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Lu

  • Pierre-Michel Sivadier : Paùl Jack

    pierre-michel sivadier, paùl jack, stella marisJe me pose souvent, sans doute plus que de raison, la question de la légitimité. N’étant pas musicien, mais un simple récepteur, ai-je le droit d’écrire dans le but d’évoquer un disque à des fins de « chronique » ? Qui suis-je pour oser ? Parce qu’il y aura forcément quelqu’un·e qui dira mieux et de façon plus juste. J’en suis certain. Alors quand il s’agit d’un livre, comment pourrais-je avoir l’outrecuidance de glisser quelques lignes qui ne demandent qu’à être délaissées au profit d’autres, plus belles, plus riches ? Tout cela m’a traversé l’esprit, insidieusement, au moment où j’ai reçu Paùl Jack, le roman de Pierre-Michel Sivadier paru aux belles éditions bretonnes Stella Maris. Loin d’être un inconnu, cet artiste – chanteur, pianiste, compositeur, poète –  a entre autres expériences côtoyé Christian Vander et Offering. Si, son troisième disque en 25 ans, est à cet égard un moment singulier, tout comme ses deux précédents rendez-vous, empreint d’une beauté amoureuse, tourmentée et onirique. C’est d’ailleurs ce que je me suis efforcé d’expliquer dans le magazine Citizen Jazz.

    Le livre à côté de moi, sur la table de chevet. Durant quelque temps, je n’ai pas osé. Le lire, l’ouvrir. Juste un regard de temps à autre sur sa couverture, sa reproduction d’un tableau de Paul Klee et les notes de la quatrième page. Il y avait ce petit quelque chose qui me retenait, m’empêchait. Je ne saurais expliquer cette retenue de façon plus précise. Et puis est venu le moment de plonger parce que tout cela, finalement, n’avait aucun sens. Si le chanteur est aussi singulier et attachant, pourquoi après tout l’écrivain ne le serait-il pas ? Parce qu’il l’est, sans le moindre doute.

    Qu’on me comprenne bien, cependant : vous ne trouverez pas ici une « critique » littéraire, mon expérience est largement insuffisante en ce domaine et quand bien même elle le serait… Je jette quelques idées, une série d’impressions de lecture.

    Je ne sais pas s’il faut raconter l’histoire, parce qu’il y en a bien une, celle de deux musiciens et de leur vie, c’est une narration à rythme variable – l’écrivain reste musicien – de leur existence dans notre monde à tous mais aussi dans le leur, sur scène, dans les coulisses ou entre deux portes, une vie intime qui leur appartient et leur échappe, au cœur de laquelle on hésite parfois à se frayer un passage, avec ou sans leur accord. Car le lecteur se doit d’être discret, ne l’oublions jamais, il peut observer les personnages, mais à condition de ne pas les déranger. Le premier semble inaccessible et imprévisible, habité d’une grâce capricieuse et pudique à la fois (Jack) ; le second est en quête de cette amitié amoureuse qui semble ne devoir vivre que le temps d’un rêve et chez qui on devine une pointe de jalousie face à cet autre plus exposé à la lumière (Paùl). Raconter leur(s) histoire(s) de manière linéaire est mission impossible ; ce serait accréditer l’idée d’une forme classique, avec un déroulement, un dénouement. Rien de tout cela…

    Car ce n’est pas ce que j’ai lu dans Paùl Jack, texte traversé à intervalles réguliers par la présence d’un chat, celui de Jack, un troisième personnage qui porte sur les humains qui l’entourent son regard amusé, voire caustique et prend un malin plaisir à les mener par le bout du museau et de la moustache pendant que les deux « héros », de leur côté, jouent au… chat et à la souris. Paùl Jack, ou l’occasion aussi de constater l’état du monde et de nos vies d’humains égarés, par exemple dans un Paris qui perd son âme, des êtres contaminés par un langage désincarné et superficiel soumis à l’éphémère des modes. Une pointe d’amertume devant nos quotidiens en manque de sens. Paùl Jack, ou de multiples questionnements auxquels n’est pas forcément donnée une réponse, parce que nos vies restent avant tout des interrogations. Paùl Jack, ou une expression libérée des contraintes de forme, parfois une simple phrase, parfois un poème ou ce qu’on pourrait supposer être les paroles d’une chanson, mais une langue toujours portée par un élan poétique et le besoin de surprendre. Loin d’être une longue ligne droite conduisant d’un début à une fin, le texte emprunte mille chemins détournés qu’on suit en toute confiance.

    Paùl Jack, ou ce genre de livre qu’on lit, partagé entre le désir d’aller jusqu’au bout, conscient que le dernier mot ne sera pas signe d’une fin, et la tentation d’une lenteur qui en fera un compagnon un peu plus longtemps. Pierre-Michel Sivadier nous fait un beau cadeau : je n’ai pas décelé de message subliminal dans son texte, mais juste entendu battre délicatement un cœur, pudique et conscient.

  • Pour la route

    pablo cueco, pour la route, qupé éditions, , parisPour une fois, je ne vous parlerai pas de musique. Même si l’auteur de Pour la route est aussi un magnifique percussionniste, joueur de zarb plus précisément. Le Corrézien Pablo Cueco, puisqu’il s’agit de lui, est aussi une très belle plume. Peut-être vous rappelez-vous qu’il n’y a pas si longtemps, le 16 mai, je l’avais évoqué ici-même dans mon Carnet de Notes à la faveur de la parution d’un album de toute beauté : Quiet Men, emmené par le clarinettiste Denis Colin.

    Cette fois, Pablo Cueco prend le temps de poser son instrument pour devenir le chroniqueur d’un monde à part, celui des bars tabacs parisiens, à partir d’un centre nerveux du côté du troisième arrondissement et de la Rue Vieille du Temple. Je vous rassure tout de suite : rien à voir avec des brèves de comptoirs et autres paroles définitives notées au fil du temps avant compilation brute de décoffrage. Pablo Cueco fait ici un véritable travail d’écrivain, sur la base d’observations multiples et de réflexions à portée socio-poétique. Parfois ancrées dans la brûlure de l’actualité comme au lendemain des attentats du 13 novembre 2015.

    La Perle, Le Bougnat, Le Saint-Gervais, Chez Nénesse, Le Tizi, Le Baromètre, Le Poitou, La Petite Chaise, Le Progrès, Chez Nini, La Renaissance. Autant de voyages que de noms. Et des incursions aussi vers d’autres arrondissements : 7e, 10e, 11e ou 17e… sans oublier toutes les destinations que ces bars peuvent suggérer à notre imagination.

    Pablo Cueco dresse des mini portraits (quatorze au total), raconte la vie des lieux avec une infinie tendresse. Il n’y a chez lui aucune commisération, pas la moindre tentation de moquerie. Ses lignes regorgent d’amour pour ces univers singuliers et ces êtres qui, souvent, apprivoisent la solitude verre en main. Il ne manque jamais une occasion de souligner leur élégance, même lorsque le pas est hésitant. Mention particulière pour Moi chien du comptoir et sa pirouette finale pleine d’humour. Oui, vous avez bien lu : un chien de comptoir, à ne surtout pas confondre avec un chien de salle. À travers ces mille histoires du quotidien, l’auteur fait aussi œuvre d’historien en décrivant l’évolution des bars qu’il fréquente assidûment. Avec une pointe de nostalgie pour le temps qui passe et s’enfuit.

    On ressort de la lecture de Pour la route avec l’envie irrépressible de se fondre au milieu des habitués, pour les écouter, comprendre ce qui les fait tenir debout malgré l’adversité. Voilà un livre généreux qu’on lit et relit. Un vrai livre de chevet, qui bénéficie du concours du photographe Milomir Kovacevic, parisien depuis plus de 20 ans et qui a appris à saisir des scènes de vie et de rue du côté de Saravejo. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, le Messin Rocco y est allé de ses dessins.

    À lire sans modération, avec ou sans alcool !

    Pour la route – Qupé éditions, 2019 – 120 p., 15€.

  • De cymbales en chroniques...

    Rêves de batteries, batteries de rêve... Lignes de fuites, fuites de lignes... Une flânerie dans la tortueuse histoire d'un adolescent futur écriveur dont les ambitions de musicien se fracassèrent un beau jour sur la réalité de son instrumentarium désuet.

    montblanc-stylo-plume-montblanc-patron-of-art-luciano-pavarotti-4810-taille-f.jpgC'était il y a très longtemps. J'étais jeune, quelque part entre la sortie de l'enfance et l'entrée dans cette période trouble qu'on nomme adolescence... À cette époque, j'avais d'abord caressé l'espoir de devenir un guitar hero : les exemples vinyliques ne manquaient pas et le té en bois dont on m'avait imposé le recours pour d'erratiques cours de technologie au collège m'avaient permis de pousser hors de la scène un John Fogerty ou un Eric Clapton au meilleur de leur forme. Toutefois, ma gestuelle silencieuse avait vite trouvé ses limites lorsqu'après avoir emprunté à plusieurs reprises la (vraie) guitare de ma sœur qui, me semble-t-il, n'en a jamais fait un usage beaucoup plus intensif que le mien, malgré quelques tentatives risquées de l'ascension du sommet technique que constitue « Jeux Interdits » pour tous les gratteux, je m'étais rendu compte que la pratique régulière de cet instrument était fort douloureuse pour les doigts. Les miens en tous cas, car pour les autres, je ne sais pas... Un camarade de classe, plus obstiné que moi, avait de son côté fini par me convaincre que l'apprentissage d'une six cordes risquait fort de s'apparenter à un vrai de chemin de croix, repoussant ainsi dans les limbes de ma rêverie mes pauvres ambitions musicales.

    C'est pourquoi j'eus tôt fait de m'adonner à un nouveau rêve artistique : devenir un as de la batterie, en oubliant l’image de ce percussionniste dont les mains ensanglantées à la fin d’un concert continuent de hanter mes souvenirs ! Il faut être un peu masochiste pour devenir musicien, semble-t-il... Oui, trôner fièrement au centre d'une scène et « déclencher dans toute leur immensité les forces incommensurables de l'univers » ! J'avais à ma disposition le matériel nécessaire à l'assouvissement de cette nouvelle et indéfectible passion : un vieux coussin en cuir fabriqué maison que je m'échinais à martyriser méthodiquement avec une paire d'aiguilles à tricoter qui, de leur côté, n'en demandaient pas tant. Ah ah ah ! La sphère percussive n'avait qu'à bien se tenir, les frisés pouvaient numéroter leurs abattis et les cymbales étaient sommées d'avoir la pêche parce qu'au gré de mes découvertes, j'étais capable de prendre la place de tous mes héros du moment. Je ne saurais établir une liste exhaustive de mes différentes victimes, mais je me rappelle parfaitement avoir convoqué, puis congédié illico, par ordre chronologique : Colin Petersen (Bee Gees), Doug Clifford (Creedence Clearwater Revival), Bill Kreutzmann (Grateful Dead), avant de m'attaquer à de redoutables concurrents tels que Bill Bruford (Yes, King Crimson), Richard Coughlan (Caravan) ou John Marshall (Soft Machine). Aucun d'entre eux n’était en mesure de résister à mes frappes pathétiques. En quelques coups bien sentis sur la peau chamarrée de mon fût de fortune, je donnais un coup de vieux à leur jeu si étrangement mélodique alors que le mien, plus rustre, n'en était pas moins animé par la volonté définitive de leur succéder, de les détrôner et de susciter chez eux une admiration sans bornes envers ma pomme. C'était là ma façon de leur donner un bon coup de pied au fût et de leur botter les caisses…

    Mais un beau jour, ce fut le drame... À l’instar de quelques hurluberlus envoûtés tout habillés de noir et d'un abord pas franchement convivial, je croisai le chemin de Magma et de son bourreau des cymbales, le dénommé Christian Vander ! Hé ho ! C'est quoi, ça ? Comment je fais, moi, avec mes deux aiguilles et mon vieux coussin ? Dis-donc, Cri-Cri, c'est pas du jeu ! Non, mais ça va pas la tête ? Il est fou, il va trop vite et en plus, je ne sais même pas faire les yeux de fou. Il faudrait par surcroît que j'apprenne à secouer la tête à toute allure de gauche à droite et inversement avec la bouche qui ballotte comme une vieille peau morte. Impossible, si mes parents me voient dans cet état, c'est l'asile direct ! Alors là, je peux vous dire, j'ai eu comme un vieux coup de mou... Je pressentais bien que mon sens inné du rythme équivalait grosso modo à celui d'un vieux gant de toilette (mon fils, ce musicien émérite né une dizaine d’années après ma période héroïque en chambre, se délecte quant à lui de l’expression « groover comme un horodateur »), mais tout de même. Me faire ça à moi ? Et puis, il faut bien dire qu'avec cette fracassante déclaration d'hostilité kobaïenne, je me suis très vite rendu compte que par le passé, un certain nombre de grands maîtres avaient déblayé le terrain, repoussant mon drumming in camera vers le tréfonds, que dis-je, le néant de l'histoire de la musique. Les Art Blakey, Elvin Jones, Tony Williams ou Jack DeJohnette étaient passés par là, je n'en avais même pas subodoré l'existence... Pauvre de moi.

