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Entendu - Page 10

  • Étonnez-moi, Benoit !

    onj_paris_europa_200X200.jpgEt pan sur le bec ! À force d'entendre une poignée d'acrimonieux s'acharner sur une vidéo bruitiste dans laquelle un guitariste connu pour son refus des dogmes et son ouverture d'esprit – du petit au grand format, appliquée au jazz, au rock, à la musique contemporaine, à l’électronique et aux musiques improvisées – se mettait en scène lui-même ; à force de les voir faire semblant d'oublier son travail dans le collectif Muzzix, et certaines de ses expériences pluridisciplinaires telles que La Pieuvre ou le Circum Grand Orchestra*, deux grands ensembles qu’il avait réussi à réunir dans la minéralité du Feldspath, ou ses contributions décisives à certains disques (comme le Family Life Quartet de Jacques Mahieux ou Furrow de Maria Laura Baccarini, ce sont là deux illustrations à la volée) ; à force de les entendre ratiociner et relancer une fois encore le débat stérile et passéiste de la définition d’un « vrai » jazz alors qu’il s’agissait plutôt de regarder devant soi ; à force de ne pas comprendre cette manière de dénigrer par avance sa nomination à la tête de l'ONJ… quelques-uns d'entre nous, y compris les moins connaisseurs de son passé – mais très vite lassés par ces attaques injustifiées – en étaient venus à se laisser contaminer par un a priori symétrique et bienveillant à l'égard d'Olivier Benoit.

    Désolé de le dire ici avec une pointe d'autosatisfaction, mais les faits sont là qui donnent raison à ceux qui n’avaient manifesté ni inquiétude ni agressivité vaine. Avec la publication de Paris Europa, double album choc captivant tout au long de ses quatre-vingt-douze minutes, la réponse de l'Orchestre National de Jazz 2014 est cinglante. Amis scrogneugneux, enfouissez vos aigreurs dans votre poche et posez votre mouchoir par-dessus : ce disque est un des temps forts de l'année (et probablement de la décennie) ; il s'avère au fil des écoutes une source de richesses, une caverne d’Ali Benoit, qu'on n’épuise pas en quelques écoutes, même les plus attentives. Europa Paris est à sa façon un monument : un constat assez logique puisque cette musique a quelque chose à voir avec l'architecture, Olivier Benoit aimant rappeler qu’il réfléchit « sur les concepts d’espace avant d’essayer de leur donner des formes musicales ». C’est un disque qui, de plus, ne souffre en rien d'avoir été composé dans un laps de temps assez court. Si le guitariste a imaginé chacun des mouvements en cherchant à définir une ligne personnelle, tout en prenant en compte la personnalité des solistes qui devaient s'y illustrer, l'impression d'ensemble et la cohésion ne s'en trouvent nullement affectées. Bien au contraire, la sélection des musiciens qui composent l'ONJ, fruit d'un travail associant son nouveau directeur à Bruno Chevillon, ne doit absolument rien au hasard ; elle est l’aboutissement d’une réflexion sur l’équilibre à trouver « en termes d’esthétique, mais aussi d’expérience et de génération » (32 ans séparent le membre le plus jeune du plus âgé). Onze musiciens sont ainsi unis pour le meilleur et pourraient bien marquer notre époque de leur empreinte. Savourons donc le plaisir qui nous est offert de vivre cet événement à leurs côtés !

    Paris Europa se décline en six parties aux durées très variables (moins de quatre minutes pour « Paris VI » jusqu'à plus de quarante-quatre pour « Paris II », longue suite elle-même organisée en dix mouvements) et projette une myriade d'images qui accordent peu de place au repos. Scènes de nuit, scènes de jour, mouvements de foule, déplacements, trains de banlieue, dialogues ou monologues, courses poursuites, stridences urbaines, danses hypnotiques... une frénésie de ville, quoi ! Pas un seul instant la tension ne retombe tout au long de cette visite guidée ; on se dit qu'Olivier Benoit et son orchestre ont voulu abattre d'emblée le maximum de cartes sur la table afin de présenter dans ce premier panorama le champ de leurs possibles. Aux tutti où l'ONJ fait montre de sa force collective et impose de magnifiques textures sonores mêlant les instruments à vent aux cordes du piano et du violon, vont succéder des échanges où les instruments s'agrègent en combinaisons variables animées de mouvements cycliques, se répondent en motifs sériels dessinés par des déphasages rythmiques hérités du travail de Steve Reich ; guitare et claviers endossent le costume de designers sonores avides de perturbations atmosphériques et de fractures électriques ; la pulsion imprimée par le duo formé de la contrebasse (ou la basse) et de la batterie parle un jazz dont l'accent est aussi celui du rock, avant qu'un impromptu aux couleurs chambristes ou bruitistes ne lui reprenne la parole pour imposer son échappée improvisée. Cette profusion de sources d'inspiration et d'héritages assumés, qui pourrait n'être qu'un maelstrom indigeste en des mains moins expertes, devient luxuriance et suscite une adhésion sans réserve, par sa capacité d'assimilation et de (re)création. L'ONJ invente sa musique, il nous accorde le privilège d’assister à la naissance d’un processus artistique. Les solistes, quant à eux, sont habités par une frénésie de mouvement qui pourrait être celle des commuters, leurs chorus prennent tour à tour la forme de ballades rêveuses ou de noueuses improvisations, quand ils n’expriment pas un cri.

    Disque d'interaction permanente à la mise en scène savante, Paris Europa est un manifeste libertaire, une déclaration d'imagination collective qui souligne avec acuité les talents de chacun des membres de l'ONJ. Aux côtés d'Olivier Benoit, il faut les citer tous (ici dans l'ordre alphabétique, le seul qui ne soit pas injuste) : Sophie Agnel (piano), Paul Brousseau (Fender Rhodes, synthétiseur basse, effets), Théo Ceccaldi (violon, alto), Bruno Chevillon (contrebasse, basse électrique), Jean Dousteyssier (clarinettes), Eric Echampard (batterie), Fidel Fourneyron (trombone, tuba), Alexandra Grimal (saxophones ténor et soprano), Fabrice Martinez (trompette, bugle), Hugues Mayot (saxophone alto).

    Le choix des mots n'est jamais simple : sommes-nous là en présence d'un chef d'œuvre ? Le temps parlera, mais après tout, ne suffit-il pas de dire que la manière avec laquelle Olivier Benoit, entouré d’une équipe soudée, est parvenu à synthétiser toutes les musiques qui l'habitent depuis des années, est admirable ? Au point de donner vie à un idiome dont on attend dès à présent les prochaines pulsations, celles qui résonneront des échos d'une autre capitale européenne, Berlin.

    Une seule réserve, mineure car elle porte sur un aspect formel de l’objet disque : si le digipack est élégant, on est un peu désemparé face à la sécheresse de son contenu. Liste des titres et des musiciens, quelques informations pratiques et c’est tout. On aurait aimé des détails supplémentaires, que cette histoire nous soit racontée dans son déroulement, juste pour le plaisir d’en apprendre encore un peu plus.

    Mais c’est bien peu par rapport à tout le reste... Alors, Paris Europa, un disque électrisant ? Un temps fort de l’histoire du jazz contemporain ? Pour le coup, ça ne fait aucun doute.

     

    * Dont le nouveau disque intitulé 12 - enregistré cette fois sous la férule du bassiste Christophe Hache – est de toute beauté et sera prochainement évoqué ici.

  • Routes de campagne

    gildas bocle, country roadsLa pochette de Country Roads fournit une indication assez précise de ce qui vous attend à l’écoute du nouveau disque du contrebassiste Gildas Boclé. Imaginez... Vous montez à bord d’une petite voiture décapotable, vous démarrez et commencez à parcourir tranquillement les routes de campagne avoisinantes, en Bretagne peut-être parce que les Côtes d’Armor sont aussi pour lui des côtes d’amour, mais pas seulement. Tout chemin propice à une évasion fera l’affaire. Alors, les paysages défilent sous vos yeux, vous observez les variations constantes des jeux de lumière et vous finissez par vous laisser gagner par une sérénité bienfaisante. Car la violence du monde ne saurait vous faire oublier une forme de beauté qui s’offre à chacun, pour peu qu’on tourne le dos à la folie des hommes, ne serait-ce que le temps d’une échappée.

    C’est un peu ça, Country Roads, disque des lumières dont les ballades sont orchestrées avec un soin cinématographique : il exprime la volonté de Gildas Boclé d’être le metteur en scène de sa musique et de rechercher un son d’ensemble qui traduise aussi fidèlement que possible sa vision colorée d’un monde, celui dont les trésors nous échappent parce que la vie nous interdit trop souvent de nous arrêter ; un album qui est aussi la manifestation de son attachement à la qualité de l’orchestration parce que celle-ci «  est aussi importante que l’expression de la personnalité individuelle des musiciens ». Avec la projection de toutes ces images en nuances chaudes, on ne s’étonnera pas d’apprendre que parallèlement à son travail de musicien, Gildas Boclé est aussi un artiste passionné de photographie et de vidéo.

    Le contrebassiste, illustrateur amoureux des paysages qu’il n’a de cesse de parcourir, n’a jamais caché sa passion pour la guitare folk : ce disque nous le rappelle par la présence rythmique de leurs cordes sur plusieurs compositions. Autrefois, Gildas Boclé écoutait les maîtres du genre que sont Doc Watson, Leo Kottke ou Chet Atkins ; et ce fut la contrebasse de Patrice Caratini aux côtés de Maxime Le Forestier qui lui donna un beau jour l’envie de pratiquer cet instrument qui vibre aujourd’hui à l’unisson de ses émotions. Et puis il y eut une belle rencontre, lors de sa période américaine, avec Gary Burton (qu’on retrouvera à l’affiche de Or Else, album de Gildas Boclé paru en 2006). Le vibraphoniste, connu entre autres expériences pour avoir travaillé avec George Shearing, Stan Getz, Pat Metheny ou Larry Coryell, avait enregistré en 1969 un album qui reste l’un des préférés de Boclé : Country Roads And Other Places. Tiens tiens, des routes de campagne, déjà... On comprend instantanément le clin d’œil et l’hommage que le contrebassiste a voulu lui rendre avec un disque qui donne lui-même beaucoup à entendre un autre vibraphoniste, Jean-Baptiste Boclé, frère de Gildas, dont le jeu très prégnant renvoie à l’existence du projet fraternel appelé Keltic Tales (une formation qui doit publier son quatrième album à l’automne prochain).

    Le travail des couleurs et la mise au point de leurs variations passe chez Gildas Boclé par une multiplication des combinaisons autour d’un trio, lui-même variable, formé par la contrebasse, l’orgue associé au vibraphone de Jean-Baptiste Boclé et la batterie (jouée en alternance par Marcello Pelliterri, Simon Bernier ou Manhu Roche). Ce que les peintres, dans leur domaine, appellent le fond. Celui-ci est fondamental en ce qu’il définit l’ADN d’une musique qui accorde à la fois une importance extrême à l’évidence des thèmes composés et à la manière de les mettre au mieux en valeur. Cette base ainsi définie, Boclé convoque des instruments qui vont enrichir sa palette : le saxophone de Walt Weiskopf (déjà présent sur Or Else évoqué un peu plus haut), les guitares  de Nelson Veras, Taofik Farah et Jérôme Barde (ancien membre des Volunteered Slaves), le piano et l’orgue de Florent Gac.

    Gildas Boclé dit ressentir une attraction de plus en plus forte pour la contrebasse jouée à l’archet, que cet album traduit par ses éclats de lumière répétés : il suffit d’écouter son jeu sur des compositions telles que « Country Roads », « Kristen » ou « Départementale 786 » pour s’en convaincre. Son expressivité empreinte de spiritualité n’est pas sans rappeler celle de Renaud Garcia-Fons, l’accent méditerranéen en moins (la « Départementale 786 » est une route qui relie Morlaix à Dinard, histoire de nous rappeler l’importance de cette Bretagne presque vitale), mais l’attachement à la création d’une musique qui chante est bien le même. Parce qu’à sa façon, Gildas Boclé est un chanteur, même s’il ne ressent pas le besoin d’écrire des paroles. Les douze compositions de Country Roads sont un kaléidoscope de mélodies qui captent l’attention par leur caractère irisé, dont la tension monte parfois lorsque Walt Weiskopf entraîne le quatuor vers un jazz plus urbain, parfois teinté de blues (« Pueblo »). Mais les mélodies ne quittent jamais le devant de la scène. Celles-ci sont servies au mieux par la complicité des deux frères qui fait merveille du début à la fin. Le vibraphone, souvent chargé d’exposer les thèmes, les illumine, tandis que la contrebasse souligne leur dimension plus contemplative et leur donne corps avec beaucoup d’intensité.

    La publication de Country Roads chez Absilone / Socadisc s’est faite voici quelques semaines dans une relative discrétion qui ne rend pas justice à ses nombreuses qualités. Il n’est pas trop tard pour prendre la route avec Gildas Boclé et ses compagnons : le voyage qu’ils proposent ressemble à s’y méprendre à une parenthèse enchantée. 

    « Country Roads »

    Taofik Farah & Jérôme Barde (guitare), Jean-Baptiste Boclé (orgue & vibraphone), Simon Bernier (batterie), Gildas Boclé (contrebasse).

  • Mupokesi - Expression

    mupokesi_expression.jpgLe fait d'être père d’un musicien justifie-t-il le silence autour d’un disque publié l'année dernière par un quartet dont il est le saxophoniste ? Dois-je taire un EP, comme on dit aujourd’hui, au prétexte que je serais partial et donc illégitime dans mes commentaires ? Ma réponse est non, et je m’autorise un rapide plaidoyer pro domo ! Une réponse d’autant plus négative que le groupe Mupokesi doit son existence au guitariste compositeur, Yanni Balmelle, membre du Grolektif, fondateur de différentes formations (Yanni Balmelle Quartet, ZAQ, Limbus, New Urban jazz, Trio DT, Y) et amoureux de littérature tout comme de philosophie. Une intrication des passions qui serait à l’origine de l’appellation Mupokesi, quelque part entre musique et poésie. Pas étonnant que Balmelle ait un beau jour croisé la route d’un certain Pierre Desassis, saxophoniste habitant lui-même Lyon et membre, entre autres, d’une joyeuse bande affiliée au Grolektif suscité, j’ai nommé Bigre ! (dont j’évoquerai ici prochainement le nouveau disque intitulé To Bigre ! Or Not To Bigre !). Tout aussi lyonnais est le pianiste Guillaume Ménard, d’abord formé à l’école classique qu’il quittera avant de retrouver quelque temps plus tard le Conservatoire par la porte du jazz. Willy Brauner, batteur quant à lui, est d’abord passé par la Lorraine avant de rallier Lyon, tout comme son comparse saxophoniste d’ailleurs. Il se pique d’un amour de la gastronomie en même temps qu’il est musicien (jazz, rock, folk), enseignant et passionné de technologie ou de web design. On peut suivre sa trace à travers des formations comme May Orchestra, The Amazing Place ou Melt.
     
