Dévolution
Je vous ai déjà parlé de Richard Pinhas et dit tout le bien que je pensais de ce musicien au parcours unique. La dernière fois, si mes souvenirs sont exacts, c’était il y a deux ans environ, lorsque j’avais convoqué à la fête de ce blog Stand By, probablement le plus beau disque avec Interface du groupe Heldon dont il était l’âme, le guitariste, le compositeur et, pour tout dire, le philosophe. Dans ce long texte, j’avais effectué un court rappel historique de cette formation sans équivalent sur la scène... la scène quoi, en réalité ? Rock ? Electronique ? Métallique ? Politique ? Un peu de tout cela, certainement. Mais la parution récente, entre 2013 et 2014, de trois disques publiés sur le label Cuneiform Records : Desolation Row, Tikkun et Welcome... In The Void, m’oblige à revenir vers sa musique pour tenter de vous faire comprendre à quel point cet artiste me semble important dans le monde au cœur duquel nous sommes plongés, dans toute sa violence et son idolâtrie du Dieu Argent, dans sa propension à engendrer des inégalités irréversibles et à donner l’illusion qu’une addition sommaire des égoïsmes peut forger un sentiment d’appartenance à un collectif qui n’existe pas.
Richard Pinhas, donc : nourri par le blues (Jimi Hendrix, Eric Clapton période Cream en particulier) ; tombé dans la marmite Robert Fripp & Brian Eno en 1972 alors qu’il attendait que commence un concert de King Crimson et qu’une musique étrange était proposée au public, un an avant qu’elle ne soit disponible ; philosophe élève et admirateur de Gilles Deleuze, fin connaisseur de Nietzsche ou de Spinoza ; passionné de science-fiction comme en témoignent ses nombreuses références à l’œuvre de Philip K. Dick ; lecteur averti de la Kabbale ; musicien qui peut tout aussi bien citer Kraftwerk, Bach ou Wagner dans son propre Panthéon...
Personnage singulier, insoumis, lucide sur la société dans laquelle nous vivons, silencieux durant une longue période (les années 80) après les années Heldon, qui furent aussi celles de quelques albums solo d’une beauté glacée qui continue de darder ses rayons aujourd’hui encore. L’homme-musicien (car il est impossible de dissocier les deux entités) est revenu de cette phase dépressionnaire pour mieux alerter nos consciences en ré-inventant sa musique stratosphérique, métallique, lancinante, une puissante onde de choc qui vous attrape au col et vous met face à la réalité, semblant vous dire : « Est-ce que tu comprends ce que nous avons fait, toi et moi, de ce monde ? », mais pas en accusateur ni en juge. Une musique constat, tour à tour d’une apparente immobilité, ou au contraire d’une violence glaciale qui ressemble à un témoignage sans édulcorant. Parfois en solitaire, parfois avec un compagnon de route... En voici quelques exemples au cours des vingt dernières années : Cyborg Sally (1994, avec John Livengood), De l’un et du multiple (1997), Events & Repetitions (2002), Tranzition (2004), Metatron (2006), Keio Line (2008 avec Merzbow), Metal / Crystal (2010), Rhizome (2011)... Gardons également du coin de l’œil, ou plutôt de l’oreille, l’expérience Schizotrope à laquelle fut associé l’écrivain Maurice G. Dantec.
On peut l’affirmer sans détour : chacun de ces disques est une aventure dont on peut sortir en état de choc, parce qu’aucun d’entre eux n’est là pour vous caresser dans le sens du poil (on a compris pourquoi), parce que tous sont habités d’une violence rarement retenue, parce que d'un point de vue formel, ils s’offrent la plupart du temps en (très) longues séquences qui avancent vers vous de manière inexorable. Pas moyen d’en réchapper, à moins de décider de ne pas chercher à entrer dans une danse où brûlent les feux d’une guitare abrasive, de différents synthétiseurs et autres instruments électroniques parfois poussés le dos au mur par une « vraie » batterie. Une musique répétitive, mais jamais planante, comme un gigantesque oiseau de fer, volant au-dessus de nos têtes éberluées se demandant s’il faut s’inquiéter ou au contraire tenter de grimper sur ses ailes...
