Éric Frasiak ou le goût du père François
Une fois n’est pas coutume, il sera question ici de ce qu’on appelle pour simplifier un disque de « chanson française ». Voilà qui vous surprend, n’est-ce pas ? Vous conviendrez avec moi que je brocarde suffisamment le petit monde bariolé de nos chanteurs/chanteuses insipides et interchangeables et que je ne me prive jamais de l’occasion de dénoncer les relations incestueuses qu’entretient une minorité d’entre eux, dominante et inusable, avec la sphère radio-télévisée et ses passe-plats obéissants pour ne pas dire tout le bien que je pense d’un album récemment publié par le barisien Éric Frasiak. Ce disque s’appelle Mon Béranger et, comme on peut s’en douter, il est un hommage rendu à un autre chanteur disparu au mois d’octobre 2003, François Béranger. J’ai bien dit barisien, parce que Frasiak habite Bar-le-Duc, ce dont le verdunois qui sommeille en moi ne saurait lui tenir rigueur, eu égard à l’urgence d’une solidarité meusienne face à la disparition programmée d’un département qualifié d’enfer vert par ceux qui, de loin, continuent de confondre la Lorraine et l’Allemagne...
Vous me passerez l’expression, mais l’entreprise consistant à rendre un tel hommage était du genre « casse-gueule ». La très forte personnalité de François Béranger, homme révolté et artiste sans concession, se suffit à elle-même. Besoin de personne, le père François... Le chanteur, qui avait bien peu de chances de recevoir le soutien des médias cités plus haut tant il dénonçait leurs turpitudes, était entier, amoureux de la vie, toujours prêt à défendre de nobles causes et à crier sa douleur face aux violences de notre monde. À sa façon, il était un sociologue de son temps, un témoin au regard aiguisé qui pointait d’un doigt dénonciateur les errances des hommes empêtrés dans leurs contradictions et leurs mensonges. Une bonne quinzaine d’albums au compteur entre 1970 et 2003 et une série de chansons qui auront marqué leur époque : « Tranche de vie », « Natacha », « Le monument aux oiseaux », « Rachel », « Tango de l’ennui », « Le monde bouge », « Département 26 », « Magouille blues », « L’alternative », « Paris-Lumière », ... arrêtons l’énumération de ces pépites qui vieillissent très bien et n’ont rien perdu de leur force de frappe.
Disons-le sans détour : Éric Frasiak a parfaitement réussi son coup ! Beau travail de la part de celui qui avait décidé de se consacrer à la chanson après avoir découvert l’univers de François Béranger quand il n’était encore qu’un adolescent, lui qui écoutait en boucle ses albums vinyles dans les années 70 et rêvait d’inventer son propre univers, lui qui avait son idole en tête le jour où il a acheté sa première guitare. Les années ont passé, Éric Frasiak s’est affirmé jour après jour comme chanteur en élaborant un répertoire personnel – où l’idée d’engagement mêlée à la tendresse le relie naturellement à son mentor – qu’on peut découvrir au long d’une poignée d’albums et d’un DVD. Mon Béranger est le sixième chapitre de sa discographie, une pièce de plus à verser au dossier de sa petite entreprise de Crocodile.
Pari réussi en effet parce qu’Éric Frasiak a su rester lui-même tout en hissant haut les couleurs de François Béranger. Le Meusien ne se cache pas derrière son maître à chanter, pas plus qu’il n’essaie de tirer la couverture à lui en dénaturant les versions originales. Non, c’est beaucoup plus simple que ça : c’est un peu comme si les deux hommes marchaient côte-à-côte, bras dessus bras dessous. Quand l’un chante, on entend l’autre. Et pourtant, Frasiak n’a pas la même voix que Béranger, il procède à des choix instrumentaux qui lui sont propres et dans la droite ligne de ses précédents disques, les arrangements sont bien les siens, sobres et soignés ; il n'empêche que Béranger est bien présent tout au long des dix-sept reprises sélectionnées parmi ses cinq premiers albums, publiés entre 1970 et 1975. Auxquelles il faut ajouter une dix-huitième chanson signée Frasiak et en toute logique intitulée « François Béranger ». On connaissait cette dernière puisqu’elle figurait déjà sur l’album Parlons-nous publié en 2009. Mais cette fois, elle est plus dépouillée, juste une voix et une guitare acoustique : une conclusion autobiographique qui fait écho en toute tendresse à l’ouverture du disque, « Tranche de vie », dont on sait qu’elle racontait elle-même l’histoire de Béranger. La boucle est bouclée.
Mon Béranger aurait, en d’autres temps, pu occuper l’espace sonore d’un double album : avec ses 78 minutes qui passent à la vitesse de l’éclair, il propose un menu très consistant qui ne donne même pas envie de se demander pourquoi telle ou telle chanson n’y figure pas. Parce qu’il faut bien faire des choix, parce que si tout était bon dans cette période faste chez Béranger, il était tout de même nécessaire de brosser dans le temps imparti par le format du disque un portrait qui soit le plus complet possible, en piochant dans le patrimoine avec amour et discernement. Jetez un coup d’œil au bas de cette note pour les connaître.
Béranger révolté, Béranger amoureux, Béranger ironique, Béranger utopiste, Béranger taquin, Béranger nostalgique aussi... ils sont bien là, enveloppés dans un écrin musical qu’Éric Frasiak a ciselé à partir d’une base simple (et indémodable, on le qualifierait volontiers de vintage) de guitares (électriques et acoustiques), piano, basse et batterie ; une matière sonore qui dessine une texture folk rock bienvenue (avec parfois une pointe d'accent tzigane, musette ou tango), relevée ici où là d’un accordéon, d’un saxophone soprano, d’un violoncelle, d’une clarinette, de percussions... et d’un moog, en provenance directe des années 70. On le devine, une attention extrême a été apportée à la réalisation de cet album à la finition soignée. François Béranger le vaut bien.
Il est plaisant de constater qu’en 2014, un artiste tel qu’Éric Frasiak a le cran de se présenter ainsi, comme nu, devant Son Béranger, avec une grande humilité et une tendresse infinie. Si ce disque n’est certainement pas le dernier du chanteur, il est dès à présent un repère essentiel dans sa vie musicale, en ce qu’il représente pour lui une sorte d’aboutissement nécessaire, avant de continuer à arpenter son chemin de chanteur auréolé de mille étonnements et émotions, avec ou sans celui qui l’a fait éclore.
Tout de même, il doit frétiller d’aise, le père François, en écoutant ce disque, non ?
Et comme j’ai toujours eu une tendresse particulière pour « Département 26 » (chanson poignante qui dit la solitude d'un agriculteur célibataire sur l’album Le Monde Bouge), quelle meilleure idée que de vous proposer d’en écouter la version d’Éric Frasiak ?