Sans limites
Allez hop, un bon vieux virage à 180 degrés ! Après le prairie rock de l'attachant Indio Saravanja ; après le southern rock du regretté Duane Allman, je vous emmène pour un petit tour chez un jeune tromboniste Hélvète dont on parle de plus en plus et qui semble n'avoir pas froid à la coulisse...
Attention toutefois : je préfère annoncer ici qu'avec Samuel Blaser, nous ne sommes pas forcément en terrain balisé et qu'il faut accepter d'être un peu dérangé dans son confort auditif si l'on veut participer aux joutes exploratoires qu'il nous propose. De façon un peu simpliste, on le range dans la catégorie des musiciens dits d'avant-garde. Mais ces étiquettes sont irritantes parce que toujours réductrices. Et traduisent très mal la jubilation qu'on peut éprouver à s'embarquer sur un terrain parfois escarpé mais ô combien fertile !
C'est le doux prix à payer : celui de l'inconnu et de cette incertitude roborative sans laquelle une création ne serait qu'une répétition. À certains moments, on veut reconnaître, à d'autres on cherche à connaître. Et pour ne rien vous cacher, ce n'est qu'après trois voire quatre écoutes attentives que ce disque a fini par me dévoiler ses atours. Parce que la musique - comme toute forme d'art - est aussi une affaire d'initiation. Au prétexte que je ne parle pas le Japonais, devrais-je en conclure qu'un quotidien de Tokyo ne dit rien d'intéressant ? J'aurais plutôt tendance à opter pour un apprentissage de la langue...
Samuel Blaser est un musicien actif. Pour ma part, j'avais pu noter la singularité du tromboniste lorsqu'il avait rejoint le Quartet de Bruno Tocanne et ses 4 New Dreams. Plus récemment, son Consort In Motion écrivait un palimpseste audacieux de la musique de Monteverdi, dans un projet auquel était associé le batteur Paul Motian, toujours avide de nouvelles expériences du haut de ses 80 ans.
Avec Boundless le bien nommé - une traduction possible serait sans limites - Samuel Blaser met en lumière à la fois ses qualités d'improvisateur et de fédérateur. Il faut dire qu'en faisant appel au guitariste Marc Ducret, il trouve un partenaire dont le moins qu'on puisse dire est que le bonhomme a du répondant ! Deux animateurs inventeurs, deux agitateurs artificiers toujours à l'affût, sans cesse prêts à rebondir sur l'idée de l'autre, à la creuser, la décortiquer et la maintenir en vie coûte que coûte. Je profite de la publication de ce disque pour rappeler à quel point Ducret est une personnalité essentielle de la scène actuelle : pour vous en convaincre, refaites un petit tour du côté de son trop éphémère Sens de la Marche ou de ses récents Tower, volumes 1 et 2. Sacré personnage qui va même ici glisser quelques motifs que ne renierait pas un Robert Fripp.
Le disque est structuré autour d'une suite en quatre parties enregistrées live : à peine le thème rapidement esquissé que la musique s'envole pour une stimulante conversation à quatre voix libres et complices. Quatre parce qu'aux côtés de Blaser et Ducret officient le contrebassiste Banz Oester et le batteur Gerald Cleaver. Ces deux-là sont partie prenante de la fête et ne laisseraient pour rien au monde le débat se dérouler sans eux. Le terme de conversation n'est pas écrit par hasard : il me semble traduire assez fidèlement l'esprit qui règne sur ce disque. Les idées fusent, chacun les reprenant à son compte dans une cause collective : au final, le motif dessiné est réjouissant, imprévisible, foutraque et stimulant.
Je ne m'y connais pas assez en trombone pour formuler un avis circonstancié sur le jeu de Samuel Blaser. Tout au plus puis-je souligner sa vivacité et ses qualités exploratoires de l'instrument. Ainsi que sa faculté - très appréciable au demeurant - de retrait dès lors qu'il s'agit de permettre aux trois autres de dérouler le fil de leur histoire. Oui, Samuel Blaser a aussi l'intelligence de savoir ne pas jouer pour mieux écouter et rebondir.
Publié sur le label Suisse Hat Hut, Boundless est séduisant par l'addition de petits trésors d'invention qu'il aligne devant nous, sans complexe et dans un désir d'aller voir ailleurs si nous y sommes.
Et nous y sommes bien en effet, tout ragaillardis par cette bonne friction que le Quartet nous a accordée. Quant à savoir si Boundless relève de l'avant-garde, de l'après-garde ou de je ne sais quoi, j'aurais tendance à dire que je m'en moque comme de l'an 40. L'essentiel est là, dans la profusion des énergies et le désir de regarder devant soi.
Sans limites, vous dis-je !