    Ma décision fut prise en quelques instants, un beau soir d'automne (en fait c'était peut-être une autre saison, mais j'en ai tiré une au sort et c'est tombé sur celle-là...) : au placard aiguilles et coussin (au fait, je voudrais bien savoir ce qu'il est devenu celui-là, le pauvre, il n'a probablement pas eu droit à des obsèques dignes de son héroïsme subi, il faudrait que je songe à lui élever une stèle, une sorte de monument au coussin inconnu), je rends les armes et je ne serai jamais musicien ! Tout au plus me contenterai-je d'aimer la musique, ou plutôt les musiques. Je développerai malgré moi un terrible syndrome de boulimie des portées (dont la lecture continue de m'échapper), je deviendrai un goinfre des galettes, un affamé des mélodies. Je m'aperçois non sans plaisir que d'autres, avant moi, ont connu ce type de mésaventures. Ainsi, j'ai pu lire - c'était il y a une dizaine d'années - dans un numéro de l'excellent magazine Improjazz une interview de l'écrivain Guy Scarpetta. Cet amateur de jazz racontait que ses parents avaient décidé de lui faire apprendre le violon. Un choix qui se solda par un résultat proche de l'accident industriel, dont il a réussi à extraire une passion pour la musique : « Cette expérience ratée a bien failli me dégoûter à tout jamais de la musique. Mais curieusement, il a suffi que je renonce à jouer pour qu'aussitôt, comme par miracle, mon oreille s'ouvre. Pour que je devienne immédiatement passionné de musique, de toutes sortes de musiques ». Eh bien voilà, on se sent moins seul quand on lit ce genre de choses ! Merci monsieur Scarpetta...

    Ce qui me pose problème avec ce foutu non apprentissage – considérez-moi comme un a-musicien et qu'on n'en parle plus – c'est la formulation correcte des plaisirs qu'on ressent à l'écoute d'un disque, quand on est incapable comme moi, simple écriveur, de les traduire en termes musicalement appropriés. Quand certains de mes congénères évoquent à la faveur d’une chronique bien sentie un intervalle de quarte ascendante, je me fais tout modeste, je rase les murs de ma connaissance, je me pose même la question de ma légitimité de chroniqueur citoyen, c'est vous dire... C’est quoi ce truc ? Mais je n’en ai pas la moindre idée, mon bon monsieur... Alors il me reste pour tout viatique la tentation de l'enthousiasme, celle qui s'affranchit des obstacles techniques et n'a d'autre ambition que de communiquer le bonheur qu'on ressent à l'écoute des musiques. Certains ne manqueront pas de me reprocher ces élans du cœur, eu égard à la diversité stylistique de toutes celles que j’aime. D’autant que des musiques, j’en ai pour le matin, d’autres pour le soir ; j’ai des musiques de printemps ou d’hiver ; en poussant le bouchon un peu plus loin, je me demande si je ne pourrais pas les décliner en fonction du jour de la semaine ou du degré d’hygrométrie ou du niveau d’ensoleillement... Chaque seconde fait de nous un être différent qui réagit avec ses singularités aux musiques qui lui parviennent... C’est compliqué tout ça, mais c’est passionnant, il y a toujours une nouvelle façon d’être à l’écoute. Et puis tout ceci est un long processus de sédimentation qui nous construit d’heure en heure. Je ne suis pas celui que j’étais hier et j’ignore ce que je serai demain. Alors comment voulez-vous, dans ces conditions, que je prenne le temps de perdre le mien afin de réfléchir à la meilleure manière de dire du mal d’un disque ? Moi, je n’en sais fichtre rien et ça ne m’intéresse pas... Mais je n’en ai cure : je revendique le droit d’aimer et de le dire. Et s'il le faut avec des phrases gorgées d’adverbes, d’adjectifs et, cerise sur le gâteau syntaxique, dosées à l’imparfait voire au passé simple, étendards que je brandirai devant le modèle court – verbe sujet complément – qu'il faudrait conjuguer au présent de l’indicatif seulement au prétexte qu’on doit rester simple pour être lu.

    Cette note est la mise à jour d'un texte publié le 29 février 2016, lui-même né de la révision-augmentation d’un texte publié le 19 janvier 2011.

  • Coltrane multidirectionnel

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    C’est à la fin du mois de juin que le label Impulse publiera un enregistrement inédit de John Coltrane sous le titre posthume Both Directions At One : The Lost Album. Si l’on veut être précis, on pourra rappeler que celui-ci remonte au 6 mars 1963 et qu’il eut lieu dans le studio de Rudy Van Gelder (Englewood Cliffs, New Jersey), qui était comme la deuxième maison du saxophoniste. Les archivistes en connaissaient l’existence mais c’est tout récemment que Ravi Coltrane (fils de) s’est vu confier les bandes qui dormaient quelque part dans la famille de Naima, la première femme de John Coltrane. Une aubaine dont la presse s’est déjà largement fait l’écho, ici ou par exemple.

    Cinquante-cinq ans plus tard, cette « exhumation » a des allures d’événement majeur. Du moins pour tous ceux que la carrière fulgurante de John Coltrane passionne. Et ceci pour différentes raisons que j’aimerais expliquer ici.

    La première est on ne peut plus simple : tout enregistrement inédit de John Coltrane est un cadeau. Apprenant la bonne nouvelle, Sonny Rollins a d’ailleurs comparé ce nouveau disque à la pièce d’une pyramide dans laquelle on entrerait pour la première fois. Une magnifique preuve d’admiration de la part de cet autre tenant d’une tenor madness ! On n’oubliera pas en effet que Coltrane est l’une des figures majeures de la musique au XXe siècle et que son œuvre dépasse très largement le cadre du jazz. Avec lui, nous sommes en présence d’une aventure unique, artistique et humaine à la fois. La musique de Coltrane fut une quête qui a tout chamboulé sur son passage. Qui pourrait donner le nom d’un·e musicien·ne qui, depuis sa mort en juillet 1967, a marqué l’histoire autant que lui ? Ne cherchez pas, vous n’en trouverez pas. Par sa dimension spirituelle et son engagement profond, par son caractère total, par son Cri, la musique de Coltrane reste d’actualité et le demeurera pour longtemps.

    La seconde tient à la période très particulière dans laquelle s’inscrit cette session studio. On connaît la profusion discographique de Coltrane, en leader ou aux côtés de Miles Davis et Thelonious Monk, depuis 1955. Mais en 1963, le saxophoniste enregistre très peu. Suivons la piste : la session du 6 mars est la première de l’année et sera suivie, dès le lendemain, par une autre qui donnera le jour au magnifique John Coltrane & Johnny Hartmann. Ensuite, il faudra se contenter de deux compositions enregistrées le 29 avril (« After The Rain » et « Dear Old Stockholm ») publiées plus tard sur l’album Dear Old Stockholm et, pour la première, également sur Impressions. Encore s’agit-il d’un moment particulier puisqu’Elvin Jones et confronté à des problèmes de drogue et se voit remplacé par Roy Haynes. Enfin, le quartet classique se retrouvera en studio le 18 novembre pour enregistrer « Your Lady » et trois prises de « Alabama » (dont deux restées inédites à ce jour), qui trouveront place sur… Live At Birdland, enregistré quant à lui le 8 octobre 1963 et sur la réédition duquel (en 1996) figurera en guise de bonus track l'une des prises de « Vilia » enregistrée le... 6 mars 1963 ! Vous me suivez ? La discographie de Coltrane, c'est vrai, n’est pas toujours facile à suivre, Impulse étant loin de l'exemplarité en matière de rééditions. On comprend donc la valeur d’une session complète qu’on n’espérait plus écouter ! Et puisqu’il est question de rareté, il faut savoir que l’année 1964 aura également été marquée par bien peu de passages en studio : le 27 avril et le 1er juin pour deux sessions qui aboutiront à l’album Crescent et le 9 décembre pour l’enregistrement de A Love Supreme (avec un retour le lendemain pour quelques prises alternatives en sextet). Il en ira tout autrement pour 1965, que j’avais qualifiée d’année héroïque dans un article écrit pour Citizen Jazz. La suite est une course contre la montre, pour ne pas dire contre la mort, avec l’éclatement du quartet et une ligne droite finale incandescente.

    La troisième raison explique le titre que les héritiers de Coltrane ont donné à ce disque : Both Directions At Once, soit « deux directions en même temps ». C’est peu dire que la musique du saxophoniste a connu une évolution foudroyante, que les spectateurs de l’Olympia en mars 1960 avaient pu percevoir lors d’un concert du quintet de Miles Davis entré dans la légende (et récemment optimisé dans un indispensable coffret intitulé Miles Davis / John Coltrane : The Final Tour, The Bootleg Series Vol. 6). Coltrane était ailleurs, son langage n’appartenait qu'à lui-même, il l’inventait jour après jour et, comme le dit très bien Matthieu Jouan dans sa chronique : « Il joue une musique qui deviendra la référence du jazz pendant des décennies, mais pour l’instant, il est le seul ». D’où l’incompréhension d’une partie du public ce soir-là… En 1963, Coltrane est en quelque sorte à la croisée des chemins, il balance encore entre un jazz de facture « classique » (les guillemets signifient qu’en ce qui le concerne, il n’est pas ordinaire pour autant), comme le prouvera la session du 7 mars avec Johnny Hartmann, et une recherche au plus profond de l’âme. Petit à petit, la dimension spirituelle de sa musique va prendre le dessus et balayer tous les repères sur lesquels chacun pouvait s’appuyer. Coltrane à la recherche d’un langage universel. Au sujet du disque dont il a assuré la réalisation, Ravi Coltrane dit très justement qu’il permet de comprendre « John Coltrane avec un pied dans le passé et un pied tourné vers l’avenir ».

    Both Directions At Once devrait voir le jour sous deux formes : un CD simple avec les sept compositions inédites et un double qui comprendra différentes versions alternatives. Les titres sont les suivants : « Untitled Original 11383», « Nature Boy », « Untitled Original 11385 », « Untitled Original 11386 », « Impressions », « Slow Blues Original », « One Up One Down », « Vilia » .

    En compulsant les archives dont je dispose, j’en viens à rêver d’une autre exhumation, celle de quelques enregistrements inédits de l’année 1967, eux-mêmes en provenance du studio Rudy Van Gelder : je pense à une session du 27 février (« E Minor », « Half Steps »), à six compositions d’une session du 29 mars numérotées de 1 à 6 et pour finir, à deux compositions de la dernière session, deux mois jour pour jour avant la mort du saxophoniste, le 17 mai (« None Other » et « Kaleidoscope »). On dit qu’ils sont en possession de Ravi Coltrane…

    En attendant le 29 juin 2018, voici un premier extrait de la session du 6 mars 1963.

  • L’idiome Cruz

    Ce texte est un exercice. Une courte narration composée d’une seule phrase. La pratique des ateliers d’écriture conduisant souvent à travailler sous contraintes (rassurez-vous, ceux qui participent à de tels rendez-vous sont consentants... la plupart du temps), je me suis amusé à m’imposer celle-là, sans en ajouter d’autres (ce qui est fréquent, il y a une bonne dose de masochisme dans ce petit monde). La lecture de mon texte vous le confirmera : c’est sinueux et buissonnier, mais j’ose croire que vous serez indulgent avec ce petit travail d’un samedi soi studieux.

