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  • En avant, Darche !

    alban darche, orphicube, jazz, pepin et plume, yolkJe prends les devants et présente par avance mes excuses au saxophoniste Alban Darche qui sera certainement consterné par le vilain jeu de mots qui traverse le titre de cette note et dont je ne suis que modérément fier ; et pour le cas peu probable où ce musicien passionnant manifesterait envers moi un minimum d’indulgence - paf, juste à la fin ! - je récidive en guise de conclusion avec un second missile du même calibre. Je sais : ce n’est pas bien mais je ne suis pas parvenu à me dispenser de ce genre de sottises. C'est mon côté Publius Dicax, comme disait autrefois ma prof de latin au collège. Et puis, reconnaissons-le, c’est pour la bonne cause.

    Foin de prolégomènes, sachez que je suis tout à la joie d’un disque qui tourne chez moi depuis plusieurs semaines avec une régularité obstinée, un signe qui ne trompe pas : les mouvements verticaux de mes chères galettes sont le fidèle reflet des attachements du moment, plus ou moins durables. Il y a des disques qu’on écoute une fois, voire deux, et qui inexorablement s’enfoncent vers les profondeurs de la pile en cours - dont l’équilibre est par ailleurs précaire - avant de connaître un sort variable. Leur destin est de trois ordres : soit celui d’un classement alphabétique au cœur de rayonnages multiples et tragiquement poussiéreux qui, parfois, ont pour eux des allures de cimetière ; soit - et ce n’est pas là forcément un purgatoire - ils se verront entreposés dans une antichambre incertaine (mon bureau), dont ils seront peut-être exhumés - mais quand ? - ou pas ; reste la catégorie des happy few, ces disques qu’on ne peut se résigner à ranger, parce qu’ils vous font tellement de bien - de vraies nourritures - qu’il n’est pas envisageable un seul instant de les éloigner de votre platine. Oui, il y a des disques dont on a besoin. En règle générale, ils font aussi l’objet d’une duplication et d’un stockage en vue d’une balado-diffusion intra-auriculaire, tout au long des trajets quotidiens vous menant à votre lieu de travail.

    Perception Instantanée, le nouveau disque de l’Orphicube est de ceux-là, et j’avais envie de lui rendre l’hommage qu’il mérite.

    Voilà en effet un disque qui suit de très près la précédente production - tout aussi réjouissante, je m'autorise à le redire ici - de la bande à Darche, simplement intitulée L’Orphicube et qui se veut la suite d’un répertoire qui ne constituerait finalement qu’un tout : tant qu’à faire, procurez-vous les deux disques, vous ne vous en sentirez que mieux ! A cette différence près que l'éponyme volet numéro 1 était publié sur le label Pépin et Plume du même Alban Darche (dont il constituait la première référence, la seconde étant my Xmas Trax, un formidable disque de Noël engendré par la même bande et que j’avais volontiers glissé dans ma hotte de fin d’année, tant il était réussi et enchanteur, un chouette cadeau dont la version box était illustrée par un texte signé du camarade Franpi, tandis que le petit nouveau voit le jour sur un label exemplaire et jamais à court de très bonnes idées, Yolk.

    Yolk, une bien belle maison qui a publié il y a quelque temps déjà un disque formidable dont je n’ai pas eu le temps de vous parler et qui permet de retrouver deux musiciens de l’Orphicube : je veux parler de JASS, pour John Alban Sébastien Samuel, j’ai nommé messieurs Hollenbeck, Darche, Boisseau et Blaser, quatre francs-tireurs dont les échanges sont d’une richesse qu’on n’épuise pas en trois jours, loin s’en faut. J’ignore si mon relatif silence vis-à-vis de cette pépite me sera pardonné, mais je tiens à faire amende honorable : si JASS ne s’écoute pas de façon aussi limpide que Perception Instantanée en ce qu’il creuse plus profondément des sillons libertaires, il n’en reste pas moins un disque passionnant de bout en bout, une véritable boîte à idées. Punaise, quel quatuor, quels beaux dialogues ! Voilà, c’est dit ! Fin de la parenthèse Yolk...