    Expression, ou 36 minutes d’une musique raffinée – une durée voisine de celle de bien des 33 tours de nos jeunes années – qui affiche un véritable amour de la mélodie. Le répertoire porte les couleurs d’un camaïeu d’élégance et de suggestion, porté par l’interprétation toujours juste, sans démonstration inutile, d’une formation dont la composition n’est pas si courante, en l’absence de basse ou de contrebasse. On constate avec plaisir à l’écoute du disque que Mupokesi est un tétragone – amis lyonnais, notez le jeu de mots, tout de même – dont le jazz regarde tout autant en direction de la jeune scène new yorkaise (on devine par son jeu que Yanni Balmelle marche volontiers dans les pas de guitaristes tels que Kurt Rosenwinkel, Gilad Hekselman ou Lage Lund) que vers celle d'une esthétique feutrée évoquant indirectement l’école du jazz rock anglais des années 70 et dont certaines figures de proue avaient pour nom Hatfield & The North ou National Health. De très belles références qui soulignent la qualité des six compositions d’un album finement ciselé et, de plus, emballé dans un digipack dont la sobriété, toute en noir blanc et rouge, lui convient parfaitement. Quand contenant et contenu font si bien la paire, il n'est jamais inutile de le souligner. Avis aux programmateurs, il y a de très beaux moments de musique à passer avec ces quatre-là qui savent raconter leur musique comme d’autres disent des poésies : avec le cœur.
     


    Yanni Balmelle (guitare), Pierre Desassis (saxophones), Guillaume Ménard (Rhodes), Willy Brauner (batterie).

    Autoproduction

  • Un regard vers le beau

    john coltrane, my favorite things, jazzIl est des jours tristes. Aujourd'hui en est un. Alors, sans se mettre la tête dans le sable, il n'est jamais inutile de se dire que l'homme est aussi capable du meilleur. Je vous propose la lecture d'un texte, que j'avais publié il y a quelques années et que vous trouverez dans une édition légèrement remaniée. Il ne résoudra aucun de nos problèmes, mais il pourra vous apporter un peu de lumière. Il parle d'un disque de John Coltrane enregistré au mois d'octobre 1960 : My Favorite Things.
     
    Remontons un peu la terrible machine du temps. Nous sommes le 9 septembre 1985 et j’entre chez mon disquaire favori de l’époque, La Parenthèse à Nancy pour ne pas le nommer. On y trouve toute une variété de disques, chanson, rock et jazz pour l’essentiel, ce dernier vivant là ses dernières semaines avant qu’une opération de recentrage économique ne le fasse disparaître de la boutique, me contraignant par la suite à effectuer mes achats dans un magasin concurrent (qui existe toujours après bien des difficultés, mais dont les bacs se font de plus en plus maigrichons…). En entrant, j’ignore totalement ce que je vais acheter, je ne suis même pas certain d’y dépenser quoi que ce soit. Je furète, joue des doigts avec célérité pour faire défiler les pochettes des 33 tours, encore nombreux malgré la présence de ces jeunes CD qui restent coûteux et ne couvrent qu’une partie des catalogues. Mes goûts de l’époque sont marqués par une certaine incertitude ; j’ai connu bien des bonheurs musicaux durant les années 70 à 80 mais la période qui vient de s’écouler me laisse un peu sur ma faim. 
     
    En consultant aujourd’hui la liste de mes disques, je m’aperçois d’ailleurs qu’il n’existe aucun mouvement musical dominant depuis l’entrée dans les années 80 : Magma, qui m'avait fait vibrer à l'époque de Köhntarkösz et Hhaï, est en sommeil malgré la publication d’un drôle de Merci et Christian Vander ne nous a pas encore offert le premier disque de sa nouvelle formation, Offering, qui déjà se produit sur scène ; la troisième mouture de King Crimson semblait avoir vécu ; même mon bon vieux Grateful Dead ne donnait plus beaucoup de nouvelles depuis quatre ans, son leader Jerry Garcia n’étant pas au mieux de sa forme, parce qu’emprisonné dans les griffes de la drogue qui l'emportera dix ans plus tard. Il y avait chez moi comme une forme de déshérence qui m’entraînait à choisir sans choisir un disque de temps en temps, par habitude mais aussi sans grande conviction. Alors, c’était peut-être ce soir-là le moment de me remémorer les nombreux interviews du même Vander qui dressait dix ans plus tôt dans les revues spécialisées un portrait passionné et intrigant d’un saxophoniste dont la musique semblait être la source de toutes ses inspirations : John Coltrane. Vander se plaisait à raconter comment, alors qu’il avait une douzaine d’années, il avait écouté sans fin le disque My Favorite Things et la version obsédante que Coltrane avait créée à partir d’une chanson a priori anodine tirée d’une comédie musicale, La mélodie du bonheur. Il disait aussi que la disparition de Coltrane, le 17 juillet 1967, l’avait presque anéanti, avant qu’il ne décide de réagir et de mettre sur pied cette formation singulière dont il restait, quarante ans plus tard, l’âme et le moteur. Alors, Coltrane, enfin ? N’était-ce pas le moment d’en savoir un peu plus et de découvrir celui qui me semblait un peu comme un magicien ?
     
    Nous étions les 9 septembre 1985 : étrangement, c’était le jour anniversaire de mon frère, celui qui m’avait tellement appris en musique. Ce soir-là, j’investissais un nouveau monde, dont il ne m’avait jamais parlé, étant de son côté emporté par d’autres passions, transatlantiques elles-aussi, mais d’une toute autre coloration. On peut y voir un symbole, pourquoi pas…
     
    Une valse, tourbillonnante, répétitive, un saxophone soprano au son dense et habité, instrument que je croyais jusque là voué pour l’éternité à jouer « Petite fleur » ou « Les oignons ». Une batterie foisonnante, subtile, omniprésente (Elvin Jones) et un piano enchanté (Mac CoyTyner) qui évoque un carillon. Pendant près d’un quart d’heure, sans que jamais la lassitude ne gagne. « My Favorite Things »… mais aussi « But Not For Me » et « Summertime » de George Gershwin, interprété au saxophone ténor, ou encore « Everytime We Say Goodbye » de Cole Porter. Une sacrée manière de revisiter un répertoire pourtant déjà consacré ! Coltrane vous laissait même l’impression qu’il était le compositeur de ces thèmes tant il avait su se les approprier et les relire d’une voix si originale qu’il y avait là quelque chose comme de la transfiguration.
     
    Un drôle de tour de magie en réalité et le début d’une longue aventure pour moi.
     
    Parce qu’en même temps que je découvrais la musique de John Coltrane, je mesurais à quel point ce musicien majeur avait – en peu de temps finalement – marqué son époque et accumulé une impressionnante discographie au beau milieu de laquelle je me sentais un peu perdu. Oui, perdu et ce malgré de nombreux allers retours vers les boutiques pour tenter d’y voir plus clair (pas d’Internet à cette époque, pas de Google ni même de Wikipedia…). Mais par où fallait-il donc commencer ? Pourquoi Impulse ? Pourquoi Prestige ? Pourquoi Atlantic ? J’avais entendu dire – par qui, je ne me souviens plus – que certains disques étaient inaudibles, comme un certain Live in Japan en 1966 ou Om en 1965… Je comprenais que le saxophoniste avait connu une évolution foudroyante entre le milieu des années 50, époque à laquelle il travaillait avec Miles Davis et son décès en juillet 1967 alors qu’il n’avait pas encore 41 ans et que sa musique s’apparentait plus que jamais à un cri. Mais comment donc s’y prendre pour démêler les fils de ce drôle d’écheveau ?
     
    J’étais fatigué de toutes ces questions et je me rappelle le jour où je décidai de soumettre mes interrogations à Jazz Magazine. Alors que je croyais avoir été oublié, je reçus une longue et belle lettre, plusieurs pages, de François-René Simon, qui reste l’un des grands spécialistes de Coltrane. D’une élégante écriture manuscrite (les ordinateurs étaient hors de prix et peu répandus encore, même dans les salles de rédaction), cet éminent journaliste me dressait un fort utile et très documenté portrait discographique en me conseillant de procéder avec méthode. Je crois que je ne le remercierai jamais assez…
     
    La porte s’entrouvrait…
     
    Je crois avoir mis depuis cette époque un point d’honneur à me procurer tout ce que j’étais en mesure d’acheter. Accumulation de CD, de coffrets (somptueuse intégrale des années Prestige, de 1956 à 1958, soit seize disques regorgeant de musique), au nom de Coltrane ou des leaders des formations avec lesquelles ils évoluait (Miles Davis, Thelonius Monk, Cecil Taylor, Paul Chambers, …). La belle créativité des années Atlantic de 1958 à 1960 avant que John Coltrane ne signe avec Impulse, un label auquel il restera fidèle jusqu’à la fin. Et cette évolution foudroyante de l’inspiration d’un homme pour qui la musique était tout, qui ne vivait que par elle. Ceux qui l’ont côtoyé disent que John Coltrane était un inlassable travailleur, qu’il ne délaissait que très rarement son instrument. Et si les interviews sont très rares, c’est aussi parce qu’il consacrait tout son temps à la musique. Jusqu’au dernier souffle.
     
    En témoignent ses multiples interprétations de « My Favorite Things », qu’il portera à un niveau d’incandescence dont le feu n’a pas fini de nous dévorer, jusqu'à son ultime concert le 23 avril 1967 au Centre Olatunji de New York. Parce que finalement, si Coltrane enregistra beaucoup de disques, il jouera finalement assez peu de thèmes sur scène : « My Favorite Things » bien sûr, mais aussi « Impressions », « Afro Blue » ou « Naima » pour citer les compositions les plus renommées. Mais il les réinventait à chaque fois, trouvant toujours une nouvelle histoire à raconter, de nouveaux territoires à défricher, capable de les étirer longuement, jusqu'à une heure ininterrompue. Une quête de l’absolu qui reste aujourd’hui encore unique et mystérieuse.
     
    Je regarde ce 33 tours acheté depuis bientôt 30 ans… Les informations qu’on y trouve sont parfois cocasses : on nous présente les musiciens, ce qui paraît un minimum, mais dans une autre rubrique, on nous dit Ce qu’il faut savoir avant de porter à notre connaissance Ce qu’il faut tout particulièrement apprécier puis de nous livrer les ultimes Observations nous expliquant que My Favorite Things est une œuvre marquante et obsédante qu’on aime ou qu’on n’aime pas mais que les critiques de jazz considèrent unanimement comme l’une des plus émouvantes réussites de John Coltrane. On est bien loin des livrets savants qui accompagnent désormais les rééditions de la discographie du saxophoniste, avec leurs analyses approfondies, les détails précis qui nous indiquent le jour, voire l’heure de chacune des prises de chacun des titres.
     
    My Favorite Things est en tous les cas un disque lumineux, qui portait très haut, en 1960, l’étendard de la mélodie et de l’intensité de son interprétation. Un sacré guide pour partir ensuite à l’assaut de la montagne jazz et découvrir sa richesse.
     
    Je pouvais difficilement espérer meilleure initiation à cette musique dont on nous annonce régulièrement la fin et qui, malgré les menaces, malgré les attaques constantes portées par un système économique soumis aux exigences de la rentabilité immédiate, malgré l'illusion de la gratuité, continue de rugir et se tient debout. Il faut beaucoup de force aux artistes pour ne pas abdiquer, gageons que bon nombre d’entre eux ont beaucoup appris de John Coltrane et de son incroyable « Resolution ».

  • Éric Frasiak ou le goût du père François

    eric frasiak, françois bérangerUne fois n’est pas coutume, il sera question ici de ce qu’on appelle pour simplifier un disque de « chanson française ». Voilà qui vous surprend, n’est-ce pas ? Vous conviendrez avec moi que je brocarde suffisamment le petit monde bariolé de nos chanteurs/chanteuses insipides et interchangeables et que je ne me prive jamais de l’occasion de dénoncer les relations incestueuses qu’entretient une minorité d’entre eux, dominante et inusable, avec la sphère radio-télévisée et ses passe-plats obéissants pour ne pas dire tout le bien que je pense d’un album récemment publié par le barisien Éric Frasiak. Ce disque s’appelle Mon Béranger et, comme on peut s’en douter, il est un hommage rendu à un autre chanteur disparu au mois d’octobre 2003, François Béranger. J’ai bien dit barisien, parce que Frasiak habite Bar-le-Duc, ce dont le verdunois qui sommeille en moi ne saurait lui tenir rigueur, eu égard à l’urgence d’une solidarité meusienne face à la disparition programmée d’un département qualifié d’enfer vert par ceux qui, de loin, continuent de confondre la Lorraine et l’Allemagne... 

    Vous me passerez l’expression, mais l’entreprise consistant à rendre un tel hommage était du genre « casse-gueule ». La très forte personnalité de François Béranger, homme révolté et artiste sans concession, se suffit à elle-même. Besoin de personne, le père François... Le chanteur, qui avait bien peu de chances de recevoir le soutien des médias cités plus haut tant il dénonçait leurs turpitudes, était entier, amoureux de la vie, toujours prêt à défendre de nobles causes et à crier sa douleur face aux violences de notre monde. À sa façon, il était un sociologue de son temps, un témoin au regard aiguisé qui pointait d’un doigt dénonciateur les errances des hommes empêtrés dans leurs contradictions et leurs mensonges. Une bonne quinzaine d’albums au compteur entre 1970 et 2003 et une série de chansons qui auront marqué leur époque : « Tranche de vie », « Natacha », « Le monument aux oiseaux », « Rachel », « Tango de l’ennui », « Le monde bouge », « Département 26 », « Magouille blues », « L’alternative », « Paris-Lumière », ... arrêtons l’énumération de ces pépites qui vieillissent très bien et n’ont rien perdu de leur force de frappe.