    Je dédie ce texte à : Sarah Murcia, Hélène Labarrière, Joëlle Léandre mais aussi à Henri Texier, Claude Tchamitchian et Louis-Michel Marion.

    contrebasses.jpgElle avait poussé la porte vitrée du studio d’un coup d’épaule franc dont l’efficacité témoignait chez elle d’une habitude prise depuis de longues années d’itinérance et de tournées, entrant comme toujours à reculons dans la longue pièce aux murs lambrissés pour tracter avec plus de facilité son instrument dont les dimensions n’avaient jamais été pour elle un obstacle, une aisance dans le déplacement qu’elle n’attribuait pas à sa haute stature grâce à laquelle elle pouvait regarder la plupart de ses homologues mâles droit dans les yeux, ce dont elle ne se privait pas, mais plutôt à sa volonté de se frayer un passage – avec une très nette préférence pour la ligne droite, car elle était d’une franchise et d’une sincérité désarmantes – en toutes circonstances, musicales ou humaines, et d’imprimer à sa vie la direction qu’elle souhaitait lui donner quel qu’en soit le prix à payer parfois et les inimitiés que son indépendance farouche et son esprit libertaire lui valaient de temps à autre, une singularité revendiquée que dénonçaient à intervalles réguliers une poignée de condisciples bousculés par la spontanéité et l’originalité de l’œuvre qu’elle élaborait avec une patience infinie depuis plus de deux décennies, presqu’un quart de siècle, accumulant dans le sourire de sa quarantaine assumée des collaborations entreprises avec une kyrielle de noms prestigieux, praticiens de toutes sortes d’instruments et pourvoyeurs des teintes multicolores qu’elle recherchait avec obstination depuis ses premiers émois musicaux, autant de célébrités de renommée européenne, voire mondiale, qu’elle brandissait à la façon de trophées, comme un signe de victoire adressé à ses contempteurs aigris, ceux-là même qu’elle savait renvoyer sans ménagement dans la grisaille de leur conformisme et de leur train-train lorsqu’ils pointaient non sans un mépris misogyne la disparition chez elle de toute forme de mélodie au profit d’une exploration sans fin des possibilités sonores de sa compagne géante, quand ils moquaient cette Isabelle Cruz, contrebassiste insoumise, grande gueule volontiers potache à la chevelure ébouriffée, admiratrice du mouvement punk et des Sex Pistols, dont la plupart des autres musiciens, ceux qu’elle nommait ses pairs, en prenant à chaque fois le soin d’en épeler les lettres : P-A-I-R-S, connaissaient la générosité et l’enthousiasme, et qui l’admiraient d’avoir su, dans ce cercle trop souvent masculin, inventer un univers musical si singulier que les spécialistes avaient fini par le qualifier d’idiome Cruz, un langage immédiatement identifiable en raison de sa construction par sédimentation de murmures, de crissements, de percussions, de grognements et d’appels lancinants, avec ou sans archet, parfois avec les poings, une sorte de cri d’abord contenu dont l’inévitable explosion était pour elle, femme politiquement engagée, sœur des démunis, le symbole d’un espoir et d’une libération dans ce monde finissant, soumis aux dictatures gestionnaires et à l’influence d’une minorité détentrice de la plus grande partie de ses richesses, où les humains étaient objets plus que sujets, un chant de l’âme dont chaque son était pensé comme la transcription d’une émotion, parmi toutes celles auxquelles femmes et hommes savaient vibrer, en véhiculant autant de joie que de peine, de douleur que de légèreté, tout cela avait fini par devenir son ADN musical au service duquel elle mettait la lascivité d’un corps-à-corps avec cette contrebasse, son amie la plus fidèle qu’il lui était impossible de quitter pendant plus d’une demi-journée, cette compagne qu’elle traînait partout avec elle, nichée dans sa gangue de cuir fauve, comme dans ce studio où l’attendaient les trois musiciens de Freedom Now !, sa formation du moment – un batteur, une guitariste et un vibraphoniste – une femme et deux hommes qui, après l’avoir saluée par une accolade mêlant respect, amitié et tendresse, l’observaient patiemment lorsqu’elle se préparait, s’assouplissait les doigts et s’imposait un long silence, parce qu’ils étaient eux déjà prêts à en découdre avec une sacrée musicienne, cette instrumentiste indomptable dont le masque pouvait changer en une fraction de seconde et, après le regard noir, afficher un sourire extatique, au moment précis où, comme elle aimait le dire, elle entrait en musique avec ce trio de combat, partenaires attentifs à son furtif signe de tête, le geste annonciateur d’une lutte sans merci et de sa quête de l’inouï, ce temps si particulier où tout disparaissait autour d’elle pour ne laisser place qu’à un cri d’amour autant que d’exultation, les yeux levés vers le ciel, dans un regard de défi lancé à ses ennemis invisibles qu’un jour, elle n’en doutait pas, elle dominerait par la seule force de son art.

  • Cinéma m'était conté

    J'ai publié ce texte il y a dix ans, au mois de mars 2007. En le relisant, je me suis dit qu'il n'avait pas trop vieilli. Enfin, si, quand même un peu. Il faudrait changer quelques titres, quelques noms. Il est certain aussi qu'on pourrait ajouter assez facilement d'autres cas d'espèces. A vous de jouer !

    Je me demande si je ne vais pas faire mienne la théorie du complot. Non, non, ne riez pas, c’est vrai. Je n’évoque pas ici les luttes invisibles entre d’obscures forces contre d’autres non moins ténébreuses à des fins de domination du monde ; non ça, je le laisse à tous ceux qui ont bien plus d’imagination que moi et qui y croient vraiment. Je parle du vrai complot : celui qui ME vise, personnellement, et dont j’ai depuis longtemps pu établir la preuve. Laissez-moi vous expliquer...

    Je suis ce que l’on appelle, non pas un cinéphile, mais un gourmand de cinéma. Attention toutefois, pas celui qu’on nous propose de visionner à travers la fenêtre d’un poste de télévision, même à écran plat HD et bidule machin chouette (bizarre comme on a tendance, de nos jours, à nous vendre de petits bijoux technologiques fort coûteux d’ailleurs… De somptueux contenants alors que le contenu est souvent affligeant). Point du tout ! Pour moi, le cinéma ne se comprend qu’en salle et en version originale. Je fuis autant que je peux les complexes (marrante cette dénomination car lorsque je m’approche des supermarchés du cinéma, je suis plutôt frappé par l’extrême simplisme de leur fonctionnement : tu paies, tu bouffes, tu te vautres, tu ne réfléchis pas, accroche-toi aux sièges de ton quarante-neuvième Taxi). J’ai une sainte horreur de tout ce qui s’apparente aux blocks busters américains, ces films pour adolescents attardés qui nous expliquent le monde en deux catégories : les bons et les méchants, et qui se complaisent dans la surexposition d’une violence qu’ils prétendent dénoncer ; je leur préfère de très loin tous les films qui racontent des histoires d’êtres humains, avec des vies qui s’entrecroisent, des observations fines de notre société, des œuvres marquées par un minimum de subtilité et de justesse. Bref, je suis en quête de ces petites vibrations qui me laissent espérer qu’il reste encore ici-bas suffisamment de forces créatrices pour que ce monde continue de travailler un peu, rien qu’un peu, à l’épanouissement de l’espèce humaine (oui, je sais, c’est idiot). Et croyez-moi, malgré le tapage médiatique qui entoure certaines productions (bruit de fond marchand auquel notre beau pays n’échappe pas… voyez donc en ce moment la promotion faite pour cette chose appelée Hell Phone), on trouve vraiment de quoi se nourrir, pour peu qu’on ait la chance d’habiter une ville suffisamment grande. Pour combien de temps ? Ceci est une autre histoire…

    Tiens, je pense également à une manie très franchouillarde de traduire les titres des films… quand les producteurs veulent bien les franciser d’ailleurs, ce que personnellement je ne leur demande pas puisque seule la version originale m’intéresse ! Le plus marrant, c’est un film qui conserve son titre original malgré un doublage la plupart du temps calamiteux. Et le pire, très certainement, c’est le film français qui se pare des atours du film américain pour faire croire que… Tiens, prenez Hell Phone, une fois de plus… moi j’aurais bien aimé un truc idiot du genre Le téléphone infernal… Mais bon, je suis vieux, je ne suis pas le cœur de cible comme disent les pros du marketing. Ridicule… Revenons donc à notre histoire de traduction. En général, c’est pitoyable et je suis plié de rire à l’idée de tout le jus de crâne consommé uniquement pour aboutir à un résultat dont on imagine qu’il va faire accourir le public dans les salles. Vous voulez un exemple, sommet du stupide ? Un film australo-américain vient de sortir en France. Son titre original est Music and Lyrics, ce qui, je ne vous l’apprends pas, signifie Paroles et Musique (ou l'inverse pour être précis mais ici on ne dit pas Musique et Paroles), un titre déjà pris en France par un film d’Élie Chouraqui je crois.  Donc, pas possible, déjà pris, il faut trouver autre chose. Ce film met en scène Hugh Grant dans le rôle d’un musicien, ancienne gloire des années 80 qui se voit offrir une chance de revenir sur le devant de la scène parce qu’une diva l’invite à chanter avec elle sur son prochain album.  D’où le titre français Le come back… On pourra s’interroger sur le bien fondé d’un tel choix, mais après tout, cette expression est depuis longtemps passée dans notre langage courant. Pourquoi pas ? Certes, j’aurais préféré Le retour mais ceci ne me regarde pas… Le problème, il est ailleurs, il est juste au-dessous. Le truc qui est nul, c’est le sous-titre : A la recherche de la nouvelle gloire. Oh la la la la ! Tu parles d’une connotation à la con… Ah ben oui, ça donne vachement envie d’aller le voir le film maintenant… Ou plutôt, je crains fort que grâce à ce bonus d’un haut intérêt culturel ne se rendent en masse pour voir ce film des hordes de pies jacasseuses pré-pubères et d’insupportables goinfreurs de tonneaux de pop corn et de bidons de soda à haute teneur en sucre…

    Ce qui m’amène à mon sujet du jour car, en attendant la venue du désert culturel qui nous guette inexorablement, je continue à fréquenter les salles obscures avec régularité et toujours le même bonheur. Pourtant… pourtant, il faut souvent être armé d’une patience d’ange pour supporter les travers de nos congénères… Voici en quelques lignes une douzaine de portraits de drôles de cinéphages régulièrement côtoyés depuis plusieurs années… Je tiens à préciser ici même que cette liste est non exhaustive et qu’il vous est offert la possibilité de la compléter grâce à vos propres expériences

    Scène 1
    Celui ou celle qui pue ou dont le parfum vous fait littéralement exploser les narines
    . Et croyez-moi, c’est plus fréquent que vous ne le pensez, surtout en fin de semaine. Je ne sais pas pourquoi les cinéphiles odorants ont une tendance insupportable à venir s’installer à proximité du petit recoin bien tranquille dans lequel je me suis installé quelques instants plus tôt. C’est comme la fumée de cigarette. Vous êtes quelque part, dehors, et toc ! Y a un mec qui fume et qui expectore comme un fou furieux. Ben... vous pouvez être sûr que la fumée, c’est direct pour mes naseaux. Ils sont là, trois cents autour de vous et comme par hasard, le nuage les contourne en douceur, totalement indifférent à leur présence parce que c’est vous qu’il a repéré et dont il va faire sa victime. Alors le gars qui pue, c’est pareil : juste à côté de vous ! Et d’une séance à l’autre, vous aurez le choix entre une bonne vieille fragrance de sueur bien acide ou un pull que son propriétaire a méthodiquement roulé dans un gros cendrier plein juste avant de vous rejoindre. Remarquez, c’est comme le parfum… Je pense être très souvent victime de maniaques du vaporisateur qui, sachant qu’ils vont me trouver dans la salle de cinéma, s’aspergent sauvagement avant de venir se poser au plus près de moi. D'où l'idée que mon charme naturel a des limites...

    Scène 2
    La tête qui dépasse
    … Comme je l’ai écrit un peu plus haut, je ne fréquente guère les usines à popcorn – même s’il m’arrive parfois de m’y rendre – ce qui, en d’autres termes, signifie que j’ai plutôt tendance à me vautrer dans des salles obscures appartenant à une autre époque que la nôtre, dite moderne, d’où vous ne devrez pas conclure qu’elles sont sales et poussiéreuses, loin de là, mais que leur agencement est propice à bien des gênes (à ce sujet, durant toute l’histoire de la construction des cinémas, il semblerait que personne n’ait un jour imaginé une disposition des sièges en quinconce…). Et la première d’entre elles, c’est la grosse tête ! Oh qu’elle m’énerve celle-là ! Vous avez repéré un film qui n’intéressera pas grand monde, vous décidez d’aller le voir un dimanche soir, vers 19 heures, au plus creux de la fréquentation hebdomadaire et lorsque vous arrivez au cinéma, vous constatez avec bonheur que moins d’une douzaine de pékins ont eu la même idée que vous. Génial ! Vous choisissez votre place, pas trop loin, pas trop près, plutôt au milieu de la rangée et vous savourez d’avance le plaisir de regarder votre film bien tranquille. Et toc ! Le géant vert a décidé d’arriver à la dernière minute et de se caler confortablement dans le seul siège qu’il n’aurait même pas dû voir : celui qui, pile poil, est devant le vôtre… Saloperie, plus moyen de se décaler car les places à côté sont encombrées des manteaux des autres occupants. Ah, zut ! Et que je dois me tordre le cou, me pencher sur le côté pendant que l’autre là, devant, parfaitement inconscient du mal qu’il répand, se fiche éperdument de son entourage qu’il domine de toutes façons de la tête et des épaules. Ah c’est chiant ces types-là ! Et je ne parle pas de celle qui va se pointer avec une coiffure hirsute, trente centimètres de haut voire plus, les poils bien dressés sur le sommet du crâne, comme s’il était nécessaire de se déguiser ainsi pour venir s’installer dans le noir alors que personne ne vous voit, sauf le couillon qui est juste derrière.

