faut savoir ne pas trop « s’écouter écrire » : les belles phrases, c’est bien joli, mais sont-elles les meilleurs vecteurs d’une émotion à communiquer et donc, à faire passer chez l’autre ? Dans une époque de fausse urgence où les mots d’ordre consistent parfois à nous recommander d’écrire peu mais bien (les Internautes sont, semblent-ils, frénétiques et pressés de passer à la page suivante, ils scrollent comme des malades, sur leurs ordinateurs, leurs tablettes ou leurs smartphones, c’est ce que nous serinent les communicants du moment), la fréquentation de Marcel Proust comme instrument de méditation et de concentration n’est pas la bienvenue. Sujet, verbe, complément et ça ira comme ça... Il paraît que les jeunes ne savent plus lire, que leur attention retombe au bout de quelques lignes, etc etc. C’est un dilemme, je le conçois bien mais que faire ? Cette réflexion est au cœur des mes préoccupations, parce que l’idée générale qui me guide est celle du soutien aux musiciens : d’un côté, prendre le temps de trouver les mots qui reflètent au plus près le ressenti profond ; de l’autre, frapper plus vite et, on l’espère, plus fort. Le plat se doit d’être un peu moins copieux pour être plus digeste. Un bel exercice de synthèse (une sorte de diététique de l’écrit) qui servira de ligne de conduite pour les mois à venir. Il y a un an, je m’étais fixé un objectif assez simple : écrire en moyenne une chronique par semaine pour Citizen Jazz ; en toute logique, je parviendrai à une soixantaine de textes. Le pari étant tenu, je le crois reproductible pour 2013, en lui assignant cette nouvelle contrainte d’une plus grande économie de moyens. Qui ne signifie pas appauvrissement, mais une plus grande pertinence.

    En revanche, du côté de chez Maître Chronique, je ne suis pas certain d’être aussi disposé à prendre de telles résolutions. Bien envie de digresser quand le besoin s’en fera sentir.

    On verra bien, de toutes façons, je peux bien raconter tout ce que je veux puisqu’il ne nous reste plus que cinq jours à vivre ! Et sur ces bonnes paroles, je file à Bugarach... Adieu les amis !

  • 22, v’là les « Maîtres » !

    Ce n’est pas sans une certaine émotion que je vous livre le palmarès de la première cérémonie de remise des trophées qu’on appelle par ici les Maîtres. Cette soirée très privée – j’en étais à la fois le Président et l’unique spectateur – est née de mon incapacité absolue à me résoudre à l’élaboration d’une liste de mes dix albums préférés de l’année 2012. Je l’ai tenue chez moi, dans la solitude de ma perplexité, face à de cruels choix auxquels personne ne m’avait contraint. Un exercice auquel s’est déjà livré mon camarade Franpi, dont je vous invite à découvrir la sélection beaucoup plus sévère sur son blog. J’ai cru comprendre, par ailleurs, que la camarade Belette n’avait pas résisté au charme des listes...

    Mon Top Ten, comme y disent, sera un Top 22… Je dois être trop enthousiaste, certainement, et donc vite prompt à vanter les mérites d’un grand nombre de disques, au risque, peut-être, de dissoudre dans un ensemble trop vaste les qualités immenses et intrinsèques de chacun d’entre eux. Mais c’est ainsi : je me dois de partager les bonheurs que me procurent la musique et les musiciens. J’ai bien peur d’apparaître comme un béat niais, toujours prêt à imaginer que ma joie peut aussi être celle des autres. M’en fous, j’assume... Comble de malchance, je ne dispose que d’une seule vie, ce qui ne me permet pas d’écouter tout ce qui mériterait de l’être (les grands absents de ma liste sont les premières victimes de cet agenda un peu trop chargé, et croyez-moi, ils sont nombreux). Et surtout que l’on ne se méprenne pas : j’ai énormément souffert pour parvenir à cette longue liste, j’ai sous le coude un bon paquet de disques qui auraient pu, ici ou là, en pousser d’autres vers la sortie. Que leurs auteurs ne m’en tiennent pas rigueur...

    Ou peut-être que les mois qui viennent de s’écouler auront vu s’épanouir à nos oreilles des heures et des heures de musique enchantée en très grande quantité, faisant de 2012 un cru d’exception. Allez savoir…

    Je ne trouve pas de réponse à ces interrogations. Je sais aussi qu’il va s’en trouver ici ou là pour me reprocher comme l’an passé d’avoir oublié le continent américain, dont je ne méconnais pas l’importance (même si, en réalité, beaucoup de disques m’auront échappé, forcément) mais qui, finalement, n’a pas besoin de mes modestes services pour se faire connaître. N’y voyez là aucune trace d’un patriotisme de mauvais aloi, comprenez simplement que bien souvent, tout près de nous, parfois à peine un peu plus loin, c’est déjà l’abondance ! Des labels, petits ou un peu plus grands, « sans bruit », en plastique ou en « carton », parfois associés en réseaux, déploient des trésors d’imagination pour faire vivre cette Musique qui le mérite bien ! Des artistes creusent jour après jour, non sans difficultés, leur sillon pour « réaliser » leurs rêves et les partager avec nous. Je n’ai donc entrevu – ou plutôt entrécouté – qu’une infime parcelle de ce vaste terrain sur lequel tous les jeux de l’imaginaire sont possibles.

    On sera donc indulgent avec une sélection qui, finalement, n’en est pas une : elle est à prendre comme une suite de suggestions parmi lesquelles il se trouvera forcément un disque que vous aimerez. Ouvrez vos yeux, vos oreilles et votre cœur, le reste viendra naturellement… bref, gardez en vous toute la fraîcheur qui sera toujours votre alliée. L’ordre est alphabétique, parce que je ne vois aucune raison de m’astreindre à un classement...

    Alea jacta est !

    PS : in extremis, trois jours plus tard, je me suis permis d'ajouter un vingt-troisième élément que j'avais commis la grave erreur d'oublier alors qu'il a enluminé le début de l'année. Il s'agit de Soul Shelter, de Bojan Z. La mémoire a ses mystères, parfois... Ce Top 22 est en fait un Top 23 !

    Yuvai Amihai Ensemble

    cover.jpgLa musique embrasée du guitariste Yuval Amihai est portée avec ce disque à un haut niveau de chaleur. Chant, mélodie, lyrisme et tradition… C’est beau, tout simplement. Damien Fleau y rayonne au saxophone soprano. Plus

    Olivier Bogé : Imaginary Traveler

    Cover.jpgLe jeune saxophoniste a quelque chose d’un philosophe. Son premier album est en réalité une proposition – toujours mélodique et solaire – de retour sur soi. Se connaître, goûter chaque instant pour célébrer la vie. Une chance pour nous, un disque lumineux. Plus 

    Emmanuel Borghi Trio : Keys, Strings And Brushes

    keys_strings_brushes.jpgParce qu’il semble enfin lui-même, le pianiste Emmanuel Borghi frappe très juste avec un disque intime et mélodique. Sorti sur la pointe des pieds, son album mérite vraiment qu’on s’y attarde. Plus 

    Philippe Canovas : Thanks

    canovas-thanks.jpgEn toute discrétion, le guitariste Philippe Canovas offre une musique raffinée et intime. C’est peu son histoire qu’il évoque, en une vingtaine d’épisodes courts et séduisants. Plus 


    Pierre Durand : Chapter 1 NOLA Improvisations

    cover.jpgDisque presque solitaire, fruit d’un voyage initiatique à la Nouvelle Orléans entrepris par Pierre Durand dont la guitare évoque Coltrane, John Scofield et l’Afrique. Séduction immédiate. Plus 

    Electro Deluxe Big Band : Live in Paris

    E2L Live in Paris.jpgUn feu d’artifice entre soul, funk et jazz et un autre « maître », de cérémonie celui-là, en la personne du chanteur James Copley qui a fort à faire face à un Big Band furieux de douze soufflants. Ce disque devrait être remboursé par la Sécurité Sociale. Plus 

    Renaud Garcia-Fons : Solo (The Marcevol Concert)

    RGF-SOLO.jpgLe contrebassiste est un virtuose, on le sait. Mais habiter sa musique avec autant d’intensité est la marque des très grands. Ce concert en solitaire, où l’instrument ne rechigne pas à s’abandonner à quelques effets sonores, en est le témoignage vibrant et intemporel. Plus 

    Antoine Hervé PMT QuarKtet

    pmt_quarktet.jpgOn pensait qu’Antoine Hervé était un musicien sérieux. Il est bien plus que cela et son quartet, dynamité par Jean-Charles Richard, Philippe Garcia et la facétieuse acousmatique de Véronique Wilmart, nous prouve qu’il est un passionnant créateur. Magique !