    Disons-le sans détour : Éric Frasiak a parfaitement réussi son coup ! Beau travail de la part de celui qui avait décidé de se consacrer à la chanson après avoir découvert l’univers de François Béranger quand il n’était encore qu’un adolescent, lui qui écoutait en boucle ses albums vinyles dans les années 70 et rêvait d’inventer son propre univers, lui qui avait son idole en tête le jour où il a acheté sa première guitare. Les années ont passé, Éric Frasiak s’est affirmé jour après jour comme chanteur en élaborant un répertoire personnel – où l’idée d’engagement mêlée à la tendresse le relie naturellement à son mentor – qu’on peut découvrir au long d’une poignée d’albums et d’un DVD. Mon Béranger est le sixième chapitre de sa discographie, une pièce de plus à verser au dossier de sa petite entreprise de Crocodile.

    Pari réussi en effet parce qu’Éric Frasiak a su rester lui-même tout en hissant haut les couleurs de François Béranger. Le Meusien ne se cache pas derrière son maître à chanter, pas plus qu’il n’essaie de tirer la couverture à lui en dénaturant les versions originales. Non, c’est beaucoup plus simple que ça : c’est un peu comme si les deux hommes marchaient côte-à-côte, bras dessus bras dessous. Quand l’un chante, on entend l’autre. Et pourtant, Frasiak n’a pas la même voix que Béranger, il procède à des choix instrumentaux qui lui sont propres et dans la droite ligne de ses précédents disques, les arrangements sont bien les siens, sobres et soignés ; il n'empêche que Béranger est bien présent tout au long des dix-sept reprises sélectionnées parmi ses cinq premiers albums, publiés entre 1970 et 1975. Auxquelles il faut ajouter une dix-huitième chanson signée Frasiak et en toute logique intitulée « François Béranger ». On connaissait cette dernière puisqu’elle figurait déjà sur l’album Parlons-nous publié en 2009. Mais cette fois, elle est plus dépouillée, juste une voix et une guitare acoustique : une conclusion autobiographique qui fait écho en toute tendresse à l’ouverture du disque, « Tranche de vie », dont on sait qu’elle racontait elle-même l’histoire de Béranger. La boucle est bouclée.

    Mon Béranger aurait, en d’autres temps, pu occuper l’espace sonore d’un double album : avec ses 78 minutes qui passent à la vitesse de l’éclair, il propose un menu très consistant qui ne donne même pas envie de se demander pourquoi telle ou telle chanson n’y figure pas. Parce qu’il faut bien faire des choix, parce que si tout était bon dans cette période faste chez Béranger, il était tout de même nécessaire de brosser dans le temps imparti par le format du disque un portrait qui soit le plus complet possible, en piochant dans le patrimoine avec amour et discernement. Jetez un coup d’œil au bas de cette note pour les connaître.

    Béranger révolté, Béranger amoureux, Béranger ironique, Béranger utopiste, Béranger taquin, Béranger nostalgique aussi... ils sont bien là, enveloppés dans un écrin musical qu’Éric Frasiak a ciselé à partir d’une base simple (et indémodable, on le qualifierait volontiers de vintage) de guitares (électriques et acoustiques), piano, basse et batterie ; une matière sonore qui dessine une texture folk rock bienvenue (avec parfois une pointe d'accent tzigane, musette ou tango), relevée ici où là d’un accordéon, d’un saxophone soprano, d’un violoncelle, d’une clarinette, de percussions... et d’un moog, en provenance directe des années 70. On le devine, une attention extrême a été apportée à la réalisation de cet album à la finition soignée. François Béranger le vaut bien.

    Il est plaisant de constater qu’en 2014, un artiste tel qu’Éric Frasiak a le cran de se présenter ainsi, comme nu, devant Son Béranger, avec une grande humilité et une tendresse infinie. Si ce disque n’est certainement pas le dernier du chanteur, il est dès à présent un repère essentiel dans sa vie musicale, en ce qu’il représente pour lui une sorte d’aboutissement nécessaire, avant de continuer à arpenter son chemin de chanteur auréolé de mille étonnements et émotions, avec ou sans celui qui l’a fait éclore.

    Tout de même, il doit frétiller d’aise, le père François, en écoutant ce disque, non ?

    Et comme j’ai toujours eu une tendresse particulière pour « Département 26 » (chanson poignante qui dit la solitude d'un agriculteur célibataire sur l’album Le Monde Bouge), quelle meilleure idée que de vous proposer d’en écouter la version d’Éric Frasiak ?

    eric frasiak, françois béranger

  • Alex Stuart - Place To Be

    alex stuart,place to beAprès Waves et AroundPlace To Be est le troisième album du guitariste australien Alex Stuart, musicien qui a choisi de s’installer à Paris il y a une dizaine d’années. Comme son prédécesseur en 2010, pour l’enregistrement duquel il avait fait appel à deux musiciens français (Guillaume Perret au saxophone et Yoann Serra à la batterie, soit la moitié du redoutable Electric Epic), ce nouveau disque voit un trio de frenchies partager l’affiche, et pas des moindres : Christophe Wallemme à la contrebasse et Antoine Banville à la batterie posent les bases d’une rythmique comme on les aime, par son alliage de puissance et de souplesse mélodique (Wallemme joue aussi de la basse électrique, comme sur « Where Is The Line »). Et dans le rôle de l’invité (sur trois titres) dont le lyrisme n’est plus à démontrer, Stéphane Guillaume aux saxophones soprano et ténor. Comme un plaisir ne saurait venir seul, Alex Stuart a fait appel à un quatrième larron, un musicien qu’on s’arrache depuis quelque temps et dont le talent est ici, une fois de plus, éclatant : Irving Acao, jeune saxophoniste cubain qu’on connaît en particulier par sa collaboration avec Chucho Valdés, n’hésite pas ici ou là à voler la vedette au leader d’un jour : en témoigne ses chorus, magnifiques à la fois par leur virtuosité et leur sens de la dramaturgie, sur « Pour vous » ou « Where Is The Line », la seule reprise du disque, empruntée à Björk ; ses échanges d’une grande volubilité avec Stéphane Guillaume constituent aussi des moments captivants (« Little Black Lion », « Snow Falling On The Crest Of The Waves »). Ces deux artificiers font des merveilles. Tout le reste du répertoire est composé par Stuart, qui nous offre à sa manière élégante et raffinée un grand voyage passant par l’Asie, l’Afrique, l’Inde ou l’Amérique du Sud. Alex Stuart, dont la présence rythmique est par ailleurs admirable de fluidité, affirme avec ce disque une belle maturité en délivrant une musique nomade aux confins du jazz, du rock et de toutes les influences dont il se nourrit de par le monde. En route !

    Alex Stuart (guitare), Irving Acao (saxophone ténor & Fender Rhodes), Stéphane Guillaume (saxophone soprano & saxophone ténor), Christophe Wallemme (contrebasse & basse électrique), Antoine Banville (batterie & gong). Abeille Musique

  • Roland Brival - Circonstances aggravantes

    roland_brival.jpgJ’ai parfois un peu de mal avec la « chanson » dite française. Pas pour une question de principe, mais parce qu’il faut beaucoup de talent pour être l’alchimiste de la musique et des mots et que les artistes capables de les faire vraiment danser en les nourrissant de groove sont plutôt rares. Il faudrait pour commencer interdire les dictionnaires de rimes et l’utilisation des la la la, avant d’enseigner l’afterbeat à quelques uns de nos chanteurs (ainsi qu'à une bonne partie du public). Mais avec RolandBrival, il en va tout autrement : ce peintre poète romancier, natif de la Martinique, donne le jour à son sixième album (des disques qui s’ajoutent à une quinzaine de romans) pour raconter des histoires qui mêlent chroniques amoureuses et observations de notre société en perte de repères. Circonstances aggravantes, ce sont douze chansons en français, mais aussi en créole et en anglais, fortement teintées de jazz et de blues ; elles vous attrapent par la manche et s'échinent à ne plus vous lâcher, un phénomène si peu courant qu’on est heureux de le faire savoir. Brival, on le sent dans sa manière si dense d’habiter ses mots, fait une belle démonstration d’écriture musicale : mots et musique en harmonie et comme le dit l’un des titres, ce sont « Les mots qui dansent ». « Ces chansons, je les ai composées dans la seule lumière du piano. Il fallait d’abord qu’elles puissent tenir debout toutes seules, avant de penser à les enrichir par l’apport d’autres instruments. » Le pari est gagné et ces chansons à la tonalité nocturne et tourmentée sont parfaitement servies par trois musiciens parmi lesquels on notera la présence de Julien Charlet, le batteur des Volunteered Slaves, dont on sait la capacité à nourrir le moteur de la machine rythmique.
     


    Roland Brival (chant), Rémy Decormeille (piano), Manu Marchès (contrebasse), Julien Charlet (batterie).

    Such Prod / Harmonia Mundi

  • Tous unis vers Nino

    niño ferrer, denis colin, ornette, univers ninoPas évident de savoir pourquoi, un vilain jour de 1998, Nino Ferrer a choisi de se tirer une balle en plein cœur et d’aller crier son blues ailleurs. Peur de vieillir ? Ultime déchirement d’un artiste nourri de jazz et de rhythm’n’blues, un chanteur qui avait dû accepter l’idée selon laquelle Nino ne rencontrait que rarement l’assentiment du public, surtout lorsqu’il lui présentait son vrai visage ? Nino Ferrer était multiple bien qu’entier : sa « Désabusion », son « Arbre noir », sa « Maison près de la fontaine », son « South » qu’il préférait de loin au « Sud » qu’on lui avait suggéré d’enregistrer en Français ou encore sa « Métronomie » affichaient un contraste saisissant avec les « Cornichons », « Le téléfon » ou « Mirza »... des tubes un peu crétins qui résonnent encore très fort dans la plupart des oreilles (au moins celles des anciens).

    Denis Colin n’est pas le premier à arpenter le répertoire de cet Italien naturalisé français qui “voulait être noir” et qui, petit à petit, s’est retiré de la scène pour vivre en famille dans le Quercy et se consacrer à la peinture. Jusqu’à ce coup fatal, au beau milieu des champs… Il y a quelque temps, le Sacre du Tympan de Fred Pallem avec Thomas de Pourquery y est allé de son Tribute To Nino… La preuve, certainement, que ce chanteur autrefois guitariste de Nancy Holloway avait ce petit supplément d’âme qui fait de vous un artiste, et pas seulement un interprète jetable aux oubliettes de la variété française, pourtant peu avare de produits manufacturés à date de péremption très rapprochée.

    Nino Ferrer, c’était autre chose : par delà les années 60 et leurs chansons anecdotiques, on a vite deviné chez lui une fêlure aux contours douloureux, une âme en peine, celle d’un type qui, vu de loin, paraissait se consumer au fil des jours et ne pas trouver l’épanouissement dans le petit monde de la variété insipide obstrué de vanités à paillettes carpentiero-druckerisées. Des albums en témoignent, comme Métronomie, Nino & Radiah, Blanat ou La désabusion. Pas vraiment des succès commerciaux, il faut bien le reconnaître, mais des disques qui permettaient de mieux connaître celui qu’il était vraiment. La peinture d’un monde doux amer… le sien.

    Denis Colin, qu’on avait laissé tout au bonheur de la musique de ses Arpenteurs et tout particulièrement de leur Subject To Change, vient de nous lancer une invitation à (re)découvrir l’Univers Nino. Celui qui était pour lui un “cousin éloigné”, parce qu’aux temps lointains de l’entre-deux guerres, le grand-père maternel du clarinettiste était ami avec Pierre Ferrari, père de Nino. L’histoire veut même que notre apprenti souffleur, quand il était âgé de neuf ans, ait exercé ses premiers talents à la flûte à bec en jouant la mélodie de « Mirza ».

    Denis Colin s’est bien entouré pour l’occasion. D’abord d’une brochette de musiciens aguerris, dont les deux Arpenteurs que sont le guitariste Julien Omé ou le trompettiste Antoine Berjault auxquels il faut ajouter le contrebassiste Théo Girard et François Merville, batteur baroudeur, dont on connaît les nombreuses collaborations, avec Louis Sclavis notamment. Pour chanter Nino Ferrer, Denis Colin s’est attaché les services d’une certaine Bettina Kee, alias Ornette : cette chanteuse, pianiste de jazz en d’autres temps, fait aujourd’hui parler d’elle en raison de la pop un peu folle qu’elle a notamment su faire valoir il y a trois ans avec son album Crazy, mais aussi à travers ses collaborations avec le poète Mike Ladd (et comme tout se tient, on retrouve ce dernier sur Wasteland, le premier album d’Antoine Berjault cité un peu plus haut). La chanteuse reçoit pour l’occasion l’appui choral de Diane Sorel.

    Voilà une belle équipe qui fait sacrément plaisir ! Parce que ce disque, mine de rien, cet Univers Nino nourri à la tendresse électrisante, est un petit moment de bonheur dont on ressort avec le sourire. Mais attention, pas un sourire béat, non, juste celui qu’on ne peut contenir quand on vient de partager des instants riches en émotions. Et comme Denis Colin est un ferrerologue averti, il n’a pas jugé bon d’opérer une distinction factice entre le Nino « cornichon » et le Nino « désabusion ». Nino, c’est un tout, à prendre ou à laisser ! Au clarinettiste de nous révéler le fil tendu entre ces facettes multiples. Ce qu’il parvient à faire avec beaucoup d’acuité par une sélection de chansons qui concilie sans artifice « Les Cornichons » et « Métronomie », en passant par « L’arbre noir » ou « La rua Madureira », et non sans s’être une fois encore mis en quête de ce satané « Mirza ».