    Scène 3
    Les filles qui viennent à plusieurs et qui jacassent
    : ah, oui, celles-là, je les adore ! Y a rien à faire, il faut absolument qu’elle viennent au minimum par grappes de trois, elles n’en finissent pas de s’installer, et que je vais m’asseoir là, ah ben non, plutôt toi, moi je me décale d’un siège, prends ma place. Euh, ça vous ennuie de vous décaler parce qu’on est douze et comme ça, on pourra rester ensemble ? Et quand tout ce petit monde est, enfin, assis, voilà que ça se relève pour ôter son manteau, son écharpe, son pull ou je ne sais quoi d’autre, comme si l’opération avait été rigoureusement impossible à envisager au moment de leur arrivée. Mais le pire est à venir ! Vous pensez en avoir fini avec cet aréopage bavard quand vous devez vous rendre à l’évidence : les demoiselles devant vous, vous pouvez en être certain, elles ne se sont pas vues depuis au moins cinq ans ! Incroyable le nombre de trucs qu’elles ont à se raconter. Notez bien que dans ces cas-là, moi j’écoute pas ! J’entends, bien malgré moi et je suis obligé de tout savoir sur la famille, l’ex-mari, le copain, le repas de midi mal digéré, les collègues de bureau qui, forcément, leur font des misères. Elles n’ont rien à dire mais qu’est-ce qu’elles le racontent longtemps…


    Scène 4
    Le crétin qui se rhabille pendant une heure pendant que vous faites des contorsions pour essayer d’entrevoir le générique
    . Oui c’est vrai, moi, j’aime bien regarder le générique jusqu’au bout, oui oui, jusqu’au moment où l’on découvre avec impatience les lieux du tournage, tous les sponsors à remercier, le titre de toutes les chansons avec le nom des interprètes et l’année de sortie du disque. Le sommet de cette quête, c’est la marque de la pellicule ! C’est tout de même essentiel, non ? Alors pourquoi faut-il qu’il y ait toujours un abruti qui choisisse ce moment privilégié pour se lever, procéder à quelques étirements musculaires interminables et prendre tout son temps pour se rhabiller sans imaginer une seule seconde qu’il n’est pas dans son salon ? Et quand il a fini, voyant que ses voisins ou voisines de rangée n’ont pas encore bougé, le mec, il attend. Debout. Tranquille. Et moi, je suis derrière, plié en deux, allongé ou presque sur ma voisine ou mon voisin qui tente un mouvement symétrique pour lire elle aussi toutes les vitales mentions. Et pan, on se cogne la tête à cause de ce type qui s’en moque éperdument. Tout ça parce qu’il n’a pas compris qu’un film, un vrai, c’est un tout. Le mec-là, il doit être du genre, lorsqu’il est invité à dîner, à se pointer après les entrées et à repartir avant le dessert, sous prétexte qu’il n’aime que la viande.

    Scène 5
    Le voisin (ou la voisine) qui s’étale et occupe tout l’accoudoir
    . Je n’ai rien contre les personnes à forte corpulence (on ne doit plus dire qu’ils sont gros), non, vraiment rien. Maîtriser son physique suppose suffisamment de chance pour qu’on ait le devoir de ressentir le maximum de compassion à l’égard de ceux qui sont victimes d’obésité. Mais tout de même, une fois de temps en temps, changez de voisin ! Pourquoi moi ? Pourquoi faut-il que vous me choisissiez, moi, comme partenaire et que, comme si j’étais invisible – je suis mince, certes, mais ne me dites pas que vous ne m’avez pas vu – vous vous octroyiez le droit d’accaparer tout l’accoudoir alors que la moitié me revient naturellement. Tu parles, c’est commode après, faut se pousser de l’autre côté et solliciter votre voisin pour une opération rapprochement contrainte. Qu’il acceptera bien volontiers d’ailleurs, d’autant qu’il est lui-même souvent la victime d’un encombrant voisin qui va le pousser à entreprendre la même manœuvre dans l'autre sens. Pas grave en fait, on se tient bien chaud et on profite mieux du film, sauf si notre tortionnaire – Ô malchance – a sombré dans les bras de Morphée et commence à ronfler… Mais c’est une autre histoire !

    Scène 6
    L’abruti qui téléphone
    . Quand j’arrive dans une salle de cinéma, tel le chien de Pavlov, je suis animé de manière automatique d’un mouvement consistant à plonger la main dans ma poche droite pour en extirper et éteindre mon téléphone. Normal. Mais pas normal pour tout le monde, si j’en crois les quelques énergumènes qu’il nous est arrivé de débusquer de temps à autre. D’un seul coup, vous entendez le type devant vous qui parle. Ce qui prouve que dans sa grande mansuétude, il vous aura tout de même épargné sa sonnerie. Et là, il se met à parler comme s’il était seul au monde en vous regardant d’un air stupide et ravi lorsque vous lui suggérez de couper court à cette conversation qui n’intéresse personne et qui, de toutes façons, est totalement dénuée d’intérêt. Encore que… elle vous aura au moins appris une chose essentielle, c’est ce que type, là, avec son machin collé à l’oreille, il est au cinéma. Donc, vous aussi, ça peut toujours être utile de le savoir. Oui, parce qu’il n’arrête pas de répéter à son correspondant : « Je suis au cinéma, je suis au cinéma ». Et l’on suppose qu’à l’autre bout du fil se trouve quelqu’un qui lui aura posé cette question vitale : « T’es où ? ». Je passerai ici sous silence les dépendants du SMS qui, toutes les trois minutes, se mettent à répondre aux messages qu’ils reçoivent et nous font profiter d’un contre éclairage qui vous donnerait envie de vous lever, d’attraper leur téléphone et de le fracasser en mille morceaux en le piétinant jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement. Mais on me dit que ce ne serait pas cinématiquement correct.

    Scène 7
    Celui ou celle qui fouille pendant de longues minutes dans un sac en plastique qui fait du bruit
    . Oh que c’est pénible ça ! Oh que c’est pénible ! Je n’arrive pas à comprendre pourquoi autant de gens viennent au cinéma armés de redoutables emballages et autres sacs en plastique ou, pire, en papier, dans lesquels ils fouinent pendant d’interminables minutes dès lors que la salle est plongée dans l’obscurité. Vous me rétorquerez que tant qu’il fait jour, ils éprouvent moins de difficultés à trouver ce qu’ils cherchent. OK, mais répondez donc à cette question : que cherchent-ils ? Pourquoi éprouvent-ils ce besoin pressant de prendre en main ce je ne sais quoi qui, c’est mécanique, se trouve justement au fond du sac et reste introuvable ? Signalons à ce sujet que votre plaisir sera par ailleurs décuplé quand votre voisin aura enfin trouvé l’objet de sa quête - qui se trouve souvent être un bonbon bien emballé dans un papier à haut volume sonore - et l’aura enfourné avant de le sucer bruyamment, la bouche ouverte. Croyez-moi, il faut être chanceux pour avoir le privilège d’un tel spectacle. Je fais partie des heureux élus, vous l’aurez compris.

    Scène 8
    Ceux qui causent jusqu’à ce que le générique de début soit fini et qui recommencent dès le début du générique de fin
    . J’ai expliqué un peu plus haut quel était mon bonheur de me repaître des moindres détails des génériques, de début comme de fin. C’est mon droit et je crois ne nuire à personne en savourant le moindre des détails technico-pratiques qui font qu’un film est une petite entreprise pour laquelle travaillent un grand nombre de corps de métiers. Mais on dirait parfois que je suis le seul… Ah qu'ils sont énervants les bavards ultimes, et patati et patata et c'est reparti pour l'exposition gratuite de scènes familiales dont on n'a rien à faire. Oh ben on a vraiment bien mangé à midi et puis la Claudine elle est passée à la maison. Mais nom d'un chien, c'est vraiment obligatoire de parler aussi fort, vous avez vu que votre voisin de fauteuil, il a placé une oreille juste à côté de vous. C'est vraiment impossible de lui susurrer vos histoires ? Non, apparemment, il semble acquis que tout le monde va en profiter. On a beau, une fois de temps en temps, fusiller le logorrhéique d'un regard noir, rien n'y fait, le moulin à paroles est enclenché jusqu'à l'extrême limite. La limite, c'est quand la dernière lettre du générique s'est affichée et encore... si le film commence par une scène assez sonore, le bavard va en profiter pour terminer son récit... qu'il reprendra là où il l'avait arrêté au moment même où il apercevra le mot fin. Et avec un peu de chance, s'il est devant vous, peut-être vous fera-t-il profiter de l'exercice décrit à la scène 4...

    Scène 9
    Le retardataire qui fait déplacer toute une rangée parce qu’il a décidé de s’asseoir ici et pas ailleurs
    . Eh oui, c'est un spécimen assez courant celui-là... Allez savoir pourquoi, alors que les deux tiers des fauteuils sont inoccupés, notre ami va décider que SA place était celle-là et pas une autre. Manque de bol, le siège visé se trouve inéluctablement sur ma rangée et qui se trouve correspondre au choix de pas mal d'autres personnes. Donc, pendant que monsieur (et parfois monsieur et madame) nous met au garde à vous et passe ses troupes en revue, vous voilà, debout, plaqué contre l'assise relevée de votre siège, tenant d'une main le manteau que vous aviez méticuleusement plié sur vos genoux et de l'autre le reste de vos affaires. Évidemment, la corpulence du nouvel arrivant vous obligera parfois à vous contracter jusqu'aux limites du supportable, vous retenez votre souffle car vous n'êtes pas forcément en harmonie avec les choix olfactifs des nouveaux passagers et... ouf ! Vous vous effondrez à nouveau, scrutant les sièges voisins et comptant ceux qui restent vides pour estimer la probabilité de renouveler l'opération avant le début de la séance.

    Scène 10
    Les porcs entrent en action
    . Attention, ils disposent d'armes très redoutables : des bidons pleins de popcorn et des citernes de soda à la couleur marron très très foncée et aux bulles rotifères. Je précise toutefois que ces goinfres bruyants ne peuvent exercer leur talent que dans un seul des cinémas que je fréquente, les deux autres ayant toujours refusé de céder à la pression des marchands de kilos. C'est tout de même bizarre cette habitude d'engloutir toutes ces cochonneries dans le noir et d'afficher un air béat marquant l'évidente fierté d'appartenir au monde moderne. On va au cinéma pour voir un film, nom d'un chien, pas pour bâfrer comme un animal... Mais revenons à nos gloutons ! Attention, âmes sensibles s'abstenir. Car le supplice pourra être de longue durée, voire s'éterniser jusqu'à la fin du film. Dommage qu'on n'ait pas encore inventé les boules Quiès sélectives, celles qui vous isoleraient des bruits parasites et laisseraient passer la bande son du film. Vous, vous êtes assis, tranquillement, vous attendez votre instant chéri, celui du film. Et voilà qu'une main indélicate commence à fourrager tout au fond du bidon de maïs éclaté. Oui oui, au fond car je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais le goinfre ne va jamais manger le popcorn qui se trouve en haut de sa gamelle, mais bien celui qui est au-dessous. Il plonge comme un fou furieux, tourne, retourne et mélange longuement avant d'ouvrir en grand son bec affamé et de mastiquer bruyamment, bouche ouverte bien sûr. Ah on sait qu'il mange le cochon et il ne vous laisse guère de répit. Ou plutôt, vous croyez souvent qu'il en a enfin fini avec son goûter mais non. Il se ménage des pauses, il savoure, il salive en prenant son temps ; vous espérez dix fois que son repas est terminé, qu'il va s'assoupir et somnoler tranquillement et pan ! au moment où vous aviez acquis la certitude de sa sieste, enfin tranquille, il réitère, le salopard. Un récidiviste du pourléchage de babines... Et ça fouille, et ça fouine, et ça touille et scrooountch scrouuuuntchscrouuuuntch scrouuuuntch. Bien sûr, toute cette pitance finit par dessécher son palais et vous allez maintenant profiter amplement de l'aspiration du soda. La paille étant bien calée entre les trois cents glaçons (qui lui auront été vendus au prix fort), c'est le gargouillis maximum, jusqu'à dernière goutte, vous avez à vos côtés les Chutes du Niagara inversées ! Chanceux que vous êtes, pour le prix d'un ticket de cinéma, vous aurez en plus voyagé en de lointaines et sauvages contrées, celles de nos plus charmants concitoyens.

    Scène 11
    Le petit pépé qui se fait raconter le film par sa femme, parce qu’il n’entend plus très bien
    . C'est bien, très bien même, sur la fin de sa vie, de conserver suffisamment d'énergie pour s'extraire de son chez soi, et renoncer aux automatismes télévisuels pour décider d'aller voir un bon film. Seulement voilà... j'ai remarqué que mes voisins âgés ont une fâcheuse tendance à être un peu durs de la feuille. Le hic, c'est quand ils viennent en couple... "Qu'est-ce qu'il a dit ?" Et mamy, forcément, doit répéter la dernière phrase à son papy qui, parfois, a besoin qu'elle lui répète une fois encore. Remarquez, c'est bien pour moi hein ? Je suis toujours certain de ne rien perdre d'essentiel mais j'éprouve souvent une drôle de vertige avec cette double bande son. Heureusement, les exploitants des salles de cinéma ont bien compris l'enjeu et savent vous massacrer les oreilles en vous assénant, souvent, un niveau sonore à la limite du supportable. Un grand merci à eux.