    Revenons maintenant à Perception Instantanée (après tout, c’est pour ça que vous êtes ici, non ?), un album en tous points réjouissant. J’aimerais pour le définir recourir à un oxymore : parce qu’à son écoute, on est gagné par un drôle de sentiment paradoxal, celui d’un confort imprévisible. Le confort, c’est celui d’un splendide tissu harmonique élaboré par des musiciens dont les sonorités mêlées aboutissent à une alchimie singulière, une formule peu courante pour ne pas dire inédite, soyeuse et chaleureuse. Se croisent en s’entrecroisent un saxophone alto (Alban Darche, le boss, qui signe par ailleurs les compositions et les arrangements), un violon (Marie-Violaine Cadoret), un accordéon (Didier Ithursarry), un piano (Nathalie Darche), trois saxophones ténors (Matthieu Donarier, Sylvain Rifflet – toujours dans les bons coups, celui-là ! - et François Ripoche), anches et cordes exaltées, relevées des épices rythmiques d’une contrebasse (Sébastien Boisseau) et d’une batterie (Christophe Lavergne). Pour ne rien vous cacher, j’éprouve les pires difficultés à ranger cette musique dans une catégorie et c’est très bien ainsi : elle danse - paso doble, valse, reggae, tout ce que vous voudrez pourvu que le mouvement l’habite, encore et toujours - et affiche des couleurs qui sont parfois chambristes, parfois plus populaires, traversées d’élans dont les inspirations sont aussi celles du jazz. Bref on s’y sent bien, il fait chaud dans la maison Orphicube, il arrive qu’on transpire parce qu’on est rarement immobile, mais Dieu que ça fait du bien.

    Confort, donc mais… pas celui d’une maison bourgeoise aux tentures épaisses et aux lumières tamisées : parce qu’il est rare que les choses se déroulent comme on pourrait le penser quand un thème s’annonce et commence à dérouler ses motifs. Alban Darche - dont les compositions, sous leurs airs enjôleurs, sont des constructions complexes qui recourent à des arrangements d’une précision diabolique - aime traverser sa musique d’éléments perturbateurs, de brisures multiples qui rendent son scénario haletant, jamais prévisible. Prenez par exemple « Paso Doble » qui ouvre l’album : vous imaginez des couples qui dansent, leurs mouvements sont synchronisés et empreints de cette raideur affectée par les amoureux du pas de deux. Et puis hop, voilà un type qui doit être un peu éméché et qui s’insinue parmi eux : le saxophone entre en scène, bouscule tout le monde d’un air rigolard, légèrement titubant. On l’a regardé un peu de travers mais finalement, on s’est bien amusé. Et on repart...

    Musique où l’on danse, oui, souvent, mais musique qui parle aussi au creux de l’oreille, ce sera alors une confidanse (cette fois, je vous inflige un néologisme), comme celle de ces « Silhouettes » où le souffle du saxophone semble se poser sur les notes du piano, avant de s’évanouir pour revenir aussitôt, dans un jeu d’ombre et de lumière, puis d’entonner un chant poignant, presque au bord des larmes. Musique intense, qui peut vous prendre aux tripes, comme dans la magnifique tension de « C’Baff » sublimée par un saxophone à vous donner le frisson pour un chorus brûlant ; musique au parfum d’insouciance parfois, avec cet « Abécédaire » charmant, presque enfantin, dont les voix surgissent quand on ne les attend pas. Musique grande classe, comme la bande son d’un film aux accents nostalgiques qui aurait été tourné en noir et blanc pour mieux souligner les éclats invisibles du quotidien et en révéler la part de magie (il est d’ailleurs question de Tim Burton, ce n’est probablement pas dû au hasard). L’Orphicube vous transporte avec son ingéniosité génétique - encore une fois, cet orchestre a un son qui lui appartient totalement, sui generis, comme on dit - et sa forte dose d’onirisme.