    Ni parodie ni imitation, ce disque tire une part importante de sa substance de la présence très forte de la guitare de Julien Omé, toute en variations de teintes électriques, et qui semblent parfois surgir des années 60 ; mais aussi du chant d’Ornette : celle-ci parvient à éclairer avec le même bonheur tubes énervés et chansons plus mélancoliques. Tenez par exemple : là où Nino Ferrer s’exaspérait de ne pas retrouver son chien maraudeur, Ornette prend les choses avec beaucoup plus de flegme. Elle n’exprime pas l’indifférence, mais elle veut nous faire comprendre qu’on ne va pas en faire un drame et que le quadrupède finira bien par revenir. Même chose pour l’organisation d’un pique-nique et ses indispensables cornichons (avec son clone italien appelé « Viva la Campagna »). Et quand Denis Colin se fait lui-même chanteur (« La désabusion », « L’arbre noir »), l’évocation du modèle Nino prend les couleurs d’un naturel tranquille, sans excès de pathos. Le groupe entier rend un hommage où certes la nostalgie affleure, mais sans jamais recourir aux effets tire-larmes. Il n’oublie pas de célébrer le bluesman qu’était Nino Agostino Arturo Maria Ferrari (belle version brûlante du « Blues des rues désertes » avec un magnifique Julien Omé une fois encore) ni le poète contemplatif (« The Garden »). Et c’est une version aux accents de rock progressif avec son motif cyclique très frippien qui nous rappelle les charmes oubliés de « Métronomie ». « La Rua Madueira » quant à elle, crépusculaire et nostalgique, voit le duo Colin (clarinette basse) / Ornette (voix et claviers) jouer la carte de l’épure à en donner le frisson. On ne pouvait rêver plus belle conclusion pour cet Univers Nino enregistré au studio Barberine qui jouxte la Taillade, la bastide que Nino Ferrer avait acquise dans les années 70. C’est là que Denis Colin a pu goûter le plaisir d’un équipement que le chanteur avait utilisé lui-même, comme cette console Gunter Loof 18 voix avec un compresseur par tranche. Voilà qui ne s’invente pas.

    Nino Ferrer aurait eu 80 ans cette année… Il serait un vieux jeune homme, peut-être aurait-il réussi à se faire oublier, peut-être aurait-il trouvé la paix en lui... On ne le saura jamais. La seule chose dont on est certain aujourd’hui, c’est que nous n’avons jamais oublié qu’on l’a aimé. Cet Univers Nino vient nous le rappeler et sonne à nos oreilles comme une déclaration de tendresse faite à un chanteur qui se disait désabusé, mais dont la force des plus belles chansons éclate au grand jour par leur capacité à nous attendrir, longtemps après. Merci à Denis Colin, à ses musiciens et à Ornette de nous avoir rappelé cette évidence.

  • Antoine Berjeaut feat. Mike Ladd - Wasteland

    antoine-berjeaut-wasteland.jpgLe trompettiste Antoine Berjeaut est un explorateur, en quête de nouveaux territoires à conquérir aux confins du jazz, des musiques du monde et des musiques électroniques. On l'a suivi dans le fantasque Surnatural Orchestra, mais aussi en tant que membre des Arpenteurs du clarinettiste Denis Colin (qui vient de rendre un hommage très émouvant à Nino Ferrer appelé Univers Nino, dont il sera question sur le site officiel de Maître Chronique).
    Avec Wasteland, son premier album en tant que leader, il vient frotter ses centres nerveux sur la poésie de Mike Ladd, un rappeur américain adepte du spoken word (poésie orale se confrontant souvent à d'autres disciplines). Entouré des deux magnifiques Arpenteurs que sont Stéphane Kerecki et Fabrice Moreau, de Jozef Dumoulin (dont on ne peut que recommander le récent A Fender Rhodes Solo) et de Julien Lourau, Berjeaut signe un disque captivant, dont la tonalité souvent crépusculaire est celle d'un voyage poétique aux frontières de l'irréel, entre écriture et improvisation. C'est magnifique de bout en bout.
     

     
    Antoine Berjeaut (trompette, bugle, compositions), Mike Ladd (voix, poésie), Jozef Dumoulin (claviers), Stéphane Kerecki (contrebasse), Fabrice Moreau (batterie) + Julien Lourau (saxophone ténor).
     
    Fresh Sound / Socadisc / The Orchard, collection "Fresh Sound New Talent"

  • Gimme a HI, gimme a MI, gimme a KO... Himiko !

    himiko_jazz_songs.jpgJe vous aurai prévenu, vous ne pourrez pas dire : « Je ne savais pas ! » Parce que ce n’est pas la première fois que j’insiste sur le talent d’une chanteuse dont le parcours ne fait, selon moi, que commencer, malgré une histoire en musique qui remonte aujourd’hui à plus d’une quinzaine d’années, au cours desquelles elle s’est illustrée avec discrétion, affichant un talent qui ne peut aller désormais que vers l’épanouissement.

    Je tiens aussi à mettre les choses au point : je connais très bien Himiko Paganotti à titre personnel, tout comme Emmanuel Borghi - monsieur Himiko à la ville, si vous me passez l’expression - ce dernier ne comptant pas pour rien dans la réalisation dont il sera question ici. Ce sont des amis de la famille, oui, mais dont j’appréciais les qualités avant de les connaître pour de vrai. Et pour ce qui concerne le sieur Borghi, c’est une histoire encore plus ancienne puisque nous avons eu l’occasion de nous rencontrer une première fois il y a plus de vingt ans, à Metz, du côté du caveau des Trinitaires, le 30 octobre 1993 si je ne me trompe pas. Souvenir attendrissant de mon fils, qui n’avait pas encore neuf ans, et qui voulait lui dire que sa composition « Skunkadelics » lui faisait penser parfois au thème de « A Love Supreme » de John Coltrane. Par conséquent, je ne vois aucune raison valable de m’auto-censurer et de ne pas évoquer ici la publication prochaine de Jazz Songs, un EP numérique que la chanteuse va prochainement publier sur le label Off Records. Ce serait injuste et stupide de ma part.

    Revenons quelques instants en arrière, si cela ne vous ennuie pas. Au début des années 2000, une petite nouvelle fait son apparition au sein des chœurs de Magma. Une jeune chanteuse dont le nom n’est inconnu d’aucun des fans de la première heure (Himiko est la fille de Bernard Paganotti, l’un des bassistes historiques du groupe) va faire entendre sa voix singulière durant plusieurs années. Jusqu’à son départ en 2008, suivie en cela par son frère Antoine (lui-même chanteur et batteur) et son compagnon pianiste Emmanuel Borghi, qui travaillait aux côtés de Christian Vander depuis une vingtaine d’années. Tous ceux qui apprécient cette musique ont pu aisément noter la différence d’Himiko, caractérisée en particulier par un registre très étendu (la voix grave d’Himiko est du genre envoûtant) et un magnétisme indéniable, mais aussi par une réelle discrétion, pour ne pas parler de timidité. Son départ a créé comme un trou d’air vocal dans cette musique dont le chant reste le premier vecteur.

    Quelques années auparavant, en 1996, on se souvient que Patrick Gauthier – lui-même ancien pianiste de Magma, mais aussi du fascinant Heldon de Richard Pinhas – avait fait appel à elle ainsi qu’à différentes comparses chanteuses estampillées Zeuhl, le temps d’une participation à l’album Le Morse. Une petite signature venait d’être était apposée au bas d’une page de la musique du côté de chez nous.

    Depuis six ans, le nom d’Himiko ne cesse de grandir, mais avec la persistance de cette discrétion qui n’en honore que plus celle qui s’affirme jour après jour comme l’une des voix les plus captivantes de la scène française. J’aimerais ici vous proposer une liste non exhaustive de productions discographiques – publiées au cours de la période 2009-2013 - qui soulignent avec beaucoup d’acuité les qualités de la dame. Faites-moi confiance, écoutez attentivement tous ces disques, vous passerez un bon moment... Parfois, Himiko n’y apparaît que sur un titre ou deux, mais tout le plaisir est là, à chaque fois. Je ne vous en dis pas plus sur ces disques dont les chroniques pour Citizen Jazz parlent d’elles-mêmes (je le dis d’autant plus volontiers que j’en ai écrit cinq sur six !).

    Il y a quelques mois, Himiko était sur la scène du Théâtre de la Manufacture à Nancy, dans le cadre de NJP 2013 : elle se produisait au sein de la formation du guitariste Nguyên Lê, contribuant à la réussite éclatante de la version live des Songs Of Freedom, dont il est question un peu plus haut. J’avais évoqué ce concert dans le cadre de mes chroniques quotidiennes du festival pour le compte de Citizen Jazz

    Le lendemain, elle participait avec le guitariste à une master class auprès des élèves d’un collège de Nancy, avec une fraîcheur désarmante. La grande classe... J'en ai profité pour devenir portraitiste !

    himiko.jpg

    Bonne nouvelle : les projets d’Himiko connaissent depuis quelque temps une activité qui s’apparente, bien plus que le frémissement que nous appelons tous de nos vœux, à une ébullition dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle semble prometteuse.

    Le premier fan d’Himiko – quoi de plus normal ? – c’est Emmanuel Borghi : ce pianiste bourré de talent - dont j’aimerais rappeler ici qu’il a commis en 2012 un disque magnifique en trio, Keys, Strings & Brushes – veille désormais à la destinée du successeur de Slug. Le groupe s’appelle désormais... Himiko (attention : ne pas confondre avec Himiko Paganotti) et se présente sous la forme d’une chouette affaire de famille, puisque le bassiste en est Bernard Paganotti et le batteur Antoine Paganotti. Le poste de guitariste ne comporte pas à l’heure actuelle de « titulaire », mais le disque à venir (fin 2014 ou début 2015), en grande partie enregistré, a reçu le concours d'un certain... Nguyên Lê ! Tout cela sent d’ores et déjà très bon...

    En attendant ce nouveau chapitre, notre couple en musique a voulu donner une inflexion plus spécifiquement jazz au travail d’Himiko. Emmanuel me confiait tout récemment, non sans une pointe d’humour tendre, qu’ayant, je le cite, « une telle chanteuse à la maison », il souhaitait vraiment l’aider à aborder ces rivages qu’elle avait jusqu’à présent encore peu explorés. « Je voulais une belle rencontre avec le jazz ! » Et voici que nous arrive ce qu’on appelle communément un EP (traduisons ces deux lettres par disque court, dans la mesure où ce type de production excède rarement les 30 minutes) simplement intitulé Jazz Songs, dont la publication est annoncée à la fin du mois de mai. Quatre titres, quatre standards : « Never Let Me Go », « My One And Only Love », « You Must Believe In Spring » et « Candy ». Vingt minutes d’une musique intime, un quintet qui met tout son savoir-faire au service de ballades nocturnes, chantées par la voix grave et sensuelle d’Himiko. Celle-ci endosse à merveille le rôle de crooneuse – j’espère qu’elle me pardonnera ce terme qui n’a rien de péjoratif, mais qui signifie tout simplement qu’au-delà de ses amours pour des artistes telles que Shirley Horn ou Abbey Lincoln, on sait qu’Himiko écoute aussi des chanteurs, dont les tonalités lui correspondent mieux. A ses côtés, un quatuor de confiance et, rien d’étonnant à cela, de très bonne compagnie : Emmanuel Borghi bien sûr (piano), Nicolas Rageau (contrebasse), David Prez (saxophone ténor) et Philippe Soirat (batterie). C’est un jazz du soir, de la semi-pénombre et propice aux confidences. Impossible de ne pas tomber instantanément sous le charme d’une musique toute en suggestion, voire en séduction.

    Un bonheur n’arrivant jamais seul, Himiko Paganotti enregistrera dans quelques mois avec la même équipe un autre disque de jazz : un répertoire d’onze titres et cette fois, en toute probabilité, un vrai disque. Autant dire que la fin de l’année sera féconde chez ceux qu’on surnomme les borghinotti, d’autant que madame sera à l’honneur dans d’autres projets qui en disent long sur son talent : au mois de juin, elle participera à une création à la demande d’un très grand monsieur, Michael Mantler, trompettiste et compositeur. Vous pouvez jeter un petit coup d’œil à sa biographie, qui est impressionnante, et vous souvenir que Mantler fut notamment impliqué il y a bien longtemps maintenant dans le fascinant Escalator Over The Hill de Carla Bley... Himiko va aussi travailler en collaboration avec un autre musicien merveilleux, un certain John Greaves, qui fera interpréter ses compositions par un quatuor comptant pour autres membres Sophia Domancich, Simon Goubert et... Bernard Paganotti. On salive d’avance. Même jubilation à l'évocation du trio imaginé par Patrick Gauthier, appelé Odessa, qui fera appel aux voix de Paganotti frère et sœur. Et je ne dis même pas ici qu’il est question pour la chanteuse d’un travail avec le groupe Sixun...

    J’ai été un peu long, je le confesse volontiers, mais il était temps pour moi de saluer une artiste dont je suis avant tout un fan de la première heure. J’avais ici ou là noté quelques idées de textes depuis un bout de temps, certaines sont présentes au cœur de cette note, que la publication prochaine de Jazz Songs m’a incité à partager avec vous sans attendre.

    Encore un peu de patience et rendez-vous chez Off Records pour vous laisser séduire par le chant d’Himiko. 


    PS : un petit coup de scroll sur la page du label vous informera de la publication prochaine d’un disque du quartet d’Emmanuel Borghi, avec Boris Blanchet (saxophone), Blaise Chevallier (contrebasse) et Antoine Paganotti (batterie). Je dis ça comme ça, en passant...


    PS 2 : un petit bonus vidéo avec Slug enregistré en 2012. Vous serez d'accord avec moi : ça ne peut pas faire de mal !


    La Session France Info - Slug "I Wanna Lick... par FranceInfo

  • Un trio en immersion

    henri_roger_parole_plongee.jpgVous ne trouverez pas ce disque par hasard... Inutile de vous bercer d’illusions, nous ne sommes pas arrivés au jour où l’album d’un trio tel que celui composé par Benjamin Duboc (contrebasse), Didier Lasserre (batterie) et Henri Roger (piano) sera affiché en bonne position dans les vitrines des disquaires. D’abord parce qu’il n’y a quasiment plus de disquaires et ensuite parce que je doute fort que ces derniers possèdent dans leurs stocks le moindre exemplaire de Parole Plongée, une suite amniotique improvisée en quatre mouvements, enregistrée par les trois musiciens à l’automne dernier sur le label Facing You / IMR.