    Daniel Humair New Reunion : Sweet & Sour

    sweetandsour.jpgLe batteur Helvète n’a certainement plus rien à prouver et pourtant, il rebat les cartes en s’entourant d’une jeune garde dont la liberté d’expression invente un menu musical savoureux et épicé. Plus 

    Stéphane Kerecki : Sound Architects

    sound_architects.jpgL’élégance de cet album est certainement celle du contrebassiste Stéphane Kerecki lui-même. Son trio est ici... un quintet, puisque Tony Malaby et Bojan Z sont aussi de la fête. La musique est habitée, la pulsation celle du cœur. Plus 

    Christophe Marguet Résistance Poétique : Pulsion

    cover.jpgLa générosité est la marque de fabrique de ce quintet qui brille de mille feux. Sébastien Texier (saxophone, clarinette), Mauro Gargano (contrebasse), Bruno Angelini (piano) et Jean-Charles Richard (saxophones) entourent le batteur pour un chant… irrésistible ! Plus 

    Joce Mienniel : Paris Short Stories Vol. 1

    ParisShortStories.jpgProche de Sylvain Rifflet avec lequel il pratique l’art secret de l’encodage, le flutiste Joce Mienniel n’est pas en reste avec un disque malicieux où trois trios rivalisent d’invention pour célébrer leurs amours musicales. On veut le volume 2 de ces très bonnes nouvelles ! Plus 

    ONJ : Piazzolla !

    ONJ-Piazzolla--cover.jpgDaniel Yvinec et sa bande d’artificiers s’attaquent à un nouveau monument, Astor Piazzolla. Un tour de force où l’on n’entend pas de bandonéon ni même de tango. Et pourtant, la sensualité, celle de magnifiques textures sonores, est là. Plus 

    Anne Paceo : Yôkaï

    front.jpgLa batteuse élargit son trio, faisant appel à la solidité de Stéphane Kerecki et à la jeunesse d’Antonin-Tri Hoang. Un disque qui fait affleurer une enfance africaine très chantante. Plus 


    Pierrick Pédron : Kubic’s Monk

    cover.jpgOn l’attendait plutôt avec un troisième volet de ses aventures électriques, mais voilà le saxophoniste qui déboule dans un hommage urgent et parfaitement maîtrisé à Thelonius Monk, enregistré en quelques heures. Le jazz comme il n’a jamais cessé d’être et le sera pour longtemps encore. Plus 

    Jean-Charles Richard : Traces

    cover.jpgLe saxophoniste éclate aux côtés de Christophe Marguet (Pulsion), d’Antoine Hervé (PMT QuarKtet), mais aussi en trio pour un disque dont le titre aurait tout aussi bien pu être Empreintes tant il éclabousse de sa fougue une musique en climats aussi variés qu’intenses. Plus 

    Sylvain Rifflet : Alphabet

    pochette_v2.jpgDeux disques coup sur coup au début de l’année : d’abord de passionnants Beaux-Arts, puis cet Alphabet aux sonorités singulières, hors de toutes influences. Une création à l’état pur.  Plus 

    Rusconi : Revolution

    rusconi-revolution.jpgUn trio Helvète adepte de Sonic Youth, plutôt inclassable et éclectique, qui joue la carte d’un minimalisme mélodique très attachant. Au cœur de l’album, une longue composition, “Alice In The Sky”, avec le grand Fred Frith dans le rôle de l’invité. Plus

    Jacques Schwarz-Bart : The Art Of Dreaming

    cover.jpgQuand le rêve d’un homme devient la réalité d’un artiste. Avec ce disque, le saxophoniste parvient à une forme d’épanouissement qui confine à l’enchantement. On est à la fois heureux pour lui et pour nous tous qui profitons de cette irradiation. Plus 

    Louis Sclavis Atlas Trio : Sources

    sources.jpgLe clarinettiste n’en finira donc jamais de nous surprendre. Chaque disque est pour lui une nouvelle quête, et pour nous une formidable invitation au voyage, cette fois en trio. Du grand art. Plus 

    Claude Tchamitchian : Ways Out

    cover.jpgLe contrebassiste s’électrifie pour un album fascinant en quartet, avec Régis Huby (violon), Rémi Charmasson (guitare) et Christophe Marguet (batterie). Un univers se modèle devant nous, quelque part entre jazz et musiques progressives. Les cordes s’entrelacent, la batterie chante. Plus 

    Bruno Tocanne : In A Suggestive Way

    inasuggestiveway.jpgPlus coloriste que jamais, attentif à ses compagnons comme toujours, le batteur rend un hommage sensible à son « héros » Paul Motian. On est là au cœur du processus de création, c’est l’essence du jazz. Plus 

    Bojan Z : Soul Shelter

    jazz,regis huby,sylvain rifflet,jean-charles richard,bruno tocanne,citizen jazzUne bonne dizaine après son Solobsession, le pianiste récidive avec un disque en solo qui n'est rien moins qu'un indispensable. Comme le dit Citizen Jazz : "Soul Shelter renferme tous les trésors d’invention et de créativité de Bojan Z, comme une goutte d’essence pure". On ne saurait être plus juste. Plus

    Aaaaah… Si j'osais… J'inventerais bien un autre trophée, une sorte de Maître d'honneur, histoire de surligner le travail de quelques artistes et de mettre en avant leur contribution décisive et abondante à la vie musicale et discographique de l'année 2012. Allez, je me jette à l'eau et je décerne ce prix à quatre funambules admirables. Et que tous les autres sachent que je pense bien à eux néanmoins !

    Une quarte majeure en quelque sorte... Reçoivent un Maître d'honneur 2012 (je les cite dans l'ordre alphabétique) :

    Régis Huby

    Il n’a pas seulement prêté l’âme de son violon au Ways Out de Claude Tchatmitchian ou aux Songs No Songs de Denis Badault. A travers son label Abalone, il faudrait parler des If Songs de Bruno Angelini et Giovanni Falzone, évoquer une fois de plus Traces de Jean-Charles Richard et Pulsion de Christophe Marguet. Un peu plus tôt, c’était Furrow de Maria-Laura Baccarini ou Cixircle du Quatuor IXI. Abondance, imagination, tout y est.

    Jean-Charles Richard

    Quelle affirmation ! Son saxophone (soprano ou baryton) rayonne de façon fulgurante sur son album Traces, mais aussi sur deux autres disques cités plus haut : Pulsion de Christophe Marguet et PMT QuarKtet d’André Hervé. Magnifique musicien, on attend la suite des aventures.

    Sylvain Rifflet

    Parce que Beaux-Arts, parce qu’Alphabet, parce que partie prenante des Paris Short Stories Vol. 1 de son complice Joce Mienniel. ! Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, l’inventeur Rifflet se doit d’être célébré avec ferveur !

    Bruno Tocanne

    Belle année pour le batteur : un duo évasion avec le pianiste guitariste Henri Roger (Remedios la Belle), une célébration de Léo Ferré avec l’i.Overdrive Trio (Et vint un mec d’outre saison) et un disque où le jazz est élevé à un degré de liberté magnifique (In A Suggestive Way).

    A l’année prochaine... ou pas !

  • Bruno Tocanne ou l’art de la suggestion…


    bruno toccante,in a suggestive way,paul motian,remi gaudillat,jazz,imr,citizen jazzS’il fallait résumer en quelques mots les qualités de Bruno Tocanne, peut-être pourrait-on, tout simplement, souligner l’esprit de liberté qui souffle sur sa musique. Mais pas une liberté pour soi, un peu égoïste ; non, chez le batteur, il faut avant tout que chaque projet mené à bien soit le fruit d’un travail de maturation qui l’engage pleinement, bien sûr, mais dans un cadre collectif, où l’amitié compte pour beaucoup. Elle semble même un de ses moteurs. Il faudrait aussi rappeler que son approche de l’instrument, bien loin d’être invasive et dominatrice, fait de lui un coloriste sensible dont le sens profond de l’écoute est la marque d’un artiste en état d’éveil constant. C'est un peu tout cela qu'il expliquait voici quelques années à Citizen Jazz quand il s'était confié dans le Boudoir de Proust. Pour mieux connaître l'artiste, on lira aussi avec grand profit un Carnet de Route en Russie publié au mois de novembre 2010.

    Pas à pas, année après année, sa discographie parle pour lui. Il s’en est passé de bien belles choses depuis le début des années 90 notamment, quand il évoluait aux côtés de Sophia Domancich (qu'il retrouvera bientôt sur scène) et imprimait sa marque sur l'album Funerals, en passant par le Trio Résistances (avec Lionel Martin et Benoît Keller) et ses trois albums fiévreux (Résistances, Global Songs, Etats d'Urgence), dont les mélodies aux allures d’hymne restent longtemps imprimées en vous ; Bruno Tocanne nous a fait part de ses rêves en compagnie de quelques comparses remarquables tels que Rémi Gaudillat (New Dreams Now), Quinsin Nachoff (5 New Dreams) ou Samuel Blaser (4 New Dreams !), il nous a déclaré sa liberté dans un album essentiel (Libre(s)Ensemble), a endossé en duo le rôle du Passeur de temps avec le guitariste Jean-Paul Hervé, s’est fait la belle avec le pianiste Henri Roger (Remedios la Belle), il a remis de l’électricité dans sa musique avec le guitariste Alain Blesing pour un détonnant Madkluster vol. 1 qui - c’est obligatoire - en appellera un autre. Co-pilote d’un i.Overdrive Trio tendu comme un arc, il a rendu avec ses complices Philippe Gordiani et Rémi Gaudillat un Hommage à Syd Barrett, fondateur de Pink Floyd, avant de croiser la route de Léo Ferré (Et vint un mec d’outre-saison) en toute complicité avec Marcel Kanche ; jamais rassasié de nouveaux paysages, il a prêté le concours de ses peaux et cymbales au chant envoûtant de Senem Diyici (Dila Dila). La liste n'est pas exhaustive et l'histoire continue…

    bruno tocanne2012.jpg
    Bruno Tocanne © Christophe Charpenel

    C’est ainsi que les édifices se construisent, dans l’adversité d’une conjoncture hostile aux créateurs sans concession et d’un microcosme médiatique résigné à une médiocrité poisseuse dans le pire des cas et à une célébration automatique des têtes d’affiche dans le meilleur, mais aussi par la volonté d’être soi, pleinement, en repoussant autant que faire se peut les vulgarités alimentaires.