    Scène 12
    La petite mémé qui reconnaît un acteur (ou une actrice) mais qui ne retrouve plus son nom
    . D'ailleurs, il est fort possible qu'elle soit la femme du petit pépé de la scène 11... Elle regarde beaucoup la télé, elle doit lire tous les grands magazines avec tous les programmes et les mots fléchés, il n'est même pas impossible qu'elle se cultive en apprenant par cœur quelques revues spécialisées dans la vie des pipeuls... Elle connaît tous les acteurs, toutes les actrices. Seulement, le gros hic, c'est que sa mémoire visuelle n'est pas toujours raccord avec sa mémoire des noms et quand un tel ou un tel apparaît à l'écran... Raah, zut de zut : "Mais qui c'est çui là ?" "Ah, je sais comment il s'appelle mais ça me revient pas". Vous, évidemment, vous le savez son nom, mais comme vous êtes bien élevé, vous ne vous immiscez pas dans les conversations des autres et vous la laissez chercher. Attention, ça va venir... ah ben non, elle trouve pas, voilà un quart d'heure qu'elle cherche et entretemps, elle a perdu le fil et demande à papy de lui résumer les dernières minutes. Pour vous, ce n'est guère plus facile car vous devez maintenir votre niveau de concentration intact sans pouvoir résister au plaisir de ce "Questions pour un champion" improvisé, vous vous imaginez soudain transformé en un Julien Lepers des salles obscures, brandissant vos petites fiches jaunes cartonnées et donnant la bonne réponse à votre voisine qui, bien sûr, vous certifierait qu'elle l'avait bien donnée. "Ah je le savais..."

    Bien sûr, cette rapide galerie est incomplète, je suis persuadé que, très vite, un nouveau personnage va venir l'enrichir. Il est vrai aussi que je ne passe pas tout mon temps à scruter les travers de mes contemporains et que je ne m'attache qu'à la seule description de mes voisins de fauteuil les plus proches. Mais avouez-le donc, vous en avez déjà croisé quelques uns qu'il vous sera possible de ranger dans l'une ou l'autre de ces douze petites boîtes.

    Bon, c'est pas le tout de raconter des bêtises... Mais on va voir quoi, ce soir ?

  • Pepita Greus

    Stéphane Escoms se produisait hier à la MJC Desforges de Nancy, un lieu qui vibre de la personnalité chaleureuse de Benoît Brunner, véritable amoureux de la musique, des musiciens et de l’accueil du public. Le pianiste venait présenter en trio son nouveau disque (le troisième), Pepita Greus. A ses côtés, le bassiste Rafael Paseiro et le batteur Alex Tran Van Huat. Un tiercé gagnant, dont l’équilibre naturel réside dans la place accordée à chacun des musiciens : liberté et imagination mélodique sont au pouvoir et magnifient des thèmes qu’on qualifiera de mémoriels en ce qu’ils trouvent leur source dans les souvenirs familiaux de Stéphane Escoms du côté de Valence et célèbrent « la fièvre des fallas et leurs festivités nourries de traditions populaires ». Un peu plus d’une heure pour passer en revue les sept compositions de l’album et jouer en rappel « Marrakech », issu du précédent disque, Meeting Point. Un moment où affleurent tendresse et nostalgie, « bercé par des rythmes cubains et des hymnes aux accents religieux, voire politiques ». C’est là une musique populaire au sens le plus noble du terme, dans laquelle le pianiste a glissé deux compositions originales, dont l’une dédiée à son grand-père.

    Je n’irai guère plus loin dans la présentation de cette belle musique, sachant que Stéphane m’a fait l’honneur de me confier l’écriture du texte qui figure sur le disque. Vous pouvez le lire à la fin de cette note. J’aimerais simplement ajouter que Pepita Greus est un bel objet, malicieux et singulier. En premier lieu parce que son format le rend incompatible avec la plupart des rayonnages de disques, ce qui vous obligera à le conserver en un lieu où il sera mis en évidence, un peu à l’écart de ses congénères. Surtout, vous apprécierez la manière dont il s’ouvre, comme un origami découvrant un journal et ses articles. C’est là une initiative qu’il faut saluer à tout prix : à une époque où l’achat de disques devient marginal, Stéphane Escoms et ses amis ont compris qu’il fallait susciter le désir. C’est le cas avec Pepita Greus, qu’on a envie de tenir dans ses mains avant de laisser sa musique chanter.

    Sachez enfin que ce répertoire connaîtra prochainement une version symphonique, enregistrée à Saint-Dié sous la direction de David Hurpeau. Un autre disque sera publié, avec un texte différent, variante du premier. Il est bon de savoir qu’en passant par la Lorraine, de telles initiatives voient le jour : encore bravo à Stéphane Escoms.

    Stéphane Escoms : « Pepita Greus »

    stephane escoms,pepita greus,mjc desfroges,nancy,jazzLa réminiscence comme source de création... Proust l’a sublimée, par l’évocation d’une madeleine ou de pavés disjoints. Il en va de même en musique comme dans toute forme d’art et c’est la sollicitation de la mémoire qui a provoqué chez Stéphane Escoms le besoin d’un retour aux sources. Ainsi a vu le jour Pepita Greus.

    Déjouant le piège de la nostalgie, le pianiste explore avec ce troisième album ses années d’enfance, celles des origines espagnoles par son père et des vacances d’été, dans le souvenir des pasodobles et des orchestres d’harmonie, tout près de Valence. Il y célèbre aussi la mémoire de son grand-père joueur de caisse claire, le seul musicien de sa famille, aïeul initiateur auquel il dédie l’une des deux compositions originales du disque.

    Un récent séjour dans le berceau familial favorisera l’éclosion d’un projet qu’il faut découvrir comme une déclaration d’amour. Pepita Greus, disque qu’on ose qualifier d’heureux, est bercé par des rythmes cubains et des hymnes aux accents religieux, voire politiques. Il transmet avec délicatesse la fièvre des fallas et leurs festivités nourries de traditions populaires. Stéphane Escoms, musicien multiple dont la créativité s’épanouit aussi en expressions musicales plus électriques, tourne avec tendresse les pages d’une histoire débordant d’humanité.

    Pour personnelle que soit la démarche d’un pianiste qui entrouvre les portes de son enfance, elle n’en est pas moins généreuse. Sa géométrie musicale est celle du triangle équilatéral, qui dessine un espace où chacun des musiciens se voit accorder la place nécessaire à l’éclosion de son langage mélodique. Point d’orgue de cet ensemble en équilibre, « El Fallero », l’hymne des fallas chanté en valencien par la Cubaine Niuver. Le temps s’arrête, le lyrisme est porté à son comble : hier, aujourd'hui et demain sont unis dans un même frémissement. Quelque part entre Espagne et Cuba, Pepita Greus est autant une invitation au voyage que le témoignage d’une vie sans cesse recommencée.

    Denis Desassis – 2 Novembre 2016

    Et pour finir, deux bonus Pepita Greus

    La semaine dernière, Stéphane Escoms était l’invité de Gérard Jacquemin et moi-même dans l’émission Jazz Time sur Radio Déclic. Vous pouvez l’écouter ici...
    podcast

    Un rapide teaser de l’enregistrement…

  • La part des anches

    Jacky Joannès et moi-même étions récemment invités dans l'émission Jazz Time de notre ami Gérard Jacquemin sur Radio Déclic.

    Voici, dans son intégralité, cet entretien dans lequel nous expliquons la naissance et la conception de notre exposition commune La Part des Anches, ses 50 portraits et les extraits du roman que j'ai écrit à cette occasion. Celle-ci se tient à la médiatèque Gérard Thirion de Laxou, en association avec Nancy Jazz Pulsations.

    Voici par ailleurs un extrait vidéo de cet entretien.

    Enfin, cerise sur le gâteau, La part des anches, c'est aussi un livre réplication de l'exposition avec par ailleurs le texte intégral de mon roman. Ce que nous expliquons d'ailleurs dans l'entretien avec Gérard Jacquemin. Vous pouvez le commander ICI.

  • Citizen Jazz, le livre des 15 ans !

    Participez à l’édition d’un ouvrage unique et à tirage limité, disponible uniquement sur souscription : la revue des 15 ans de Citizen Jazz.

    Citizen JazzDepuis 2001, une équipe d’observateurs s’est constituée, puis soudée, étoffée, renouvelée.
    2001-2016, 15 ans à suivre en France, en Europe et dans le monde ceux qui jouent, créent, recréent, programment, partagent ces musiques vivantes.
    Chaque semaine, Citizen Jazz présente les nouveautés, de quoi lire, de quoi sortir.
    Le magazine illustre en images les concerts, met en valeur les musicien.nes et musiques et les défend.

    Plus qu’un simple média rendant compte de la vitalité du jazz, Citizen Jazz a, au fil des années, constitué un réseau, fédéré une communauté de passionnés, d’amateurs et de professionnels, tous militants. Une équipe de personnalités très différentes qui réalisent bénévolement, en plus de leurs journées de travail, un magazine hebdomadaire devenu une référence de la presse jazz francophone, avec plus de 25000 lecteurs par mois, un record en la matière.

    Pour marquer cet anniversaire, les photographes, rédacteurs, dessinateurs, vidéastes et collaborateurs réguliers de Citizen Jazz, en association avec Denis Esnault (directeur de la publication et cofondateur de la revue Irreverent) vont éditer un ouvrage unique et à tirage limité, disponible uniquement sur souscription : la revue 15 ans de Citizen Jazz.

    Il s’agit d’une revue au contenu entièrement inédit, qui revient sur les quinze années passées à rencontrer des musicien.nes, à assister à des concerts, à écouter des disques.

    De nombreuses personnalités du jazz ont participé, musicien.nes, journalistes, programmateurs, diffuseurs et plusieurs graphistes participent à l’ensemble en prenant des cartes blanches dans la revue.

    La souscription, c'est ICI : www.citizenjazz.com/Passage-en-Revue-15-ans-de-jazz.html

  • La stratégie de l'arbre à disques

    europe_72.jpgJe vais reculer les aiguilles de la grande horloge et vous parler d'un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître. Nous sommes le mercredi 13 décembre 1972. Je suis en possession d'un précieux billet dont la valeur - cent francs ! - est considérable pour qui la rapportera au montant de mes émoluments mensuels de l’époque, en d'autres termes mon argent de poche, soit cinq francs. Me voici prêt à engager une dépense déraisonnable qui hante mes rêves depuis plusieurs semaines déjà. Mais je vais un peu trop vite... Revenons d'abord à un autre jour, un jeudi celui-là, le 27 janvier de cette même année 1972. J’en profite pour rappeler aux plus jeunes qu'en ces temps préhistoriques, on n'allait pas au collège le jeudi après-midi ; c’est l’année suivante seulement que fut instaurée la pause hebdomadaire du mercredi pour les scolaires.

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  • François Jeanneau & Uli Lenz : Art of the Duo, Les Danses de Vulcain

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    Il faut remercier le Goethe-Institut d’avoir su provoquer la rencontre entre le Berlinois Uli Lenz et le Français François Jeanneau. Car c’est à l’instigation de l’organisation allemande que le pianiste a contacté le saxophoniste et qu’après un échange de courriels et de partitions, tous deux se sont retrouvés embarqués – c’est le cas de le dire puisqu’ils se sont rencontrés pour la première fois à l’aéroport de Francfort juste avant leur départ pour le Pakistan – dans une aventure qui les a d’abord conduits à Karachi puis dans une tournée riche en musique. Celle-ci aura donné vie à une association des plus créatives, non seulement de par la complicité des deux musiciens qui s’est avérée immédiate, mais aussi par la réalisation d’un premier disque publié en 2008, Art Of The Duo : Walking in the Wind - Live at a-Trane, Berlin.

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  • Nancy Jazz Pulsations 2015

    NJP, c'est fini ! Près de deux semaines très chargées en concerts, beaucoup de monde, des moments forts, d'autres moins... Telle est la vie d'un festival. J'ai pu non pas couvrir intégralement l'édition 2015 pour Citizen Jazz mais consacrer à cette manifestation automnale neuf soirées bien remplies dont j'ai essayé de rendre compte à ma façon. Pas question de tout voir (pour mémoire, il y a eu au total 181 concerts) ni d'être partout à la fois. Mes pérégrinations se sont limitées à trois salles : le Chapiteau de la Pépinière, la Salle Poirel et le Théâtre de la Manufacture.

    En suivant CE LIEN, vous pourrez lire ou relire mes élucubrations publiées au fil des jours...

