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Musiques buissonnières - Page 3

  • Nicolas Gardel & Rémi Panossian : « The Mirror »

    remi panossian,nicolas gardel,the mirror,jazz[Carnet de notes buissonnières # 001] Un pianiste : Rémi Panossian, et un trompettiste : Nicolas Gardel. Tous deux se connaissent depuis longtemps, mais ils n’avaient encore jamais enregistré ensemble. Le second était toutefois le directeur artistique de Do, l’album solo du premier paru l’année dernière. Rémi Panossian, on le connaît bien, par son trio RP3 avec Maxime Delporte (contrebasse) et Frédéric Petitprez (batterie). Quant à Nicolas Gardel, il est – entre autres expériences – le leader d’un sextet nommé The Headbangers, qui a publié en 2018 son deuxième disque, The Iron Age.

    Faut-il déceler une forme de gémellité entre ces deux musiciens qui se connaissent sur le bout des doigts en se présentant parfois comme des frères ? Leur album s’appelle The Mirror (« Le miroir ») : considérons-le comme un double reflet, celui de leurs personnalités musicales respectives. Rémi Panossian et Nicolas Gardel interprètent des compositions originales mais aussi des reprises – de standards notamment – et n’hésitent pas à lorgner du côté d’un répertoire plus pop voire soul, tel « Lean On Me » de Bill Withers qu’ils enchaînent avec « Things Ain’t What They Used To Be » ou bien encore « If I Were Your Woman » de Gladys Night & The Pips. On peut parler de musique épanouie, mure et fluide. Autant de qualités qui trouvent leur source dans l’énergie très solaire du jeu de Panossian, en pleine adéquation avec l’intensité de celui de Gardel. A moins que ce ne soit l’inverse !!! Leur reprise de « I Got Rhythm » de George et Ira Gershwin est à cet égard exemplaire. Tout y est : puissance, lyrisme et dans ce cas précis, vélocité. À consommer sans modération.

    Nicolas Gardel (trompette, batterie), Rémi Panossian (piano).
    Label : Matrisse Productions

  • Kepler

    Kepler.jpgAdeptes des urgences contemporaines et de la frénésie d’un quotidien encombré jusqu’à la saturation des esprits par un flux d’informations multiples et sa cohorte de nécessités suspectes et autres fake news, passez votre chemin, ce disque n’est sans doute pas pour vous. Ou plutôt, si : vous devriez peut-être prendre – perdre, me direz-vous – un peu de votre temps pour vivre un moment au rythme ralenti de celui qui s’écoule ici durant une petite quarantaine de minutes. C’est le temps lent de Kepler, un trio d’une paisible singularité constitué par le saxophoniste clarinettiste Julien Pontvianne et les frères Sanchez : Maxime au piano, Adrien au saxophone ténor.

    Mais quel que soit le bonheur qu’on éprouve à l’écoute d’une musique qui sait faire place au silence, on se dit que ce disque est malgré tout une demi-surprise seulement, dans la mesure où Julien Pontvianne est un récidiviste en la matière. Un actif de la pause, pourrait-on dire ! On connaît sa passion, entre autres, pour le philosophe américain Henry David Thoreau, chantre de la vie simple menée à l’écart de la société. Ce musicien nous avait en effet accoutumés au besoin de ralentissement à deux reprises dans la période récente : d’abord avec Silere, une proposition captivante de l’Aum Grand Ensemble enregistrée en mai 2014 ; puis un an plus tard au sein du sextet d’Abhra, dont le disque est de ceux qui n’en finissent pas de vous hanter tant il est un appel à être autrement. Deux curiosités immobiles ou presque, parues comme Kepler sur le label Onze Heures Onze, petite mine d’or musicale que j’ai déjà évoquée dans ces Musiques Buissonnières à plusieurs reprises.

    Je serai honnête avec vous : il n’est pas simple de trouver les mots justes pour évoquer une telle musique de l’épure, ce langage différent autant qu’exigeant qui sollicite votre attention plus que tout autre et fait naître la tension. L’attention, la tension... Telle est l’équation formulée par trois musiciens qui ont appris l’art de l’attente. Leurs compositions sont construites aussi bien autour de notes rares, tenues et retenues, que d’une recréation du vide, celui qu’engendre ce minimaliste volontiers mutique d’une beauté glacée, mais en apparence seulement. Sans doute est-ce là une perception personnelle (et intime), mais j’entends beaucoup d’amour dans cette célébration d’une humanité qui saurait enfin vivre chaque instant avec intensité. J’ai évoqué l’idée d’immobilité au sujet de Silere et Abhra : il en est question ici de la même façon. On pourrait définir Kepler comme un trio de la suspension, de l’entre-note et de la suggestion. Avec lui, il faut savoir tendre l’oreille pour jouir pleinement du souffle d’un saxophone dont le grain s’éteint au moment même où il naît. On imagine aussi la main retenant son geste juste au moment où les doigts vont effleurer les touches du piano. Il en va de même pour la voix de la suédoise Linda Oláh, venue de nulle part au moment ultime, les derniers instants de « Is He Blind » qui clôt le disque.

    Je ne résiste pas pour finir à la tentation d’un parallèle entre Kepler et le fulgurant Double Screening, le nouveau disque du quartet d’Émile Parisien. Car en effet, si ce dernier, tout en syncopes répétées, se veut en quelque sorte un écho à la multiplication des écrans et à toutes nos addictions en la matière, notamment ces habitudes nouvelles qui consistent à avoir l’esprit occupé simultanément par des supports multiples : télévision, ordinateur, smartphone, etc., le trio lui oppose une réponse sans ambiguïté : prenons le temps de nous arrêter, de contempler, de nous imposer un moment de calme, voire de silence. Pensons. Mettons-nous à l’écart des « hommes pressés », d’une société dont le mouvement incessant conduit au vertige. Sachons envisager chaque jour avec simplicité et humilité. Autant dire que cette jeune garde, qu’elle soit ou non estampillée jazz, est en train de nous dire la vie.

  • Évolution française

    Das Kapital - Vive la France.jpgQuand une année commence avec un nouveau disque de Das Kapital, on se plaît à imaginer qu’il s’agit d’un signe encourageant. Surtout lorsqu’on prend connaissance, tout en écoutant les premières mesures de Vive la France, de la note d’intention qui sous-tend un album dont le pouvoir de séduction est instantané, ce à quoi le trio nous a habitués, soit dit en passant : « On dit que le rock est mort. On dit que le jazz l’est aussi. On a enterré le socialisme. La liberté a été sécurisée. 68 est en retraite. On nous ordonne de nous divertir. On nous impose d’avoir peur et de se méfier d’autrui. Enfin, ce n’est pas vraiment notre genre. » Pas le nôtre non plus : que Daniel Erdmann (saxophones ténor et soprano), Hasse Poulsen (guitare et mandoguitare) et Edward Perraud (batterie, électronique) en soient certains !

    Vive la France, donc ! Un sacré titre et un vaste programme, doublé d’un clin d’œil visuel typique de l’humour décalé du trio international : on y voit trois astronautes – en l’occurrence, il faudrait parler de spationautes – plantant le drapeau bleu blanc rouge sur le sol de la Lune. Et lorsqu’on ouvre la pochette, on est accueilli par De Gaulle-Erdmann, Napoléon-Perraud et Louis XIV-Poulsen… Serait-ce là un nouveau livre d’histoire pour ces musiciens dont la renommée s’était faite voici plus de dix ans maintenant autour de leur relecture de la musique de Hans Eisler, compositeur prolifique de l’hymne national de la RDA ? Va savoir… Ce dont on peut être certain, c’est que le trio assume une fois encore une forme de dérision associée à la volonté d’écrire sa musique en la fondant sur un patrimoine. C’était déjà un peu le cas il y a trois ans, lors de la sortie d’un disque dont le titre était à lui seul un programme clin d’œil : Kind Of Red. Un manifeste jazz revêtu de chapkas !

    J’évoque ici l’idée d’un patrimoine, un mot qu’il faut comprendre dans son acception la plus large : on pourrait s’étonner en effet que Das Kapital aligne sur sa table de travail, sans distinction de classe, des œuvres signées Maurice Ravel (« Pavane pour une infante défunte »), Erik Satie (« Gymnopédie »), Jean-Baptiste Lully (« Marche pour la cérémonie des Turcs ») ou Georges Bizet (« L’Arlésienne ») avec d’autres que d’aucuns (dont moi) n’hésiteraient pas à qualifier de mineures. Je pense en particulier à cette insupportable scie nommée « Born To Be Alive », qui allait faire souffrir nos oreilles dès la fin des années 70 au long du martyr disco, ou à la rengaine essoufflée et geignarde « Comme d’habitude ». La chanson française est d’ailleurs en très bonne place dans ce disque, avec des reprises du répertoire de Barbara (« Ma plus belle histoire d’amour »), Georges Brassens (« Le temps ne fait rien à l’affaire »), Jacques Brel (« Ne me quitte pas ») ou Charles Trénet (« La mer »). Un patrimoine donc, pour raconter une histoire de France en quelques notes. Tel est le défi du trio.

    Vive la France est peut-être moins revendicatif d’un point de vue politique que ses prédécesseurs en ce qu’il semble avant tout taquiner l’esprit cocardier de l’Hexagone plutôt que d’appeler à la vigilance (encore que…). C’est là finalement un détail. Mais quelle belle façon d’assembler toutes ces pièces d’un puzzle disséminées au fil du temps, depuis la Renaissance et « Les deux yeux bruns, doux flambeaux de ma vie » d’Antoine de Bertrand (et des mots de Ronsard). On retrouve ici, dans une mise en place d’une grande sobriété, ce qui fait la signature du groupe : le saxophone y est volontiers tout en velours, un brin crooner, Daniel Erdmann revendiquant cette expression qu’il a employée il y a quelques semaines lors d’une petite conversation avec moi après le concert de sa Velvet Revolution au Manu Jazz Club de Nancy ; la guitare d’Hasse Poulsen, acoustique la plupart du temps, est très vite buissonnière, prête aux bifurcations et aux échappées free, trouvant du côté d’Edward Perraud une complicité aux accents libertaires. La (nécessaire) reconstruction de « Comme d’habitude » est à cet égard exemplaire : une fois passée les premières notes – que chacun de nous connaît –  égrenées par une guitare aigrelette sur les motifs cycliques du saxophone ténor, Das Kapital va tout de suite voir ailleurs, le trio quitte l’asphalte trop lisse à son goût pour cheminer sur un sentier plus escarpé et découvrir des paysages qu’on ne soupçonnait pas et dont il connaissait l’existence. Il n’en reste pas moins que de l’écoute répétée du disque se dégage un sentiment d’apaisement, de force tranquille. Parfois secoué d’un bon gros frisson électrique il est vrai, le temps d’un blues noueux, comme celui qui vient transcender ce « Born To Be Alive » qu’on avait jusque-là plutôt envie de garder à distance. Das Kapital est finalement porteur d’un message d’union bien plus que d’une volonté de division. On hésitera à qualifier Vive la France, qui sort cette semaine chez Label Bleu, de disque consensuel parce qu’il pourrait alors être soupçonné de mièvrerie, bien loin de ses incandescences suggérées. Disons les choses en toute simplicité : Daniel Erdmann, Hasse Poulsen et Edward Perraud, sous leurs airs de garnements, sont des amoureux de la musique, de toutes les musiques. Et les inventeurs de la leur.

    Pour finir, on n’oubliera pas de mentionner une fois de plus le travail d’orfèvre accompli par Michael Seminatore dont le travail sur le son est remarquable. Ce grand monsieur nous a habitués à la qualité depuis quelques années, il est donc bien agréable de le saluer ici.

  • Heureuse sélection

    Ayler_Records.jpgMême s’il m’est arrivé par le passé de m’adonner à l’exercice consistant à élaborer le Top 10 (ou plus) de mes disques de l’année, j’ai fini par prendre depuis un bon bout de temps mes distances vis-à-vis d’un palmarès trop souvent injuste à l’égard de ceux qui n’y figuraient pas et qui pour pas mal d’entre eux auraient mérité une distinction. Classement, évaluation, notation... Non, je n’en veux plus, tout cela me rappelle un peu trop le monde de la performance dans lequel nous vivons, loin de toute idée de solidarité. Mais j’aime la contradiction et j’assume le fait d’avoir en tête quelques galettes dont je me souviens plus que d’autres, après ces innombrables heures d’écoute depuis le mois de janvier. Chassez le naturel...