    Parmi les fidèles amis, on a déjà cité le trompettiste Rémi Gaudillat, régulièrement impliqué dans ses projets, et membre actif du réseau imuzzic. On ne sera donc pas surpris d’apprendre que tous deux se sont envolés vers New York au début de l’année pour faire aboutir une nouvelle idée, et pas des moindres : rendre un hommage, un vrai, à un autre batteur, un géant de l’histoire du jazz, le regretté Paul Motian que Bruno Tocanne a dû finir par reconnaître comme un maître, lui qui pensait n’en avoir point ! « Ses orientations musicales, son travail d'orfèvre, son art de la suggestion sont pour beaucoup dans ma manière d'aborder le jazz et les musiques improvisées, musiques que je n'aurais sans doute pas abordées avec autant d'enthousiasme sans l'apport d'artistes comme lui. Paul Motian a disparu au moment où j'étais en train de discuter avec Quinsin Nachoff d'un projet de nouvel album dont l'envie m'avait été déclenchée par l'écoute d'un des trios de Motian avec Joe Lovano ». Aux  côtés des trois musiciens, un quatrième expert, le pianiste Russ Lossing, est venu apporter sa connaissance de l’art de Paul Motian, avec lequel il avait joué en trio.

    Un quartet inspiré, une attention réciproque, une science commune de l’improvisation, un père spirituel dont on connaît la finesse de jeu : toutes les pièces d’un beau puzzle étaient donc en place pour l’élaboration de In A Suggestive Way.

    inasuggestiveway.jpgAutant le dire sans détour, l’album est de ceux qui comblent toutes les espérances formulées dès qu’on a connaissance de leur gestation ; voilà en effet un disque dont le titre reflète avec une fidélité chargée d’émotion la musique impressionniste et méditative. Celle-ci suggère, elle ne s'impose pas par excès de puissance, mais elle finit par affirmer son élégance feutrée. Jamais le moindre discours n’est asséné, bien au contraire : chacun des musiciens semble éprouver le bonheur des suggestions faites aux autres, celles des pistes à suivre quelque part du côté de l’imaginaire, comme autant de fugues spontanées et d’impromptus vivifiants. Bruno Tocanne et ses compagnons réussissent leur pari, celui de la liberté et – là réside toute l’âme de cette musique – de l’écoute réciproque, de l’attention portée à l’interprétation d’une note. Un travail de funambule, dont l’équilibre n’est jamais menacé, parce que le chant règne toujours en maître, y compris au moment où la musique s’invente et ruisselle dans la confrontation fructueuse des idées lancées. Comme le souligne Arnaud Merlin avec beaucoup de justesse, il s’agit là, je le cite « de l'association d'idées et de la conjugaison de sensibilités ». On aurait presque envie de voir dans cet art sublimé et sensible une définition du jazz, en ce qu’il a de plus organiquement vivant, par son association fluide de l’écriture et de l’improvisation.

    Pas de doute, Paul Motian doit être heureux, tout là-haut, de l’hommage qui lui est ainsi rendu. On imagine sa joie d’écouter la délicatesse avec laquelle Bruno Tocanne fait chanter ses cymbales : il suffit, pour comprendre de quoi il s’agit, d’écouter les premières mesures de « Bruno Rubato » qui ouvre l’album et devient au fil du temps un thème récurrent chez lui. Savourez leur chant cuivré, en petites touches scintillantes. Un peu plus loin, les balais seront une caresse à vos oreilles. Heureux aussi car ce disque est l’histoire d’une conversation, d’une succession gourmande de questions et de réponses immédiates ; malgré l’évidente émotion née de l’absence cruelle de Paul Motian, c’est la joie qui l’emporte, elle s’exprime dans la lumière de thèmes qu’on devine comme de vibrants appels (ainsi « Ornette And Don », « One P.M. », deux belles compositions signées par Rémi Gaudillat qui, on le voit, n’est pas venu les mains vides) et dans la ferveur des échanges. Les couleurs vespérales dont se pare l'album, reflets mêlés d'une joie d'être ensemble en musique et du profond respect pour celui qui l'a inspirée, touchent au cœur et maintiennent longtemps une vibration essentielle. Difficile finalement d'évoquer un musicien plus qu'un autre : Bruno Tocanne, Rémi Gaudillat, Quisin Nachoff et Russ Lossing sont de vrais partenaires et In A Suggestive Way est tout sauf un album de batteur. Pas le genre de la maison Tocanne, assurément.

    Il faut avoir l’honnêteté, toutefois, de préciser que ce disque n’est pas de ceux qu’on peut entendre d’une oreille distraite. Ce serait prendre le risque d’être le spectateur de sa musique et de la laisser s’échapper. Un comble, alors qu’il nous offre une place de choix, celle du cinquième élément (ou peut-être du sixième car Motian n’est jamais loin). In A Suggestive Way s’écoute, dans ses moindres détails, pour chacune de ses nuances, pour son art de la conversation entre gens de bonne compagnie.

    Alors la magie opère : on comprend dans ces conditions pourquoi ces instants musicaux méritent amplement un « Coup de Maître ». Et pourquoi, accessoirement, une certaine irritation peut vite nous gagner à l’idée qu'un musicien tel que Bruno Tocanne ne bénéficie pas d’une meilleure exposition. Ce n’est pas ici qu’il restera dans l'ombre, en tous cas…

    In A Suggestive Way (Instant Music Records)

    Bruno Tocanne (batterie), Rémi Gaudillat (trompette), Quinsin Nachoff (saxophone tenor, clarinette), Russ Lossing (piano).

  • Lisa Cat-Berro - Inside Air

    lisacatberro.jpgIl y a des disques qui vous chantent au creux de l’oreille une musique dont les contours souvent feutrés et intimistes, parfois électriques, n’en sont pas moins persistants. Et bienfaisants, reconnaissons-le. Un peu comme un paysage verdoyant qu’on admire pour sa lumière au point du jour et qu’on peut encore contempler une fois les yeux refermés. C’est un peu ça, l’univers de Lisa Cat-Berro et de son Inside Air, un disque attachant dont les couleurs ne doivent rien au hasard.

    Lire la suite de cette chronique sur Citizen Jazz...

  • A bout de souffle...

    dave_brubeck_time.jpgZut de zut ! Dave Brubeck vient de casser sa pipe. Une bien mauvaise idée de sa part. Et même s’il nous a quittés à un âge plus que respectable, quasi canonique, – il aurait soufflé ses 92 bougies aujourd’hui – on ne peut s’empêcher de regretter que, dans un monde où tant d’êtres nuisibles ont la peau dure et jouissent d’une vie bien trop longue, les artistes ne puissent accéder de plein droit à la vie éternelle. C’est ainsi, c’est injuste.

    Ce grand monsieur du jazz, un pianiste trop souvent décrié pour des raisons qui continuent de m’échapper – Sa musique était-elle trop propre sur elle ? Trop sage ? Lui reprochait-on une culture classique qui, forcément, pouvait s’insinuer dans ses notes (il fut l’élève de Darius Milhaud) ? Son look façon clerc de notaire était-il incompatible avec un univers plus noctambule et moins sage en apparence ? Avait-il commis le crise de lèse-jazz d’un succès assez exceptionnel ? Les spécialistes pourront répondre à cette question s’ils le souhaitent... – avait réussi une performance plutôt hors du commun (et je ne parle pas ici de sa longévité, Dave Brubeck s’étant encore produit sur scène en 2011, à l’âge de 90 ans) consistant à populariser le jazz sans jamais le dévoyer, tout en le bousculant de l’intérieur avec des compositions aux métriques complexes qui pouvaient s’avérer redoutables à jouer pour les musiciens eux-mêmes.

    C'est à la plus belle époque de son quartet, une formation aujourd’hui légendaire car entrée de plain pied dans l’histoire de la musique du XXème siècle, que furent enfantés deux disques indispensables : Time Out (1959) et Time Further Out (1961), et que de véritables petits missiles planétaires furent mis sur orbite depuis la base Brubeck : « Take Five » (une composition du saxophoniste Paul Desmond qu’il est quasi impossible de ne pas connaître), «  Blue Rondo A La Turk », « Three To Get Ready » ou « Unsquare Dance ». Parées de leur élégance rythmique et de leurs mélodies accrocheuses, ces compositions n’allaient pas tarder à faire le tour du monde et nous, Français, avons eu aussi la chance de les découvrir par l’entremise de Claude Nougaro qui sut les adapter avec un sacré talent : si je vous dis « A bout de souffle » ou « Le jazz et la java », je sais que vous entendrez une musique qui vous est familière. Je me trompe ?