Les trois disques cités un peu plus haut, Desolation Row, Tikkun (qui inclut un CD et un DVD, ce dernier ayant été enregistré lors d’un concert à Paris) et Welcome... In The Void, ont des allures de trilogie. Et je n’ose guère me lancer dans leur description, tant un tel défi me semble difficile à relever... Concentrés dans le temps puisque publiés en 2013 et 2014, ils ont en commun une aridité sonore où dominent des couleurs métalliques et leur capacité à étirer ce même temps sur la très longue durée, certaines compositions pouvant durer 30 voire plus de 60 minutes. Mais un temps constamment marqué par une pulsation profonde, sourde ou explicite, qui paraît surgir aussi bien des séquenceurs et des machines électroniques que de l’âme humaine qui les met en action. Et toujours ces nappes de guitares qui se superposent - ces « events and repetitions » devrait-on dire - cette guitare qui peut se faire frippienne, envoûtante comme aux plus beaux jours de l’album Evening Star du leader de King Crimson en duo avec le touche-à-tout génial, à l’époque tombé du navire Roxy Music. Ces composantes sonores sont la marque de fabrique, l’ADN musical de Pinhas, qui évolue accompagné tout au long de trois albums ne semblant plus en faire qu’un : dans le premier et le deuxième, on peut découvrir le guitariste percussionniste australien Oren Ambarchi ; dans le troisième, c’est le batteur survolté Yoshida Tatsuya ; sur le premier, viennent aussi tisonner les braises différents partenaires avec lesquels Pinhas travaille actuellement, comme le saxophoniste Étienne Jaumet (avec lequel il vient d’enregistrer le très beau Vents Solaires) ou le guitariste Noël Akchoté, dont on connaît toutes les qualités d’explorateur des univers sonores ; sans oublier le fiston Duncan Nilsson, jamais bien loin de la planète en feu.
Dans une récente interview, Richard Pinhas évoquait l’idée de « dévolution », qu’on peut imaginer chapeauter ces trois œuvres en fusion. Pour définir ce terme, il faut d’abord se reporter au dictionnaire qui nous dit : « Transfert, transmission d'un bien, d'un droit, qui se fait d'une personne à une autre. » Mais sa compréhension sera plus aisée si on l’interprète comme l'opposé de l’évolution, lorsqu’elle est positive. A titre d’exemples, le guitariste évoque une jeunesse qui ne lit plus, qui se perd en jeux vidéo, qui ne pense plus. Une société marquée au fer de l’égoïsme et de l’individualisme des riches. Une perte de repères si flagrante que le risque d’aliénation de sa propre personnalité est immense, au profit d’entités aux contours incertains et mercantiles. On en revient au transfert évoqué dans la définition du mot. Mais Richard Pinhas n’endosse pas pour autant le costume du vieux shnock, il ne juge pas non plus. Ainsi, au sujet d’internet qu’il ne rejette pas – dénonçant les fournisseurs de musique en ligne, il reconnaît dans ces conditions préférer de très loin offrir sa musique, ce qu’il fait régulièrement sur les réseaux – mais dont il pointe les dangers si celui-ci et ses avatars deviennent la seule source de connaissance : « Celui qui ne va que sur internet peut devenir très stupide, et ça le privera de lire ou d’avoir une vraie vie »
Il y a encore mille choses à dire au sujet de Richard Pinhas. Peut-être y reviendrai-je dans un avenir pas trop éloigné, parce que chacun de ses projets – je me répète – est une aventure qui mérite d’être évoquée. En attendant, je vous suggère de vous immerger dans son univers sui generis et de vous laisser guider dans un espace probablement moins fini que le monde qu’il éclaire d’une lumière aveuglante. Si vous acceptez cette mission, prévenez vos proches que vous en avez pour un petit bout de temps !