    Il faut dire aussi qu’à mon modeste niveau, ce travail – qui a débouché sur des chroniques (pas assez nombreuses, je le sais) destinées au magazine Citizen Jazz, à quelques textes (trop rares à mon goût) figurant du côté de mes Musiques Buissonnières ou sur le livret de différents CD (quatre cette année) ; sans oublier une exposition programmée à l'automne 2019 – a des airs de macération sans fin. Il est presque impossible de se libérer l’esprit de toutes ces musiques entendues et écoutées, au point que d’autres sources finissent par devenir inaccessibles (ah, le manque de temps pour la lecture...).

    Alors, en fermant les yeux durant de longues minutes, dans le silence d’une fin de nuit, j’ai voulu explorer mentalement les quelque 240 références (CD, LP pour l’essentiel) qui sont venues s’ajouter à ma discothèque en 2018. Le questionnement était à la fois simple et multiple : sachant que j'étais incapable de me rappeler tous ces disques, lesquels resurgissaient spontanément parmi cette masse d’albums ? Quels sont ceux vers lesquels j’avais l’impression (fausse parfois) d’être revenu le plus souvent ? Avec lesquels avais-je ressenti le plus de résonance ? Connu un plaisir simple, celui de la mélodie qui enchante et se chante ou celui, plus brutal, du coup de poing qui coupe le souffle, de la zébrure qui vous griffe ? Quels disques avaient su attiser ma curiosité en offrant un moment réellement nouveau ? Quand avais-je connu ce privilège de me sentir perdu par une œuvre au bout de laquelle je finissais par me retrouver ? Questions multiples pour des sensations diverses, entre confort et incertitude. À l’image de la vie, sans doute.

    Une année, c’est court et long à la fois, chacun d’entre nous passe par différents états, une même musique pouvant susciter une vibration variable en fonction du jour ou de l’heure, voire de la saison. Il est des disques d’été, d’autres de printemps ; des disques du matin et des disques du soir. Tout cela est le résultat d’un processus complexe, dont le cap est difficile à maintenir compte tenu d’une variété d’esthétiques – de la plus consensuelle à la plus radicale – au cœur de laquelle il fait bon s’immerger.

    Il ne s’agissait en aucun cas pour moi d’exclure tous les autres – tant s’en faut – mais de réfléchir le moins possible et privilégier ainsi à travers cet effort mental la plus grande spontanéité. C'est en cela que ma sélection n'a finalement rien à voir avec un classement. Pour le reste, on verrait bien le résultat...

    Mais je vous parle de moi et cela n’intéresse personne, après tout. Alors voici une drôle de liste – partielle parce qu’il n’est matériellement possible de prêter l’oreille qu’à un modeste échantillon de ce qui a vu le jour en 2018 ; partiale puisque passée au tamis d'une perception subjective parfois connectée à des événements externes dont certains disques peuvent être les échos ; injuste parce que fruit d’une sélection qui serait peut-être différente à quelques heures près – soit vingt disques présentés ici par ordre alphabétique du nom des musiciens ou des formations.

    Les heureux « surgissants » sont donc :

    Azeotropes
    Sophie Bernado, Hugues Mayot, Raphaëlle Rinaudo: « Ikui Doki »
    Samuel Blaser : « Early In The Mornin' »
    Emmanuel Borghi: « Secret Beauty »                
    Hugh Coltman : « Who’s Happy ? »
    Peter Corser, Johan Dalgaard, Hasse Poulsen : « Sigh Fire »
    David Crosby : « Here If You Listen »
    Alban Darche & L’Orphicube : « The Atomic Flonfons »
    Riccardo Del Fra : « Moving People »
    Thomas Delor : « The Swaggerer »
    Daniel Erdmann & Christophe Marguet : « Three Roads Home »
    Stéphane Kerecki : « French Touch »
    King Crimson : « Meltdown »
    Thierry Maillard Big Band : « Pursuit Of Happiness »
    Christophe Monniot & Le Grand Orchestre du Tricot : « Jerico Sinfonia »
    Émile Parisien Quartet : « Double Screening »
    Vincent Peirani Living Being II : « Night Walker »
    Possible(s) Quartet : « Songs From Bowie »
    Sofie Sörman : « Vindarna »
    Samy Thiébault : « Caribbean Stories »

    Deux personnalités émergent à la lecture de ce micro Panthéon. Il y a d’abord Émile Parisien, présent ici à plusieurs reprises puisqu’on le trouve en action sur le nouveau disque de son quartet, Double Screening mais aussi au meilleur de sa forme aux côtés de Stéphane Kerecki (French Touch) et de Vincent Peirani (Night Walker). Ce triptyque aurait pu devenir une sorte de tétralogie enchantée grâce à son autre disque paru cette année, Sfumato Live In Marciac. Émile Parisien semble parfois sur tous les fronts et le saxophoniste a, en outre, ce talent rare d’avoir su trouver une identité sonore. Avec lui, le jazz est organique, vibrant et source d’étonnement. Sa musique est de celles qui ne me quittent jamais.

    L’autre « héros » de mon année 2018 est sans conteste Stéphane Berland, dont le label Ayler Records a déployé plus que jamais de magnifiques couleurs. On le retrouve ici à deux reprises, avec la Jerico Sinfonia de Christophe Monniot et Ikui Doki, du trio Bernado - Mayot - Rinaudo. Ces deux albums ne sont qu’une part du travail fourni par celui qui va en arrêter bientôt la production (mais pas la diffusion, fort heureusement) et je me dois de citer quatre autres disques publiés cette année sous cette belle bannière, et dont les effets sont durables autant qu'enrichissants : Zèbres, par le duo de cordes formé de David Chevallier et Valentin Ceccaldi ; Vernacular Avant Garde par le Peter Bruun’s All Too Human ; Chez Hélène, conversation renversante entre le guitariste Marc Ducret et la contrebassiste Joëlle Léandre ; Sub Rosa, enfin, par le trio très free de la pianiste Cécile Cappozzo. Il faut oser ce jazz-là, et Stéphane Berland l'ose. Ce qui ne nous interdit nullement d'avoir, lui et moi, une conversation nourrie au sujet des disques de... Jean-Michel Jarre ! Cet éclectisme qui le caractérise aussi est sa richesse. Bravo et merci à lui.

    2019 approche à grands pas. Comment ne pas souhaiter qu’en musique au moins, la nouvelle année soit aussi riche que celle qui va prendre fin ? Pour le reste, on n’ose plus vraiment imaginer ce que sera demain. Soyons vigilants sur le respect de nos droits civiques, soyons curieux et solidaires, ce sera déjà beaucoup !

  • Tout d’un coup, Ikui Doki…

    ikui doki,ayler records,stephane berland,jazz,sophie bernado,hugues mayot,raphaelle rinaudoIl est comme ça des disques qu’on ne choisit pas. Il serait d’ailleurs plus juste de dire que ce sont eux qui vous choisissent. Voilà qui peut sembler bizarre comme façon de décrire un phénomène que je vous souhaite de connaître (ou d’avoir connu) un jour ou l’autre, tant il est source de plaisir, mais c’est exactement ce que je viens de vivre avec Ikui Doki. Alors qu’une montagne de disques attend ma plume, en voici un qui la chamboule, s’installe tout en haut et réclame son dû. Je me suis laissé faire…

    Lorsqu’on y réfléchit, tout cela s’explique assez aisément, car Ikui Doki signifie « tout d’un coup », en japonais. Et c’est bien vrai qu’on reçoit cette musique « en une seule fois », sans ressentir le besoin de l’analyser dans ses détails (plus tard, peut-être, et encore…). C’est un tout qui vient vers vous et vous accorde le privilège de s’insinuer avec beaucoup de subtilité au plus près de vos émotions. Et je ne saurais, une fois encore, remercier assez Stéphane Berland dont le label Ayler Records (qui va malheureusement cesser sa diffusion) de m’avoir permis d’être à ce point ému et bouleversé par le travail d’un trio vraiment pas comme les autres. Alors ruez-vous sur la page de présentation du disque, écoutez-en les extraits disponibles, n’hésitez surtout pas à le glisser dans votre panier et au besoin, souvenez-vous de mes autres (et non exhaustives) recommandations en fin d’article.

    Un trio donc, dans une formule instrumentale qui me semble inédite – mais je ne suis pas omniscient, n’hésitez pas à me démentir – puisqu’il se compose de Sophie Bernado au basson et au chant, Hugues Mayot au saxophone et à la clarinette et Rafaelle Rinaudo à la harpe. Je signale en passant que la première est par ailleurs membre du très bel ensemble Art Sonic emmené par Sylvain Rifflet et Joce Mienniel (écoutez la magie de Cinque Terre ou de Le petit bal perdu) et que le second, qui vient de contribuer pleinement aux quatre années de l’ONJ Olivier Benoit, s’est fendu il y a peu d’un excellent What If, paru chez ONJ Records. Je découvre en revanche la harpiste, dont on sait la passion pour un instrument qu’elle sait parfaitement décloisonner et, pour ce qui concerne Ikui Doki, transformer.

    Difficile de décrire la musique d’Ikui Doki qui n’appartient qu’à elle-même. L’expression consacrée serait : sui generis. Le trio avance en douceur, comme sur la pointe des pieds, à l’instar de « Pemayangtse » qui ouvre l’album comme s’il sortait de l’ombre. Si l’on voulait filer la métaphore picturale, on pourrait dire que là où certains peintres dessinent des soleils couchants ou des paysages marins aux ciels tourmentés, il serait plutôt question ici d’une lune rousse apparaissant dans un voile nuageux. On me pardonnera cette image qui m’est apparue spontanément à l’écoute de la musique du trio. Présente et discrète en même temps, d’une douceur apparente ayant repoussé la mièvrerie. Une musique de chambre suggérée, héritière sans doute des compositeurs du début du XXe siècle, se teintant de nuances qui évoquent parfois l’époque médiévale ou le folklore celtique (« Chant pastoral », ou la magnifique conclusion chantée de « Secretly In Silence »). Elle peut aussi s’ouvrir à une esthétique sérielle (« My Taylor Is Reich », marqué par Steve Reich bien sûr mais qui doit autant à Claude Debussy et Philip Glass, en passant de l'un à l'autre par le chemin de la dissonance) ou inoculer un jazz sinueux et scandé, libre de ses mouvements (« LSP »). Souvent minimaliste, volontiers joueuse ou mystérieusement animale (« Tiger », « Cats & Dogs »), économe de ses notes et d’une grande prégnance, jamais doucereuse. Parfois, il lui suffit de trente secondes pour dire l’essentiel, le temps d’un « Jingle ». De magnifiques mélodies surgissent (« Chant pastoral », une fois encore, ou « Almanita »), délicatement soulevées par une alliance instrumentale équilibrée qui jamais ne cherche le « joli » mais semble plutôt poussée par sa recherche de justesse dans la retenue et de combinaisons d’effets discrets.

    Je n’irai pas par quatre chemins : même si j’ai renoncé depuis belle lurette à l’exercice un peu vain du palmarès annuel, Ikui Doki sera l’un de mes temps forts musicaux de l’année. Et je sais qu’il va tourner, tourner, tourner encore.

    Pour finir, je reviens à cette histoire d’Ayler Records qui va bientôt prendre fin. Fort heureusement, la diffusion ne va pas cesser et je me permets de vous suggérer de passer un peu de temps à découvrir le catalogue de ce label qui s’est toujours montré résistant. Parmi les dernières (et magnifiques) productions, je peux citer – entre autres – Chez Hélène par le duo Joëlle Léandre & Marc Ducret ou l’ambitieuse Jerico Sinfonia de Christophe Monniot. Tiens, j’ai bien envie, aussi, de vous suggérer Le Miroir des Ondes de Michel Blanc avec ses rappels radiophoniques des années 70 qui devraient parler à quelques-uns d’entre vous. Fouinez, laissez-vous surprendre, c’est ainsi qu’on se sent humainement plus riche, quand on a fait le premier pas vers ces mondes cachés dont les espaces sont néanmoins infinis.

  • Là-bas et ici...