    Le chant. Oui, c’est cela qui habitait la musique de Dave Brubeck. Le chant et le rythme, tout en pièges taquins et en mesures impaires, comme un malicieux pied de nez. La vie, en quelque sorte.

    A titre personnel, Dave Brubeck m’évoque deux souvenirs. Le premier remonte à mes premières années d’étudiant. A cette époque, le jazz était pour moi plutôt jazz rock, la plupart du temps électrique et se tapissait en particulier dans les disques du Mahavishnu Orchestra ou de Soft Machine. Je connaissais les grands noms du jazz, mais de loin seulement. J’avais un copain de fac qui, lui, se targuait d’être un pur et dur du jazz et faisait tourner en boucle l’album Time Out sur lequel on peut écouter l’universel « Take Five ». Comme tout le monde, je connaissais cette mélodie, je ne l’identifiais pas forcément mais elle sonnait bien à mes oreilles. Je pensais même que Dave Brubeck était le saxophoniste (je suis prêt à parier que je n’étais pas le seul dans ce cas). Cette mélodie entêtante, ce rythme faussement bancal, je les ai toujours gardés dans un coin de ma tête et lorsqu’est venu pour moi le temps d’entrer plus avant dans le dur du jazz, après avoir englouti la discographie de John Coltrane en particulier, je me suis rappelé ce disque et je l’ai acheté. Un plaisir tout neuf, comme intact, un petit parfum d’intemporel magique. Le second souvenir est plus récent, il remonte à une quinzaine d’années quand mon fils était tout juste adolescent et déjà saxophoniste. Un beau jour, il nous a fait écouter son travail : il avait appris par cœur la partition de Paul Desmond sur « Take Five », chorus inclus, et la jouait fièrement avec une sourcilleuse fidélité à l’original. Fierté des parents, joie d’un gamin qui progressait à grands pas et voulait, lui aussi, déjouer les pièges souriants de cette musique. Un exercice dont il s’est plutôt bien tiré depuis...

    Alors aujourd’hui, même si Dave Brubeck vient de faire le grand saut, je voudrais souhaiter un heureux anniversaire à ce monsieur élégant et lui souhaiter d’aussi belles aventures dans sa nouvelle vie. J’en connais là-haut qui risquent de s’éclater. 

    J’en profite également pour renouveler mes vœux d’heureux anniversaire à mon rejeton, lui-même né le 6 décembre. Que sa vie soit aussi longue et gorgée de musique que celle du grand Dave !

    En guise de bonus : le Dave Brubeck Quartet interprète « Take Five » en 1964.

    Dave Brubeck : piano, Paul Desmond (saxophone alto), Gene Wright (contrebasse), Joe Morello (batterie).

  • Une raison de plus d'aimer Coltrane…

    Un billet d'humeur autour de la publication du livre que Michel Arcens vient de consacrer à un questionnement sur la vie et le jazz, en prenant pour point d'appui la musique de John Coltrane.

    Je n'avais pas prévu d'écrire une note consacrée au livre de Michel Arcens appelé Coltrane, la musique sans raison (publié chez Alter Ego Éditions)… D'abord parce que l'auteur est un de mes collègues rédacteurs à Citizen Jazz et que je n'aimerais pas qu'on pense que je souhaite évoquer un livre par un simple réflexe de type corporatiste ; ensuite parce que son approche philosophique n'est pas de celles avec lesquelles je me sens très à l'aise quand il s'agit de proposer mon propre ressenti. À ce niveau, je suis totalement inculte et ce n'est jamais sans le sentiment d'accomplir un effort surhumain que j'arpente des pages habitées de concepts souvent complexes qu'il me faut lire avec la plus extrême attention.


    michel arcens,john coltraneMais le livre de Michel a récemment fait l'objet d'une chronique cinglante dans le dernier numéro de Jazz Magazine. Aimer, ne pas aimer, critiquer, souligner les qualités et les défauts… Jamais je ne contesterai à qui que ce soit le droit d'émettre une opinion, c'est bien entendu. Un livre, comme un disque ou toute autre objet artistique peut faire l'objet d'un débat, c'est même dans l'ordre naturel des choses. Non, ce qui me gêne dans ce texte, c'est sa tonalité blessante, voire condescendante et par là même la dose de mépris qui l'habite. Tout cela me met mal à l'aise, d'autant que pour avoir lu le livre moi-même, je flaire dans cette chronique brutale quelque chose qui s'apparente à un hors sujet, comme si le journaliste s'était attendu à une nouvelle "explication" de Coltrane. Et quand l'auteur dudit article conclut en évoquant la nouvelle que Michel Arcens propose en coda de son livre : "une petite nouvelle de son cru, unique mérite de cet ouvrage", alors franchement je trouve qu'il y a là un vilain coté "fessée" administrée par un père rigoriste à son fils trop paresseux qui m'exaspère au plus haut point. Cette manière de faire la leçon est bigrement énervante…

    Soyons clairs : on a pu lire par le passé bien des livres magnifiques consacrés au saxophoniste. La biographie de Lewis Porter, par exemple, qui comblera aussi bien les musiciens que les mélomanes ; Le cas Coltrane d'Alain Gerber également, autre livre référence ; et puis l'excellent ouvrage de Franck Médioni qui rassemble les témoignages, comme autant de déclarations d'amour, de 80 musiciens, sur lequel Michel Arcens s'appuie régulièrement d'ailleurs. Autant dire que le sujet Coltrane n'est pas un terrain vierge restant à défricher, que bien des exégètes se sont déjà attaqués à ce monument du jazz et qu'il en viendra certainement d'autres encore. Faut-il cependant attendre ainsi au tournant, méchamment, celui qui, à sa façon, très personnelle, presque intime, essaie de partager sa propre vision de l'existence et d'un artiste par une tentative d'analyse (ici appelée esquisse) de ce qui est pour lui le symbole de la vie et dont le jazz serait le pendant musical : l'émotion spontanée, l'évolution perpétuelle, une constante recherche et un affranchissement des genres ? Dont Coltrane, que Michel Arcens admire peut-être plus que tout autre musicien, serait l'incarnation (fugitive parce disparu bien trop tôt mais, à l'évidence, d'une admirable persistance) absolue.

    Soyons clairs encore : il y a certainement des défauts dans le livre, des imperfections, des répétitions et donc parfois le sentiment de longueurs qu'on pourrait contourner. Mais celles-ci sont à comprendre comme le fruit d'une véritable quête de définitions, celle de la vie et son esthétique d'une joie philosophique, celle du jazz, et celle de la manière dont elles peuvent se croiser, voire s'enrichir mutuellement. Si un tel terrain était parfaitement balisé, alors il suffirait d'aligner deux ou trois vérités péremptoires et on n'en parlerait plus. Mais Michel Arcens choisit de questionner, se questionne, ne trouve pas toujours les réponses et c'est tant mieux. Alors il revient sur le sujet, encore et encore. C'est sa propre expérience humaine qu'il nous livre, sans jamais prétendre à autre chose qu'une exploration philosophique dont Coltrane est chez lui le catalyseur (chez un autre auteur, le même sujet aurait pu être abordé avec un autre artiste, c'est évident). Et je connais suffisamment la difficulté de l'écriture, surtout celle d'un livre, pour ne pas y aller de mes conseils dont la légitimité resterait à démontrer. Je prends ce livre pour qu'il nous dit être : des esquisses d'une philosophie imaginaire.

    Du côté de chez Jazz Magazine, on nous dit que jamais Michel Arcens ne nous fait écouter Coltrane et que la nouvelle finale donne envie de relire Giono. Vraiment ? Relire Giono, oui, pourquoi pas ? Excellente idée, mais je ne vois pas bien le rapport, en dehors de quelques apparentements géographiques et d'une certaine idée de la contemplation.  Mais le texte conclusif appelé « L'été, un conte d'enfance », ne serait-il pas à prendre plutôt pour ce qu'il est en réalité : un présent déposé au pied du grand arbre Coltrane ? Voilà une explication qui me paraît bien plus proche de la démarche interrogative de l'auteur. Et bizarrement, allez savoir pourquoi, une fois terminée la lecture de Coltrane, la musique sans raison, je me suis dit qu'un être humain avait tenté d'expliquer sa propre vie à travers Coltrane, sa perception ontologique, humblement, prenant ainsi le risque de s'exposer alors qu'il aurait pu se contenter de vivre et de vibrer à l'art du saxophoniste de manière solitaire et égoïste. Et que ce que d'autres prennent non sans condescendance pour des litanies évoque avant tout une succession de chorus imaginaires issus d'un même thème mille fois remis sur l'ouvrage. Un questionnement perpétuel nourri d'un émerveillement né de l'enfance. Question de disponibilité d'esprit, probablement, de fraîcheur d'âme aussi. Il y avait chez Coltrane une vraie bonté, profonde et vitale, dont on ne trouve plus la moindre trace dans ces quelques lignes acerbes et gratuites.