    Perception Instantanée, le bien nommé tant la connexion avec ses élans est pour nous immédiate et profonde. Sur le haut de la pile, tout en haut, c’est Darche… ou rêve !

  • Petit exercice en Darche arrière

    alban darche, crooked house, hyprcub, On dit que le temps ne fait rien à l’affaire… C’est vrai probablement, mais il m’est difficile de ne pas culpabiliser à la seule idée d’avoir omis de souligner les qualités intrinsèques d’un disque paru au mois d’avril dernier. Non qu’il n’ait jamais été question d’Alban Darche du côté de mes Musiques buissonnières : il m’est au contraire déjà arrivé de souligner à plusieurs reprises les qualités du saxophoniste compositeur arrangeur, géniteur fécond d’une singulière lignée de Cubes, en particulier quand l’Orphicube a publié sa Perception Instantanée ou bien encore au moment de Noël, il y a deux ans presque jour pour jour, à l’occasion d’une Xmas boX tout aussi colorée et réjouissante, tombée de façon très opportune dans mon Hotte Club. Il n’empêche que dans la foulée d’une Horloge ayant tourné ses aiguilles au mois de février, mettant ainsi à l’heure les pendules d’un jazz de chambre soyeux et qui voyait un saxophone se laisser aller aux caresses d’une sixte de cordes (celles d’un quatuor augmenté d’une guitare et d’une contrebasse), un autre petit événement musical nous était conté, histoire de témoigner d’un fructueux voyage outre-Atlantique à la fin du printemps 2014. Voilà que notre homme, pensant peut-être qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des E, dévoilait les contours d’un HYPRCUB pour se présenter en architecte d’une maison qu’il prétendait biscornue. Estampillée Yolk Records comme il se doit, cette Crooked House était en réalité une construction bien plus costaude qu’elle ne voulait le prétendre. Je me suis empressé d’en proposer un extrait dans l’émission Jazz Time à laquelle je collabore une fois par mois : c’était le 22 mai, pour être précis. Et puis le temps a passé, mon horloge n’étant peut-être pas réglée sur le fuseau horaire Darchien, et probablement victime des soubresauts multiples occasionnés par une abondance discographique qui sera pour ce qui me concerne la marque de cette année finissante.

    Mais les mois de décembre servent aussi à regarder un peu derrière soi et prendre le temps d’établir un rapide bilan. L’absence de Crooked House était injustifiable, un point c'est tout. Cerné par une rythmique maison (et quelle paire !) échafaudée par Sébastien Boisseau à la contrebasse et Christophe Lavergne à la batterie, Alban Darche décidait de faire appel à deux hommes distants l’un de l’autre d’un océan : le saxophoniste américain ténor Jon Irabagon (pour mémoire, récent co-responsable avec Sylvain Rifflet d’un  Perpetual Motion en hommage à Moondog qu'on ne saurait que trop recommander) et le claviériste belge Jozef Dumoulin (allez donc tendre l’oreille à son Fender Rhodes Solo pour comprendre à quel point ce musicien-là est facteur de climats). Et pour faire bonne mesure, le même Rifflet était convié à la fête de la construction de ce grand pont, pour y faire entendre sa clarinette ou son saxophone ténor le temps de trois morceaux. C’est là une équipe qui laisse croire au meilleur à la seule lecture de la pochette, avant même d’avoir glissé le disque dans la platine. Alban Darche n’est pas seulement architecte, il est aussi un maître de maison avisé.