    La&Ca_Se_Souvenir.jpgC’est le type-même du disque auquel on ne s’attend pas vraiment et qui vous fait du bien, tout de suite. Comme un dépaysement, dans l’espace et dans le temps, un voyage instantané dont les tour operators seraient de jeunes musiciens ayant leur camp de base du côté de Lyon et des attaches plus lointaines, par-delà les océans. Un autre gang des Lyonnais, en quelque sorte, mais honnête et poétique celui-là, empreint de beaucoup de tendresse. Ils ont pour nom La&Ca, ce qui signifie « là-bas et ici » en portugais (comprenez « au Brésil et en France »). Parce que l’histoire de ce trio devenu quatuor a commencé à Rio de Janeiro il y a quelques années, lorsque Camille Thouvenot (piano et moog) et Audrey Podrini (violoncelle) ont retrouvé le batteur percussionniste Isaias « Zaza » Desiderio afin de s’y produire en concert. Le pianiste et le carioca se connaissent bien, eux qui sont membres d’un autre trio, Dreisam, aux côtés de la saxophoniste allemande Nora Kamm. Souvenons-nous de leur Source, un album que j’avais évoqué ici-même il y a trois ans dans une chronique intitulée « Et au milieu coule la Dreisam », et que mon camarade citoyen Olivier Acosta n’avait pas manqué de saluer dans le magazine Citizen Jazz. À cette époque, j’ignorais que les références cinématographiques seraient de nouveau à l’ordre du jour (cf. un peu plus loin) à l’occasion d’un autre disque.

    La&Ca, donc. Une formule sonore assez peu courante finalement, au service d’un projet musical s’inscrivant entre jazz et musique de chambre, et qui fusionne les expériences de trois musiciens qui ont appris à plonger ensemble dans un état de douce rêverie. Un peu plus tard, sans doute par gourmandise pour les couleurs chatoyantes, le trio a fait appel à une autre voix, celle de la clarinette de Vincent Périer. Intimisme garanti, chaleur des timbres, douceur des textures et subtiles échappées vers des rivages plus progressifs et tourmentés, en particulier lorsque Camille Thouvenot délaisse son piano pour s’emparer d’un moog, cet instrument dont les excellents praticiens sont assez rares et qui semble provenir d’un passé devenu aujourd’hui lointain (je pense ici aux années 70, bien sûr). Voilà pour ce qui est des ingrédients d’un disque auquel on s’attache si facilement, et dont le titre fait écho à un film signé en 2001 par la réalisatrice actrice Zabou Breitman : Se souvenir des belles choses. Ce long métrage traitait de la question douloureuse de la mémoire qui s’enfuit. Le disque, quant à lui, invite chacun d’entre nous à s’arrêter pour mieux considérer le monde dans tous ses états : la nature, la ville et ses complications, l’histoire et la guerre, les éléments, les voyages, l’absence ou le silence. Publié chez Inouie Distribution, Se souvenir des belles choses est de ces albums qu’on peut aussi feuilleter… parce qu’il n’y a pas que le streaming dans la vie. Belle idée en effet que ce livret illustrant chacune des onze compositions (toutes signées par les membres du groupe) au moyen d’une photographie et d’un texte original ou en forme de citation (Antoine de Saint-Exupéry, Pierre Lemaître). Ainsi tous les sens sont en éveil, parce qu’il faut bien se souvenir si l’on veut exister. De ce que nous sommes, d’où nous provenons et dans quel univers nous vivons. Se souvenir des belles choses sans pour autant ignorer les autres…

    La musique, d’une élégance naturelle, est à l’aune de ces évocations. Jamais mièvre, toujours fluide. Si le lyrisme du moog et la force souple de la batterie nous rappellent qu’elle s’inscrit sans ambiguïté dans le temps présent, les couleurs acoustiques délicatement ourlées du piano, du violoncelle et de la clarinette renvoient souvent à un néo-impressionnisme qui trouverait sa source dans la musique au début du siècle dernier. Juste avant le besoin de bouger, de danser, d’être en mouvement : parce que Charlie Parker, parce que valse, parce que samba, parce que... le tourbillon de la vie et les images qu’il projette, nostalgiques parfois. Surtout, c’est la perception d’une lumière irisée – peut-être celle des bien nommées « Couleurs d’automne » ou du ciel « Juste avant l’orage » – qui émane de l’écoute de ces échappées aux accents intemporels. Et d’une forme d’apesanteur, aussi, juste avant l’oubli… La&Ca joue – avec une discrétion qui l’honore – la carte d’un enchantement apaisant. L’enchantement, un mot qui en contient un autre, essentiel : le chant, celui qui se fait entendre entre là-bas et ici. Les influences (classique, jazz, latino…) des trois musiciens agissent ici comme des catalyseurs de nuances pour laisser émerger un langage amoureux de la vie. Et de tous les souvenirs qu’on pourra engranger au fil des jours. On se souviendra de toutes ces belles choses, c’est sûr. « In the silence »…

  • Accès illimité

    Demeter-No-Access-Marjolaine-Reymond.jpgPas simple de redonner vie à un blog moribond depuis plusieurs mois. Les disques se sont entassés sur ma table de travail au point que la vue d’une pile grandissante jour après jour m’a comme pétrifié. Par où commencer ? Pourquoi celui-ci et pas un autre ? Écrire long ou court ? Et selon quelle périodicité ? Autant de questions auxquelles il m’est impossible d’apporter la moindre réponse, aujourd’hui encore. En attendant d’approfondir cette réflexion, ma main a fini par se poser sur un album paru au printemps dernier. Une petite folie, une autre, signée Marjolaine Reymond, chanteuse, vocaliste, compositrice, manipulatrice ès effets électroniques.

    Sacré personnage en effet que cette musicienne. Dans le magazine Citizen Jazz, j’écrivais en janvier 2014 au sujet de son précédent disque – To Be An Aphrodite Or Not To Be : « Marjolaine Reymond, chanteuse de bonne aventure qui sonde vos rêveries pour mieux envoûter, vous emportera à coup sûr dans le tourbillon de son univers éthéré. Et c’est au moment où vous pensez l’approcher qu’elle s’éloignera, gardant tout son mystère et cultivant son amour d’un irréel liquide et vaporeux ». Eh bien croyez-moi : près de cinq ans plus tard, on pourrait presque dire la même chose de Demeter No Access, qui a vu le jour sur le label Cristal Records. Parce que cette artiste n’est pas de ceux ou celles qui enregistrent par hasard ou trichent avec leur propre vérité. En des temps reculés, Christian Vander aimait dire, dans un style qui n’appartient qu’à lui : « Graver, c’est grave ». Il me plaît de penser que Marjolaine Reymond est guidée par un principe très proche de ce que voulait signifier le démiurge de la planète Kobaïa. Car ce nouveau disque est à n’en pas douter un autre accomplissement, à la fois complexe et d’une remarquable… accessibilité, quoique puisse en dire son titre. Mais porteur d’une intrigante différence, empreinte de mystères, il faut bien le dire aussi.

    Pour mener à bien cette nouvelle aventure, la chanteuse s’est entourée d’autres musiciens et pas des moindres. Ceux-là, comme leurs prédécesseurs, sont capables de restituer avec toute la précision nécessaire et la vibration requise l’univers poétique et, pour tout dire, atypique de Marjolaine Reymond. Je les cite : Bruno Angelini (piano et Fender Rhodes), Denis Guivarc’h (saxophone alto), Olivier Lété (basse électrique), Christophe Lavergne (batterie), auxquels il faut ajouter un quatuor à cordes qui est une déclinaison du quatuor IXI emmené par Régis Huby (violon), avec Clément Janinet (violon), Guillaume Roy (alto) et Marion Martineau (violoncelle). Marjolaine Reymond chante, multipliant sa voix au besoin, se joue de quelques effets électroniques et néanmoins perturbateurs, dans un esprit volontiers bruitiste. Elle a composé tout le répertoire, guidée par l’inspiration et les textes de trois poétesses (Emily Brontë, Elisabeth Browning et Emily Dickinson), organisant en quatre parties d’essence littéraire ce qui s’apparente à un concept album : Le Bestiaire, Les Métamorphoses, L’Odyssée et L’Exode. Mais comme le dit fort justement mon camarade citoyen du jazz Joël Pailhé dans sa chronique du disque pour notre magazine préféré : « Il n’est absolument pas nécessaire d’adhérer pleinement à ces problématiques (exactement comme un laïc face à l’art religieux) pour pouvoir apprécier au plus haut degré le travail réalisé par Marjolaine Reymond ». Dont acte. On aura néanmoins envie de citer l’intention de ce disque, qui est essentielle : celle de « la possibilité pour l’individu de retrouver ses pulsions archaïques, sauvages et ludiques tout en s’intégrant au monde social et civilisé » (sic). Vaste programme…

    Demeter No Access est tout aussi dense que le disque auquel il fait suite. Plus peut-être… Et ce qui séduit, une fois encore, c’est l’idée que mille musiques y sont incluses et se croisent au fil des quatorze plages pour n’en faire plus qu’une. Le quatuor à cordes apporte des couleurs qui évoquent une musique de chambre contemporaine ; la rythmique chahute le groove par son recours aux métriques impaires (magnifique travail accompli par le duo Lavergne / Lété) ; le Fender Rhodes de Bruno Angelini allume de splendides contrefeux ; Denis Guivarc’h est particulièrement en verve tout au long de l’album, sa volubilité et ses envolées s’offrant à l’évidence comme les répliques fiévreuses aux élans de la chanteuse. Voix contre voix ! Écrivez cette phrase au pluriel si vous le souhaitez, même si le monde élaboré avec beaucoup de minutie est singulier quant à lui.

    Marjolaine Reymond est inclassable, on l’a compris, et c’est pour cette raison qu’on aime son jazz prospectif, tour à tour minimaliste, symphonique et expérimental. Son chant – avec ou sans paroles en anglais et une délicieuse pointe d’accent français – est celui d’un envol cérémoniel vers des cimes nébuleuses ; il est porté par une démesure suffisamment contrôlée pour que l’ensemble ne soit jamais grandiloquent. Il faudrait presque parler d’ivresse, celle-ci trouvant peut-être sa source dans les incursions sérielles de certaines compositions.

    Demeter No Access est un voyage. Sur un long fil tendu entre rêve et réalité, dans les méandres de l’âme humaine. Et par sa manière de vous captiver, on peut y voir (et y entendre) un tour de magie dont on n’a pas besoin de connaître tous les secrets. On ferme les yeux, on se laisse porter…

  • De cymbales en chroniques...

    Rêves de batteries, batteries de rêve... Lignes de fuites, fuites de lignes... Une flânerie dans la tortueuse histoire d'un adolescent futur écriveur dont les ambitions de musicien se fracassèrent un beau jour sur la réalité de son instrumentarium désuet.

    montblanc-stylo-plume-montblanc-patron-of-art-luciano-pavarotti-4810-taille-f.jpgC'était il y a très longtemps. J'étais jeune, quelque part entre la sortie de l'enfance et l'entrée dans cette période trouble qu'on nomme adolescence... À cette époque, j'avais d'abord caressé l'espoir de devenir un guitar hero : les exemples vinyliques ne manquaient pas et le té en bois dont on m'avait imposé le recours pour d'erratiques cours de technologie au collège m'avaient permis de pousser hors de la scène un John Fogerty ou un Eric Clapton au meilleur de leur forme. Toutefois, ma gestuelle silencieuse avait vite trouvé ses limites lorsqu'après avoir emprunté à plusieurs reprises la (vraie) guitare de ma sœur qui, me semble-t-il, n'en a jamais fait un usage beaucoup plus intensif que le mien, malgré quelques tentatives risquées de l'ascension du sommet technique que constitue « Jeux Interdits » pour tous les gratteux, je m'étais rendu compte que la pratique régulière de cet instrument était fort douloureuse pour les doigts. Les miens en tous cas, car pour les autres, je ne sais pas... Un camarade de classe, plus obstiné que moi, avait de son côté fini par me convaincre que l'apprentissage d'une six cordes risquait fort de s'apparenter à un vrai de chemin de croix, repoussant ainsi dans les limbes de ma rêverie mes pauvres ambitions musicales.