    Un mot sur Henri Roger, parce qu’il me semble bien vous avoir déjà parlé de ce musicien électron libre – qui se qualifie lui-même de dessinateur mélodique - il y a quelque temps. Dans une note datée du 10 juin 2013 intitulée When Henri Roger doesn’t sleep, j’évoquais à ma façon circonlocutive quelques unes de ses dernières productions : Exsurgences, When Bib Bip Sleeps ou son beau duo avec Bruno Tocanne, Remedios La Belle. Henri Roger, ce n’est pas seulement un pianiste inventif et libertaire, c’est aussi un musicien à la culture étourdissante, avec qui vous pouvez aisément parler – au détour d’une proposition d’écoute sur laquelle il rebondira avec bonheur - de rock, de rock progressif, de musique contemporaine, de toutes les facettes du jazz et de bien d’autres couleurs d’un art qu’il connaît sur le bout des doigts ; ce qui semble logique, finalement, pour un musicien. Qui parmi vous se souvient que ce passionné de John Coltrane, Keith Jarrett, John McLaughlin ou Frank Zappa a travaillé avec des artistes comme Mama Béa et Catherine Ribeiro ? Henri Roger, c’est aussi quelqu’un qui sait qu’au matin de la publication d’un de ses disques, il peut - sans prendre le moindre risque et sans même me consulter - m’en faire parvenir un exemplaire que je lui paierai par retour du courrier. C’est comme ça, j’ai une certaine conception de la fidélité, en amitié comme en musique...

    Revenons maintenant à Parole Plongée. L’histoire de cet enregistrement mérite d’être racontée en quelques lignes, tant elle paraît révéler les circuits que les musiciens doivent emprunter aujourd’hui pour faire vivre leur art et ouvrir ensemble de nouvelles portes sur leur avenir. Un beau jour, Benjamin Duboc a entendu les improvisations d’Henri Roger sur internet et a souhaité le rencontrer. Le pianiste est donc est allé écouter le contrebassiste qui jouait avec Didier Lasserre. Une discussion plus tard, tous trois ont décidé d’enregistrer ensemble et se sont retrouvés au mois de juillet 2013 pour une série d’improvisations au Border Studio de Bagnolet. Un disque naissait...

    Parole Plongée porte finalement bien son nom : car si paradoxalement on n’y entend aucun mot, on devine les idées partagées par le trio que ce beau disque nous offre sous la forme d’une lente immersion. A la fois celle des musiciens, qu’on sent très proches physiquement les uns des autres, leurs regards se croisant en permanence, cherchant le point de rencontre à partir duquel leurs imaginaires poétiques vont s’additionner et engager une conversation improvisée qui pourrait n’avoir jamais de fin. Parce qu’une telle histoire n’est jamais finie, elle se renouvelle d’elle-même, elle n’est rien d’autre que l’histoire de la vie. Il n’est pas question ici de bavardage, mais de bien de Parole, avec une majuscule, et dans toute la noblesse du mot. Car la parole est avant tout un acte. Les instruments font l’objet d’une captation méticuleuse (coup de chapeau à Maïkol Seminatore et Marwan Danoun), au plus près - j’insiste sur cette qualité parce qu’à l’heure des formats compressés et des choses sonores qu’on impose aux autres avec un sourire crétin dans les transports en commun, tous smartphones dehors, et que d’aucuns, souvent les mêmes d’ailleurs, n’hésitent  pas à ranger dans la catégorie des musiques, un tel soin relève, du point de vue (ou plutôt du point d’ouïe) de ces oreilles à jamais engourdies soit de la vanité, soit comme le respect de l’orthographe d’une exigence bourgeoise, soit encore du gaspillage de temps... - parce qu’il s’agit aussi de nous permettre d’accéder, à nous les modestes récepteurs, aux profondeurs d’un voyage de l’intime, nimbé de son mystère et de sa nécessaire part d’infini. Ecoutez le grain délicat du frottement des balais de Didier Lasserre, par exemple sur « Sables » ou « Altermutations : ils sont comme des chuchotements (des confidences ?) au creux de notre oreille, ils paraissent danser avec malice autour de la contrebasse de Benjamin Duboc, droite comme un i, fière de sa prestance, mais jamais menaçante, bien au contraire. Elle veille, chantant ça ou là de son archet pour devenir trait d’union... Le piano d’Henri Roger quant à lui, bien qu’habité de la curiosité et de la vivacité qu’on lui connaît, est somme toute économe de ses notes, pas loin de l’épure : il les délivre avec retenue, comme s’il fallait les souffler avec parcimonie pour ne pas être privé d’un oxygène qui pourrait vite se raréfier. Parole Plongée déroule trois mouvements longs et majestueux, zébrés une seule fois par les urgences d’un quatrième étrangement appelé « Thé ou café » où tout se semble se précipiter : si le titre n’était pas aussi figuratif (mais allez savoir s’il signifie vraiment ce qu’il énonce), on imaginerait volontiers que des plongeurs, au cours de leur longue descente, ont affolé un banc de poissons multicolores et suivent au plus près leurs parcours agités. Mais il ne s’agit là que d’une courte escapade d’à peine plus de trois minutes et la dernière longue étape (les seize minutes de « Ré-Horizontalisé ») nous ramène en douceur à la surface des émotions. Le disque est assez bref (un peu moins de quarante minutes), ce qui pas un seul instant ne suscite la moindre frustration : à peine prend-il fin qu’on se rend compte qu’une main bienveillante a de nouveau mis en route la platine, pour une nouvelle plongée presque en apnée.

    Certains diront que Parole Plongée est un disque exigeant : ils ont bien raison ! Jamais le trio ne se laisse aller ni à l’indolence ni à l’exhibition démonstrative ; avec discrétion, il prend le temps de chercher, il invente et finit toujours par trouver les espaces secrets à travers lesquels les instruments peuvent s’insinuer et dessiner, petit à petit, leur mélodie si personnelle. Tout le charme de ce disque intelligent est là, dans sa volonté de nous emporter avec lui dans les profondeurs d’un imaginaire où il est décidément très bon de se perdre.

  • Le mouvement perpétuel de Franck Agulhon

    Post_Katrina_1400x1400.pngJe connais Franck Agulhon depuis près de vingt ans… Je crois l'avoir vu pour la première fois en juillet 1995 : à cette époque, mon fils, alors saxophoniste en herbe et âgé de dix ans, terminait sa première année à l'École des Musiques Actuelles de Nancy et participait à un ultime stage de trois jours avant les vacances d'été. Parmi les musiciens chargés de l'animation, il y avait un jeune batteur qui attirait d'emblée la sympathie par sa simplicité désarmante et sa grande gentillesse. 

    Il s'en est passé des choses depuis tout ce temps ! Sa fidélité inaltérable à l'égard de ses vieux amis - tels que le pianiste Pierre-Alain Goualch et Diego Imbert, vous comprendrez un peu plus loin pourquoi je cite ces deux-là ! - ne s'est jamais démentie, malgré une activité assez trépidante qui n'a cessé de se déployer, au point qu'on a parfois l'impression que le plus lorrain des batteurs marseillais (à moins que ce ne soit le contraire) a disséminé des clones sur les scènes jazz de France, d'Europe et d'ailleurs. Quand j’y pense, je ne sais pas si j'aimerais être réincarné en agenda de Franck Agulhon : vous imaginez le nombre de coups de crayon en pleine face chaque jour ? Une torture… Compagnon de route régulier d'Éric Legnini, Pierrick Pédron, Vincent Artaud, Pierre de Bethmann, Diego Imbert ou encore Christophe Dal Sasso, Franck Agulhon peut aussi se targuer d'une très longue liste d’autres collaborations avec la fine fleur du jazz. 

    En dehors du disque que je souhaite évoquer dans cette note, il est tout de même intéressant de noter que Franck Agulhon est au générique de deux albums réjouissants qui viennent tout juste d’être publiés : Kubic’s Cure (Pierrick Pédron) et Sisyphe (Pierre de Bethmann Medium Ensemble) : on a connu plus déshonorant, n’est-ce pas ?

    Vous me croirez si vous voulez, mais notre homme est resté le même : il est à la musique ce que le sourire serait à un visage. Naturel, d'une sincérité presque émouvante et d'une générosité non feinte qui font de lui un musicien qu'on s'arrache volontiers ! Dans le livre Portraits Croisés - fruit d'un travail réalisé à l'automne 2010 avec mon ami photographe Jacky Joannès pour une exposition éponyme - que je viens de publier sur le site The Book Edition et dont je vous recommande l’acquisition, j'ai écrit un court texte pour chacun des quarante-neuf musiciens mis à l'honneur (je précise en passant qu'on y retrouve,  vous avez deviné… Pierre-Alain Goualch et Diego Imbert, mais bon, vous commencez doucement à comprendre que tout cela n’est pas le fruit du hasard) au premier rang desquels - l'ordre de présentation étant alphabétique - un certain Franck Agulhon. Voici ce qu'on peut lire à son sujet :

    "L'ubiquité radieuse

    Le sourire du musicien est le manifeste radieux d'une désarmante simplicité chez l'homme. Sa présence auprès de tant d'artistes pourrait laisser penser que Franck Agulhon possède le don d'ubiquité. Coloriste des peaux et cymbales, batteur inventif mais jamais simple sideman, il est un organe vital - le poumon - des projets auxquels il s'associe."

    agulhon_franck.jpg

    Notons le mot sideman, qui n'a rien de péjoratif, loin de là, mais signifie que Franck Agulhon n'avait pas, jusqu'à présent, vraiment mis son nom en avant à l'exception d'un duo avec… Pierre-Alain Goualch aboutissant à l'album Tikit en 2005 et de deux albums en solo (avec la présence d’une poignée d’invités amis sur le second volume pour une série de duos) dédiés à son art de la batterie sous le nom de Solisticks en 2008 et 2010. Ces deux disques étant à considérer comme l'illustration concrète d'une approche pédagogique de la batterie dont Franck Agulhon vient de partager l'expérience dans un Drumbook de près de 300 pages qui devrait intéresser plus d'un frappeur de peaux, voire un caresseur de cymbales... et réciproquement !

    Aussi, c'est avec un grand plaisir qu'on trouve un beau matin dans sa boîte aux lettres un disque appelé Post Katrina signé Franck Agulhon himself, dans une formule en trio avec… mais oui, bien sûr, Pierre-Alain Goualch et Franck Agulhon ! Quand on vous dit que cet homme est fidèle en amitié, cette double présence presque constante à ses côtés en est la démonstration flagrante… Un trio qui ne m'était d'ailleurs pas inconnu puisque j'avais déjà croisé sa route le 15 octobre 2012, à la Fabrique, juste à côté du Théâtre de la Manufacture. Il était à l'affiche des apéros jazz de Nancy Jazz Pulsations, sous le nom d'Electrico, et se présentait déjà comme le projet du batteur. Enfin, pourrait-on dire !

    J'écrivais à l'époque pour le magazine Citizen Jazz : "Au-delà de la complicité qui unit depuis bon nombre d’années ces artistes aguerris, il faut saluer une vraie prise de risque : cette musique, loin de caresser dans le sens du poil un jazz tranquille, va chercher ailleurs son inspiration et n’hésite pas à nous bousculer dans notre confort. Elle repose avant tout sur de courts motifs que le trio expose avant de les triturer pour les déformer (parfois au moyen d’effets couplés aux claviers), les répéter et les modeler encore. Avec un grand sourire ! Electrico, c’est un peu l’histoire d’une sculpture sonore vivante, d’une conversation animée sur le fond comme sur la forme. C’est la musique comme on l’aime : vivante, naturelle et spontanée."

    Voici donc la version enregistrée par une formation qui a perdu son nom pour s'appeler logiquement Franck Agulhon… parce que cette fois, il se présente en leader. C'est bien mérité après tout, personne n'ira lui reprocher de vouloir nous raconter sa petite histoire de la musique.

    Franck Agulhon ne m’en voudra certainement pas de dire que dès les premières notes de « 2 Boys », on est comme en terrain connu. Il y a dans la pulsion qui habite le thème les réminiscences de son travail avec Eric Légnini, ce qu’on peut appeler le groove, un mot pas si facile à définir et que, pourtant, le batteur incarne et qu’il sert à merveille dans le trio du pianiste. C’est aussi l’impression d’un mouvement sans fin, sans effort apparent, associé à un plaisir du jeu. Le ton est donné d’emblée et les deux compères associés à cette aventure s’en donnent à cœur joie. Pas un seul instant la tension ne retombera, Post Katrina offre douze séquences assez courtes dont l’enchaînement frénétique est le témoignage d’une volonté d’aller droit au but, sans détours inutiles. Pierre-Alain Goualch engage un combat ludique et obstiné, parfois strident, avec son Fender Rhodes pendant que Diego Imbert dynamite les bases arrières avec la fermeté du drive qu’on lui connaît depuis des années. Agulhon, lui, rayonne et emmène son monde avec l’aisance de ceux qui ne cherchent pas à prouver leur talent, parce qu’ils n’en ont pas besoin, mais plutôt à s’offrir en pourvoyeurs d’instants de vérité. Difficile de résister, par exemple, à ce « Cajun Medium » au balancement contagieux : 2’24 de bonheur d’être tous ensemble. Impossible de ne pas chavirer avec « Froggy », dont le déséquilibre est un peu celui de l’ivresse. On peut aussi se laisser aller à une « Lounge Party » hypnotique, aux confins du jazz et du trip hop, histoire de montrer que le trio ne confit pas sa musique dans le passé mais qu’il est aussi à l’écoute du présent. La coloration de « Lucifer » ou de « Nirva Double » - Goualch s’ingéniant à salir le son de son Rhodes - vient confirmer cette impression d’ouverture à d’autres climats, vers des chemins moins confortables, plus escarpés et, surtout, très prometteurs. Au fil des minutes, le trio semble s’évader, vers un ailleurs où il reste beaucoup à découvrir. Signalons enfin – parce que l’information n’est écrite nulle part – que le trio devient quartet le temps d’un « Wounded » final au parfum de blues, grâce à la présence de Julien Birot à la guitare (ce dernier ayant par ailleurs eu la responsabilité du mixage de l’album). Oui, le blues, comme un retour aux sources.

    Post Katrina s’appelle ainsi, on l’aura deviné, en hommage à la Louisiane, berceau du jazz martyrisé par l’ouragan du même nom en 2005. On peut le comprendre aussi, du point de vue de Franck Agulhon, comme une manière de dire : je sais d’où je viens, je connais mes racines et cette musique continue de vibrer là-bas comme au premier jour. De fait, elle continue de vibrer en moi. Elle me nourrit depuis si longtemps, je lui devais bien cette célébration humble et généreuse à la fois.

    Une célébration qui n’est certainement pas la dernière, c’est tout le mal qu’on souhaite au batteur.