  • Petros Klampanis "Minor Dispute"

    klampanis.jpgPetros Klampanis, jeune contrebassiste établi à New York, publie Minor Dispute, son deuxième album après Contextual en 2011 qui avait vu le jour sur Inner Circle, le label du saxophoniste Greg Osby, avec lequel il entretient des relations étroites par ailleurs. Il revient cette fois entouré d’un trio d’enlumineurs, dans lequel évolue celui qui est peut-être le plus américain des musiciens français, le pianiste Jean-Michel Pilc, accompagné du guitariste Gilad Hekselman, musicien aux influences multiples, et du percussionniste explorateur sonore John Hadfield. Et pour enrichir une palette déjà largement pourvue en couleurs, Klampanis s’est adjoint les services d’une section de cordes (deux violons, deux altos, deux violoncelles).

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  • Now I’m Gonin listen to Pink Floyd again...

    philippe gonin, pink floyd, the wall, le mot et le resteC’est malin, ça ! Je croule sous les disques à découvrir – toute une pile attend fiévreusement d’être accueillie par ma platine – et par la faute d’un Bourguignon que la simple vue d’une assiette de Munster flambée à l’alcool de cumin fait tourner de l'œil, me voici en train de replonger dans mes disques de Pink Floyd... Non mais vous le croyez ? Surtout que, pour ne rien vous cacher, le bougre a fait pire encore... Imaginez que jamais je n’avais acheté ni même réussi à écouter en entier un disque comme The Wall. Difficile de vous dire pourquoi, ça ne me parlait pas vraiment et puis, cette histoire un brin déprimante me donnait surtout envie de me replonger dans les albums qui avaient bercé mon adolescence, au premier rang desquels Meddle et sa deuxième face occupée par le seul « Echoes ». Pour moi, Pink Floyd, c’était une musique un peu planante, c’était aussi un concert au Parc des Expositions de Nancy au mois de décembre 1972, quand le groupe commençait la promotion de son disque à venir, un certain Dark Side Of The Moon, qui allait voir le jour quelques mois plus tard et après lequel plus rien ne serait comme avant. Un succès planétaire dont la cohésion de Pink Floyd n’allait pas se remettre.

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  • Dévolution

    richard pinhas, heldon, yoshida tatsuya, oren ambarchi, cuneiform records, desolation row, tikkun, welcome in the void, rockJe vous ai déjà parlé de Richard Pinhas et dit tout le bien que je pensais de ce musicien au parcours unique. La dernière fois, si mes souvenirs sont exacts, c’était il y a deux ans environ, lorsque j’avais convoqué à la fête de ce blog Stand By, probablement le plus beau disque avec Interface du groupe Heldon dont il était l’âme, le guitariste, le compositeur et, pour tout dire, le philosophe. Dans ce long texte, j’avais effectué un court rappel historique de cette formation sans équivalent sur la scène... la scène quoi, en réalité ? Rock ? Electronique ? Métallique ? Politique ? Un peu de tout cela, certainement. Mais la parution récente, entre 2013 et 2014, de trois disques publiés sur le label Cuneiform Records  : Desolation Row, Tikkun et Welcome... In The Void, m’oblige à revenir vers sa musique pour tenter de vous faire comprendre à quel point cet artiste me semble important dans le monde au cœur duquel nous sommes plongés, dans toute sa violence et son idolâtrie du Dieu Argent, dans sa propension à engendrer des inégalités irréversibles et à donner l’illusion qu’une addition sommaire des égoïsmes peut forger un sentiment d’appartenance à un collectif qui n’existe pas.

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  • Mon manège en sentier...

    ecriture.jpgJ'ai reçu depuis quelque temps plusieurs témoignages de confiance et des remerciements assez émouvants qui m'interpellent vraiment. Au début de la semaine, un vieux pote amoureux de musique, travailleur acharné du partage de ses passions, me demandait l'autorisation de reproduire l'une des chroniques de mon blog dans son magazine. Hier, je recevais un message d'un pianiste qui tenait à me faire part du plaisir pris à la lecture d'un de mes textes ; il voulait m'en remercier, un comble alors que de mon point de vue, c'est plutôt moi le débiteur. Au cours de l'hiver, un autre musicien m'a sollicité, un peu dans l'urgence, pour que j'écrive le rédactionnel devant figurer sur la pochette de son nouveau disque. Un exercice de style dont j'ai essayé de m'acquitter au mieux, avec les moyens du bord, ceux de l’écriveur que je suis et dont je dispose tant bien que mal. On m'a aussi demandé si j'acceptais qu'un extrait d'une de mes chroniques figure sur le catalogue de la prochaine saison d'une salle de concert. Je travaille actuellement sur la rédaction du dossier de presse associé à la parution du disque d'un jeune guitariste. Tout récemment enfin, mon complice Jacky Joannès a relevé le défi - c’est moi qui l’ai lancé, je le reconnais - d'une prochaine exposition unissant textes et photographies ; celle-ci, programmée au mois d'octobre 2016, sera principalement consacrée aux saxophonistes et aux clarinettistes et devrait s'appeler « La part des anches ». J'ai même prévu de réaliser le petit livre de l'exposition avant qu'elle ne commence, afin de le proposer lors du vernissage.

    C'est bizarre tout de même : face à ces demandes ou sollicitations (dont la plupart sont consultables à la page À Côtés de mon blog), mon premier réflexe consiste à tourner la tête pour m'assurer qu'on ne s'adresse pas à quelqu'un d'autre… Le doute dont je ne parviens pas à me défaire m'incite à penser qu'il existe une foule de personnes capables de faire beaucoup mieux que moi qui reste un amateur coincé dans la nasse de ses obsessions textuelles.

    Parallèlement à ce constat lucide, je ne cesse de penser à mes années d'enfance, quand je couvrais d'une encre bleu des mers du sud des cahiers Cathédrale sur lesquels je m’obstinais à écrire de stupides histoires policières. Je rêvais d'être journaliste ou écrivain, je m'imaginais vivre d'un métier qui me verrait assis à un bureau, face à une fenêtre ouverte sur un paysage de verdure. J'en suis bien loin ! D'abord parce que la technologie ne rend plus nécessaire la présence d'un bureau : je peux écrire n'importe où et sur des supports variés, tous synchronisés dans un data center qu'on appelle cloud ou nuage pour faire plus joli. Ensuite parce que, comme je le soulignais un peu plus haut, je me sens plus écriveur - entendez par là tâcheron - qu'écrivain, titre trop noble à mon sens pour résumer l'ensemble de mes contributions à caractère artisanal.

    Cent fois sur le métier, etc etc…

    Au-delà de ces limites déclarées, qui ne sont pas le moins du monde l'expression d'une fausse modestie, je parviens néanmoins à me dire qu'à force de patience, de travail quotidien, de sincérité aussi, je touche parfois du bout des doigts mes rêves d'autrefois. Bien sûr, je dois exercer une autre activité pour gagner ma vie, mais le plaisir recherché depuis toujours est bien là… Il suffit que je me consacre à la rédaction d'un texte pour qu'un drôle de manège commence à tourner : à tout moment, des mots dansent dans mon imagination, des bouts de phrases commencent à prendre forme, il me faut les noter coûte que coûte, non pas sur un bout de papier, mais sur le bloc-notes de mon téléphone ou sur ma tablette, un scénario se construit petit à petit jusqu'au moment fatidique où il faut bien décider d'entrer en écriture pour de bon. Une démarche qui peut s'avérer épuisante mais répondant au seul objectif que je me fixe : rester au plus près de la spontanéité des émotions, m'efforcer de composer une petite musique des mots qui me soit personnelle, ne jamais tricher. Parfois, la gestation peut s'avérer longue : j'ai dans mes archives des lambeaux de textes en souffrance depuis des semaines, je dois les laisser reposer avant  de revenir à eux et de leur donner vie. Et que les musiciens se rassurent, je tiens toujours mes promesses : si j'envisage d'écrire une chronique, elle verra le jour, tout le reste n'est qu'affaire de patience et je ne suis mandaté par personne pour produire en un temps donné (sauf exception, bien sûr). À l'inverse, il m'arrive d'écrire de longs textes en une seule soirée, sans être passé par ces phases troublées : je me rappelle un texte consacré au disque Stand By du groupe Heldon au mois de juillet dernier. Je suis monté au deuxième étage chez moi pour écouter l'album vinyle et, à peine le bras relevé à la fin de la seconde face, la note était terminée et publiée.

    C'est ça mon côté laborieux, celui qui m'interdit de penser être plus que je ne suis en réalité. Mais ces bonheurs d'écriture, plus ou moins intenses, sont à n'en pas douter très proches de ceux dont j'imaginais qu'ils pourraient constituer mon métier quand je tirais la langue en faisant glisser mon stylo à plume sur les pages quadrillées. C'est mieux que rien, après tout et je veux rappeler ici tout ce que je dois à la musique. Elle est mon autre oxygène, elle rend la vie respirable quand tant d'autres s'efforcent de la polluer de leur cupidité, de leur malhonnêteté et de leur égoïsme programmé en vertu de je ne sais quelle théorie malfaisante ou religion nauséabonde. Je ferai toujours de mon mieux pour rendre aux musiciens - à la fois funambules et alchimistes - une toute petite partie de la monnaie de leur si belle pièce. Et face à ces horreurs du quotidien, je revendique haut et fort le droit d'apparaître comme un doux rêveur ou un crétin naïf.

    Je laisse aux cyniques le plaisir de s'abrutir de richesses factices et m'en vais de ce pas gambader sur le petit sentier de mes amours partagées.

    Et pour finir, je vous propose un peu de musique à écouter. Je ne vous dis pas ce que c’est ni qui joue... C’est un clin d’œil à celui qui va nous permettre d’en faire vraiment la fête samedi, dans des conditions uniques. Un immense merci à lui.

  • Chronique ton bus !

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    À la faveur d'un déménagement professionnel - mon bureau est désormais établi dans un quartier au sud de Nancy, soit à plus de trois kilomètres de mon domicile - je suis devenu un usager quotidien des transports en commun, et plus particulièrement de la ligne de bus numéro 2, mise en place récemment, au grand dam de bon nombre de mes concitoyens qui pleurent la raréfaction de leurs propres bus dans d’autres secteurs moins bien desservis. L’itinéraire créé à la fin du mois d’août 2013 constitue à lui seul un guide touristique pour qui voudrait en savoir un peu plus sur la Cité des Ducs de Lorraine et s’épargner le ridicule d’une déambulation, coiffé d’un casque, dans un petit train touristique (curieusement immatriculé en Alsace, ce qui démontre la capacité d’anticipation de nos élus à regrouper les régions) roulant à une allure de sénateur (mais au moins, ce petit train conserve un semblant d’utilité, ce qui le différencie de la ruineuse et bien opaque assemblée d’élus par les élus) : il commence par les hauteurs du quartier dénommé le Champ-le-Bœuf avant de traverser celui du Haut-du-Lièvre, célèbre pour ses barres d'immeubles aux dimensions démesurées, sa population économiquement défavorisée, son pôle médical parfois aux mains des fonds de pension américains, sans oublier sa nouvelle prison et, plus loin, tout au fond, le Zénith, salle de concert aussi sexy qu’une interview de Florent Pagny par Michel Drucker à l’époque du premier tiers provisionnel. Poursuivant sa route, le bus HNS (pour Haut Niveau de Service, ce qui signifie d'abord une fréquence de passage élevée et la possibilité d'y monter par n'importe quelle porte, ce que la plupart des passagers n’ont pas encore compris, eux qui s’obstinent à utiliser exclusivement la porte avant) emprunte deux boulevards, l'un desservant des quartiers résidentiels, l'autre abritant entre autres le campus lettres de l'université de Lorraine avec sa cohorte d’étudiants pas encore certains des raisons pour lesquelles ils ont échoué en cet endroit où il est bien plus facile d’entrer que de sortir diplômé. Il est alors temps de rejoindre le (très laid) quartier de la gare - en pleine rénovation et livré à une brigade d’architectes sadiques - avant de filer vers le centre ville et ses commerces,  où il approchera mais pas trop la Place Stanislas, avant de rejoindre le marché, sa nouvelle place sans verdure et de rallier via la Place des Vosges - qui ne présente qu'un très lointain cousinage avec son homologue parisienne - l'avenue de Strasbourg où vous attendent l'hôpital central et la maternité. Puis c'est la sortie de Nancy par le quartier Bonsecours, en direction de Jarville et enfin de Laneuveville, terminus tout le monde descend. On l'aura compris, la ligne 2 et son bus sont des instruments de brassage de beaucoup de populations locales (à l'exception de la tribu des automobilistes, souvent verts de rage à l'idée qu'on ait réduit leur aire de jeu à une simple file pendant que le bus s'épanouit sur sa propre voie).


    Ligne 2 (couverture).jpgS'y asseoir, même muni d'un livre, c'est l'occasion privilégiée d'une observation tranquille de la congrégation bigarrée des passagers. Ce faisant, je me suis attelé à un petit travail consistant à scruter discrètement mes compagnons d’infortune itinérante et à noter rapidement, le soir, quelques unes des scénettes dans la contemplation – d’un œil, l’autre continuant sa lecture - desquelles j’ai pu me complaire. Si l’expérience s’avère concluante, j’envisage de rassembler ces textes après une relecture minutieuse sous la forme d’un livre qui paraîtra d’ici à deux ans. 