    C'est pourquoi j'eus tôt fait de m'adonner à un nouveau rêve artistique : devenir un as de la batterie, en oubliant l’image de ce percussionniste dont les mains ensanglantées à la fin d’un concert continuent de hanter mes souvenirs ! Il faut être un peu masochiste pour devenir musicien, semble-t-il... Oui, trôner fièrement au centre d'une scène et « déclencher dans toute leur immensité les forces incommensurables de l'univers » ! J'avais à ma disposition le matériel nécessaire à l'assouvissement de cette nouvelle et indéfectible passion : un vieux coussin en cuir fabriqué maison que je m'échinais à martyriser méthodiquement avec une paire d'aiguilles à tricoter qui, de leur côté, n'en demandaient pas tant. Ah ah ah ! La sphère percussive n'avait qu'à bien se tenir, les frisés pouvaient numéroter leurs abattis et les cymbales étaient sommées d'avoir la pêche parce qu'au gré de mes découvertes, j'étais capable de prendre la place de tous mes héros du moment. Je ne saurais établir une liste exhaustive de mes différentes victimes, mais je me rappelle parfaitement avoir convoqué, puis congédié illico, par ordre chronologique : Colin Petersen (Bee Gees), Doug Clifford (Creedence Clearwater Revival), Bill Kreutzmann (Grateful Dead), avant de m'attaquer à de redoutables concurrents tels que Bill Bruford (Yes, King Crimson), Richard Coughlan (Caravan) ou John Marshall (Soft Machine). Aucun d'entre eux n’était en mesure de résister à mes frappes pathétiques. En quelques coups bien sentis sur la peau chamarrée de mon fût de fortune, je donnais un coup de vieux à leur jeu si étrangement mélodique alors que le mien, plus rustre, n'en était pas moins animé par la volonté définitive de leur succéder, de les détrôner et de susciter chez eux une admiration sans bornes envers ma pomme. C'était là ma façon de leur donner un bon coup de pied au fût et de leur botter les caisses…

    Mais un beau jour, ce fut le drame... À l’instar de quelques hurluberlus envoûtés tout habillés de noir et d'un abord pas franchement convivial, je croisai le chemin de Magma et de son bourreau des cymbales, le dénommé Christian Vander ! Hé ho ! C'est quoi, ça ? Comment je fais, moi, avec mes deux aiguilles et mon vieux coussin ? Dis-donc, Cri-Cri, c'est pas du jeu ! Non, mais ça va pas la tête ? Il est fou, il va trop vite et en plus, je ne sais même pas faire les yeux de fou. Il faudrait par surcroît que j'apprenne à secouer la tête à toute allure de gauche à droite et inversement avec la bouche qui ballotte comme une vieille peau morte. Impossible, si mes parents me voient dans cet état, c'est l'asile direct ! Alors là, je peux vous dire, j'ai eu comme un vieux coup de mou... Je pressentais bien que mon sens inné du rythme équivalait grosso modo à celui d'un vieux gant de toilette (mon fils, ce musicien émérite né une dizaine d’années après ma période héroïque en chambre, se délecte quant à lui de l’expression « groover comme un horodateur »), mais tout de même. Me faire ça à moi ? Et puis, il faut bien dire qu'avec cette fracassante déclaration d'hostilité kobaïenne, je me suis très vite rendu compte que par le passé, un certain nombre de grands maîtres avaient déblayé le terrain, repoussant mon drumming in camera vers le tréfonds, que dis-je, le néant de l'histoire de la musique. Les Art Blakey, Elvin Jones, Tony Williams ou Jack DeJohnette étaient passés par là, je n'en avais même pas subodoré l'existence... Pauvre de moi.

    Ma décision fut prise en quelques instants, un beau soir d'automne (en fait c'était peut-être une autre saison, mais j'en ai tiré une au sort et c'est tombé sur celle-là...) : au placard aiguilles et coussin (au fait, je voudrais bien savoir ce qu'il est devenu celui-là, le pauvre, il n'a probablement pas eu droit à des obsèques dignes de son héroïsme subi, il faudrait que je songe à lui élever une stèle, une sorte de monument au coussin inconnu), je rends les armes et je ne serai jamais musicien ! Tout au plus me contenterai-je d'aimer la musique, ou plutôt les musiques. Je développerai malgré moi un terrible syndrome de boulimie des portées (dont la lecture continue de m'échapper), je deviendrai un goinfre des galettes, un affamé des mélodies. Je m'aperçois non sans plaisir que d'autres, avant moi, ont connu ce type de mésaventures. Ainsi, j'ai pu lire - c'était il y a une dizaine d'années - dans un numéro de l'excellent magazine Improjazz une interview de l'écrivain Guy Scarpetta. Cet amateur de jazz racontait que ses parents avaient décidé de lui faire apprendre le violon. Un choix qui se solda par un résultat proche de l'accident industriel, dont il a réussi à extraire une passion pour la musique : « Cette expérience ratée a bien failli me dégoûter à tout jamais de la musique. Mais curieusement, il a suffi que je renonce à jouer pour qu'aussitôt, comme par miracle, mon oreille s'ouvre. Pour que je devienne immédiatement passionné de musique, de toutes sortes de musiques ». Eh bien voilà, on se sent moins seul quand on lit ce genre de choses ! Merci monsieur Scarpetta...

    Ce qui me pose problème avec ce foutu non apprentissage – considérez-moi comme un a-musicien et qu'on n'en parle plus – c'est la formulation correcte des plaisirs qu'on ressent à l'écoute d'un disque, quand on est incapable comme moi, simple écriveur, de les traduire en termes musicalement appropriés. Quand certains de mes congénères évoquent à la faveur d’une chronique bien sentie un intervalle de quarte ascendante, je me fais tout modeste, je rase les murs de ma connaissance, je me pose même la question de ma légitimité de chroniqueur citoyen, c'est vous dire... C’est quoi ce truc ? Mais je n’en ai pas la moindre idée, mon bon monsieur... Alors il me reste pour tout viatique la tentation de l'enthousiasme, celle qui s'affranchit des obstacles techniques et n'a d'autre ambition que de communiquer le bonheur qu'on ressent à l'écoute des musiques. Certains ne manqueront pas de me reprocher ces élans du cœur, eu égard à la diversité stylistique de toutes celles que j’aime. D’autant que des musiques, j’en ai pour le matin, d’autres pour le soir ; j’ai des musiques de printemps ou d’hiver ; en poussant le bouchon un peu plus loin, je me demande si je ne pourrais pas les décliner en fonction du jour de la semaine ou du degré d’hygrométrie ou du niveau d’ensoleillement... Chaque seconde fait de nous un être différent qui réagit avec ses singularités aux musiques qui lui parviennent... C’est compliqué tout ça, mais c’est passionnant, il y a toujours une nouvelle façon d’être à l’écoute. Et puis tout ceci est un long processus de sédimentation qui nous construit d’heure en heure. Je ne suis pas celui que j’étais hier et j’ignore ce que je serai demain. Alors comment voulez-vous, dans ces conditions, que je prenne le temps de perdre le mien afin de réfléchir à la meilleure manière de dire du mal d’un disque ? Moi, je n’en sais fichtre rien et ça ne m’intéresse pas... Mais je n’en ai cure : je revendique le droit d’aimer et de le dire. Et s'il le faut avec des phrases gorgées d’adverbes, d’adjectifs et, cerise sur le gâteau syntaxique, dosées à l’imparfait voire au passé simple, étendards que je brandirai devant le modèle court – verbe sujet complément – qu'il faudrait conjuguer au présent de l’indicatif seulement au prétexte qu’on doit rester simple pour être lu.

    Cette note est la mise à jour d'un texte publié le 29 février 2016, lui-même né de la révision-augmentation d’un texte publié le 19 janvier 2011.

  • Sur la terre comme au ciel

    kamasi washington,heaven and earth,jazzJe viens d’écouter les 40 premières des 145 minutes qui forment Heaven and Earth, le nouveau (double) CD du saxophoniste Kamasi Washington. À vrai dire, je ne sais pas si j’irai plus loin ou du moins, je considérerai cette abondante production avec la distance nécessaire, face à un artiste précédé d’une réputation très flatteuse.

    Ce disque s’inscrit dans la continuité de The Epic, paru il y a trois ans (c’était un triple CD) et qui était loin d’être déplaisant. Je m’en étais fait l’écho dans une chronique pour le magazine Citizen Jazz. Ma conclusion d’alors pourrait, à un détail près, être celle qui me vient à l’esprit aujourd’hui : « On peut sans difficulté se laisser embarquer dans cette croisière aux couleurs luxuriantes : elle n’est jamais ennuyeuse, et chacun doit pouvoir y entendre les échos de son propre panthéon musical ». Un détail, oui, parce que cette fois, l’ennui pointe le bout de son nez…

    Kamasi Washington est souvent présenté comme le « nouveau messie du jazz », soit un musicien qui voudrait rassembler au-delà du cercle de cette musique, et amener à lui ceux qui ne l’aiment pas ou croient ne pas l’aimer, par ignorance sans doute. Pourquoi pas après tout…

    Oublions toutefois cette communication made in US un poil simpliste. Car la cuisine est ici un peu « bourrative », il faut bien le reconnaître : le format XXL de la formation, les arrangements massifs et lourdauds des cordes et des chœurs, ce côté « attrape-tout » des influences, les chorus souvent trop longs, toute cette accumulation mène à une lassitude qui s’insinue au fil des minutes. On ne peut pas dire que la tambouille de Washington soit mauvaise. Non, elle est juste trop copieuse, elle manque de saveur et d’épices. Pour ce qui me concerne, je n’arrive pas à me défaire d’un double sentiment de déjà entendu : par la répétition des grandes lignes de The Epic d’une part ; par les évocations appuyées des musiciens qui inspirent Kamasi Washington, d'autre part. Et puis, à force de vouloir rassembler aussi largement, on prend le risque d’une dilution et d’un réel affadissement.

    Ne jouons pas les grincheux toutefois… Tant mieux si les plus jeunes, après avoir écouté ce disque, se tournent ensuite vers Pharoah Sanders, John Coltrane, Cannonball Adderley, Curtis Mayfield et les autres, tous ceux qui ont écrit l’histoire de la Great Black Music. Au moins ce disque, comme le précédent, en sera reconnu comme une porte d’entrée, à défaut de nous embarquer vers le futur et de nous faire marcher sur l’eau. Ce n’est déjà pas si mal…

  • Coltrane multidirectionnel

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    C’est à la fin du mois de juin que le label Impulse publiera un enregistrement inédit de John Coltrane sous le titre posthume Both Directions At One : The Lost Album. Si l’on veut être précis, on pourra rappeler que celui-ci remonte au 6 mars 1963 et qu’il eut lieu dans le studio de Rudy Van Gelder (Englewood Cliffs, New Jersey), qui était comme la deuxième maison du saxophoniste. Les archivistes en connaissaient l’existence mais c’est tout récemment que Ravi Coltrane (fils de) s’est vu confier les bandes qui dormaient quelque part dans la famille de Naima, la première femme de John Coltrane. Une aubaine dont la presse s’est déjà largement fait l’écho, ici ou par exemple.

    Cinquante-cinq ans plus tard, cette « exhumation » a des allures d’événement majeur. Du moins pour tous ceux que la carrière fulgurante de John Coltrane passionne. Et ceci pour différentes raisons que j’aimerais expliquer ici.

    La première est on ne peut plus simple : tout enregistrement inédit de John Coltrane est un cadeau. Apprenant la bonne nouvelle, Sonny Rollins a d’ailleurs comparé ce nouveau disque à la pièce d’une pyramide dans laquelle on entrerait pour la première fois. Une magnifique preuve d’admiration de la part de cet autre tenant d’une tenor madness ! On n’oubliera pas en effet que Coltrane est l’une des figures majeures de la musique au XXe siècle et que son œuvre dépasse très largement le cadre du jazz. Avec lui, nous sommes en présence d’une aventure unique, artistique et humaine à la fois. La musique de Coltrane fut une quête qui a tout chamboulé sur son passage. Qui pourrait donner le nom d’un·e musicien·ne qui, depuis sa mort en juillet 1967, a marqué l’histoire autant que lui ? Ne cherchez pas, vous n’en trouverez pas. Par sa dimension spirituelle et son engagement profond, par son caractère total, par son Cri, la musique de Coltrane reste d’actualité et le demeurera pour longtemps.