    Si le livre de Michel Arcens ne devait avoir qu'un seul mérite - ce qui serait déjà beaucoup et j'ai pu vérifier cet effet chez moi - c'est de vous contaminer du besoin irrépressible d'écouter le somptueux Live In Japan enregistré au mois de juillet 1966. La démarche répétitive d'Arcens fonctionne alors comme une des clés possibles d'une grosse serrure qui nous ouvre en grand la porte d'un monde dont le mystère nous échappera encore longtemps. On peut alors gloser indéfiniment sur les prétendus défauts du bouquin, qui ne sont plus selon nous que grains de poussière sans conséquence nuisible. Cette exécution un peu trop sommaire à mon goût semble finalement relever d'une démarche bien vaine face aux mille versions, itératives et mystiques, de « My Favorite Things » qui nous disent tellement sur le sens de la vie.

    Michel Arcens cherche de son côté, et je ne sais toujours pas s'il a trouvé le début d'une réponse. Là n'est pas la question, vraiment, l'essentiel étant pour chacun d'entre nous de chercher à comprendre et à trouver des traits d'union.

  • Et vinrent quatre mecs d’outre musique

    C’est l’histoire d’une belle rencontre entre l’auteur compositeur Marcel Kanche et une formation magnétique aux confins du jazz et du rock, l’i.overdrive Trio.  Au cœur de leur travail de fusion, un certain Léo Ferré...

    kanche_ioverdrive.jpgJe vous dois pour commencer deux confidences : jusqu’à une époque très récente, je n’avais jamais entendu parler de Marcel Kanche. Inutile de me jeter vos reliquats de tomates à la figure, c’est ainsi, l’omniscience n’est pas ce qui me caractérise et je sais revendiquer mon inculture. Néanmoins, en bon petit soldat de la toile, je me suis penché sur sa question lorsqu’un beau matin, j’ai appris qu’il engageait une collaboration avec un groupe qui, lui, m’était tout sauf inconnu. Et là, j’ai su qu’après des études aux Beaux-Arts, notre homme avait navigué dans les eaux plus ou moins troubles et néanmoins expérimentales du rock, du punk et du jazz, et qu’on l’avait retrouvé quelque temps plus tard en collaboration avec Matthieu Chédid ou Vanessa Paradis. Il me faut également avoir l’honnêteté de préciser que si je connais, comme tout un chacun, Léo Ferré, il serait exagéré de ma part de prétendre que je pourrais vous en parler durant des heures. Bien sûr, « Jolie Môme », « C’est extra », ses hommages à Beaudelaire, Verlaine ou Rimbaud ; bien sûr, le vieux lion rugissant et anarchiste, toute crinière au vent. Mais allez savoir pourquoi, quand j’entends le nom de Léo Ferré, une image me revient : celle d’un numéro de la revue Best (en 1973, me semble-t-il) qui avait mis au tableau d’honneur de ses chroniques de disques un album appelé Il n’y a rien plus rien. Un texte enthousiaste, une pochette magnifique et... près de quarante ans plus tard, je n’ai pas encore écouté l’album. Promis, je vais me pencher sur cette affaire, il n’est jamais trop tard.

    L’i.overdrive trio, en revanche, m’a attrapé par la manche voici quatre ans lorsque Philippe Gordiani (guitare), Rémi Gaudillat (trompette) et Bruno Tocanne (batterie) ont rendu un vibrant Hommage à Syd Barrett, membre fondateur et principal compositeur du premier album de Pink Floyd, vite englouti dans le tourbillon de sa folie schizophrène. Un hommage à ce point réussi que le trio parvenait à accomplir une belle performance en s’affranchissant complètement de l’esthétique du groupe tout en préservant son univers mélodique et aussi son mystère. Le nom du trio, rappelons-le, est inspiré de « Interstellar Overdrive », une longue et urgente composition extraite de The Piper At The Gates Of Dawn, premier album du Floyd. 

    Depuis 2008, j’ai eu, par ailleurs, l’occasion de me plonger plus avant dans le travail mené par Bruno Tocanne. Ses disques s’empilent tranquillement chez moi, je ne suis pas loin de les posséder tous ; j’ai même installé chez moi un rayonnage que j’appelle ma Tocannothèque ; j’ai pu, aussi, rencontrer le musicien un beau soir du côté du Château de Montmelas Saint Sorlain et me rendre compte qu’il faisait partie de ceux dont on sait que jamais ils ne trahiront la confiance que vous pouvez placer en eux. Une amitié est née entre nous, et c’est très bien ainsi. Très prochainement, j’évoquerai In A Suggestive Way, son tout nouveau disque (à la réalisation duquel j’ai apporté un très modeste soutien matériel) qui est une petite merveille de sensibilité libertaire et intime.

    Revenons plutôt à Et vint un mec d’outre saison, un disque dont le titre est emprunté à l’épilogue de L’Opéra du Pauvre composé par Léo Ferré. Ce qui frappe d’emblée à son écoute, c’est l’idée d’une brûlure : Marcel Kanche dit plus qu’il ne chante, effleurant la plupart du temps les mélodies originelles (comme par exemple sur la reprise de « C’est extra »). On le sent comme pris à la gorge, livrant de manière abrasive et hantée la poésie du grand Léo. Il y parvient d’autant mieux que l’environnement musical instillé par l’i.overdrive, une fois de plus, maintient l’équilibre entre l’identité de la source (ici la poésie douloureuse de Ferré) et la sienne propre. Jamais envahissante, jouant comme sur son premier disque la carte de l’épure dans une formule plutôt rare : trompette, guitare et batterie, la tension maintenue par le trio apporte ce je ne sais quoi d’hypnose et de puissance qui forment un très bel écrin aux mots déclamés par Marcel Kanche. Ni jazz, ni rock, un peu les deux, un peu autre chose. Une certaine idée de l’outre musique, en quelque sorte, avec cette combinaison d’électricité des cordes (impeccable Philippe Gordiani, qui n’hésite pas à tisser une toile sonore ou marteler des imprécations rythmiques dans lesquelles plane l’ombre d’un certain Robert Fripp, qui n’est jamais loin, souvenons-nous de son magnifique « From KC To Gawa » sur le bouleversant disque du Libre(s)Ensemble, KC signifiant, vous l’avez compris, King Crimson) et d’appels lancés par la trompette de Rémi Gaudillat, jamais à court d’envolées qui ressemblent à des hymnes. Tocanne, lui, sait ce qu’il a à faire : en musicien toujours à l’écoute et en éveil, il délivre son jeu dont les nuances évoquent une autre idée, celle de l’impressionnisme. On n’est pas disciple de Paul Motian pour rien, même lorsque le propos exige, ici ou là, de frapper (en témoigne un violent et court « Le chien », moins de deux minutes et un beau coup de poing). J'aimerais aussi souligner la beauté formelle du son de sa batterie, toute en humble élégance... Un modèle du genre.

    L’histoire nous dit que Léo Ferré aimait Pink Floyd ; elle nous raconte aussi que Marcel Kanche fut séduit par l’i.overdrive Trio lors de la publication de son premier disque ; elle est encore plus belle quand on sait que Marie et Mathieu Ferré ont offert à Marcel Kanche, après une rencontre quelque part en Toscane, « Le chemin d’enfer », un somptueux titre inédit de Léo, qu’on peut découvrir sur Et vint un mec d’outre saison. Le disque nous raconte tout cela, comme dans un seul souffle, sans possibilité de repos pour celui qui veut s’y plonger. C’est un cadeau précieux, qui maintient vive la flamme d’un poète singulier, mais sans jamais sombrer dans une quelconque nostalgie ni dans le piège de la fossilisation hagiographique. Ces « chansons » sans âge sont comme torréfiées par un quatuor inspiré qui nous administre un bel exemple d’appropriation exempte de tout risque de trahison.

    Alors « Ni Dieu ni maître » ? Peut-être... mais on dirait bien que la passion aura été un guide fort stimulant pour mener à bien l’aventure d’un disque qui ne ressemble qu’à lui-même et dont les stances captivent du début à la fin.

    Une question me vient, tout à coup : après Syd Barrett et Léo Ferré, à qui le tour ? Ce ne sont pas les idées qui manquent... A bon entendeur !

  • Philippe Canovas - Thanks

    philippe canovas, thanks, citizen jazzCe disque du guitariste Philippe Canovas mérite vraiment qu’on s’y arrête. On ne le trouvera pas sous forme de CD, signe des temps, malheureusement. Mais le guitariste a trouvé refuge sur un e-label appelé Cordes et Âmes, qui assure le téléchargement non seulement de sa musique en haute qualité audio (au format FLAC, au même prix que le mp3), mais aussi du livret. Une production également disponible sur la plupart des plateformes de téléchargement.

    Cette confession musicale est à savourer sans modération, car l’expression de Philippe Canovas, d’une élégante discrétion, n’en est pas moins porteuse de beaucoup d’imaginaire.

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  • Emmanuel Borghi Trio - Keys, Strings and Brushes

    ebt_ksb.jpgLes temps sont durs. Comment un tel disque a-t-il pu, à ce jour, ne trouver d’autre canal de diffusion que celui des plateformes de téléchargement, et n’exister que de façon virtuelle sur le label Off alors que sa musique, bien réelle, est chargée d’une aussi profonde inspiration ? Une publication presque confidentielle qui laisse un goût amer, celui d’une forme d’injustice par le silence qu’il s’agit ici de réparer autant que faire se peut.