  • En avant, Darche !

    alban darche, orphicube, jazz, pepin et plume, yolkJe prends les devants et présente par avance mes excuses au saxophoniste Alban Darche qui sera certainement consterné par le vilain jeu de mots qui traverse le titre de cette note et dont je ne suis que modérément fier ; et pour le cas peu probable où ce musicien passionnant manifesterait envers moi un minimum d’indulgence - paf, juste à la fin ! - je récidive en guise de conclusion avec un second missile du même calibre. Je sais : ce n’est pas bien mais je ne suis pas parvenu à me dispenser de ce genre de sottises. C'est mon côté Publius Dicax, comme disait autrefois ma prof de latin au collège. Et puis, reconnaissons-le, c’est pour la bonne cause.

    Foin de prolégomènes, sachez que je suis tout à la joie d’un disque qui tourne chez moi depuis plusieurs semaines avec une régularité obstinée, un signe qui ne trompe pas : les mouvements verticaux de mes chères galettes sont le fidèle reflet des attachements du moment, plus ou moins durables. Il y a des disques qu’on écoute une fois, voire deux, et qui inexorablement s’enfoncent vers les profondeurs de la pile en cours - dont l’équilibre est par ailleurs précaire - avant de connaître un sort variable. Leur destin est de trois ordres : soit celui d’un classement alphabétique au cœur de rayonnages multiples et tragiquement poussiéreux qui, parfois, ont pour eux des allures de cimetière ; soit - et ce n’est pas là forcément un purgatoire - ils se verront entreposés dans une antichambre incertaine (mon bureau), dont ils seront peut-être exhumés - mais quand ? - ou pas ; reste la catégorie des happy few, ces disques qu’on ne peut se résigner à ranger, parce qu’ils vous font tellement de bien - de vraies nourritures - qu’il n’est pas envisageable un seul instant de les éloigner de votre platine. Oui, il y a des disques dont on a besoin. En règle générale, ils font aussi l’objet d’une duplication et d’un stockage en vue d’une balado-diffusion intra-auriculaire, tout au long des trajets quotidiens vous menant à votre lieu de travail.

    Perception Instantanée, le nouveau disque de l’Orphicube est de ceux-là, et j’avais envie de lui rendre l’hommage qu’il mérite.

    Voilà en effet un disque qui suit de très près la précédente production - tout aussi réjouissante, je m'autorise à le redire ici - de la bande à Darche, simplement intitulée L’Orphicube et qui se veut la suite d’un répertoire qui ne constituerait finalement qu’un tout : tant qu’à faire, procurez-vous les deux disques, vous ne vous en sentirez que mieux ! A cette différence près que l'éponyme volet numéro 1 était publié sur le label Pépin et Plume du même Alban Darche (dont il constituait la première référence, la seconde étant my Xmas Trax, un formidable disque de Noël engendré par la même bande et que j’avais volontiers glissé dans ma hotte de fin d’année, tant il était réussi et enchanteur, un chouette cadeau dont la version box était illustrée par un texte signé du camarade Franpi, tandis que le petit nouveau voit le jour sur un label exemplaire et jamais à court de très bonnes idées, Yolk.

    Yolk, une bien belle maison qui a publié il y a quelque temps déjà un disque formidable dont je n’ai pas eu le temps de vous parler et qui permet de retrouver deux musiciens de l’Orphicube : je veux parler de JASS, pour John Alban Sébastien Samuel, j’ai nommé messieurs Hollenbeck, Darche, Boisseau et Blaser, quatre francs-tireurs dont les échanges sont d’une richesse qu’on n’épuise pas en trois jours, loin s’en faut. J’ignore si mon relatif silence vis-à-vis de cette pépite me sera pardonné, mais je tiens à faire amende honorable : si JASS ne s’écoute pas de façon aussi limpide que Perception Instantanée en ce qu’il creuse plus profondément des sillons libertaires, il n’en reste pas moins un disque passionnant de bout en bout, une véritable boîte à idées. Punaise, quel quatuor, quels beaux dialogues ! Voilà, c’est dit ! Fin de la parenthèse Yolk...

    Revenons maintenant à Perception Instantanée (après tout, c’est pour ça que vous êtes ici, non ?), un album en tous points réjouissant. J’aimerais pour le définir recourir à un oxymore : parce qu’à son écoute, on est gagné par un drôle de sentiment paradoxal, celui d’un confort imprévisible. Le confort, c’est celui d’un splendide tissu harmonique élaboré par des musiciens dont les sonorités mêlées aboutissent à une alchimie singulière, une formule peu courante pour ne pas dire inédite, soyeuse et chaleureuse. Se croisent en s’entrecroisent un saxophone alto (Alban Darche, le boss, qui signe par ailleurs les compositions et les arrangements), un violon (Marie-Violaine Cadoret), un accordéon (Didier Ithursarry), un piano (Nathalie Darche), trois saxophones ténors (Matthieu Donarier, Sylvain Rifflet – toujours dans les bons coups, celui-là ! - et François Ripoche), anches et cordes exaltées, relevées des épices rythmiques d’une contrebasse (Sébastien Boisseau) et d’une batterie (Christophe Lavergne). Pour ne rien vous cacher, j’éprouve les pires difficultés à ranger cette musique dans une catégorie et c’est très bien ainsi : elle danse - paso doble, valse, reggae, tout ce que vous voudrez pourvu que le mouvement l’habite, encore et toujours - et affiche des couleurs qui sont parfois chambristes, parfois plus populaires, traversées d’élans dont les inspirations sont aussi celles du jazz. Bref on s’y sent bien, il fait chaud dans la maison Orphicube, il arrive qu’on transpire parce qu’on est rarement immobile, mais Dieu que ça fait du bien.

    Confort, donc mais… pas celui d’une maison bourgeoise aux tentures épaisses et aux lumières tamisées : parce qu’il est rare que les choses se déroulent comme on pourrait le penser quand un thème s’annonce et commence à dérouler ses motifs. Alban Darche - dont les compositions, sous leurs airs enjôleurs, sont des constructions complexes qui recourent à des arrangements d’une précision diabolique - aime traverser sa musique d’éléments perturbateurs, de brisures multiples qui rendent son scénario haletant, jamais prévisible. Prenez par exemple « Paso Doble » qui ouvre l’album : vous imaginez des couples qui dansent, leurs mouvements sont synchronisés et empreints de cette raideur affectée par les amoureux du pas de deux. Et puis hop, voilà un type qui doit être un peu éméché et qui s’insinue parmi eux : le saxophone entre en scène, bouscule tout le monde d’un air rigolard, légèrement titubant. On l’a regardé un peu de travers mais finalement, on s’est bien amusé. Et on repart...

    Musique où l’on danse, oui, souvent, mais musique qui parle aussi au creux de l’oreille, ce sera alors une confidanse (cette fois, je vous inflige un néologisme), comme celle de ces « Silhouettes » où le souffle du saxophone semble se poser sur les notes du piano, avant de s’évanouir pour revenir aussitôt, dans un jeu d’ombre et de lumière, puis d’entonner un chant poignant, presque au bord des larmes. Musique intense, qui peut vous prendre aux tripes, comme dans la magnifique tension de « C’Baff » sublimée par un saxophone à vous donner le frisson pour un chorus brûlant ; musique au parfum d’insouciance parfois, avec cet « Abécédaire » charmant, presque enfantin, dont les voix surgissent quand on ne les attend pas. Musique grande classe, comme la bande son d’un film aux accents nostalgiques qui aurait été tourné en noir et blanc pour mieux souligner les éclats invisibles du quotidien et en révéler la part de magie (il est d’ailleurs question de Tim Burton, ce n’est probablement pas dû au hasard). L’Orphicube vous transporte avec son ingéniosité génétique - encore une fois, cet orchestre a un son qui lui appartient totalement, sui generis, comme on dit - et sa forte dose d’onirisme.

    Perception Instantanée, le bien nommé tant la connexion avec ses élans est pour nous immédiate et profonde. Sur le haut de la pile, tout en haut, c’est Darche… ou rêve !

  • Belle Époque

    belle époque, vincent peirani, emile parisien, act music, jazz, accordéon, saxophone sopranoDifficile de traduire en mots l’émotion qui me gagne à l’écoute de Belle Époque, le disque en duo enregistré par Vincent Peirani (accordéon) et Émile Parisien (saxophone soprano). Dès l’instant où j’ai su qu’il allait voir le jour, je me suis persuadé – à juste titre – qu’il se produirait une belle rencontre entre lui et moi. Et tel est bien le cas, au point qu’il m’est difficile depuis quelque temps de passer à autre chose. J’ai bien été traversé par l’idée d’un texte à travers lequel j’évoquerais conjointement ce disque et The Art Of Obscurity de Iain Matthews, objet de ma précédente note, mon autre disque coup de cœur du moment, mais je n’y suis pas parvenu. Trop de belles choses à raconter en une seule fois...

    C’est dire qu’il n’aura pas fallu attendre longtemps – la sortie officielle de Belle Époque était annoncée pour le 11 mars - pour qu’on me croise dans la rue marchant à grands pas vers le disquaire le plus proche (enfin, appelons ça un disquaire par commodité parce que, pour le reste...) dans le seul but d’acquérir le précieux CD publié sur le label allemand Act, comme nouvelle pièce à conviction d’une série d’albums dont le nom générique est Duo Art (vous aurez compris qu’il s’agit de disques enregistrés par des duos).

    Peirani et Parisien sont de jeunes musiciens. Je dis cela parce que, grosso modo, ils ont l’âge de mes enfants. Tous deux sont des virtuoses, ce qui en soi ne leur servirait à rien s’ils n’étaient avant tout des artistes habités et avides de rencontres fécondes. La leur remonte à l’automne 2009, quand le batteur Daniel Humair les avait conviés à jouer avec lui, avant de décider de créer le Sweet & Sour Quartet (dont le contrebassiste est l’éminent Jérôme Regard). Une formation qui se produit régulièrement sur scène et a enregistré en 2012 un album roboratif dont ma collègue Diane avait souligné les immenses qualités. Et c’est de ce quatuor qu’a émergé un duo motivé tout autant par la nécessité de vibrer à l’unisson que par celle de s’engager sur un chemin où l’amitié et la dimension humaine comptent pour beaucoup.

    Saxophone soprano et accordéon enlacés dans une danse sensuelle, convulsive ou simplement contemplative. Mais toujours puissamment hantée par les rêves en couleurs de ses protagonistes. Selon un processus étrange, je finis par ne plus entendre les deux instruments en écoutant cette heure de musique entêtante, au point qu’il me faut y revenir, sans cesse, jusqu’à l’extinction de ma drôle de soif. Accordéon, saxophone soprano, certes, ils sont bien là... mais allez savoir pourquoi je perçois avant tout les battements d’un double cœur et le chant de deux âmes et pourquoi je me laisse emporter dans ces histoires que nous racontent Peirani et Parisien, comme cette bal(l)ade dans les rues de « Paris 75 » ? Il ne me vient même plus à l'idée de me demander si ce sont là des compositions inédites ou des reprises, bien que je n’ignore pas que chacun des musiciens est venu déposer deux thèmes originaux dans la corbeille et que tous deux sont allés musarder du côté de Sidney Bechet – rendu méconnaissable par la densité des interprétations de « Egyptian Fantasy » ou « Song Of Medina » – de Duke Ellington (« Dancers In Love », dont le titre aurait pu être celui du disque), d’un ragtime (« Temptation Rag » d’Henry Lodge, qui vire au musette et voit la saxophone prendre les accents gouailleurs d'une clarinette) et d’un autre classique appelé « St. James Infirmary ».

    C’est incroyable qu’on puisse être à la fois si jeune et porteur des horizons sans cesse réinventés d’une histoire de la musique du XXe siècle, que Vincent Peirani et Émile Parisien semblent connaître depuis toujours, comme si elle coulait dans leurs veines.

    Pour tout dire, ces deux-là m’ont scotché à mon fauteuil... Façon de parler, je n’ai pas de fauteuil... et le duo est pour moi le meilleur des compagnons de mes longues marches quotidiennes et méditatives.

    Belle Époque ! Je ne suis pas certain que cette période de l’histoire de France mérite vraiment une telle appellation, très injustifiée pour la plupart des gens qui souffraient cruellement au quotidien. Et qui ne convient pas mieux aux temps que nous vivons, menaçants et oublieux d’un passé dévastateur qui nous nargue de son regard brun marine. Mais qu’elle ait pu susciter un disque aussi enchanteur nous rappelle que si le bonheur n’existe pas, les instants heureux sont, eux, à notre portée. Comme ces petites bulles de savon dorées qu’on suit avec des yeux d’enfant, sans les toucher, de peur qu’elles ne disparaissent trop vite.

    Depuis quelque temps, un ami proche me fait l’honneur de partager avec moi une fois par mois l’antenne de l’émission hebdomadaire qu’il consacre au jazz tout près de Nancy. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que Belle Époque sera au programme de notre prochain rendez-vous des Jazz Twins et qu’il me faudra trouver les mots justes pour présenter la musique que nous donnerons à écouter aux auditeurs. Mais, après tout, peut-être que j’en dirai le minimum, il sera bien plus simple de la laisser parler toute seule. Elle le fera beaucoup mieux que moi.

    Belle Époque, un disque fédérateur qui s’adresse aux amoureux du jazz, de la chanson, de toutes les musiques impressionnistes, des musiciens vibrants et dont on ne finit jamais de contempler les beautés exposées. Ce sera un de mes albums de l’année, je l’ai toujours su !

    Et pour que vous n'ignoriez rien de la complicité qui unit Vincent Peirani et Emile Parisien, je vous propose de terminer par une courte séquence filmée durant laquelle les deux musiciens amis nous en disent un peu plus sur leur façon de travailler en duo...

  • Clair obscur

    iain matthews, the art of obscurityIain Matthews est un artiste rare : on peut suivre sa trajectoire depuis plus de quarante-cinq ans et ce n'est pas lui faire injure que de rappeler la longévité de son histoire en musique. En ce qui me concerne, l'évocation de cet Anglais (qui a beaucoup travaillé aux États-Unis et vit, je crois, aux Pays-Bas depuis quelques années) me renvoie aux premières temps du groupe Fairport Convention, au Matthews' Southern Confort ou à Plainsong, et par conséquent à une époque déjà lointaine. Comme tant d'autres, Matthews a connu des phases moins fécondes, en particulier lors des fatidiques années 80. On sait aussi qu'il aime le jazz comme le prouve son travail avec le Searing Quartet, une formation hollandaise émanation du Conservatoire de Maastricht, avec lequel il a enregistré l'album Joy Mining.

