Sea Song(e)s
Pas besoin d’avoir peur pour ces quatre-là, qui osent un hommage très particulier à Robert Wyatt ; une célébration qu’ils ont parée, il faut le dire d’emblée, d’un titre d’une grande élégance, comme une évidence, Sea Song(e)s. On ne saurait en effet mieux définir la démarche à la fois humble et lumineuse de Bruno Tocanne (batterie), Sophia Domancich (claviers), Antoine Läng (voix, effets) et Rémi Gaudillat (trompette). Parce que s’attaquer au monde inimitable de cette icône qu’est le batteur de Soft Machine, devenu par la force des circonstances (tragiques) un musicien d’une singularité sans équivalent, n’était pas sans risque. Quiconque s’est laissé ensorceler il y a plus de quarante ans par Rock Bottom, disque majeur dans l’histoire musicale du XXe siècle, saura à quel point il eut été incongru d’envisager une telle affaire sous la forme d’une relecture, aussi réussie fût-elle, de quelques-uns des trésors créés par Wyatt au fil du temps. Et pour ce qui est du Rock Bottom en question, premier jalon de l’histoire du batteur chanteur après l’accident l’ayant cloué dans un fauteuil, on sait qu’il est tellement au-delà de toute référence qu’il vaut mieux éviter de penser à se l’approprier.
Fort heureusement, le quartet (augmenté de Marcel Kanche qui signe plusieurs textes) va bien au-delà d’une série de reprises. Mieux : il crée sa propre musique (y compris sous la forme de chansons), née d’une longue immersion (celle de la passion) au cœur de l’univers du grand Robert, que chacun des musiciens connaît à des degrés divers. Sophia Domancich est par exemple très liée à l’école dite de Cantebury dont Soft Machine est la formation emblématique. Mais la pianiste a aussi croisé depuis longtemps le chemin de Bruno Tocanne. Souvenons-nous de l’album Funerals dans les années 90. Sea Song(e)s est une respiration avant d’être une inspiration. Parce qu’à l’exception d’une version étale de « Sea Song » en conclusion de l’album et de plusieurs citations explicites (à l’exemple de « Aimez-la » où le clavier de Sophia Domancich dit la mélodie de « Alifib », où la trompette de Rémi Gaudillat cite brièvement celle de Mongezi Feza brillant de tous ses feux sur « Little Red Riding Hood Hit The Road), le répertoire est original. Et résolument différent de la source. De la sérénité immobile de « Ressac » au cri de « I Danced ».
Comment s’y sont-ils donc pris pour ne pas trahir sans pour autant chercher à reproduire ? Tout simplement en restant eux-mêmes : des sculpteurs amoureux qui ont voulu engendrer une forme sonore compatible avec l’esprit de sa matrice. Les quatre musiciens sèment de discrets petits cailloux posés sur des mélodies d’apparence minimaliste ; leurs sonorités, leurs élans et leurs tourneries (écoutez le piano de « Sea Dance » pour comprendre de quoi il est question ici) sont, sinon les frères jumeaux, du moins les très proches cousins de l’onirisme wyattien. Sea Song(e)s est à sa manière subtile un laboratoire où prennent vie textures et fragments, comme autant de satellites gravitant autour de la planète Wyatt. À laquelle on pense sans pour autant l’entendre vraiment.
Bruno Tocanne, instigateur du projet, a décidément la main heureuse dans ce genre d’entreprise. Il n’y a pas si longtemps, il redonnait vie à Escalator Over The Hill de Carla Bley, avec l’approbation de cette dernière : c’était Over The Hills, où l’on retrouvait déjà Rémi Gaudillat et Antoine Läng. Il reçoit cette fois les compliments de Robert Wyatt qui n’a pas hésité à évoquer le raffinement et la magie du son de Sea Song(e)s. Tocanne et ses partenaires font, une fois encore, la démonstration d’un besoin impérieux, celui de de brasser les influences et de franchir les barrières stylistiques
Sea Song(e)s sortira le 6 octobre chez Cristal Records. Vivement l’automne !