    Comme une nouvelle page qui se tournerait enfin, celle d’un accomplissement tant artistique qu’humain, Keys, Strings And Brushes est une célébration pacifiée de la musique qui habite Emmanuel Borghi depuis toujours...

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  • Nancy Jazz Pulsations 2012

    cj_njp_2012.jpgLa 39e édition du festival aura été, selon Patrick Kader son directeur, plutôt réussie, malgré une météo hostile qui a fortement contrarié la tenue de « Pépinière en fête », soumise à de multiples annulations en raison de la pluie. Un malheureux dimanche après-midi entier ouvert au public dans le parc du même nom, celui-là même qui abrite le légendaire Chapiteau. Malgré, aussi, un creux de fréquentation au début de la deuxième semaine. Problème d’ordre économique ? De programmation ? Difficile de répondre, il faudra analyser plus finement le phénomène dans les semaines à venir, mais les organisateurs de NJP ont le sourire en évoquant les 40 ans que le festival fêtera en 2013, du 9 au 19 octobre, avec pour fil rouge la Nouvelle-Orléans. A cette occasion, cette manifestation « qui se veut populaire mais pas populiste » devra probablement recevoir un soutien plus fort des collectivités locales, pour pouvoir accueillir de belles têtes d’affiche mais aussi pour aller dans le sens d’une modération des tarifs.

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  • cE2 - Polars

    cover.jpgCe disque est comme le journal de bord d’un temps qui appartient au passé : il faut imaginer l’ambiance d’une salle de cinéma à l’ancienne, avec ses ouvreuses et leurs paniers de friandises à l’entracte. En première partie, un court-métrage qu’on a regardé d’un œil distrait parce qu’on n’est pas venu pour ça. Quelques bandes-annonces pour patienter, deux ou trois réclames... On attend le film, pas toujours en couleur, un policier avec ses personnages dont on sait d’avance que l’histoire peut les mener à un destin tragique. Des histoires au parfum d’années 60, juste avant la marchandisation industrielle d’un art qui n’en est plus toujours un, avec ses grandes gueules et ses codes d’honneur qui n’ont peut-être existé que dans l’imagination de leurs inventeurs.

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  • Madame Luckerniddle

    madame luckerniddle, tom cora, musique action, ccam, citizen jazzAttention : pépite ! Voici une pièce de collection, une archive très attendue qu’on peut sans trop de risque ranger dans l’armoire aux petits trésors. Et pourtant - les acteurs de ce disque ne nous démentiront pas – qui aurait pu souhaiter la publication d’un tel enregistrement ? Qui aurait même pu vouloir ce concert, dont la reproduction d’une grande qualité est à elle seule le meilleur hommage rendu à feu le violoncelliste Tom Cora ?

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  • Pierrejean Gaucher - Melody Makers II

    pierrejean gaucher, melody makers, citizen jazzPierrejean Gaucher appartient à la noble caste des passeurs qu’on ne saurait enfermer sans risque dans le coffre aux étiquettes un peu trop vite collées. Et même s’il a été commode de le ranger dans le rayon jazz fusion (avec son groupe Abus dans les années 80, en particulier), son New Trio, un peu plus tard, brouillait les pistes dans un hommage à Frank Zappa, démiurge lui-même inclassable. Il y a du jazz. Il y a du rock. Il y a de la musique, tout simplement, virtuose et fruit d’un travail minutieux, aux arrangements sculptés avec soin pour mieux porter la mélodie qui est le cœur de son propos.

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  • Pierre de Bethmann - Go

    pierre de bethmann, go, jazz, citizen jazzS’il y a quelque chose de réjouissant chez Pierre de Bethmann, c’est bien la frénésie qui semble s’emparer de lui dès lors qu’il entre en musique. Il suffit de le voir sur scène ou d’écouter ses disques : ce pianiste est habité par une euphorie communicative qui ne paraît pas près de se tarir. Une forme élaborée de boulimie, assouvie à grands coups d’élans spontanés, quoique contrôlés par une belle science du mouvement perpétuel, dans un équilibre volontairement instable.

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  • Pierrick Pédron - Kubic's Monk

    pierrick pedron, kubic's monk, thelonius monk, citizen jazzAu bowling, on appellerait ça un strike : quand le joueur, d’un pas décidé, s’avance sur la piste et projette la boule par un geste rapide et précis. Toutes les quilles tombent, la place est nette, la partie peut continuer. Une sorte de coup parfait. Il y a dans Kubic’s Monk cet alliage de vitesse et d’exactitude qui saute aux oreilles et surtout frappe par la modernité d’un propos glissé avec bonheur dans son étui de facture plutôt traditionnelle.

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  • J’t’aime bien Lily

    pierre durand, nola improvisations, disques de lily, citizen jazzC’est vrai ça, j’t’aime bien Lily. J’aime bien ta petite entreprise et les deux albums - pas un de plus, pas un de moins - de ton magasin. Déjà, tu avais accompli il y a quelque temps une vraie performance en convainquant le tromboniste Sébastien Llado d’enregistrer un album, ce qui n’était pas une mince affaire parce qu’à ce qu’on m’avait dit, les disques, c’est pas trop son truc. Bilan de l’opération : Avec deux ailes, un enregistrement live au Sunside en novembre 2009, très réjouissant et, si je ne m’abuse, un accueil très chaleureux bien mérité. Et voilà que tu remets le couvert – tu me pardonneras cette expression, mais je suis d’humeur gourmande dès qu’on me propose de belles musiques comme tu as la gentillesse de le faire avec moi – avec cette fois une aventure en solitaire, née de l’imagination d’un guitariste qui a voulu rendre à la Louisiane ce qui appartient à la Nouvelle Orléans.

    Deuxième référence des Disques de Lily, l’album du guitariste Pierre Durand porte le beau nom, un peu sérieux, de Chapter One : The NOLA Improvisations. NOLA ? Comprenez, New Orleans, Louisiana. Mais attention, n’allez pas imaginer vous trouver en présence d’une musique de type « Jazz New Orleans » ! Pas de fanfare, pas de washboard, rien de tout cela : une guitare et rien d’autre. Ah si quand même, il y a des voix aussi le temps d’un « Au bord » en forme de chorale un peu triste avec Nicholas Payton, Cornell Williams et John Boute. Sans oublier en guise d’épilogue une étonnante reprise chantée, comme à mains nues, dans un dépouillement qui lui va bien, du « Jesus Just Left Chicago » des barbus de ZZ Top. Mais pour le reste, de la guitare et rien d’autre, parfois solitaire, souvent démultipliée à coups d’effets et de boucles superposées. Une composition comme « Emigré » (un peu plus loin, une vidéo vous donnera un aperçu du travail réalisé par Pierre Durand) donne parfaitement le ton de ce disque et illustre sa richesse. On y entend l’Afrique – normal, c’est le berceau de toute cette histoire – avant que les percussions et les accords ne finissent par s’empiler et se mêler, signifiant peut-être toute la complexité d’une civilisation nourrie de mélanges et de luttes pour la survie d’un peuple jamais loin de la misère. A d’autres moments, la musique se durcit, elle devient plus électrique, elle se charge en blues, comme pour ce « Who the Damn’ Is John Scofield ? » en hommage à un autre guitariste, un grand monsieur du jazz.

    Pierre Durand a plein d’histoires à nous raconter, c’est évident. Il nous relate les brassages, ce qu’en d’autres temps on a pu appeler le melting pot, en balançant constamment entre la recherche d’une délicatesse qui serait celle d’un enfant ouvrant les yeux sur le monde et la dureté de celui-ci quand il faut l’affronter pour de bon. Parfois sa guitare est caresse à nos oreilles, parfois elle se veut plus abrasive.

    J’ai beau savoir que Pierre Durand a enregistré son disque en studio, avec certainement tout le confort nécessaire à sa réalisation, rien ne pourra m’empêcher de l’imaginer dehors, dans la rue. Assis au bord du trottoir ou à la terrasse d’un café, jouant devant un public qui s’est arrêté un instant pour l’écouter. Je sais aussi que Pierre Durand est un guitariste français, diplômé et récompensé pour son talent qui est grand ; je me doute bien qu’il a pris un avion pour se rendre à la Nouvelle Orléans... N’empêche... Son « premier chapitre » a ce je ne sais quoi d’authentique chevillé aux cordes de la guitare, ça sent le truc vrai, sans esbroufe, sincère, sorti du cœur et des tripes, un peu comme s'il était natif de là-bas... Chapter One : NOLA Improvisations est bel et bien une déclaration d’amour, un chant profondément humain qui vous dresse les poils des bras, c’est un petit éclair qui vient zébrer votre quotidien. Une musique chair de poule. Pour cette seule raison, je lui décerne le grade de disque indispensable. Et si j’ajoute que Pierre Durand semble avoir pris un malin plaisir à rendre sa musique impossible à dater, c’est uniquement pour vous convaincre d’aller à sa rencontre, aussi vite que possible. Parce qu’il n’y a aucun risque de la voir se démoder. Ce sera donc pour vous un investissement durable.

    Tu vois, j’te l’vais dit, j’t’aime bien Lily...