    En attendant, je vous propose de découvrir trois extraits de ce livre en gestation...


    #1


    Ce matin, mon voisin, fort malodorant – il est tôt, trop tôt pour avoir déjà pris une douche – a le nez encombré. Il renifle, renifle et, n’y tenant plus, se tourne vers la vitre pour s’atteler à un savant nettoyage de ses narines dégoulinantes. Zut, il s’en met plein les doigts, ça devient compliqué pour lui. Je fais semblant de regarder ailleurs et poursuis ma lecture de « La montagne magique », qui réclame tout de même un minimum d’attention. Coup d’œil en coin de l’enrhumé matinal : persuadé que je ne m’aperçois de rien, il s’essuie méthodiquement les doigts sur son pantalon. Je devine un soulagement chez lui, malgré des mains qui sont devenues collantes. Fort heureusement, nous ne nous connaissons pas, je n’ai pas eu besoin de les lui serrer en guise de bonjour…


    #2


    Avis de grand calme ce matin. J’ai trouvé une place assise au fond du bus et je peux repartir à Davos pour tenir compagnie à Hans Castorp. Face à moi,  une drôle de géométrie s’est dessinée : deux jeunes femmes et deux garçons, probablement des lycéens. Les premières sont placées côté vitre et plongées dans la contemplation de leur téléphone, je les devine occupées à écrire des messages textes. A intervalles réguliers, elles jettent un coup d’œil au dehors, il fait encore nuit. Les seconds, assis entre elles, sont tout aussi mutiques et s’appliquent à un exercice de passivité absolue ; pas un seul mouvement, le regard plongé vers des mains qu’ils tiennent serrées entre les cuisses. Comme en sommeil, mais les yeux ouverts. Derrière moi, j’entends la conversation de deux lycéennes qui ponctuent la moitié de leurs phrases par des gloussements où je détecte la présence récurrente de « LOL », que je pensais réservés à l’expression écrite. Elles parlent de cinéma et téléchargeront Le loup de Wall Street , « parce qu’ils ont gagné assez d’argent comme ça ». En revanche, elles veulent absolument aller voir Yves Saint-Laurent, elles sont folles de Guillaume… Canet ! Elles vont être déçues, mais je ne dis rien.


    #3


    D'abord je ne comprends pas pour quelle raison il bouscule tout le monde et force le passage avec son chien. Ensuite, je me rends compte que je suis un idiot : il est aveugle ou plutôt… comment doit-on dire ? Mal voyant. C'est vrai que je trouvais ça téméraire de bousculer un groupe de jeunes en uniforme : casquette perchée sur le crâne blouson à capuche chaussures dites de sport avec plein de couleurs vernies et de marques écrites en gros qui vous font une démarche un peu stupide. Surtout qu'il flotte un soupçon d'agressivité dans le petit groupe, j'entends même une fille dire à l'un des mâles rigolards qu'il commence « à lui péter les couilles ». Une performance, tout de même, je ne sais pas comment il y est parvenu… Et puis voilà notre aveugle qui revient, finalement il préfère rester debout et s'accrocher à l'une des barres métalliques. Il la cherche des mains, sonde l'espace invisible mais ne la trouve pas. Alors, comme dans un seul geste - presque une chorégraphie - les garçons s'extirpent de leur bulle acide pour se plier en quatre et lui venir en aide. C'est à celui qui sera le premier à lui attraper le poignet avec délicatesse et conduire la main aveugle vers l'appui tant convoité. Sourire discret de l'homme en guise de merci. Un éclair de grâce vient de zébrer le bus…

  • Hotte Club

    alban darche, the amazing keystone big band, olivier calmer, caravane gazelle, pierre et le loup et le jazz

    Nom d’un renne et d’un traîneau : nous sommes déjà le 9 décembre et Noël approche à grands pas... Vous, je ne sais pas, mais moi, je n’ai guère envie de me mêler à la foule affolée des derniers jours, celle de la ruée vers ce Graal de l’achat forcené, du cadeau qui manque et des listes incomplètes parce qu’il ne faut oublier personne. Mus par une nécessité de la dernière minute, je crains que mes contemporains soient encore plus insupportables que d’habitude aux abords des magasins, obéissant à une urgence mystérieuse qui leur commande de se soumettre aux injonctions consuméristes de cette période dite « des fêtes de fin d’année ». Je vous vois venir : vous allez me traiter de grincheux, de vieux ronchon et de rabat-joie. Pas si sûr. En réalité, vous faites erreur : l’idée de Noël m’est plutôt agréable ; elle fait remonter à la surface de mes émotions intimes des plaisirs simples, avec des sourires d’enfants, des étonnements aux yeux grands ouverts, un zeste d’innocence et un petit parfum de cannelle. C’est la course impitoyable aux achats commandés qui me navre un peu, non que je répugne à déposer des cadeaux sous le sapin de Noël, mais parce que je fuis comme la peste l’idée d’une course panique à l’ultime seconde avant la fermeture des magasins, celle au bout de laquelle on peut aller jusqu’à s’acquitter de sa tâche en se procurant n’importe quel objet made in RPC. Et je suis un peu comme certains dont les oreilles souffrent lors de leurs déambulations dans les rues sonorisées à grands coups de chansons médiocres censées traduire l’esprit de fête qui doit les animer. A tout prendre, je préfère le silence.

    Garnir la hotte du Père Noël, déposer un paquet au pied du sapin, je veux bien. Je le ferai même avec le plus grand plaisir, mais pas au prix d’une gymnastique commerciale dont je sortirai épuisé et un peu écœuré aussi. On peut (se) sortir de cette redoutable épreuve en visant un peu plus haut que le niveau de la dernière trouvaille destinée à hypnotiser les enfants jusqu’à ce que, très vite lassés par la vanité de l’enjeu, ces derniers se retournent vers des activités plus enrichissantes pour l’esprit. Quand je vous dis que je suis un optimiste... Ce sera d’autant plus simple que j’ai déjà en tête quelques idées musicales du meilleur effet. Eh oui, de la musique : de quoi voulez-vous donc que je vous parle ? Je ne vais tout de même pas demander un nouveau modèle de pace maker, n’est-ce pas ? Il est déjà programmé pour mes étrennes 2016… Non, ce que je veux voir dans la hotte, c’est de la musique pour Noël, parfois de la musique de Noël, parfois les deux en même temps, aussi. Pas vulgaire, mais durable, entêtante et qui vous élève. Parce que je pense aux enfants, tous ces petits humains qu’on fait plonger trop vite dans l’abime de nos vies d’adultes, parce que leurs premières années sont à trésor à préserver à tout prix.

    Tenez, prenez un disque comme my Xmas traX d’Alban Darche, que vous pouvez vous procurer pour une somme très raisonnable dans une Xmas boX numérotée à la main du meilleur effet avec, à l’intérieur : le disque bien sûr, rempli de chants pour la plupart très connus que le saxophoniste transfigure avec grâce, mais aussi un livret de 24 pages incluant un conte (Ô rumeurs de confort et de joie) signé du camarade Franpi et, cerise sur le gâteau, une pluie de petites étoiles et de sapins dorés. Ce disque est la deuxième référence du label Pépin et Plume, après le génial Orphicube du même Alban Darche. Il fait partie de ceux qui tournent en boucle chez moi depuis le jour où je l’ai reçu : voilà une célébration de Noël élégante, originale et éminemment vibratoire. Elle répond précisément au besoin que j’exprimais un peu plus haut car ce disque sent le pain d’épices et la cannelle (je n’ose pas dire qu’il sent le sapin, pour éviter toute méprise, mais pourtant...), il fait vibrer la corde sensible de nos souvenirs d’enfance sans pour autant jouer la carte facile de la nostalgie et du « c’était mieux avant ». Pour mener à bien cette très belle aventure, Alban Darche s’est entouré d’une bonne partie des musiciens de lOrphicube (Nathalie Darche, Mathieu Donarier, François Ripoche, Sébastien Boisseau, Marie-Violaine Cadoret, Christophe Lavergne). Le résultat est confondant de justesse dans la transmission des vraies émotions de l’enfance, alliée à la richesse d’un jazz rendu comme soyeux par le travail du mariage des timbres : piano, saxophones, violon, trompette, sans oublier la voix d’Anne Magouët. C’est beau, tout simplement, limpide et souriant. « Vive le vent », « Petit Papa Noël », « Douce Nuit », « White Christmas » ou encore « Hélène et Ludivine » (dont le titre laisse deviner le chant qu’il dissimule à peine), autant de thèmes universels qui trouvent ici une nouvelle jeunesse, qu’on imagine volontiers éternelle. Alban Darche nous fait un très beau cadeau (plus exactement, on pourrait dire qu’il les a multipliés en cette année 2013 très prolifique pour lui) et sa Boîte de Noël est à commander d’urgence. Noël ou pas Noël, ses Xmas traX sont à découvrir absolument : je vous garantis, foi de Maître Chronique, que vous ne le regretterez pas et vous glisserez cette galette dans votre lecteur à tout moment, y compris en l’absence de vos enfants. Ce n’est pas l’Arche de Noé, mais le Darche de Noël !

    On pourrait me rétorquer que les dix-huit musiciens de l’ensemble appelé The Amazing Keystone Big Band (ainsi dénommé parce que leur club fétiche est la Clef de Voûte à Lyon, amis bilingues, vous m’avez compris) n’ont guère besoin qu’on leur fasse une publicité supplémentaire. Tout leur réussit en ce moment : la sortie de leur adaptation jazz de Pierre et le Loup sur le label Chant du Monde bénéficie depuis plusieurs semaines d’une belle exposition dans les médias (radios, télévisions, journaux, ils ont été nombreux à en vanter les qualités) et leur récent concert à la Salle Gaveau (qui affichait complet depuis pas mal de temps) a confirmé toute l’étendue de leur talent. Je le sais, j’y étais, flanqué d’une ribambelle familiale au beau milieu de laquelle trônait fièrement ma splendide petite-fille. Qui n’a pas perdu une miette du spectacle ! Donc, oui, on en a beaucoup parlé. Mais tout de même... Quel plaisir que ce disque, quelle belle santé affichée ! Je peux vous garantir la joie qui vous gagnera au moment où vous observez des enfants, les vôtres peut-être, voire vos petits-enfants, écarquillant les yeux en écoutant le texte dit par Denis Podalydès : ce dernier a endossé le rôle du récitant (il est accompagné dans cette tâche par l’actrice Leslie Menu) et leur explique les instruments avant de raconter cette drôle d’histoire dont la musique, signée Prokoviev, comme vous ne l’ignorez pas, a été passée à la moulinette jubilatoire des arrangements de Bastien Ballaz, Fred Nardin et Jon Boutellier. Ici, c’est la flûte traversière et la trompette avec sourdine qui jouent le rôle de l’oiseau ; le saxophone soprano est le canard ; le chat, quant à lui, est représenté par le saxophone ténor ; le saxophone baryton endosse les habits du grand-père ; trombones et tuba sont le loup menaçant ; les cordes (piano, guitare, contrebasse) sont chargées de représenter Pierre tandis que l’ensemble du Big Band forme les chasseurs dont les coups de feu sont tirés par la batterie. Une belle leçon de musique administrée par un groupe explosif qui sait ne pas se prendre au sérieux tout en accomplissant un travail très soigné, haut en couleurs et finalement très pédagogique. Côté sapin de Noël, préférez l’album CD dont le format plus large (25 X 25 cm) conviendra parfaitement aux plus jeunes, avides de découvrir cette histoire illustrée par Martin Jarrie. Vos enfants auront beaucoup de chance s’ils peuvent ainsi entrer dans l’univers du jazz dont les styles leur sont présentés incidemment au fil des aventures de Pierre : swing, New Orleans, blues, free jazz, etc. Pierre et le Loup et le Jazz, voilà un disque qui ne risque pas de passer de mode ! Une belle idée, vraiment.

    Enfin, je serais vraiment injuste en oubliant un troisième et chouette cadeau à faire à tous les enfants : honte à moi, la Caravane Gazelle composée par l’excellent Olivier Calmel ne date pas d’hier, je crois me souvenir qu’elle a été publiée en 2011. Mais qu’importe, mieux vaut tard que jamais après tout ! Car ce conte musical est un enchantement, un plaisir qui ne s’éteint pas au fil du temps et qui mérite mieux que la discrétion dans laquelle il a vu le jour et le quasi silence médiatique qui a enveloppé d’une brume silencieuse sa publication. Écrit par Florence Prieur, il nous raconte l’histoire d’une gazelle qui trouve refuge au sein d’une caravane dans le désert et se lie d’amitié (et plus si affinités, mais ceci ne nous regarde pas) avec le chameau qui a soigné sa blessure. Au départ, on se méfie d’elle parce qu’elle n’est pas du sérail mais très vite, le groupe va découvrir les richesses de l’autre, celles qu’on ignore par refus des différences (on a compris qu’il s’agit là d’un hymne à la tolérance). La petite gazelle n’a pas son pareil pour trouver les points d’eau essentiels à la vie du groupe qui va l’entourer de sa protection après s’être méfié d’elle. Cette histoire sensible – et tellement d’actualité - racontée par Julie Martigny, bénéficie d’une magnifique mise en musique chambriste et contemporaine grâce au quintette Artecombo et ses instruments à vents (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson). On savait qu’Olivier Calmel était un compositeur prolifique et protéiforme, il en fait ici une nouvelle démonstration. Caravane Gazelle s’adresse à nous tous et à notre cœur en particulier : l’histoire est belle, universelle, exempte de toute vulgarité infantilisante ; sa musique, exigeante et lumineuse en même temps, est un bel exemple du respect qu’on peut témoigner envers les enfants, tous les enfants.