    La seconde tient à la période très particulière dans laquelle s’inscrit cette session studio. On connaît la profusion discographique de Coltrane, en leader ou aux côtés de Miles Davis et Thelonious Monk, depuis 1955. Mais en 1963, le saxophoniste enregistre très peu. Suivons la piste : la session du 6 mars est la première de l’année et sera suivie, dès le lendemain, par une autre qui donnera le jour au magnifique John Coltrane & Johnny Hartmann. Ensuite, il faudra se contenter de deux compositions enregistrées le 29 avril (« After The Rain » et « Dear Old Stockholm ») publiées plus tard sur l’album Dear Old Stockholm et, pour la première, également sur Impressions. Encore s’agit-il d’un moment particulier puisqu’Elvin Jones et confronté à des problèmes de drogue et se voit remplacé par Roy Haynes. Enfin, le quartet classique se retrouvera en studio le 18 novembre pour enregistrer « Your Lady » et trois prises de « Alabama » (dont deux restées inédites à ce jour), qui trouveront place sur… Live At Birdland, enregistré quant à lui le 8 octobre 1963 et sur la réédition duquel (en 1996) figurera en guise de bonus track l'une des prises de « Vilia » enregistrée le... 6 mars 1963 ! Vous me suivez ? La discographie de Coltrane, c'est vrai, n’est pas toujours facile à suivre, Impulse étant loin de l'exemplarité en matière de rééditions. On comprend donc la valeur d’une session complète qu’on n’espérait plus écouter ! Et puisqu’il est question de rareté, il faut savoir que l’année 1964 aura également été marquée par bien peu de passages en studio : le 27 avril et le 1er juin pour deux sessions qui aboutiront à l’album Crescent et le 9 décembre pour l’enregistrement de A Love Supreme (avec un retour le lendemain pour quelques prises alternatives en sextet). Il en ira tout autrement pour 1965, que j’avais qualifiée d’année héroïque dans un article écrit pour Citizen Jazz. La suite est une course contre la montre, pour ne pas dire contre la mort, avec l’éclatement du quartet et une ligne droite finale incandescente.

    La troisième raison explique le titre que les héritiers de Coltrane ont donné à ce disque : Both Directions At Once, soit « deux directions en même temps ». C’est peu dire que la musique du saxophoniste a connu une évolution foudroyante, que les spectateurs de l’Olympia en mars 1960 avaient pu percevoir lors d’un concert du quintet de Miles Davis entré dans la légende (et récemment optimisé dans un indispensable coffret intitulé Miles Davis / John Coltrane : The Final Tour, The Bootleg Series Vol. 6). Coltrane était ailleurs, son langage n’appartenait qu'à lui-même, il l’inventait jour après jour et, comme le dit très bien Matthieu Jouan dans sa chronique : « Il joue une musique qui deviendra la référence du jazz pendant des décennies, mais pour l’instant, il est le seul ». D’où l’incompréhension d’une partie du public ce soir-là… En 1963, Coltrane est en quelque sorte à la croisée des chemins, il balance encore entre un jazz de facture « classique » (les guillemets signifient qu’en ce qui le concerne, il n’est pas ordinaire pour autant), comme le prouvera la session du 7 mars avec Johnny Hartmann, et une recherche au plus profond de l’âme. Petit à petit, la dimension spirituelle de sa musique va prendre le dessus et balayer tous les repères sur lesquels chacun pouvait s’appuyer. Coltrane à la recherche d’un langage universel. Au sujet du disque dont il a assuré la réalisation, Ravi Coltrane dit très justement qu’il permet de comprendre « John Coltrane avec un pied dans le passé et un pied tourné vers l’avenir ».

    Both Directions At Once devrait voir le jour sous deux formes : un CD simple avec les sept compositions inédites et un double qui comprendra différentes versions alternatives. Les titres sont les suivants : « Untitled Original 11383», « Nature Boy », « Untitled Original 11385 », « Untitled Original 11386 », « Impressions », « Slow Blues Original », « One Up One Down », « Vilia » .

    En compulsant les archives dont je dispose, j’en viens à rêver d’une autre exhumation, celle de quelques enregistrements inédits de l’année 1967, eux-mêmes en provenance du studio Rudy Van Gelder : je pense à une session du 27 février (« E Minor », « Half Steps »), à six compositions d’une session du 29 mars numérotées de 1 à 6 et pour finir, à deux compositions de la dernière session, deux mois jour pour jour avant la mort du saxophoniste, le 17 mai (« None Other » et « Kaleidoscope »). On dit qu’ils sont en possession de Ravi Coltrane…

    En attendant le 29 juin 2018, voici un premier extrait de la session du 6 mars 1963.

  • Ici, sans bruit et nulle part Ayler…

    peter_brunn.jpgÇa fait un bout de temps que je voudrais évoquer ici le travail de Stéphane Berland. Ce passionné éclectique veille en effet avec un soin méticuleux, pour ne pas dire amoureux, sur un double label dont il est à la fois l’âme et la tête pensante. Double, oui : le premier, Ayler Records, publie des enregistrements sous la forme de disques, des vrais, avec une belle pochette digipack et un CD dedans, tandis que le second, Sans Bruit, se limite mais peut-on parler de limite quand il est question de passion et d'exigence ?  à des sorties au format numérique exclusivement. Il m’arrive souvent de penser qu’il faut être courageux, voire un peu fou, pour être traversé par l’idée de prêter vie à une entreprise aussi audacieuse en nos temps de consommation musicale « gratuite », surtout lorsque les choix artistiques de la personne qui la dirige sont frappés au sceau d’une forme réelle d’insoumission. On n’entre pas chez Ayler ou Sans Bruit sans imaginer que quelque chose de différent va se produire. Ici les musiciens (ou musiciennes) ne cherchent pas le consensus : ils explorent, confrontent leurs imaginaires en toute liberté, empruntent des chemins éloignés des autoroutes musicales mainstream, prennent le risque parfois de heurter la sensibilité de certaines oreilles habituées au confort de la répétition. Chez eux, on voit et surtout on entend bien que la musique est une matière première dont le modelage est infini et que rien ne saurait être asséné comme vérité.

    Au cours de la période récente, Ayler a laissé la créativité de quelques artistes précieux s’exprimer avec beaucoup de générosité : en témoigne par exemple Garden(s) signé Daunik Lazro, Didier Lasserre et Jean-Luc Cappozzo. Une formule atypique (saxophone, trompette, batterie) grâce à laquelle le trio cultive un désir d'échappées qui s'épanouit aussi bien sur ses propres compositions que sur un répertoire entré dans la légende (Duke Ellington, John Coltrane, Albert Ayler). On voudrait se perdre dans ces jardin enchantés... Autre trio, celui formé par la saxophoniste Alexandra Grimal en compagnie de Valentin Ceccaldi (violoncelle) et Benjamin Duboc (contrebasse). Tous les trois ont donné naissance à un si singulier Bambú qu'on a parfois le sentiment que leur musique intime, rugueuse et sinueuse, tour à tour pacifiée et inquiétante, est venue des profondeurs d'une forêt qu'on n'aura jamais fini d'explorer. Ou bien encore le formidable Miroir des ondes du batteur Michel Blanc, et sa plongée dans le grand bain de l’actualité politique des années 70 pour raviver quelques souvenirs et déployer un langage musical dont les douces folies évoquent parfois l'aventure Henry Cow. Bien sûr, il serait injuste d'oublier la contrebassiste Sarah Murcia et son Never Mind The Future, soit une proposition de relecture (il fallait oser, tout de même !) du Never Mind The Bollocks des Sex Pistols. J’avais évoqué ce disque ici-même au moment de sa sortie. Pour finir, il me semble impossible de ne pas mentionner l'extraordinaire performance du Quatuor Machaut en l'abbaye de Noirlac, sous la houlette de Quentin Biardeau. Ou comment, par la force de quatre souffles conjugués, faire revivre La Messe de Notre Dame, composée au XIVe siècle par Guillaume de Machaut. Il y a de l'éternité dans ce disque que j'avais salué au moment de sa sortie.

    Ces quelques illustrations n'ont d'autre but que de vous donner l’envie d’aller fouiner dans les moindres recoins de cette petite caverne d’Ali Baba sonore des lendemains qui ne chantent pas toujours, mais dont vous savez qu’ils sont suffisamment imprévisibles pour vous électriser. L’obstination de Stéphane Berland, finalement, a des airs d’encouragement : ici, malgré les temps difficiles, on ne baisse pas les bras.

    Chez Sans Bruit, le catalogue est tout aussi passionnant. Les deux dernières productions du label ont mis la pianiste Sophia Domancich à l’honneur : en groupe avec son Pentacle pour un disque live : En hiver comme au printemps. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, la dame nous a aussi gratifiés d’un disque solo, sobrement (et malicieusement) intitulé So. Une démonstration so... laire, c'est évident. Je n’oublie pas de surcroît qu’il y a quelques années, c’est par l’intermédiaire de ce label que j’avais découvert l’univers de Sylvain Rifflet, avec Beaux-Arts. Il y a six ans, déjà, le début d’un beau et long voyage aux côtés du saxophoniste.

    La dernière production made in Berland est à mettre à l'actif de Peter Brunn et de son All To Human. Ce batteur danois s’est acoquiné avec trois aventuriers qu’il connaît bien, au premier rang desquels le guitariste Marc Ducret, un habitué de la maison. Ecoutez donc Metatonal, par exemple, mais soyez vigilants car mettre un pied dans le monde de Ducret, c’est prendre le risque d’avoir du mal à en revenir. J'ai du mal à expliquer ce phénomène de dépendance : peut-être son origine se trouve-t-elle dans les racines très rock du guitariste, qui pour beaucoup sont communes aux miennes. Le bougre peut revendiquer dans un même disque des amours pour Bob Dylan, Genesis ou King Crimson, c'est dire... À leurs côtés, Kasper Tranberg (trompette et cornet) et Simon Toldam (claviers). Le résultat a pour nom Vernacular Avant-Garde et laisse supposer qu'il s’agit de creuser si possible un peu plus profondément encore le sillon de l’inattendu. Mais paradoxalement, le disque est une réussite en ce qu’il sait vous diriger vers ses propres territoires, souvent imprévisibles, sans pour autant vous perdre. Voilà une musique dont les contours plutôt mélodiques sont d’apparence simple ; son langage porte et emporte, entre jazz improvisé et tentations plus progressives, pour ne pas dire ambiantes. La singularité de formule sonore tient pour beaucoup à la présence marquante des claviers (en particulier du moog de Simon Toldam, très complice de la trompette) et de la guitare électrique et rageuse aux accents parfois frippiens, comme souvent, de Marc Ducret. À la croisée des chemins, une fois encore.

    À travers ces quelques lignes, vous aurez compris que je voulais saluer en toute humilité le travail de Stéphane Berland. Surtout, il était important pour moi de lui faire part de mon admiration : ce monsieur est de ceux qui sont habités de rêves et, coûte que coûte, mettent toute leur énergie au service de leur réalisation.

    Ayler Records, Sans Bruit, vous formez une belle maison, qu'il est aisé de découvrir à travers vos sites internet respectifs tant les extraits de disques sont nombreux. Y séjourner, le temps d’écouter un album ou deux, ou plus bien sûr, est un plaisir à chaque fois renouvelé. À peine s’en éloigne-t-on qu’on voudrait y revenir. S’y perdre pour mieux se retrouver. Rester vivant.

  • Romain Baret : « Naissance de l’Horizon »

    naissance_de_lhorizon.jpgDis-moi qui te pince les oreilles et je te dirai qui tu es… Le collectif Pince-Oreilles, qui œuvre du côté de la région Rhône-Alpes est une pépinière de talents dont on ne dira jamais assez de bien. Pince-Oreilles, soit une bonne douzaine de musiciens, des formations, un label, des disques et un bouillonnement créatif dont la figure de proue est sans nul doute la pianiste Anne Quillier. On connaît en effet la puissance de travail de cette dernière à travers différentes formations (un sextet, Blast et Watchdog). Romain Baret, guitariste de son état, est de cette aventure musicale et vient nous inviter à célébrer la Naissance de l’Horizon. Près de quatre après la publication de l’excellent Split Moment en trio, avec Michel Molines à la contrebasse et Sébastien Necca à la batterie, ce jeune musicien, chez qui l’idée de jazz passe par de multiples chemins et des influences qui peuvent regarder du côté du rock progressif, revient entouré des mêmes. Mieux, il multiplie sa force de frappe en s’adjoignant le concours de Florent Briqué à la trompette et d’Éric Prost (déjà présent sur plusieurs titres de Split Moments) au saxophone ténor. Plus de couleurs pour une musique encore plus éclatante.