    Post Scriptum : pendant un moment, j’avais pensé écrire une chronique de ce disque pour mon cher Citizen Jazz. Mais, ô chance pour toi, le camarade Arnaud a dégainé plus vite et s’est fendu d’un bel exercice d’admiration, choisissant même – et on le comprend -  de faire de ce disque un ELU. C’est chouette, ça, Lily, tu auras eu deux compliments pour le prix d’un seul ! Et je suis certain que ce n'est pas fini...

  • Elliott au pays de Paulette

    cj_elliott_murphy.jpgIl y a quelque chose d’assez surréaliste dans la soirée qui s’annonce. Pensez donc : Elliott Murphy, un des plus grands songwriters américains, ami personnel de Bruce Springsteen, féru de littérature, lui-même écrivain poète, admiré de Lou Reed ou Elvis Costello, vient faire la fête à une légendaire mamie du rock, Paulette Marchal, qui souffle ses 89 bougies dans son cher village, à 25 kilomètres de Nancy. Contraste étonnant entre le parcours d’un artiste new-yorkais sur la brèche depuis près de 40 ans – Aquashow, prélude à une discographie très abondante – et cette bourgade rurale tapie dans la campagne lorraine, portant le nom étonnant de Pagney-derrière-Barine.

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  • Yôkaï

    front.jpgUne belle passe de trois pour la batteuse Anne Paceo qui, après deux albums très réussis avec son trio (Triphase, Empreintes), nous revient cette fois dans une formation élargie. Encore plus de couleurs, une inspiration africaine qui fait chanter l'enfance de la musicienne, pour une création plus personnelle née d’un projet lancé au début de l’année 2011.

    Du côté de chez Laborie, on étoffe tranquillement un catalogue haut de gamme : car dans la période toute récente, outre ce Yôkaï charmeur, une figure légendaire du jazz européen, un autre batteur, Daniel Humair, vient de signer un manifeste aigre-doux en faisant appel à quelques artificiers de la jeune garde (Vincent Peirani, Émile Parisien et Jérôme Regard). Son Sweet & Sour est hanté par une fièvre libertaire, la camarade Diane l’ayant d'ailleurs salué comme il se doit dans une récente chronique du côté de chez Citizen Jazz. Dans ce concert de louanges, je n'oublie pas le roboratif Chien-Guêpe d'Émile Parisien ni même les enchanteurs Vertigo Songs de la pianiste Perrine Mansuy, qui nous avait réjouis il y a un an. Et puis... Yaron Herman. Et puis... Shaï Maestro. Bref, beaucoup de beau monde. Allez faire un petit tour du côté de chez eux, vous n'en reviendrez pas bredouilles !

    Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos peaux... 

    Anne Paceo a déjà une impressionnante carte de visite : outre ses deux précédents disques, on peut cartographier son talent en scrutant la petite mappemonde de ses collaborations sur la scène jazz : Christian Escoudé, Rick Margitza, Henri Texier, Rhoda Scott, Emmanuel Bex ou Philip Catherine l’ont associée à leurs propres travaux. Ou bien en rappelant qu’elle a joué avec le Norrbotten Big Band, un orchestre scandinave qui l’a invitée à jouer ses compositions au début de l’année. Quand on ne la retrouve pas aux côtés de trois musiciens européens, confrontant ses balais avec un orchestre birman de six musiciens. Tout ça pour dire que la dame a du répondant et que sa volonté de faire avancer sa musique est tout aussi indéniable qu’expérimentale.

    On ne pourrait pas comprendre l’évolution que marque Yôkaï sans savoir qu’Anne Paceo a passé les premières années de sa vie en Côte d’Ivoire et que la présence de grands maîtres des percussions répétant près de la maison de ses parents a forcément laissé des traces (des empreintes, faudrait-il dire) qu’elle laisse éclater au grand jour avec ce nouveau disque.

    Et pour bien tourner cette page aux fragrances africaines, Anne Paceo n’a pas manqué d’opérer un recrutement pour le moins judicieux : rescapé du trio Triphase, le pianiste Leonardo Montana est en quelque sorte le garant de l’assise mélodique et rythmique de cette musique. A ses côtés – on ne se refuse rien – le contrebassiste Stéphane Kerecki dont on ne dira jamais assez à quel point il est devenu en quelques années un élément essentiel de la scène jazz, magnifiant cet instrument dont la pudeur n’a chez lui d’équivalent que la profondeur. Ah, cette Patience enregistrée voici peu en duo avec le pianiste John Taylor ! Je crois bien me souvenir que ce disque fut l’un de mes dix coups de cœur de l’année 2011. Pour compléter ce noyau rythmique, Anne Paceo a recruté deux musiciens eux-mêmes plutôt doués, c’est le moins qu’on puisse dire : Antonin-Tri Hoang (clarinette basse, saxophone alto) met au service de Yôkaï toute la fougue brillante et l’inventivité de sa jeunesse (il n’a que 23 ans) pendant que Pierre Perchaud, décocheur de flèches électriques, ajoute le son d’autres cordes, celles de sa guitare. Deux recrues qu’on retrouve par ailleurs au sein de l’ONJ sous la direction de Daniel Yvinec. Pas de surprise donc avec ce petit monde, la qualité est a priori au rendez-vous.

    [mode digression]Puisqu’il est question ici de Stéphane Kerecki, je voudrais profiter de son passage chez Anne Paceo pour vanter les mérites de son propre trio qui vient de publier un disque absolument réjouissant. Une petite merveille de chaleur lyrique et de rondeurs gourmandes enregistrée avec ses camarades Thomas Grimmonprez (batterie) et Mathieu Donarier (saxophones). Cerise sur le gâteau, Kerecki a eu l’heureuse idée, lui aussi, d’élargir son trio à un quintet en appelant deux artificiers, le saxophoniste Tony Malaby et l’immense Bojan Z au piano. La contribution de ce dernier est décisive et l’album, Sound Architects, est de ceux qu’on écoute en boucle, sans compter. Mon petit doigt me dit qu'un autre camarade Citoyen, ce cher Julien, a beaucoup beaucoup aimé et qu'il le fera savoir bientôt.[/mode digression]

    Du beau monde donc mais finalement, ce n’est pas la composition de la formation qu’on va retenir. Non, c’est plutôt la grande luminosité de la musique jouée qu’on a envie de surligner. Un parfum d’Afrique, on l’a dit, et un climat de sérénité qui inonde chacun des douze titres de l’album. Les histoires que nous raconte (parfois même en les chantant, d’une voix presque enfantine, comme sur « Smile ») sont un peu magiques, Anne Paceo disant en avoir trouvé une partie de l’inspiration à travers la lecture de romans graphiques, et notamment un manga dans lequel elle a fait la connaissance des Yôkaï, petits esprits chimériques qui ont longtemps inspiré les peintres japonais. Afrique, Japon, ... des voyages donc, réels ou imaginaires qu’elle nous invite à vivre avec elle. Son jeu, d’une gracilité suggestive qui peut élever son niveau de puissance jusqu'à l’imprécation d’un roulement de tambour, n’est jamais démonstratif. Il illustre à la façon d’une enluminure, sans être jamais décoratif. Yôkaï, comme une série de tableaux dont le moindre détail compte.

    Voyage, chant, soleil et générosité. Une belle quarte, une belle carte de visite et un disque qu’on écoute avec toute la sérénité que peuvent procurer ces instants d’harmonie.

    Je voudrais ici pour finir souligner les qualités fédératrices de Yôkaï, tant son potentiel de séduction d'un public plus large que celui du cercle restreint aux seuls amoureux du jazz est vraiment l'une des grandes qualités. Les influences qui traversent sa musique, le sang qui irrigue le moindre de ses vaisseaux et son interprétation à la fois décomplexée et solaire sont autant d'atouts dans le jeu d'Anne Paceo qui, du haut de ses vingt-huit ans, prend un évident plaisir à mener tout son petit monde à la baguette. Avec notre consentement !

  • Etsaut - Jazz et Cornemuse

    etsaut, jazz, cornemuse, citizen jazzSurtout, ne pas s’arrêter au titre de l’album, qui pourrait en rebuter plus d’un par son petit côté « musique de terroir » aux accents un brin passéistes, ou faire croire à une tentative de greffe artificielle d’un instrument sur un répertoire qui n’a jamais vraiment été très accueillant pour lui. Retenons plutôt la dimension collective, très attachante par la chaleur de son chant, d’un disque qui ne manque pas d’atouts et qu’on écoute avec un vrai plaisir.