    En matière d’exégèse matthewsienne, je connais un certain Sam Pierre - bizarre, son nom me dit vaguement quelque chose et ses centres d’intérêts me rappellent un autre passionné - qui pourrait vous en dire beaucoup plus que moi et sa propre chronique dans le dernier numéro du Cri du Coyote - un trimestriel dont la densité de la mise en page ne doit pas vous dérouter : si vous aimez les musiques qui vont de la country en passant par le folk ou le bluegrass, et quelques autres teintées de blues et de rock… jetez-y un coup d'œil, ces gens-là sont de vrais passionnés. Le numéro 139/140 du printemps 2014 vient tout juste de voir le jour et pourra vous occuper un bout de temps - résume parfaitement cette histoire. 

    De mon côté, quand je pense à Iain Matthews, j'entends un musicien sensible, pour ne pas dire fragile, une voix gracile qui véhicule avec une grande force de conviction un univers émouvant, un artiste de l'intime qui parle au creux de l'oreille. Me reviennent alors en mémoire les années 1971 et 1972, des disques de mon frère aîné, tels que If You Saw Thro My Eyes, Tigers Will Survive, Journeys From Gospel Oak ou In Search Of Amelia Earhart. Alors quand le même Iain Matthews publie un nouvel album – le premier depuis bon nombre d’années et de surcroit enregistré aux Etats-Unis - dont il dit qu’il sera son dernier en solo, on tend l’oreille forcément, on se met en quête de ce qu’il est possible d’écouter sur la Toile pour en savoir un peu plus... et, convaincu dans l'instant par la haute teneur de ce qu'on vient de découvrir, on commande très vite The Art Of Obscurity, que j’ai la faiblesse de considérer comme l’un de ses meilleurs (ce qu’il reconnaît lui-même volontiers), même si je ne prétends pas connaître sur le bout des tympans l’intégralité de sa discographie (composée d'environ 25 albums). Dans un climat d'une grande sobriété, on retrouve avec ce beau disque l’essentiel de ce qui fait tout son pouvoir de séduction, comme si Matthews jouait la carte de l’épure et de l'intemporel en se disant qu’eux seuls disent le vrai : au service de son art, une instrumentation légère composée de guitares (acoustique et électrique), d'un piano électrique (ou d'un orgue) et d'une basse. The Art Of Osbcurity se présente sous la forme d’une succession de onze compositions discrètes - gros bras, passez votre chemin - dont la fibre folk rock laisse deviner ici ou là (« In Paradise » ou « The Emperor’s New Clothes ») une inspiration nourrie aussi de jazz. Et pour dire ces histoires en clair obscur à la tonalité souvent existentielle - elles sont aussi pour le chanteur l'occasion d'un coup d’œil dans son rétroviseur personnel : "I know there's no returning to those days that seem so free / These are only childhood memories" (« When I Was A Boy ») - il y a la voix de Iain Matthews : il serait excessif de la qualifier d’inchangée, car elle apparaît plus grave qu’il y a quarante ans, mais elle est assurément préservée dans sa capacité à transmettre les émotions et à donner la chair de poule (« Pebbles In The Road »). Le même frisson qu'autrefois...

    Comme au bon vieux temps. Comme il y a près de cinquante ans désormais. Déjà... Cette constance dans sa foi en la musique - qu’il définit comme sa maîtresse - et dans son expression la plus sensible font de Iain Matthews un artiste exemplaire comme il en est peu, un compagnon fidèle à travers les années. Il n’est pas trop tard pour le découvrir et ce nouveau disque constitue un excellent passeport.

    Qui tourne en boucle depuis qu'il a fait irruption chez moi sur la pointe des pieds...

  • Impromptu ménager

    lave-vaisselle.jpgAllez, une fois n'est pas coutume : malgré les vrais morceaux promis par le sous-titre de mon blog, je ne vais pas vous parler de musique aujourd'hui… Encore que l'évocation d'un appareil électro-ménager - en l'occurrence un lave-vaisselle - puisse toujours donner lieu à une analyse qui le rapprochera d'un instrument : c'est vrai, un tel objet émet des sons, il semble parfois animé d'un tempo et ses cycles – comme autant de rythmes - de variations, ses sonorités liquides ne sont pas sans faire penser à certains arrangements orchestraux contemporains, et j'irais même jusqu'à penser que son bruit constitutif est en lui-même une forme élaborée de musique. Certainement pas plus ennuyeuse que celle qu’émettent nos éminences casquées dont les sons font frissonner les fessiers soi-disant festifs de tous les continents. Une musique du quotidien de nos cuisines tout aussi captivante que je ne sais quelle playlist fourguée chaque jour sur telle radio de service dit public, laconiquement vendue par une voix dont la capacité à lire avec conviction les dossiers de presse écrits par d’autres m’émeut à un point que vous ne sauriez imaginer... « On aime, on vous en parle ». Tu parles, Charles, tu ferais mieux de la garder pour toi, ta liste chloroformée.

    Je reviens à mon lave-vaisselle : nous sommes dans un magasin où trônent fièrement des dizaines d’appareils parés de blanc ou plus souvent de la couleur toujours en vogue appelée « alu brossé ». Un charmant vendeur habillé d’un gilet rouge aussi seyant qu’un string le serait au postérieur ultra-droitier de Jean-François « tous à poil » Copé me regarde non sans exhiber un sourire triomphant : voilà le modèle en adéquation parfaite avec ma demande ! Catégorie A++, bestiau pas énergivore du tout, consommation d’eau réduite à son strict minimum. L’index dominateur, pointé sur le panneau affichant les principales caractéristiques techniques du lave-vaisselle, n’appelle aucune opposition de ma part. C’est celui qu’il me faut ! Pas un autre.

    Sauf que... monsieur Gilet Rouge, vous semblez avoir oublié que nous vous avions fixé un ordre de prix ; et celui de votre chouchou – que vous affirmez vendre à tout va depuis quelque temps – dépasse de très loin la somme que nous ne souhaitons pas dépasser. Ah ah ah, on dit quoi maintenant ? Vous nous regardez, certain de notre prochaine reddition : « Mais enfin, monsieur, la consommation d’eau ! La consommation d’eau ! Il bat ses concurrents à plates coutures, c’est le champion toutes catégories, un véritable chameau, vous ne trouverez pas mieux ».

    Mouais... Je jette un rapide coup d’œil aux voisins, beaucoup moins chers mais qui, c’est vrai, sont un tantinet plus soiffards. Mon matador guette le désappointement qui va nous gagner, il scrute déjà la table et les deux chaises où nous allons nous installer pour signer l’armistice et nous agenouiller à jamais.

    Taratata ! Mais ça va pas ton truc, mon petit gars... Fermant les yeux, je laisse surgir en moi la calculette mentale qui me ronge quotidiennement depuis le jour de ma naissance et dont les piles sont rechargeables ad vitam æternam à compter de l’époque lointaine où j’exerçais ma dictature sur un peloton de coureurs cyclistes drivés par mon frère aîné, imposant à mon cerveau une vitesse d’exécution dans la pratique du calcul mental dont le seul équivalent au monde serait la propension de certains édiles de l’UMP à jouer les vierges effarouchées quand on suspecte certains de leurs représentants les plus connus d’une pratique sinueuse de la démocratie.

    Une poignée de secondes plus tard – entre temps, j’ai calculé la différence de consommation d’eau avec un modèle par ailleurs en tous points identique, rapporté cette dernière à l’écart de prix entre les deux modèles, divisé le tout par celui du mètre cube d’eau à Nancy (et je peux vous dire qu’il est cher, merci Veolia, merci les noyaux durs sarkoballaduriens...), estimé le nombre moyen de vaisselles effectué chaque année, pratiqué une ultime division – je regarde mon adversaire pour lui signifier qu’il me faudra dix-sept, voire dix-huit ans avant d’imaginer amortir la différence de prix des deux machines. Et toc ! Prends ça dans le museau, mon vieux... Là, je crois que j’ai marqué un point ; je n’ose pas encore me voir en vainqueur du duel mais j’ai bon espoir d’avoir porté un coup fatal. En face, on est moins fringant, on me parle d’obsolescence programmée, on me dit qu’en effet, dans dix-huit ans, j’aurai changé de lave-vaisselle depuis belle lurette. On m’explique qu’on me laisse réfléchir, le temps d’aller prodiguer la Sainte Parole à d’autres clients qui, eux, sauront reconnaître la validité d’arguments commerciaux irréfutables.

    Réflexion ? Non, nous serons inflexibles et n’en démordrons pas, nous optons pour le modèle qui boit un peu plus d’eau mais qui coûte beaucoup moins cher. Non mais...

    Gilet Rouge revient et comprend à ma mine qu’il sera impossible de nous faire changer d’avis, même s’il est heureux de me faire savoir que l’installation pourra intervenir chez moi sous quarante-huit heures, ce qui est un délai très court. Nous nous asseyons et, alors que j’ai déjà extrait ma carte bancaire, le perfide vendeur en profite pour me vanter les bienfaits d’une extension de garantie qui sera le porte-bonheur des années à venir de notre nouveau protégé. Grand seigneur, il va jusqu’à nous proposer une réduction de 25% sur cette somme additionnelle. Ce qui, par parenthèse, en reviendrait à nous faire payer le lave-vaisselle au départ moins cher à l’exact prix de l’autre, là, celui que tout le monde, soi disant, s’arrache, et qui coûte un bras. Je m’abstiens de relever cette grossière et ultime manœuvre de diversion et glisse mon bout de plastique dans le terminal bancaire, sans obtempérer. « Nous ne prenons jamais les extensions de garantie ». 

    Fin du combat. J’ignore si cette petite note présente le moindre intérêt mais au moins, j’aurai eu l’illusion d’une victoire face aux forces armées du commerce qui ne cessent de nous menacer. J’aime bien l’idée de ces combats un peu vains et des satisfactions qu’ils suscitent. Et puis, surtout, il m’est arrivé autrefois de me sortir beaucoup moins bien de ce genre de confrontation piège : vous n’avez qu’à lire par ici pour comprendre...

  • Jour de soleil

    louis winsberg, antonio el titi, rocky grasset, gyspy eyesJe raille suffisamment la grisaille lorraine pour ne pas me réjouir d’une succession de journées ensoleillées dont les allures printanières ont ici quelque chose d’un peu surnaturel en cette fin d’hiver. Oui, car n’oublions pas que le calendrier nous rappelle à l’ordre : nous sommes encore en hiver. Mais quel plaisir, nom d’une ampoule de vitamine D, quel plaisir !

    Je vous dis tout cela parce que ce matin, je me suis livré à une expérience on ne peut plus réjouissante : ouvrir en grand les fenêtres d’une pièce orientée au sud, m’apercevoir que derrière la fraîcheur du début de journée, les rayons du soleil promettent une douceur bienvenue, puis laisser le tout infuser dans une musique on ne peut plus solaire, celle de Gypsy Eyes, premier album du trio imaginé par Louis Winsberg, avec Antonio « El Titi » et Rocky Gresset. Ce disque enregistré par trois guitaristes sera disponible dans un mois jour pour jour chez Such Prod, mais je ne résiste pas au plaisir de l’évoquer dès à présent, tant l’irradiation qu’il suscite est totale et immédiate. Gypsy Eyes recèle bien des qualités, dont la première est probablement sa capacité à se faire aimer d’un large public, pour peu que ce dernier soit amoureux d’une certaine idée du chant et de la mélodie.

    Gyspsy Eyes – titre inspiré par la composition de Jimi Hendrix qu’on peut écouter sur le mythique Electric Ladyland – est une proposition de nature fusionnelle. Il s’agit ici d’associer flamenco et jazz manouche ou, plus précisément en ce qui concerne les musiciens en action sur cet album, de faire dialoguer les influences respectives d’Antonio « El Titi », grand admirateur de Paco De Lucia (maître du flamenco qui vient de nous quitter à l’âge de 66 ans) et celles de Rocky Gresset, qui, de leur côté, regardent plutôt du côté de Django Reinhardt. Un dialogue finalement assez inédit quand on y songe et qui nous laisse penser qu’il y a tout de même plus honteux comme héritage, n’est-ce pas ? Et c’est avec un immense plaisir qu’on découvre qu’au-delà d’une virtuosité presque native chez ces musiciens, la sève qui irrigue leur sillon musical est très nourricière, tout en éclats et reflets dorés, et surtout jamais démonstrative, sans le moindre excès de vitesse ni risque de désincarnation du propos par une compétition mal venue entre instrumentistes. On imagine bien par ailleurs qu’au milieu de ce duo enjoué et radieux d’un bout à l’autre de l’album, Louis Winsberg, dont les expériences musicales sont nombreuses, fait entendre avec la même brillance ses propres cordes. C’est un accord parfait, qui exhale un parfum de sérénité. J’en profite pour rappeler ici que Winsberg est l’un des membres de Sixun, une des formations les plus attachantes de notre scène hexagonale, qu’on estampillera jazz rock pour dire les choses rapidement et qui continue, 30 ans après sa création, à susciter bien des bonheurs, tant sur scène que sur disque. C’est l’occasion pour moi de saluer un autre groupe de la même génération, dont l’ADN est différent mais tout aussi riche, Post Image. Rien à voir avec le disque qui nous occupe aujourd'hui, mais ça me fait plaisir de les citer. J'ai bien le droit, non ?

    Cette parenthèse étant refermée (les Sixunophiles comprendront par ailleurs le titre de ma note), j’aimerais susciter chez la plupart d’entre vous une certaine impatience avant la sortie officielle de l’album. Entre compositions originales et reprises à la fois inattendues et finalement naturelles dans cet environnement fécond (« Gypsy Eyes », forcément, mais aussi « Take Five » du Dave Brubeck Quartet ou « Caravan » de Duke Ellington), le trio joue la carte de l’épanouissement, du plaisir en partage. Un voyage en dix étapes chaleureuses, qui n’est pas sans évoquer les aventures d’un autre trio, celui qu’avaient formé en leur temps trois immenses artistes : Paco De Lucia – encore lui, forcément, Al Di Meola et John McLaughlin. Ceux-là avaient porté très haut le niveau des échanges et, malgré une compétition d’égos qui avait fini par nuire à la bonne santé de leur association, avait su conquérir un public très large qui reste encore fasciné par un album tel que Friday Night In San Francisco. Loin de moi l’idée de pousser trop loin la comparaison avec ce dream trio, mais je serais très surpris si les musiciens à l’œuvre dans ce beau Gypsy Eyes en niaient une petite part de paternité.