    Il faut l’admettre : ce nouveau disque (qui, soit dit en passant, est paru le 19 janvier dernier, donc le jour de mon anniversaire, ce que je ne saurais considérer comme un hasard) est de ceux qu’on entend instantanément. J’insiste sur le mot « entendre ». Naissance de l’Horizon fait entendre sa voix très particulière dès la première écoute. Car pour savantes et remarquablement construites que soient les neuf compositions du disque, pour virtuose que soit leur interprétation, c’est d’abord un sentiment de jubilation qui gagne celui ou celle qui fera le voyage. Voilà en effet un savant dosage d’énergie et de lyrisme dont la mise en œuvre doit beaucoup à la subtile imbrication des forces en présence. Romain Baret, gardien vigilant des constructions qu’il échafaude (c’est lui qui signe la totalité du répertoire), est en permanence aux aguets, épaulé en cela par une rythmique complice et inventive, il ne cesse de relancer la machine par des interventions fougueuses, très chargées en électricité. Comme s’il s’agissait pour lui de ne pas choisir entre la scansion du rock et des élans plus buissonniers typiques de l’idiome jazz. Je ne passerai pas ici en revue chacun des titres de Naissance de l’Horizon, mais une composition telle que « Schizophrénie », par sa richesse, sa puissance, son imagination fertile – la guitare de Romain Baret y est incandescente – et l’incertitude heureuse dans laquelle elle peut laisser celui ou celle qui écoute suffit à elle-seule pour comprendre à quel point l’univers du guitariste est habité. Et vous invite à suivre ce musicien très près. Il n’y a aucune démonstration dans l’exposition d’une musique que Baret accompagne parfois de la voix, comme un témoignage spontané (et presque incontrôlable) de sa profonde joie d’être au cœur d’un si tel dispositif. On oublie les références pour se laisser emporter. Même s’il pourra vous arriver de penser parfois à vos vieilles amours que sont le Mahavishnu Orchestra ou King Crimson, en particulier sur la composition citée un peu plus haut, et sans être pour autant certain que Romain Baret ait voulu citer ses influences.

    Il est question de rêve, de résistance et de d’espoir dans cette Naissance de l’horizon sur lequel souffle un vent très vivifiant. Les talents conjoints de Florent Briqué (ah, les vieux souvenirs de sa présence en Lorraine, au temps de l’ORJL ou d’un big band nommé L’œil du cyclone du côté de Nancy) et d’un Éric Prost, de bout en bout admirable de lyrisme (vous pourrez croiser celui qui est l’un des saxophonistes les plus passionnants de sa génération aussi bien dans The Amazing Keystone Big Band qu’au sein du quintet de Christian Vander pour jouer la musique de John Coltrane) sont à l’évidence des pièces essentielles dans l’épanouissement de la musique imaginée par Romain Baret. Surtout, on se rend compte au fil des écoutes que ce disque, continuation fastueuse de son prédécesseur Split Moments, s’offre comme un chant. Il est une célébration, à la croisée des chemins. Une affirmation.

  • Matthieu Donarier & Santiago Quintans : « Sun Dome »

    sun_dome.jpgLorsqu’on reçoit un assez grand nombre de disques jour après jour, il est parfois difficile de rendre justice à tous ceux qui mériteraient qu’on s’y arrête, au moins en leur consacrant quelques lignes, ici-même ou ailleurs. Le temps n’est pas extensible, chacun le sait. Et puis un beau matin, notre attention peut être attirée par l’un d’entre eux, pour des raisons qui tiennent avant tout à sa singularité. Il y a, ça et là au cœur de cette masse, celui qui se distingue des autres par sa couleur différente, par sa forme inattendue et pourquoi pas abrasive, par les surprises qu’il réserve, par sa capacité à emprunter ces petits chemins de traverse qui vous sortent d’une zone de confort balisée par une série de productions estampillées jazz qu’il vous a été donné d’apprécier et d’oublier assez vite parfois.

    Paru sur l’excellent label Clean Feed, Sun Dome est de ceux-là. Voilà un disque en duo qui sort assurément du lot, pour employer une expression un peu convenue. Derrière ce titre céleste, un duo formé par le saxophoniste et clarinettiste Matthieu Donarier et le guitariste Santiago Quintans. Tous deux se connaissent puisque l’Espagnol est le leader du trio Tip Trick dont Donarier est l’un des membres avec le tromboniste Jean-Louis Pommier. Quant au saxophoniste, il sait ce que duo signifie : on connaît en particulier son association avec le contrebassiste Sébastien Boisseau, sous le nom de Wood.

    Sun Dome est un disque au sujet duquel mon camarade Nicolas Dourlhès a très justement dit dans sa chronique pour Citizen Jazz qu’il y brûlait une lumière intense sous la froideur. C’est bien résumé : entre compositions (quatorze au total, assez courtes pour la plupart) aux formes alertes et vivaces (« Kinda Haka », « Itch », « Puzzle », « Flamingo » ou « Rayas »), moments d’une immobilité glacée (« Sun Dome », « Getty Lee », « And Yet So Real », « Lucid Red », « Shadowalk », « Warm Fog » par exemple) et instants pacifiés (« Brueghel », « Infinite Rain »), les deux musiciens ont cette capacité pas si commune d’instaurer un climat général. Dérangeant parfois du fait de l’inconfort relatif dans lequel il peut vous installer – vous trouverez peu de mélodies dans ce disque, mais plutôt des textures en mouvement, aux sonorités parfois coupantes ; captivant toujours du fait de l’incertitude qui vous gagne au fur et à mesure de votre immersion consentante dans une musique tour à tour ambiante (certains passages ne sont pas sans rappeler un autre duo, celui constitué par Brian Eno et Robert Fripp, comme « Getty Lee ») et virevoltante qui jamais ne cherche à faire joli, parce que certainement habitée d’une inquiétude sous-jacente.

    Sun Dome est une sorte de disque de l’après. Auparavant, il y aurait eu un choc puis un grand silence irradié. Sa musique serait née d’un monde où les humains n’ont peut-être déjà plus leur place, il est trop tard. Saxophone et guitare (électrique, au son la plupart du temps saturé quand il n’est pas atmosphérique et lancinant) disent ce moment où tout est à reconstruire et c’est comme s’il leur fallait établir de nouveaux moyens de communication entre eux, commencer à élaborer un autre langage. En se faisant face parfois, comme s’ils se jaugeaient sans bouger ; ou en engageant un combat fraternel en forme de course poursuite. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu, juste cette lumière entrevue qui dit que la vie va reprendre ses droits.

    Sous le soleil exactement...

  • Olivier Bogé : « When Ghosts Were Young »

    olivier_boge_when we were ghosts.jpgIl m’est assez difficile d’évoquer un disque d’Olivier Bogé dans la mesure où, bien que nous n’ayons jamais eu l’occasion de nous rencontrer, nous sommes devenus amis par la seule force de quelques mots échangés par écrit ou à l’occasion de plusieurs conversations téléphoniques. Je suis certain que lui et moi nous nous connaissons mieux que certaines personnes se côtoyant chaque jour… Cette relation un peu particulière a abouti à un travail en commun le jour où celui que je n’ose plus qualifier de saxophoniste m’a demandé d’écrire le texte devant figurer sur la pochette de son précédent disque – le troisième sous son nom –, Expanded Places. Une expérience passionnante qui m’avait permis de comprendre à quel point sa musique devait être entendue comme la traduction de sa perception du monde à fleur de peau, de son attachement profond aux beautés de la nature et d’une vision humaniste, poétique et littéraire qu’on ne confondra pas avec de la sensiblerie. Parlez de Christian Bobin à Olivier Bogé, il se montrera très vite intarissable

    Voici donc venir When Ghosts Were Young, un album qui fait suite à Imaginary Traveler (2010), The World Begins Today (2013) et Expanded Places (2015). Il est vraiment le disque qu’on pouvait attendre de la part d’Olivier Bogé. Non qu’il soit sans surprise, mais parce qu’il va bien au-delà de ses prédécesseurs en affirmant un seul et même chant, qui se décline en subtiles variations d’une composition à l’autre. Au point qu’il ne s’agit même plus de se dire que le disque en compte dix, mais bien une seule qui coule avec une grande douceur, empreinte de sérénité. On imagine l’homme musicien s’arrêter au bord d’un ruisseau pour laisser l’eau filer entre ses doigts, marcher au plus profond d’une forêt ou sur un sentier de montagne, contempler le ciel et la mer, écouter le bruit du vent. When Ghosts Were Young est une musique des éléments, en prise directe avec ce que la nature nous offre de plus beau et que nous ne savons plus voir.

    En disant cela, je ne me trompe guère, car Olivier me l’a confirmé par la suite, lui qui me confiait : « L'immense majorité de l'album a été écrite durant mes pérégrinations multiples, la guitare dans la voiture, m'arrêtant au bord d'un moulin, au milieu d'une forêt pour y coucher (accoucher ?) les quelques notes qui jaillissaient après la vue d'un pan de lumière, d'un amas d'arbres… Les chaos que je traversais à cette période étaient immédiatement effacés par ces cadeaux du ciel et du vent. Et ça a été une obsession constante : n'y coucher que les moments de lumière, en cherchant coûte que coûte à exploser les ombres, à les écarter, les éloigner. Ne pas les laisser prendre une quelconque place dans cette musique. Être attentif au bruit de l'eau, à l'odeur d'une forêt, à l'explosion de lumière en face de moi ».

    D’ailleurs, il est intéressant de savoir que le titre initialement prévu pour l’album était celui de « As Spark Hits The Shadows », l’une des compositions figurant sur When Ghosts Were Young. Une proposition écartée en raison de la difficulté à le prononcer. C’est peut-être un peu dommage…

    Pour ce qui est de la forme, on constatera d’abord qu’Olivier Bogé est fidèle en amitié puisqu’on retrouve en action les mêmes musiciens que pour Imaginary Traveler, le premier disque en 2010. Soit Pierre Perchaud à la guitare, Tony Paeleman au piano, Nicolas Moreaux à la contrebasse et Karl Jannuska à la batterie. Outre la présence sur un titre (« Rain’s Feathers ») d’Isabelle Sörling au chant, le changement le plus notoire, par comparaison avec ce premier chapitre, est à chercher dans la panoplie des instruments de Bogé : là où il ne se présentait que comme saxophoniste, il est désormais aussi pianiste, guitariste et chanteur (et compositeur, bien sûr). Ce qu’on avait pu comprendre déjà lors de la parution de Expanded Places. Un collectif soudé, donc, au sein duquel la parole individuelle n’est pas primordiale mais toujours d’un grand lyrisme. Il suffit d’écouter le chorus au saxophone alto de « As Spark Hits The Shadows » pour s’en rendre compte, puis l’intervention de Pierre Perchaud. Ou le solo de piano puis de saxophone alto sur « Odissey Of The Innocent Child ». Fièvre et concision en une même voix, peut-être l’exercice le plus ardu qui soit… Les mélodies, d’une grande limpidité, sont exposées tour à tour au piano, à la guitare, au saxophone, souvent doublés par la voix d’Olivier Bogé. Des chansons sans paroles et un langage musical qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’on nomme communément jazz. La musique d’Olivier Bogé – bande originale d’un film dont les images défilent tranquillement et découvrent des paysages illuminés – est onirique, d’une beauté formelle incontestable. Un folk-rock-jazz intemporel et impressionniste dont les racines puisent au cœur des musiques qui ont habité le vingtième siècle. Debussy tend la main à Joni Mitchell, en quelque sorte. C’est une incitation à déposer les armes, celles dont chacun·e de nous doit se munir au quotidien pour rester debout.

    Une musique de la rêverie éveillée et surtout pas de l’oubli. When Ghosts Were Young est une très belle réussite à travers laquelle Olivier Bogé dévoile un peu plus encore sa personnalité attachante. Un disque addictif, qui peut tourner encore et encore, comme nos têtes enivrées par le spectacle du monde.

    When Ghosts Were Young est publié chez Jazz&People.

