Téléspectateur très intermittent et volontiers boycotteur de la plupart des chaînes ou programmes destinés à investir les cerveaux disponibles, j'ai pris le temps, néanmoins, de regarder la semaine dernière le long téléfilm en deux parties réalisé par Nina Companeez, qui avait choisi de s'attaquer à cet Himalaya de la littérature qu'est A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. En proustophile récurrent, je ne pouvais manquer de m'intéresser à cette courageuse tentative, partant toutefois de l'idée que l'obstacle de la transposition en images d'une telle somme était absolument insurmontable.
Dès la fin des deux premières heures, ma conviction était faite, malgré l'indéniable effort entrepris pour reconstituer un écrin au plus près de l'ambiance dans laquelle baignent les sept grands chapitres d'une œuvre publiée sur près de quinze années et dont les trois derniers ont été portés à la connaissance des lecteurs après la mort de l'écrivain.
Oui, les décors et les costumes sont soignés ; oui, les acteurs sont un reflet assez fidèle des personnages qui parcourent La Recherche tout au long de ses milliers de pages. La plupart sont très bons, voire excellents – Didier Sandre campe un Baron de Charlus particulièrement saisissant - ; oui, l'histoire est racontée non sans une vraie rigueur, malgré la quasi éradication du premier volet : Du côté de chez Swann, qui n'est ici évoqué qu'au moyen de quelques flash-back vers la fin de la deuxième partie (difficile tout de même de ne pas caser quelque part l'épisode de la madeleine qui reste ici assez incompréhensible alors que placé au début de l'œuvre écrite, il nous éclaire très vite sur les tourments qui hantent le narrateur). Nina Companeez n'a eu d'autre choix que de nous offrir un sommaire détaillé de ce grand ensemble, prenant le risque parfois d'égarer le téléspectateur qui n'aurait pas de son côté entrepris une lecture de ce qui, qu'on le veuille ou non, restera comme l'une des œuvres majeures du XXe siècle.
Or, malgré cette impression d'une réussite formelle, on doit bien s'avouer que la réalisatrice est passée à côté de son sujet. Nul reproche ici de ma part : il ne pouvait en être autrement car A la recherche du temps perdu est intransposable. Aucune version cinématographique ou télévisée ne pourra rendre compte du mystère que représente cette montagne dont les ressources semblent inépuisables au point que beaucoup conservent toujours à portée de main l'un ou l'autre de ses volumes.
Beaucoup d'analyses ont été produites qui s'attachent à décrypter le travail de Marcel Proust et je ne me risquerai pas à une tentative d'étude. Mais je veux tout de même faire part ici des raisons pour lesquelles je suis parvenu à la conclusion qu'une telle adaptation est, et sera toujours, vaine.
Jamais en effet un film ne pourra mettre en images l'incroyable musique des phrases de Marcel Proust. Parce qu'on ne lit pas son grand œuvre sans avoir au préalable pris quelques précautions. Une phrase de Proust est un monde à elle-seule, elle vous emmène loin dans les pensées de l'auteur et requiert toute votre attention. La moindre seconde de distraction vous sera fatale et vous serez impitoyablement éjecté de l'embarcation. Vous devrez remonter à bord et recommencer. D'une certaine façon, on peut dire que la lecture de Proust s'apparente à un travail de méditation. Il vous faut tenter de faire le vide en vous pour entrer dans ses méandres et mieux savourer la succession de réflexions et les innombrables analogies dont l'écrivain parsème ses états d'âme. Mais dès lors que vous aurez réussi à maîtriser la conduite de votre rafiot, vous recevrez en cadeau un incroyable voyage intérieur dont chaque étape, aussi courte soit-elle, évoquera forcément une sensation qu'il vous sera arrivé d'éprouver un jour ou l'autre. A la recherche du temps perdu fonctionne un peu comme le scanner de vos propres pensées : il semble bien que Proust ait tout analysé, tout décortiqué. Rien ne lui aura échappé de ce qui a pu vous habiter vous-même. On peut dire que si Nina Companeez a réussi à fabriquer une honorable bouteille de vin, elle n'est pas pour autant devenue viticultrice. Tout au plus aura-t-elle pu l'emplir d'un agréable sirop qui ne vous conduira pas à l'ivresse. Dommage ! Un contenant séduisant mais finalement bien peu de contenu. Disons-le une fois encore : à l'impossible nul n'est tenu et le visionnage de ces quatre heures, pour agréable qu'il soit, ne nous donne pas les clés de l'univers de Marcel Proust. Comme si, ayant pénétré dans le hall d'une grande demeure, vous étiez condamné à en observer les portes fermées tout autour de vous. C'est au téléspectateur, maintenant, de décider s'il a envie d'en savoir plus.
On ne rappellera jamais assez l'incroyable causticité des visions de Marcel Proust et leur étonnante universalité qui en font la modernité. Bien des réflexions qu'il nous soumet pourraient s'appliquer à notre époque. Je relisais récemment A l'ombre des jeunes filles en fleur et je m'étonnais de la manière très réjouissante dont Proust considérait les parvenus et leur acculturation.
Relisons-le : « Je fus frappé à quel point chez ce jeune homme et les autres très rares amis masculins de ces jeunes filles, la connaissance de tout ce qui était vêtements, manière de les porter, cigares, boissons anglaises, chevaux – et qu'il possédait jusque dans ses moindres détails avec une infaillibilité orgueilleuse qui atteignait à la silencieuse modestie du savant – s'était développée isolément sans être accompagnée de la moindre culture intellectuelle ». Cherchez bien autour de vous, vous aurez forcément, un jour ou l'autre, un personnage de cet acabit, prompt à vous faire éclater sa réussite à grands coups de grosses berlines allemandes et, pourtant, de conversation fort limitée. Encore mieux, quelques lignes plus loin : « Il n'avait aucune hésitation sur l'opportunité du smoking ou du pyjama, mais ne se doutait pas du cas où on peut ou non employer tel mot, même des règles les plus simples du français ». Tiens tiens... ça me rappelle quelque chose. Pas vous ? J'ai le souvenir très récent d'un chef d'état bataillant avec le subjonctif pour mieux faire oublier la catastrophique symphonie de ses phrases, ainsi baragouinées pour rester en phase avec son public.
Marcel, tiens-toi bien, tu vas finir par être retiré de tous les programmes de littérature. D'ailleurs je ne sais même pas si cette discipline, peu génératrice de consommateurs dociles, est encore enseignée...
Et sur ces bonne paroles, j'y retourne !