    Brasser, fusionner, dépasser, atteindre d’autres sommets, être en accord avec soi-même, entretenir une flamme et raconter de belles histoires. Voilà en quelques mots une façon de résumer un disque qui exprime la fascination qu’éprouve Louis Winsberg pour les Gitans, « ce peuple du vent, ces artistes de feu, libres et fiers ». Voilà qui fait du bien à entendre – et surtout à écouter – en ces heures de stigmatisation nauséabonde.

    Et pour finir, laissons Louis Winsberg nous expliquer lui-même de quoi il retourne. Peut-être aurais-je dû commencer par là...

  • Parle à Monk...

    Leçon de jazz - Thelonious Monk.jpgVous allez me dire que je radote… A la fin de l’année 2012, j’avais déjà évoqué les Leçons de Jazz d’Antoine Hervé afin d’en souligner les plaisirs : érudition, pédagogie, humour mêlés dans cette relation si particulière, très gourmande, que le pianiste entretient avec la musique. Ce billet que j’avais intitulé « Les élucubrations d’Antoine » prenait place à une époque où notre distingué professeur - lui-même musicien virtuose, aussi ne vous fiez pas à son apparente bonhommie, ce type-là est un sacré client - avait déjà publié quatre DVD relatant les hauts faits de ses désormais fameux concerts commentés : figuraient à son tableau d’honneur plusieurs géants comme Wayne Shorter, Antonio Carlos Jobim, Oscar Peterson ou Keith Jarrett. Depuis, ce palmarès s’est étoffé puisqu’ont été épinglés par maître Antoine les pianistes Bill Evans et Dave Brubeck et, tout récemment, géant parmi les géants, l’inclassable et imprévisible Thelonious Monk, encore un pianiste, un musicien hors normes qui marquera l’histoire de la musique du XXe siècle de son empreinte, qu’on peut sans prendre trop de risques ranger dans la catégorie des génies et qui continue aujourd’hui encore, bien que disparu en 1982 après une dizaine d’années de silence, à souffler sa singularité sur pas mal de productions contemporaines. Il n’y a pas si longtemps par exemple, le saxophoniste Pierrick Pédron lui dédiait un Kubic’s Monk en trio d’une urgence magnifique ; un exemple parmi beaucoup d’autres, qui venait nous rappeler l’éternelle jeunesse de ce compositeur dont les merveilles feront l’objet d’innombrables découvertes pendant de très très longues années encore, j’en fais ici le pari. Et inversement, il faudrait qu'un jazzologue pointilleux fasse le compte des reprises d'une composition telle que « Round Midnight », dont le titre traduit fut celui d'un film de Bertrand Tavernier en 1986. On serait étonné !

    Puisqu’il est question de pianistes, j’en profite pour glisser ici une information pratique qui pourrait en séduire quelques un(e)s parmi vous. Un coffret de six DVD regroupant cinq leçons de jazz à un prix somme toute très raisonnable (un peu plus de 30 €) a récemment vu le jour : je n’ai aucune action dans la maison Hervé, mais si j’étais vous, je sais ce que je ferais… Pensez-donc : Oscar Peterson, Bill Evans, Dave Brubeck, Keith Jarrett et… Thelonious Monk dans un emballage certes plus minimaliste que celui de la collection habituelle, mais avec toute la mise en scène qui nous plaît tant depuis le début. Antoine Hervé, raconte la vie des musiciens, décortique leur répertoire, donne des informations techniques et, il faut le souligner, prend un plaisir énorme à la pratique d’un exercice qu’il ponctue de nombreux thèmes qu’il joue lui-même avec la verve qu’on lui connaît. Cerise sur le gâteau : dès qu’il interprète une composition, un plan fixe du clavier (et donc de ses mains) s’affiche en haut de l’écran, contribuant à mettre encore mieux en scène la leçon ainsi donnée et à l’illustrer d’une sautillante chorégraphie digitale. Ah si j’avais pu recevoir de tels cours de musique à l’époque où je m’ennuyais au collège… Mais ceci est une autre histoire.

    Revenons plutôt à Thelonious Monk (dont Antoine Hervé nous rappelle qu’on le surnommait parfois Melodious Tonk, en raison de sa capacité à mettre en musique les bruits de la ville et notamment la circulation automobile et les klaxons des voitures) : un type bourru, pince sans rire, profond, rêveur, mystérieux, qui voyait tout mais ne disait rien, et qui portait à l'annulaire une bague sur laquelle était inscrit son nom. Et quand il retournait sa main on pouvait lire : « know ». Voilà qui ne s’invente pas… Monk, né en 1917, avait suivi Barbara, sa mère évangéliste qu’il accompagnait en jouant de l’orgue, il avait lui-même appris la musique « sur l’épaule de sa sœur » Marion. Les femmes compteront d’ailleurs beaucoup dans sa vie puisqu’outre Nelly son épouse, il ne faut pas oublier la princesse Pannonica, bienfaitrice de bien des musiciens. Monk, dandy, toujours bien habillé, adepte des chapeaux, mais casse-cou aussi, un caractère entier qui pouvait payer de sa personne quand il s’agissait de prendre la défense de ses amis victimes de brutalités dans une Amérique d’apartheid. Un musicien de la révolte. Avec Charlie Parker et Dizzy Gillespie, il fut l’un des inventeurs du be-bop : il renouait en cela avec une tradition africaine, sans vraiment en être conscient, il jouait le jazz noir par excellence et c'est dans la danse qu'il trouvait la transe jusqu’à la perte de l’équilibre.

    Tout Monk est là, dans la syncope et dans l’idée de quelque chose d’asymétrique. Chez lui, la suggestion et l’ellipse sont les plus importantes, elles sont au cœur de son processus créatif qui le voit inventer des techniques basées sur des résonances et des dissonances qu’il fait naître en retirant des notes « évidentes ». Le pianiste compose une musique à la fois populaire et complexe, où la surprise règne en maîtresse absolue ; Monk était - et demeure - un musicien atypique qui aura mis du temps avant d’être reconnu, un artiste assoiffé d’expériences sur le son et les matériaux dont il aimait a tester les vibrations, en précurseur des recherches acoustiques.

    Tout cela - et bien d’autres choses encore, je vous laisse par exemple découvrir cette séquence drolatique durant laquelle on comprend comment le pianiste trouvait les titres de ses compositions - cette nouvelle Leçon de Jazz le raconte, durant une heure et demie qui passe à la vitesse de l’éclair. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, le DVD est doublé d’un CD du concert en hommage à Thelonious Monk qu’Antoine Hervé avait donné en décembre 1997 à la Cité de la Musique.

    Dans un article qu’elle consacre sur le site des Dernières Nouvelles du Jazz au coffret dont je parlais plus haut, ma consoeur Sophie Chambon a trouvé une formule que je reprends volontiers à mon compte : « Ludidactique » en un mot, tel est le résultat de cette histoire de séduction et de musique.

    C’est bien dit ! Et maintenant, j’attends un nouveau rendez-vous et si j’avais une suggestion à faire, je pousserais volontiers la candidature de John Coltrane sur l’échiquier des leçons de jazz d’Antoine Hervé. Je dis ça comme ça, en passant...

  • Dédales en 3D ou la belle géométrie de Dominique Pifarély

    ensemble dédales, dominique pifarely, time geographyJ’ai reçu voici plus de deux mois déjà un disque dont les beautés se dévoilent au fil des écoutes et n’en finissent pas de m’enchanter. Une magnifique invitation au voyage, aussi bien dans le temps que dans l’espace : Time Geography, tel est son titre, est le deuxième album de l’Ensemble Dédales (après Nommer chaque chose à part en 2009), un nonette emmené par le violoniste Dominique Pifarély, qui en signe par ailleurs toutes les compositions.

    Il y a bien longtemps maintenant, j’ai fait la connaissance d’une musique insaisissable, celle du clarinettiste saxophoniste Louis Sclavis : depuis près de 25 ans, je guette la publication de ses disques, je me les procure aussi vite que possible et chaque fois, c’est le même ravissement. Ah, cette sensation de tutoyer les anches de la création, d’entrer dans un univers d’une grande cohérence dans le déroulement de son écriture au fil des années, mais à chaque fois remodelé et renouvelé. Sclavis, musicien de la re-création. Le lyonnais est un artiste de chevet, de ceux dont jamais la compagnie n’a jamais suscité chez moi moins qu’un enthousiasme euphorique.

    Car c’est bien à Sclavis que je dois d’avoir fait la connaissance de cet autre créateur qu’est Dominique Pifarély : le violoniste a longtemps travaillé à ses côtés, je viens d’ailleurs de vérifier en examinant ma discothèque l’étendue de ses collaborations, histoire de rafraîchir mes souvenirs parfois vacillants. On peut les identifier à travers sept disques qui sont aussi essentiels qu’au premier jour et demeurent d’une actualité brûlante (on verra que cette science de l’intemporel est commune aux deux musiciens) dont je ne saurais que trop vous suggérer l’écoute tant ils sont les marques – des jalons – d’un très grand, dont les compagnons de route ne le sont pas moins : Chine (1987) ; Chamber Music (1989) ; Ellington On The Air (1992) ; Rouge (1992) ; Acoustic Quartet (1994), avec deux autres compagnons hors pair, le contrebassiste Bruno Chevillon et le guitariste Marc Ducret qu’il aura l’occasion de retrouver par la suite, sur le volume 2 de sa trilogie Tower ; Les violences de Rameau (1996) ; Dans la nuit (2002). A ces disques, on peut ajouter deux albums où Pifarely fait quelques apparitions : Danses et autres scènes (1997) et La moitié du monde (2007). 

    Depuis, les chemins de ces deux créateurs se sont dissociés, le premier continuant d’aligner des disques-projets d’une grande vitalité créative, et le second  jamais en reste, c’est le moins qu’on puisse dire. Parmi ses innombrables activités, Dominique Pifarély a créé en 2000 sa propre compagnie, Archipels, où s’épanouit son travail de leader et de compositeur, au cœur duquel on trouve naturellement Dédales, ensemble de haute volée au service d’une musique dont l’écriture d’une grande précision et les arrangements complexes laissent néanmoins une large place aux solistes (dont il fait partie), tous rompus à l’exercice périlleux de l’improvisation. La composition de l’équipe parle d’elle-même : Guillaume Roy (alto), Hélène Labarrière (contrebasse), Vincent Boisseau (clarinettes), François Corneloup (saxophone baryton), Pascal Gachet (trompette, bugle), Christiane Bopp (trombone), Julien Padovani (piano), Eric Groleau (batterie). Je vous laisse découvrir leurs principaux faits d’armes, vous comprendrez très vite en quoi leur association est forcément fructueuse... 

    Dédales, c’est l’amalgame réussi d’une addition d’expériences et de parcours savants qui se croisent souvent pour mieux se nourrir, c’est l’agencement complexe de textures impressionnistes alliant le pouvoir des cordes (violon, alto, contrebasse) à celui du souffle (saxophone, trompette, trombone, clarinette) et d’une rythmique entêtante. Le plus remarquable, tout au long des cinq pièces nerveuses à souhait de cette géographie du temps, c’est l’équilibre naturel trouvé entre la puissance orchestrale, l’agencement des masses sonores et la libération de la parole de chacun des instrumentistes parmi lesquels il est impossible d’opérer une distinction. Chacune des compositions, hissée dans un espace aux confins du jazz et d’une musique chambriste et hypnotique, est parée de sinuosités savamment imprévisibles. Il y a dans cette géographie une part d’inconnu qui jamais n’inquiète mais suscite au contraire une curiosité de chaque instant. Time Geography est à sa manière un disque paradoxal en ce sens que, si l’aboutissement de son écriture est magistral, ses variations incessantes, ses dialogues démultipliés, les improvisations des solistes en font une œuvre avant tout organique et vibrante, jamais rebutante et témoignage d’un cheminement dont on ne saurait épuiser les richesses ni les surprises permanentes en quelques écoutes du coin de l’oreille. C’est au contraire un disque nourricier, une source à laquelle on revient encore et encore... Dominique Pifarély, violoniste architecte de cette construction intemporelle (à tout le moins à des années-lumière des codes de notre temps marchandisé), donne une définition très éloquente de son disque : « La musique, comme lieu d’exploration de notre rapport au monde, n’a de labyrinthique éventuellement, que le chemin personnel qu’on y trace. Mais le labyrinthe, de prison est aussi devenu un jeu, et chercher son chemin un impératif... » Oui, ce labyrinthe est un jeu, pour le compositeur et les musiciens c’est évident, mais pour nous également qui trouvons là matière à une longue et belle exploration. Un disque d’élévation. 

    Et puis... j’aurais peut-être dû commencer par là. Le titre est beau*, il est à lui-seul la définition d’une géométrie de l’imaginaire. D’un côté, la verticalité du temps en ordonnée, de l’autre l’horizontalité de l’espace en abscisse. Sur ce plan à deux axes, il reste à creuser et inventer des histoires qui, elles, nous embarquent vers une troisième dimension magnétique. Time Geography est assurément un disque dont les nombreux développements sont durables ; et sans nul doute un des albums les plus captivants de ces derniers mois. Il va rester au sommet, c'est un disque d'aujourd'hui pour demain.


    * La Time Geography est un courant de la géographie fondé par le suédois Torsen Hägerstrand. Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez faire un petit tout par ici.

  • Telle est la question...

    mrtbaaontb.jpgQu’on se le dise : ce disque et les mondes parallèles qu’il traverse n’appartiennent qu’à eux-mêmes ! Sui generis, comme dirait l’autre… Marjolaine Reymond est de ces artistes qu’on ne peut ranger dans aucune catégorie, pas plus qu’on ne saurait la présenter comme une chanteuse de jazz, de celles qui viendraient vous susurrer à l’oreille un standard mille fois rabâché à grand renfort d’œillades complices. Pas le genre de la maison… Ici, le langage employé - on devrait plutôt parler d’idiome tant l’élaboration savante des climats vocaux et instrumentaux est singulière - vous plonge dans un univers à mi-chemin entre rêve et réalité. To Be An Aphrodite Or Not To Be, une invitation à l’onirisme, un album qui confirme plus que jamais Marjolaine Reymond comme la détentrice d’un secret : celui de la confection d’Objets Vocaux Non Identifiés.

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