  • Sylvain Rifflet : « ReFocus »

    refocus.jpgOn peut dire que Sylvain Rifflet est un membre à part entière, pour ne pas dire un titulaire – il est vrai qu’en cette époque de destruction méticuleuse, haineuse et dogmatique de notre modèle social, on hésite à recourir à certains mots qui pourraient laisser penser qu’on rêve encore, crétins naïfs que nous sommes, à une certaine permanence des idées solidaires – du petit club de mes Musiques Buissonnières. Voici quelques années maintenant que je suis son parcours avec la plus extrême attention. En suivant les liens ci après, vous trouverez ici-même ou du côté de Citizen Jazz différentes traces écrites qui sont autant de manifestations de l’intérêt majeur que je porte au travail du saxophoniste. Qu’il se présente sous son nom en exposant ses Beaux-Arts ; qu’il énonce en quartet son Alphabet ou roule avec lui des Mechanics ; qu’il suive de très près avec Jon Irabagon la piste singulière du clochard céleste Moondog et son mouvement perpétuel ; qu’il raconte Paris sous la forme de Short Stories en compagnie de son complice flûtiste Joce Mienniel ; qu’il voyage dans le temps ou l’espace dans le souffle d’Art Sonic et ses disques lumineux que sont Cinque Terre ou Le Bal Perdu, Rifflet s’avance en musicien majeur de la scène musicale européenne. Je me contenterai de cette poignée de références qui devraient vous convaincre du talent du monsieur.

    Le voici qui revient, pour nous surprendre une fois encore avec ReFocus, même s’il avait annoncé la couleur depuis plusieurs années en faisant part de sa passion ancienne pour Stan Getz. Sylvain Rifflet avait eu l’occasion en effet d’évoquer un projet de nature très particulière : faire revivre à sa façon le Focus de celui qu’on surnommait « The Sound ». Pour mémoire, il faut se souvenir que Focus est un album enregistré en 1961 pour le label Verve, où Stan Getz jouait du saxophone ténor accompagné d’un orchestre à cordes, dans une collaboration avec le compositeur et arrangeur Eddie Sauter. Le travail d'orchestration de ce dernier ne comportait pas de thèmes composés pour Stan Getz, l’arrangeur ayant choisi de lui ménager des espaces dans lesquels le saxophoniste pourrait improviser. Getz a enregistré en direct avec les cordes sur une moitié des compositions environ, et a pratiqué ce qu’on appelle l’overdub sur les autres. Focus se présente comme une sorte de pont entre jazz et musique classique. Faites donc un tour par ICI pour l’écouter...

    Sylvain Rifflet donc. Le même principe en 2017 chez lui qu’en 1961 chez Stan Getz, soit : s’associer à des cordes, ici celles de l’ensemble Appassionato dirigé par Mathieu Herzog ; travailler en étroite collaboration avec un arrangeur : c’est Fred Pallem (Le Sacre du Tympan) qui est en action et a partagé avec lui une partie du travail de composition ; choisir une même dominante bleue pour la pochette ; être publié sur le même label : Verve, privilège que bien peu de musiciens français se sont vu accorder. Et puis, pour lancer chacun des disques, une composition urgente, comme un écho entre les deux, à plus de cinquante ans de distance. Focus commençait par « I’m late, I’m late » (je suis en retard) tandis que ReFocus ouvre sur « Night Run » (course nocturne).

    focus_refocus.jpg

    Attention toutefois : le disque de Sylvain Rifflet ne consiste pas en une reprise de celui de Stan Getz, puisque les compositions de ReFocus sont originales. Dans un entretien récemment accordé à Citizen Jazz, il explique sa démarche : « On est repartis des moyens de 1961 et on s’est interrogés sur la démarche de Sauter et Getz s’ils avaient été inspirés comme je le suis moi-même par Philip Glass ou Terry Riley et toute cette branche répétitive et tonale contemporaine américaine ». On comprend que pour voisines, presque identiques même, que soient les deux méthodes, le résultat est différent et en ce qui concerne Rifflet, ReFocus est un disque qui s’ancre pleinement dans son parcours de musicien. Un pied dans l’histoire du jazz, l’autre dans le temps présent et, sans doute, le regard déjà tourné vers demain.

    Sûr de son fait, Sylvain Rifflet a choisi une rythmique d’une grande souplesse en recourant aux services de Simon Tailleu à la contrebasse (si vous ne connaissez pas ce musiciens, vous pourrez toujours approfondir le sujet en écoutant Sfumato du quintet d’Émile Parisien, qui est l’un des grands disques de 2016) et de Jeff Ballard à la batterie. L’Américain, qu’on connaît entre autres par sa présence dans le trio de Brad Mehldau, reprend en quelque sorte le flambeau de Roy Haynes qui tenait les baguettes aux côtés de Stan Getz.

    On peut légitimement éprouver des craintes à l’idée d’une association entre une formation de jazz et un ensemble à cordes. À vouloir trop concilier, on encourt le risque de mijoter une musique sirop. Les exemples ne manquent pas. Fort heureusement, Sylvain Rifflet déjoue ce piège haut les anches avec un disque d’une grande sobriété aux couleurs du soir, parfois mélancolique, souvent rêveur, toujours sous tension. ReFocus est un disque enchanteur aux accents cinématographiques qui, de surcroît, souligne la force intérieure qui fait vibrer le jeu de Sylvain Rifflet. Oui... parce qu’à force de souligner les richesses de son parcours depuis toutes ces années, on pourrait oublier qu’il est aussi un magnifique saxophoniste. Ce qu’il est, soyez-en certains.

  • Daniel Humair, Vincent Lê Quang, Stéphane Kerecki : « Modern Art »

    daniel humair, vincent le quang, stephane kerecki, modern art, jazz, peintureJ’ai abandonné depuis longtemps l’idée de palmarès, considérant l’exercice assez vain. Sélectionner une poignée de disques parmi les dizaines reçues dans l’année, non merci, c’est souvent trop injuste pour beaucoup et un poil narcissique. Néanmoins, l’évidence peut parfois vous persuader qu’un disque en particulier, celui que vous tenez entre les mains et dont vous venez de faire la découverte, occupera une place de choix dans votre petit Panthéon. C’est le cas, sans le moindre doute, pour Modern Art, une réussite flagrante signée par un trio de « polyartistes », sur le label Incises. Daniel Humair, le plus pictural des Helvètes batteurs, celui dont la gestuelle est un spectacle à elle-seule et qui constitue un sérieux indice de sa passion pour le pinceau ; Vincent Lê Quang, saxophoniste multiple – jazz, musique contemporaine ou classique – adoubé par Riccardo Del Fra, Aldo Romano ou Henri Texier ; Stéphane Kerecki, un « architecte du son » dont la contrebasse hyper-mélodique chante et surfe sur la Nouvelle Vague, pour reprendre le titre d’un de ses plus beaux disques, Victoire du meilleur album jazz 2015 (oui, je sais, je ne devrais pas faire référence à un palmarès, mais j’assume mes contradictions), en attendant sa French Touch. Trois grands messieurs – nul besoin de rappeler leurs qualités respectives, même s'il est bon de noter que Modern Art les met plus que jamais en évidence – unis dans l’élaboration d’une forme musicale pétrie d’exigence, de liberté et d’invention. Peut-être est-ce là, après tout, une façon de définir le jazz.

    J’ai emprunté à Daniel Humair le terme de « polyartistes » à dessein (qui pourrait s’écrire dessin pour l’occasion) parce que ce dernier est à l’origine d’un projet visant, non pas à rendre hommage, mais à laisser l’inspiration être guidée par le travail de quelques peintres du XXe siècle. Certains sont des amis ou ont pu eux-mêmes être des praticiens du jazz, quand ils ne sont pas les deux à la fois. D’autres encore ont influencé son propre parcours. Les musiciens du trio sont venus avec leurs compositions ou bien ont écrit leur musique en référence à l’artiste choisi. Il y a du très beau monde dans cette galerie, comme Pierre Alechinsky, Cy Twombly, Yves Klein ou Jackson Pollock. D’autres sont peut-être moins connus des profanes (dont je fais partie), mais tous ont suscité ce travail « de correspondances, de parallèles, de rencontres, d’affinités, de curiosités », qui veut faire la démonstration que peinture et jazz « participent à la création d’une famille artistique » où se rejoignent gestes, improvisation et définition de couleurs. Même si historiquement, comme le rappelle Olivier Cena dans les liner notes de Modern Art, le plus souvent « ce sont les peintres qui se réfèrent au jazz et rarement les musiciens qui se réfèrent à la peinture ».

    Il faut souligner pour commencer la qualité formelle de l’objet auquel le trio a donné naissance : un cartonnage sobre, d’une grande élégance, s’ouvrant en trois volets. Sur l’un d’entre eux est fixé le disque et sur l’autre est encollé un livret de 35 pages où, suivant deux textes introductifs (dont l’un est un recueil de propos de Daniel Humair par Franck Médioni), on peut découvrir la reproduction d’une œuvre de chacun des peintres mis en évidence par Modern Art. Avant même d’avoir écouté une seule note du trio, on sait que l’affaire est très bien engagée. Et tout de suite, la musique vient confirmer cette première impression visuelle. Ce jazz-là vibre, chante, frissonne, virevolte, frémit. Le trio s’élève et se faufile dans tous les interstices d’une conversation amoureuse. Le plaisir est là, palpable. La musique est charnelle, libre et vivante. On se gardera bien de chercher son lien direct avec la peinture ; voyons-y plutôt une communauté d’esprit, un besoin partagé d’élaborer des formes en mouvement, d'attiser la curiosité. De ne jamais considérer que le travail puisse un jour être terminé. Et surtout, s’efforcer de ne pas dire ce qui l’a déjà été. Avancer, chercher, trouver, surprendre. Être. La prise de son, quant à elle, est signée Philippe Teissier du Cros : on ne sera pas étonné de sa précision et de sa netteté. Comme d’habitude chez lui, c’est rien moins qu’un travail d’orfèvre et un précieux révélateur.

    On referme Modern Art comme on le ferait d’un livre d'art (ce qu’il est par ailleurs, vous l’aurez compris), avec le besoin irrépressible de tourner à nouveau ses pages au plus vite. Et d’en savoir plus si nécessaire sur les peintres mis à l’honneur, dans une succession d’allers retours entre peinture et musique. Regarder et écouter  : Alan Davie, Jackson Pollock, Yves Klein, Larry Rivers, Pierre Alechinsky, Cy Twombly, Bram Van Velde, Jean-Pierre Pincemin, Paul Rebeyrolle, Jim Dine, Vladimir Velčković, Bernard Rancillac, Sarn Szafran. Et pour les honorer, trois musiciens en état de grâce.

    Ce trio est assurément une formation d’exception. Je n'ai pas de conseil à vous donner mais vous seriez avisés de confier à son beau projet toute l'attention de vos yeux et vos oreilles.

  • John Coltrane : « European Tour 1961, featuring Eric Dolphy »

    john coltrane, european tour 1961, jazzQue peut-on donc écrire qui ne l’ait déjà été au sujet de John Coltrane, dont on a célébré cet été le cinquantenaire de la disparition ? Pas grand-chose, me semble-t-il… L’exercice paraît vain aujourd’hui et peu nombreux sont celles ou ceux qui ne le considèrent pas comme un musicien majeur de l’histoire du jazz. Voire un musicien majeur du XXe siècle, tout simplement. Sa trajectoire stratosphérique – chez lui, tout ou presque s’est joué en à peine plus de dix ans ; le lyrisme exacerbé de son phrasé et la puissance sans équivalent de son jeu ; les mille histoires que racontait chacun de ses chorus ; son ascension inexorable dans une quête mystique ; sa recherche d’un langage universel en forme de cri ; le bouleversement qu’il avait su provoquer chez ses pairs au point parfois de susciter chez eux une remise en question ; la magnificence du quartet qu’il avait formé de 1961 à 1966 (avec McCoy Tyner au piano, Elvin Jones à la batterie et Jimmy Garrison à la contrebasse) ; l’incroyable accumulation d’enregistrements en un temps très court et particulièrement durant la période allant de A Love Supreme (décembre 1964) à Meditations (novembre 1965) ; le déchirement des derniers mois jusqu’à un ultime enregistrement studio, Expression, où le saxophoniste semblait avoir trouvé une sorte de paix intérieure. Voici donc, résumés, quelques repères pour expliquer le phénomène.

    Chez moi, les disques de John Coltrane s’alignent en une collection qui donne le vertige. Ils sont la colonne vertébrale de toute une discothèque qui n’aurait aucun sens en leur absence. Souvent, on parle de l’île déserte et de ce qu’on aimerait y emporter. À condition toutefois qu’on y dispose d’un peu d’électricité, ils seraient du voyage, forcément.