    Si avec tout ça, Noël n’est pas une fête (de la musique), alors vraiment je ne peux plus rien pour vous.

  • Au-delà de la contrebasse

    renaud garcia-fons, contrebasse, jazz, citizen jazzDe deux choses l’une : ou vous connaissez depuis belle lurette l’étendue du talent de Renaud Garcia-Fons et dans ces conditions la parution d’un nouveau CD-DVD composé d’une compilation établie par le contrebassiste lui-même et d’un film consacré à son parcours musical devrait vous ravir, même si vous n’aurez que deux nouvelles compositions à vous glisser entre les deux oreilles ; ou bien vous n’avez entendu parler de lui que de très loin, voire pas du tout – ce que je ne manquerais pas de considérer comme une grave erreur de votre part même si je n’ignore pas que la perfection n’est que très rarement de ce monde – et alors, cette double galette faisant office de carte de visite de luxe devrait vous inciter à vous lancer dans la découverte d’un artiste hors normes.

    Je tiens à préciser que je ne possède aucune action dans l’entreprise Garcia-Fons mais que, après voir considéré les quarante-cinq années passées, celles qui débutent avec mes premières illuminations musicales, le bonhomme fait partie – c’est indubitable – de mes compagnons de vie, il est l’un de mes musiciens de chevet, de ceux vers lesquels je reviens toujours, lorsqu’après avoir englouti des heures et des heures de découvertes musicales, je suis gagné par la nécessité de m’abreuver aux sources. Je pourrais établir une liste de la dizaine de ces inspirateurs, mais ne voulant pas encourir le risque d’une injustice faite à celles et ceux que je ne citerais pas pour diverses raisons, je m’en garderai bien aujourd’hui. Renaud Garcia-Fons est un maître chanteur, un virtuose dont la technique époustouflante est la garantie d’une transmission sans entrave de la moindre de ses émotions, avec la plus grande fidélité. Homme du sud – il est d’origine espagnole – le contrebassiste habite sa musique comme celle-ci est habitée de ses racines au cœur desquels vibre un chant comme il en est peu.

    Elève du grand François Rabbath, Garcia-Fons est entré dans l’univers du jazz à travers ses collaborations avec le trompettiste Roger Guérin, ou bien en tant que membre de l’Orchestre de Contrebasses, avant d’intégrer l’Orchestre National de Jazz sous la direction de Claude Barthélémy, de 1989 à 1991. Mais très vite, sa personnalité singulière va émerger : sa musique, principalement balisée par une dizaine d’albums, tous publiés sur le label Enja Records, en tant que leader (auxquels on peut ajouter quelques autres, comme par exemple ceux réalisés en collaboration avec Gérard Marais ou Nguyên Lê) est une invitation au voyage, un appel vers les espaces insoupçonnés du chant de l’âme. Chez lui, il n’est pas question de « jouer » mais plutôt d’être « en » musique, de ne faire qu’un avec elle et de délivrer une vibration dont le chant solaire est incomparable et unique. Certains n’hésitent pas à employer le terme de « génie » lorsqu’ils évoquent Renaud Garcia-Fons ; j’ignore si le mot est approprié (c’est un mot dont je me méfie comme de la peste) mais il laisse deviner à quel point le contrebassiste est un artiste majeur dont le chemin de lumière est celui du ravissement pour celles et ceux qui décident de faire un bout de route avec lui. A titre personnel, ce périple a commencé il y a une quinzaine d’années et je suis toujours gagné par la même fièvre à chaque fois qu’un nouveau disque est annoncé... même lorsqu’il s’agit d’une compilation !

    Qu’il joue seul (Légendes – 1992, The Marcevol Concert – 2012), en duo avec Jean-Louis Matinier (Fuera – 1999), en trio (Entremundo – 2004, Arcoluz – 2005), en quartet (Alborea - 1995, La Linea Del Sur – 2009) ou en faisant appel à des contributions multiples pour hisser encore plus haut le pavillon des couleurs chamarrées de sa musique (Oriental Bass – 1997, Navigatore – 2001, Méditerranées – 2010), Renaud Garcia-Fons ne cesse de nous raconter une histoire aux parfums d’éternité : celle-ci, racines obligent, part des rivages de la Méditerranée et navigue vers tous les continents à la conquête de leurs cultures et de leurs traditions, qu’il fait siennes et laisse infuser au plus profond de son univers. L’invitation au voyage est à chaque fois renouvelée : latine par essence, on y entend du flamenco, mais aussi de la musique indienne, on peut aller jusqu’en Amérique du Sud ou en Europe de l’Est, y découvrir de lointains échos du folklore irlandais, mais toujours dans l’harmonie d’une puissante passion pour toutes les musiques. Une soif inextinguible, une offrande de chaque jour.

    Il faudrait la connaissance d’un expert – tel n’est pas mon cas - pour parler de la technique fabuleuse de Renaud Garcia-Fons, dont l’instrument est bien plus qu’une contrebasse : avec ses cinq cordes, elle se joue de tous les obstacles de la technique et sait se faire aussi bien violon que guitare, il peut lui arriver de se charger d’électricité et même d’entrer en connexion avec l’univers de l’électronique. Mais peut-être ne sont-ce là que des considérations périphériques pour qui ne souhaite rien d’autre que de voyager avec lui et se laisser emporter. La technique n’est pas chez cet homme une fin en soi, elle est une vibrante courroie de transmission du chant.

    Avec cette compilation intitulée Beyond The Double Bass dont il a opéré lui-même les choix parmi 118 compositions (j’ai compté, inutile de vérifier), Renaud Garcia-Fons joue la carte de l’exhaustivité en faisant en sorte que chacun des albums soit représenté, mais sans se contraindre à un ordre chronologique. L’idée était de sélectionner des compositions qui puissent témoigner de la diversité de son travail de création et mettre en avant des pièces accordant une place importante à la contrebasse, dans un souci de cohérence et d’homogénéité de l’ensemble. Au point que celui qui découvrira cette musique avec le disque pourrait croire à un album « normal ». Le répertoire est d’une grande richesse et ses différentes déclinaisons sont autant de variations dans les couleurs projetées sur un même paysage.  Au total, douze extraits auxquels Garcia-Fons ajoute deux inédits dont une chanson (« Camino de Felicidad ») qui permet d’entendre à nouveau la voix de sa fille Solea (déjà présente sur l’album La Linea Del Sur).

    Bien sûr, ceux qui – comme moi – possèdent déjà tous les disques cités un peu plus haut, pourraient regarder d’un œil un peu dépité la présence de ces deux inédits : comment, acheter un disque pour deux titres seulement, n’est-ce pas un peu abusif ? Mais ils se consoleront vite avec la présence d’un DVD et du film de Nicolas Dattilesi, qui connaît bien son sujet pour être lui-même un passionné de l’œuvre du contrebassiste. Son film est construit autour de plans inédits pris lors de l’enregistrement live du concert solo au Prieuré de Marcevol (The Marcevol Concert) et de témoignages de différents amis comme le guitariste Nguyên Lê, le contrebassiste Barre Phillips ou le fidèle luthier Jean Auray. Tous disent leur admiration, voire leur fascination pour la magie qui opère dès lors que Renaud Garcia-Fons empoigne sa contrebasse, avec ou sans archet, et laisse libre cours à sa poésie de l’âme humaine.

    Ce monsieur est un grand, qu’on se le dise...

    Bonus...

    Le Trio de Renaud Garcia-Fons interprète « Berimbass » (extrait du CD/DVD Arcoluz)

    Reanud Garcia-Fons solo interprète « Kalimbass » (extrait du CD/DVD The Marcevol Concert)

    Voir la bande annonce du film Au-delà de la contrebasse

    Voir mes chroniques des disques de Renaud Garcia-Fons pour Citizen Jazz

  • Les fantômes de l’Hermitage

    Ombres Hermitage Lausanne.jpgJe ne voudrais pas donner l’impression de radoter – de toutes façons, c’est probablement ce qui est train de m’arriver - mais je vais tout de même revenir une fois encore sur le récit Ladies First ! que j’ai finalement décidé de publier sous la forme d’un livre, un récit qu’on peut se procurer facilement sur Internet et plus particulièrement sur le site www.thebookedition.com. C’est un ami journaliste et écrivain – il se reconnaîtra – qui m’a convaincu de ne pas laisser mon texte dans l’état où j’avais prévu de le faire vivre, soit cinquante-trois panneaux au format A4 (un par photographie de l’exposition mise en place avec Jacky Joannès) et une histoire qu’on lit en passant de l’un à l’autre. Avant son inexorable disparition à compter de la date de clôture de cette expérience de fusion entre image et texte. J’entends encore cet ami me dire : « Il faut publier ! Il faut publier ! C’est important. Sinon, on ne finit jamais... ». Soit, j’ai obtempéré, j’ai tout de même recueilli les avis complémentaires de deux lectrices que je tiens une fois de plus à remercier ici, parce que leurs encouragements ont été déterminants.

    Mes premiers lecteurs ont aimé ce court récit. Voilà qui, à défaut de me rassurer complètement, me fait plaisir parce que leurs remarques me démontrent que le but que je m’étais fixé est atteint : ils ont eu envie de lire l’histoire jusqu’au bout, de démêler le vrai du faux sans toujours y parvenir et, surtout, de ressentir la passion pour la musique que j’essaie de communiquer depuis longtemps à travers les chroniques que j’écris ici ou là depuis quelques années mais aussi par les personnages mis en scène dans Ladies First !

    Mais c’est d’un autre petit phénomène que j’aimerais parler ici, un fait à première vue – c’est le cas de le dire - anodin que j’ai ressenti comme l’expression poétique d’une magie du quotidien. Au mois d’août, j’avais terminé la première mouture du texte, il me restait un travail de nettoyage et de détection des fautes et autres coquilles (je suis certain qu’une ou deux traînent encore...) ; je savais à ce moment que le livre allait exister et je me posais la question de l’illustration de couverture. J’avais en tête l’une des phrases clés du livre, qui dit : « J’aimerais tant savoir ce qui pour elle est l’ombre et ce qui est la lumière ». Alors que choisir ? Pas la moindre idée... et soudain, cette illustration tant convoitée m’est apparue, je devrais même dire qu’elle s’est imposée à moi, et qu’à partir de cet instant je n’ai plus hésité.

    21 août 2013, vers 15 heures 30. Nous quittons la Fondation de l’Hermitage à Lausanne où se tient une belle exposition consacrée au peintre Miró. Il faut beau, la douceur de l’air incite à la flânerie tout au long d’une allée goudronnée qui nous mènera au petit parking ombragé où se trouve notre voiture. Et là, mes yeux fixent le sol et voient se dessiner et danser d’étranges personnages, qui ressemblent un peu aux fantômes de notre enfance. C’est un jeu de lumière imaginé par le soleil jouant avec les ombres mouvantes des feuilles d’un arbre à peine soulevées par une brise tiède qui projette sur le bitume un ballet mystérieux. Sans attendre, je sors mon téléphone de ma poche et je prends deux ou trois photographies, parce que je sais que je viens de voir, comme surgie de nulle part, peut-être de la nuit dont j’ai essayé de la sortir, cette chanteuse en souffrance qui va renaître à la vie de la musique.

    Les fantômes de l’Hermitage, un titre qui s’est écrit tout seul et que j’ai donné à cette photographie (et que par étourderie je n’ai pas cité dans le livre), comme j’aurais pu le faire d’un tableau si j’avais été doté du moindre talent de peintre (ce qui, je préfère le confesser ici, n’est vraiment pas mon cas. Je me pose suffisamment de questions quant à mes capacités d’écriveur pour ne pas ajouter une nouvelle torture à mon cas pathologique).

    Voilà pour la petite histoire... Vous me pardonnerez cette relecture introspective et un brin chichiteuse d’une situation qui n’est peut-être après tout que le fruit d’un hasard heureux et anodin. Mais depuis ce jour helvète, j’ai eu envie de croire à une apparition clin d’œil venant donner vie à un personnage qui n’existait jusque là que dans mon imagination.

    Une peu de poésie dans ce monde de brutes, après tout...