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  • Quarantaines

    J’ai bien conscience de radoter. En fouinant dans mes archives, je retrouverai certainement un texte qui dit à peu près la même chose que ce qui est à lire plus bas. Qu’importe, après tout, on connaît bien des peintres ou des musiciens qui, cent fois, ont remis leur ouvrage sur le métier, déclinant à l’infini un motif dont ils n’envisageaient jamais la fin. Je m’accorde ce droit…

    Qu’elle soit ou non ce qu’elle était, la nostalgie n’est jamais bonne conseillère… On ne peut pas, chaque jour, mâchouiller comme un vieux chewing-gum insipide son passé, avec une pointe de mélancolie, en essayant de se persuader que c’était mieux avant ; pas plus qu’il n’est bon de figer sa propre histoire au temps de l’enfance ou de l’adolescence, en s’octroyant une éternelle jeunesse dont on sait qu’elle s’enfuit et vous échappe d’autant plus que vous vous échinez à lui courir après. La roue tourne pour chacun de nous et, finalement, c’est déjà une sacrée chance, quand tant d’autres auraient aimé la voir s’activer un peu plus longtemps ou même simplement disposer du privilège exorbitant du retour sur soi. Se retourner, oui, pour savoir d’où l’on vient, pour comprendre, c’est bien. Mais attention à la chute ! Mieux vaut garder un œil sur le prochain virage, c’est plus prudent.

    musique, grateful deadC’est en contemplant le spectacle figé des centaines de disques méthodiquement rangés à l’ombre d’un deuxième étage sous les toits que je me suis laissé gagner par ces pensées presque nocturnes. Chers disques, sources de tant de rêves en musique, objets de convoitise parfois, générateurs d’impatiences et d’obsessions égotistes… Ils sont là, aujourd’hui silencieux, inactifs pour la plupart, les plus anciens ayant depuis longtemps franchi le cap de la quarantaine. Je passe devant les rayonnages et les piles qui s’entassent, faute d’une rigueur dans le travail de classement parce qu’on verra plus tard… Je scrute les amoncellements et les déséquilibres verticaux. Puis, plutôt que de m’apitoyer sur cette savante mise en désordre, j’essaie d’exercer ma mémoire en tentant d’identifier les tranches des 33 tours ou des CD, je cherche à me rappeler où et quand je les ai achetés. Alors c’est la grande plongée dans l’océan trouble des images qui défilent, le télescopage des souvenirs aux contours flous parfois.

    Un magasin de disques, tout en longueur dans une rue déjà piétonne. Le temps des achats compulsifs après des semaines de patience, passées à entasser les précieux francs et la ruée vers l’or noir et ses deux sillons enchantés. Un disque, parfois deux. Jamais assumé, entré par effraction au domicile après une courte pause derrière un arbre cachette. À chaque fois c'est la même chose, l'achat devient une faute à avouer. Une émission de télévision où des musiciens tout habillés de blanc sont habités d'une urgence mystique, avec un guitariste qui tient son drôle d'instrument à double manche, vite il faut acheter le disque, pochette jaune et oiseaux de feu. François Cevert vient de mourir, le coureur automobile aux yeux verts allait trop vite, lui aussi. Et ce bon vieux magnétophone à cassette dont on colle le micro au plus près du téléviseur pour garder au chaud, son propre chaud, vingt-six minutes inédites qui périront dans le grand bûcher de l'obsolescence programmée. Cette fois, le guitariste est assis, il a l'air sérieux, caché derrière ses lunettes et sa petite barbe. Le roi n'est plus cramoisi mais il va vite, lui aussi, il termine par un feu d'artifice sans étoiles. Plus tard, il y aura un chanteur avec de drôles de déguisements. Et très vite, les prix qui grimpent en flèche pour cause de crise du pétrole sculptée à grands coups de stratégie géopolitique par les grands irresponsables de ce monde. De nouveaux codes tarifaires ont fait leur apparition : on passe de C à A, entre temps il y a eu B. Dur pour les mélomanes sans le sou, en quelques mois, l’augmentation est forte, plus de trente pour cent. Les soirées de lecture le dos collé au mur, casque stéréophonique sur la tête, isolé dans un drôle de monde schizophrénique où les yeux voient une histoire pendant que les oreilles en écoutent une autre. Les Rougon Macquart en pleine lutte contre le Grateful Dead ou le rock progressif des anglais de Yes à la conquête de Proust, en quelque sorte. Le fracas percussif d'un batteur aux yeux exorbités qui veut nous embarquer sur sa planète, habitée de drôles d'esprits pas vraiment recommandables et qu’on n’extirpera de son Panthéon que bien des décennies plus tard. Coup de pied au cul tardif mais salutaire... Des concerts, presque toujours imaginaires, parfois réels aussi, pour une virée en bus scolaire à la découverte de Pink Floyd en pleine promotion de Dark Side Of The Moon. Un peu plus tard, les Who et leur frénésie gesticulatoire, la guitare fracassée ; un concert de Neil Young, à Paris, Porte de Pantin, like a hurricane. Sandwiches au camembert made in Lorraine face aux drôles de cigarettes des autochtones et leurs yeux un peu trop rouges. Des magazines dont on lit tout, avidement, ne voulant laisser à personne le soin d’en tourner les pages tant que la dernière n’aura pas été dévorée. Les posters en page centrale, qui viennent orner les murs défraîchis de la chambre refuge. Les alignements de vinyles qui finissent par occuper une bonne moitié de l’armoire aux vêtements, avec classement alphabétique et numérotation à la main de chaque disque et mention manuscrite du jour et lieu de son achat. Les débuts d’une accumulation un peu vaine qui repousse au loin toute velléité de dénombrement. Premiers déstockages, un peu plus tard, on revend des disques qu'on rejette de façon péremptoire, persuadé de détenir enfin une vérité qui n’a jamais existé. À peines partis, les voici qui hurlent leur absence, l'armoire les cherche, c'est justement ceux-là qu'il faut écouter aujourd'hui. Un jour, bientôt, leur mise à la retraite sera programmée, poussés dehors par un sale gamin à la tête de miroir sans charme, qui se prétend le meilleur, indestructible et tout le tralala. Il y a de l’eugénisme hi-fi dans l’air, une idolâtrie de la pureté dont les plus ignares aiment tant se vanter, exhibant leur matériel pour le tester devant nous à grands coups de rock FM décaféiné. Il est beau mon son, il est beau ! Tant pis, à force de crier sa musique, John Coltrane a pu entrer dans ma danse, tout de même, il va mener le bal pour très longtemps, son sourire ne s'éteindra plus. My Favorite Things. Fin du flash.

    Mais à quoi bon faire revivre toutes ces vieilleries ? Quelque chose d’un peu vertigineux me submerge à l’idée qu’une grande majorité de ces trésors enfouis ne feront probablement plus l’objet de la moindre exhumation. Manque de temps, vie trop courte, besoin de nouvelles aventures, de découvertes, nécessité de la connaissance dont on ne peut étancher la soif. Course en avant… Une autre forme de quarantaine pour elles, ces petites galettes bavardes, un exil forcé vers la nuit du temps qui passe très vite.

    Cette mise au point personnelle, cet instant d’arrêt devant ces heures d’histoire enrayonnées tant bien que mal, cette recherche de la musique perdue, n'est pas sans avantages : elle permet de mesurer le tri radical qui s'est opéré dans les souvenirs. Un peu à la manière du son numérique qui écrête hautes et basses fréquences, au point parfois de rendre certains détails inaudibles, le temps scalpe notre mémoire pour préserver les repères, les points de rupture et les grandes embardées qui nous ont façonnés. On garde le noyau dur, le cœur nourricier. Tout est là pourtant, devant nous, il suffit de compter mais seuls quelques rescapés font encore la une de notre actualité, tous les autres ont été repoussés plus loin dans la pagination du journal, en plus petits caractères. Il sera toujours possible d’y revenir, ou peut-être pas…

    Ne pas trop regarder derrière soi, donc. Penser à demain, à ces musiques qui s'inventent ou qui n'existent pas encore. Les plus belles probablement, celles dont on ne sait pas où elles nous emmènent. Aucune importance puisque la confiance est là. La toile est vierge, ils vont tous venir la peindre, un par un, pour nous ; et puis, ils recommenceront, inventeront de nouvelles couleurs, nous raconteront d'autres histoires inédites. Toujours la même quête…

    Pour finir, un peu de place à la musique avec un exemple de repère personnel. C'est en pensant à la tournée européenne du Grateful Dead en 1972 que ces éclairs ont zébré mon musée invisible. Cette épopée printanière m'est revenue à l'esprit parce que je caressais tout récemment l'espoir de l'écouter dans son intégralité. Vingt-deux concerts, soixante-six CD, soixante-dix heures de musique exhumées depuis peu. Des dollars à n'en plus finir, beaucoup trop... Une sorte de Graal pour un type comme moi. Vous pouvez penser que ce désir un peu démesuré contredit toutes mes imprécations anostalgiques ! Pas si sûr… Jerry Garcia et ses acolytes, soit le groupe de l'émancipation. Quand, à quatorze ans, un peu à l'étroit dans l'univers du rock et son cadrage trop resserré, on veut ouvrir les fenêtres en grand, apercevoir de grands espaces et devenir l'acteur de ses propres découvertes. Le groupe qui a tout déclenché, la curiosité, la boulimie vinylique, la gourmandise du son, l'admiration sans bornes pour les musiciens-magiciens, le besoin de connaître chaque jour un peu plus. Aucune nostalgie dans ce retour en arrière de quarante ans donc, juste le témoignage d'une dette contractée, dont je ne suis pas certain de pouvoir régler un jour les dernières traites.

    En attendant, je vois une autre pile, très bien rangée celle-là, juste devant moi. De nouveaux disques à écouter, encore des chroniques à écrire… Le vrai privilège. La course en avant…

    26 mai 1972 - Londres, le Lyceum. Le Grateful Dead interprète "China Cat Sunflower / I Know You Rider". Onze minutes et quelques secondes. Probablement l'un des passages que j'aurai le plus écoutés depuis quarante ans... On le retrouve ici, joliment enrubanné...