    Aussi lorsque paraît chez Le Chant du Monde un coffret de sept CD intitulé European Tour 1961, featuring Eric Dolphy, l’hésitation n’est pas de mise. L’objet va s’ajouter au petit bataillon toujours prêt pour le service, c’est évident. On a beau savoir qu’une partie de son contenu existait déjà sous la forme de bootlegs, on a beau se douter que la reproduction sonore sera parfois d’une qualité moyenne bien qu’ayant été l’objet d’un soin méticuleux, rien ne saura s’opposer à l’acquisition. D’autant que le prix, une vingtaine d’euros, est incitatif.

    On retrouve tout au long de ces sept disques (agrémentés d’un livret d’une quarantaine de pages) des concerts enregistrés à Paris, Copenhague, Helsinki, Stockholm, Stuttgart et Berlin, complétés, en guise de bonus, par un extrait d’un concert à Düsseldorf en mars 1960 avec le quintet de Miles Davis. Nous sommes peu de temps après les concerts du Village Vanguard, enregistrés au début du mois de novembre 1961. Dans cette tournée européenne, John Coltrane est entouré de McCoy Tyner, Elvin Jones, Reggie Workman (contrebasse) et bien sûr Eric Dolphy (clarinette basse, saxophone alto, flûte), véritable co-héros de cette saga. Le répertoire s’articule autour d’une série de sept compositions, dont certaines dans des versions multiples comme les neuf de « My Favorite Things » par exemple, mais toujours singulières parce que Coltrane ne se répétait jamais et aussi parce que l’interaction avec ses musiciens se situait hors de tout sentier balisé : « Impressions », « I Want To Talk About You », « Blue Train », « My Favorite Things », « Delilah », « Every Time We Say Goodbye », « Naima ».

    Inutile donc de se répandre en superlatifs… Tout juste pourra-t-on noter que ce qui frappe, au-delà du génie de Coltrane et de ses comparses, c’est l’incroyable modernité de leur approche musicale, cinquante-six ans plus tard. Chaque concert apparaît comme un nouveau départ, un autre livre à écrire, rien ne pouvant être comme avant ni laisser deviner ce que serait demain. Totalement EN leur musique, d’un engagement sans faille, ils étaient des aventuriers. Pourtant, à cette époque, on n’était pas si loin du public de l’Olympia dont une partie avait hué le saxophoniste en mars 1960, lorsqu’il se produisait avec Miles Davis (écoutez les réactions pendant son solo sur « All Of Me »). Trop fort, trop loin, trop haut… À peine plus de dix-huit mois plus tard, il n’est plus question de sifflets et de cris de stupéfaction émis par des spectateurs chahutés par une telle quête : parce que Coltrane écrivait déjà sa propre légende et que beaucoup commençaient à le comprendre. Surtout que d’autres bouleversements étaient en gestation, qui allaient en surprendre plus d’un…

    C'est tout cela que nous dit European Tour 1961. Une histoire extraordinaire, contée entre le 18 novembre et le 2 décembre.

    Un coffret du même type, toujours chez Le Chant du Monde, proposera un retour sur l’année 1962, en dix CD cette fois. Vous ne serez pas surpris d'apprendre que je l’attends d’un jour à l’autre…

  • Claudia Solal & Benjamin Moussay : « Butter in my brain »

    claudia solal, benjamin moussay, butter in my brain, abalonerecordsÊtre fille de, c’est bien, sans nul doute. Surtout quand papa, qui vient de fêter ses 90 printemps, est – j’ose espérer qu’il me pardonnera cette façon de le qualifier – un personnage historique du jazz en France. On imagine que Claudia Solal est fière de son géniteur et qu’elle lui doit beaucoup. Avant d’être chanteuse, elle a d’ailleurs commencé par le piano, ce qui ne saurait être un hasard…

    Mais être Claudia, rien que Claudia, c’est plus que bien, c’est une chance. Butter in my Brain – quatrième disque sous son nom et la preuve que la dame n’est pas du genre à bavarder à l’excès, puisqu’on la connaît depuis une vingtaine d’années maintenant – en duo avec le pianiste Benjamin Moussay, un "vieux" compagnon de route, verra bientôt le jour. Il est l'occasion privilégiée de comprendre à quel point celles et ceux qui vont le découvrir dans le ravissement sont de petits veinards. Parce qu'un tel album est le vecteur d'une plongée dans l'univers réflexif et intime que ces complices ont élaboré avec minutie en onze chansons. Toutes les paroles de celles-ci sont écrites en anglais mais fort judicieusement traduites sur le livret.

    On connaît la capacité de Benjamin Moussay à instaurer des climats suggestifs et oniriques avec beaucoup de sobriété, qu’il joue du piano ou du Fender Rhodes, ou des deux en même temps, voire plus. Ce musicien a les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. On sait combien Claudia Solal sait habiter les mots des autres. Souvenons-nous de Poète, vos papiers ! avec le contrebassiste Yves Rousseau, dans le cadre d'un projet consacré à Léo Ferré. Elle y partageait le chant avec une Jeanne Added alors moins connue qu'aujourd'hui. Au passage, il est amusant de noter que Claudia Solal s'est composé pour Butter in my brain un look de jumelle de sa partenaire d'alors. Mais la chanteuse habite avec une intensité égale les textes qu’elle écrit elle-même et qui sont la manifestation sensible d’une expérience de vie, qu'elle définit volontiers comme sa foolosophy.

    Ce duo de l'enchantement, dont l’association dure depuis plus de quinze ans, est comme une sorte d’unisson. Une union sacrée entre poètes.

    Butter in my brain, qui aura nécessité de longues séances d’écriture à quatre mains pendant plus d’un an et demi, est un objet musical magnifique et envoûtant. Une parenthèse heureuse. Quelque part, entre jazz, pop songs et musique romantique du siècle passé ; ou plutôt ailleurs, tout là-haut, là où les rêves sont encore à portée d'imagination. Je n’éprouve pas le besoin de détailler l'album titre par titre parce qu'il est à recevoir comme un tout ; toutefois, je ne peux vous cacher qu’à l’écoute de « Nightcap for sparrows » par exemple, un doux frisson m’a parcouru. De plaisir, évidement. Et qu’il en va ainsi du début à la fin.

    Comme je ne voulais pas venir vers vous les mains vides en attendant la sortie du disque, je vous ai apporté un petit teaser…

    Butter in my brain sortira le 20 octobre chez Abalone Records. Une bonne occasion de saluer l’ami Régis Huby, dont le travail est toujours aussi remarquable.

  • Orchard : « Serendipity »

    Orchard_Serendipity.jpgOn m’accordera que l’été 2017 a le droit de jouer les prolongations un jour ou deux si tel est notre bon plaisir. Car si Serendipity, qui sortira le 22 septembre prochain sur le label Ici d’Ailleurs dans le cadre de la série « Mind Travels », s'affirme comme l’une des belles surprises de la rentrée, on est tenté de le parer des qualités propres à un été de la musique.

    Orchard est une association spontanée : Aidan Baker (guitare), Gaspar Claus (violoncelle), Franck Laurino (batterie) et Maxime Tisserand (saxophone, clarinette) le régional de l’étape que nous avons suivi récemment avec l’Eclectik Percussions Orchestra et ses si belles Traces de Vie. À ces protagonistes, il faut ajouter David Chalmin, compositeur producteur chargé de la réalisation du projet. L’histoire n’est pas si banale car ce petit monde s’est découvert en entrant en studio, pour laisser ensuite libre cours à son imagination. Qui est fertile, c’est le moins qu'on puisse dire !

    Car le résultat est de toute beauté… On pense parfois au Pink Floyd planant du début des années 70 (« Drawn With The Wind »), au travail obsédant de Richard Pinhas (« After All The Sun Is Awakening ») ; on est à tout moment happé par des paysages presque immobiles où les instruments scandent une longue note, déploient des motifs cycliques ou laissent entendre ce qui pourrait être un battement d’ailes (« A Day Staring At Ternity »). Dans un climat minimaliste où le temps s’étire à l’infini – y compris au long des deux seules compositions courtes du disque : « We Host You » et « Fructifiction » – Orchard (qu’on traduira par « verger ») donne sa version très attachante de la sérendipité et de la place laissée au hasard dans une découverte. Ici, il s’agit à l’évidence d’un langage, aux confins du rock progressif et de l’ambient music, né dans l’ébullition d’une rencontre, un inattendu dont les effets pourraient être plus durables que le seul temps de sa conception.

    Orchard sera à l’Autre Canal le 19 octobre, dans le cadre de l’édition 2017 de Nancy Jazz Pulsations. Une bonne occasion d'en savoir plus sur sa capacité à transformer son essai !

  • Sea Song(e)s

    sea song(e)s, tocanne, domancich, lang, gaudillat, wyattPas besoin d’avoir peur pour ces quatre-là, qui osent un hommage très particulier à Robert Wyatt ; une célébration qu’ils ont parée, il faut le dire d’emblée, d’un titre d’une grande élégance, comme une évidence, Sea Song(e)s. On ne saurait en effet mieux définir la démarche à la fois humble et lumineuse de Bruno Tocanne (batterie), Sophia Domancich (claviers), Antoine Läng (voix, effets) et Rémi Gaudillat (trompette). Parce que s’attaquer au monde inimitable de cette icône qu’est le batteur de Soft Machine, devenu par la force des circonstances (tragiques) un musicien d’une singularité sans équivalent, n’était pas sans risque. Quiconque s’est laissé ensorceler il y a plus de quarante ans par Rock Bottom, disque majeur dans l’histoire musicale du XXe siècle, saura à quel point il eut été incongru d’envisager une telle affaire sous la forme d’une relecture, aussi réussie fût-elle, de quelques-uns des trésors créés par Wyatt au fil du temps. Et pour ce qui est du Rock Bottom en question, premier jalon de l’histoire du batteur chanteur après l’accident l’ayant cloué dans un fauteuil, on sait qu’il est tellement au-delà de toute référence qu’il vaut mieux éviter de penser à se l’approprier.

    Fort heureusement, le quartet (augmenté de Marcel Kanche qui signe plusieurs textes) va bien au-delà d’une série de reprises. Mieux : il crée sa propre musique (y compris sous la forme de chansons), née d’une longue immersion (celle de la passion) au cœur de l’univers du grand Robert, que chacun des musiciens connaît à des degrés divers. Sophia Domancich est par exemple très liée à l’école dite de Cantebury dont Soft Machine est la formation emblématique. Mais la pianiste a aussi croisé depuis longtemps le chemin de Bruno Tocanne. Souvenons-nous de l’album Funerals dans les années 90. Sea Song(e)s est une respiration avant d’être une inspiration. Parce qu’à l’exception d’une version étale de « Sea Song » en conclusion de l’album et de plusieurs citations explicites (à l’exemple de « Aimez-la » où le clavier de Sophia Domancich dit la mélodie de « Alifib », où la trompette de Rémi Gaudillat cite brièvement celle de Mongezi Feza brillant de tous ses feux sur « Little Red Riding Hood Hit The Road), le répertoire est original. Et résolument différent de la source. De la sérénité immobile de « Ressac » au cri de « I Danced ».

    Comment s’y sont-ils donc pris pour ne pas trahir sans pour autant chercher à reproduire ? Tout simplement en restant eux-mêmes : des sculpteurs amoureux qui ont voulu engendrer une forme sonore compatible avec l’esprit de sa matrice. Les quatre musiciens sèment de discrets petits cailloux posés sur des mélodies d’apparence minimaliste ; leurs sonorités, leurs élans et leurs tourneries (écoutez le piano de « Sea Dance » pour comprendre de quoi il est question ici) sont, sinon les frères jumeaux, du moins les très proches cousins de l’onirisme wyattien. Sea Song(e)s est à sa manière subtile un laboratoire où prennent vie textures et fragments, comme autant de satellites gravitant autour de la planète Wyatt. À laquelle on pense sans pour autant l’entendre vraiment.

    Bruno Tocanne, instigateur du projet, a décidément la main heureuse dans ce genre d’entreprise. Il n’y a pas si longtemps, il redonnait vie à Escalator Over The Hill de Carla Bley, avec l’approbation de cette dernière : c’était Over The Hills, où l’on retrouvait déjà Rémi Gaudillat et Antoine Läng. Il reçoit cette fois les compliments de  Robert Wyatt qui n’a pas hésité à évoquer le raffinement et la magie du son de Sea Song(e)s. Tocanne et ses partenaires font, une fois encore, la démonstration d’un besoin impérieux, celui de de brasser les influences et de franchir les barrières stylistiques

    Sea Song(e)s sortira le 6 octobre chez Cristal Records. Vivement l’automne !