Mille-feuilles
Etrangement, l'histoire semble se répéter... Je me rappelle avec un vrai bonheur ces heures, si lointaines aujourd'hui, de découverte d'une myriade d'univers musicaux enchantés, lorsque tapi dans un coin de la chambre de mon frère aîné, je partageais la totalité des coups de cœur qu'il collectionnait en vertigineuses piles de disques, ces galettes dont l'effet magique ne s'est jamais évanoui chez moi. Chez lui non plus d'ailleurs, je suis prêt à prendre les paris. Il suffirait de lui demander. J'ai déjà évoqué ces instants, en particulier dans un texte où je me suis efforcé de décrire un processus naturel d'indépendance vis-à-vis de celui qui était d'une certaine façon mon nourricier culturel. Appelons cette phase cruciale un sevrage, d'abord par la bande à Jerry avant que ma petite route ne me vaille de nombreuses embardées plus ou moins contrôlées... soit le début d'une longue quête dont je pense ne jamais voir la fin et qui me vaut aujourd'hui de ressentir la musique comme une nécessité presque vitale. La musique, les musiques...
Allez savoir pourquoi le passé vient soudainement carillonner à la porte de mon présent. Alors forcément, n'étant jamais à court d'une œillade à mes années de jeunesse, j'ouvre la porte en grand et je laisse entrer mon hôte et son cortège de bonnes nouvelles. Car voilà qu'après avoir écrit voici quelques mois un beau texte, très documenté, le dit frère instructeur a récemment multiplié les appels à la découverte d'un certain Indio Saravanja. Que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam... Ou plutôt, devrais-je dire, ni de Bob ni de Neil, voire de Jackson... Car ce songwriter Canadien originaire d'Argentine, personnage hors normes se battant au quotidien pour faire vivre son art, a probablement biberonné son Zim ou son Loner depuis sa plus tendre enfance. Nul ne pourra le nier... Au point qu'il partage avec eux cette faculté d'exposer tranquillement ses faiblesses, comme cette voix qui, ici ou là, semblera fragile, ou un jeu d'harmonica qu'on devine vacillant. Tant mieux ! Ici, il n'est pas question de gros bras, mais bien plutôt de délicatesse et de sincérité. Et la comparaison avec les maîtres cités un peu plus haut s'arrêtera là parce qu'Indio Saravanja vous enveloppe très vite dans son univers chaleureux et singulier. On s'y attache sans opposer la moindre résistance, en constatant avec un plaisir gourmand qu'il se dégage de ses songs une identité des plus attachantes. Beaucoup d'intelligence, beaucoup de finesse... Je possède par ailleurs quelques indices qui me laissent penser que l'homme est très proche de l'artiste... Ce qui ne saurait nous étonner.
On peut découvrir la musique d'Indio Saravanja à travers trois beaux disques, qu'il n'est pas toujours facile de se procurer mais qui sont disponibles néanmoins sur la plupart des plates-formes de téléchargement : Indio Saravanja (2005), The Caravan Sessions (2009) et Songster (2010), ce dernier rassemblant des chansons dites de jeunesse, ici interprétées dans leur plus grande nudité et enregistrées en quelques heures seulement. Un disque épuré, loin de tous les artifices des surproductions anglo-saxonnes et, finalement, hors du temps. Et des modes... Let it be naked, comme dirait l'autre. Quant à The Caravan Sessions, il n'est ni plus ni moins qu'un très grand disque, qu'on écoute d'une traite, subjugué par son évidence mélodique. Je n'en dirai pas plus, sachant que du côté de Blue Umbrella, l'essentiel vous est expliqué avec beaucoup d'arguments convaincants et de nombreuses explications fort utiles.
Me voilà donc à nouveau dans la posture bien confortable du pré-adolescent que je ne suis plus depuis belle lurette. Une situation très confortable, finalement... Un peu comme le gamin qui met les pieds sous la table, sans se demander si quelqu'un a préparé le repas, parce qu'il sait qu'il y aura quelque chose à manger. Oh, je sais que le présent va très vite me faire signe en m'agitant sa grisaille tenace, tel le torero brandissant la muleta sous le nez du taureau. Mais en attendant, je savoure...
On aura donc compris que si je me laisse souvent assaillir par des bouffées de nostalgie, je développe en contrepartie des stratégies presque surhumaines pour les réprimer, ou plutôt les comprimer autant que possible. Car la tentation nostalgique n'est bonne conseillère qu'à la seule condition qu'on en fasse un usage modéré, sans quoi elle vous interdit de regarder devant vous et vous fige inutilement dans un passé vitrifié à force d'être idéalisé. Mais consommée à petites doses, savourée en quelque sorte, elle vous fait comprendre qui vous êtes, comment vous avez multiplié les efforts pour vous construire et grandir en vous rappelant votre appartenance à ce monde de l'enfance qu'un quotidien brutal essaie d'enfouir dans ses tréfonds les plus insupportables. Alors cette vieille histoire d'apprentissage fraternel qui surgit à nouveau, dans toute sa simplicité, n'est finalement rien d'autre qu'une tranche de vie, une de plus, dans le mystérieux mille-feuilles de l'existence de l'être humain que j'essaie d'être, lui-même goutte d'eau dans l'océan de l'histoire. Autrement dit, pas grand chose finalement...
Mais nom d'un chien, on a beau surveiller sa ligne et guetter avec une rigueur spartiate le niveau de son indice de masse corporelle, qu'il est bon ce gâteau ! Tiens, j'en reprends une grosse part...