    Autant dire que le plaisir est là. Ce disque semble déborder d’une multitude d’histoires aux intonations volontiers nostalgiques, celles que sait si bien conter Alban Darche. Je pense avoir déjà eu l’occasion de le dire, mais ce jazz est – on me pardonnera un néologisme paresseux – cinégénique. Comme si son story-board, à l’écriture inventive, aux textures élégantes, ouvrait en grand la porte d’improvisations multiples, propres à esquisser par leurs propres couleurs un mouvement d’ensemble tout en variations de nuances. Le disque – qu’on veut toucher comme on le ferait d’un beau tissu – a d’un bout à l’autre les atours d’une conversation de haute tenue (parce que, pour chantante que soit sa musique, celle-ci n’en est pas moins le fruit d’un travail exigeant dont les détails se révèlent au fil des écoutes) et je me refuse à isoler plus qu’un autre l’un de ses acteurs. Certes le travail d’un Jozef Dumoulin est en lui-même un voyage entre éclats et brumes électriques, certes les élans d’un Jon Irabagon ont des allures de traversée, certes Alban Darche lui-même est ici un écrivain tout autant qu'un compositeur… Il faut savoir prendre tout son temps pour épuiser les richesses de cette production raffinée. On peut de plus aborder Crooked House sous des angles multiples : en s’abandonnant à ses mélodies, sans éprouver le besoin d’en savoir plus, afin de dérouler tranquillement un film imaginaire projetant des images (que je vois toujours en noir et blanc, allez comprendre pourquoi...) et dont on sera volontiers l’un des protagonistes ; en observateur curieux des interactions entre les musiciens et de leurs dialogues nourris ; en scrutateur méticuleux des combinaisons sonores et des contrepoints (je reviens sur ce que je viens de dire… le Fender Rhodes, tout de même, quel bonheur ! Que les autres musiciens ne prennent pas mal cette distinction, surtout...). Et si Crooked House commence par une étonnante « Albanolgy » qui pourrait nous laisser croire durant quelques mesures que le saxophoniste a plongé au cœur des années be bop chères à Charlie Parker, la suite va faire la démonstration d’une écriture très ouverte sur notre monde, un scénario qui nous donne à le ressentir dans tous ses émois. Il y a de la joie, de la tristesse et avant toute chose beaucoup de souffle ; rien n’est jamais simple, mais c’est bien la fusion des énergies qui pourra nous aider à aller de l’avant. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre le titre de l’album : biscornue peut-être en raison des matériaux multiples qui la forment, cette maison symbolise-t-elle, ainsi que s’interroge Alban Darche lui-même, une musique à plusieurs dimensions ? Ou la vie, tout simplement ? Oui, à n’en pas douter…

    Huit mois après sa publication, Crooked House a conservé toute sa fraîcheur et sa faculté de retenir notre attention au fil d’une élaboration aux rebondissements nombreux. Il est de ces disques qu’on ré-écoute. Décembre a bien fait de venir… Et vive la Darche arrière, donc !

  • On air... de printemps

    Ma récente collaboration à l'émission Jazz Time de mon camarade Gérard Jacquemin sur Radio Déclic est en ligne sur ce blog. L'enregistrement s'est déroulé mercredi dernier et la diffusion vendredi à 17 heures et samedi à 9 heures. Un treizième rendez-vous des Jazz Twins, placé cette fois sous le signe des cordes.

    Sommaire de l'émission "Il pleut des cordes"

    David REINHARDT Spiritual Project - « Deux anges »
    David REINHARDT (guitare), Antonio EL TITI (guitare), Dominique DI PIAZZA (basse), Xavier SANCHEZ (percussions), Emy DRAGOï (accordéon).
    Cristal Records 2015

    Vincent COURTOIS Quartet West - « Modalités »
    Vincent COURTOIS (violoncelle), Benjamin MOUSSAY (piano), Daniel ERDMANN (saxophone ténor), Robin FINCKER (saxophone ténor, clarinette).
    La Buissonne 2015

    Gérard MARAIS Quartet Inner Village - « Baron Noir »
    Gérard MARAIS (guitare), Henri TEXIER (contrebasse), Jérémie TERNOY (piano), Christophe MARGUET (batterie).
    Cristal Records 2015

    M&T@L - « Ant Colony »
    Maxime ZAMPIERI (batterie), Thomas PUYBASSET (saxophone), Laurent DAVID (basse).
    Alter-Nativ 2015

    Richard MANETTI Groove Story - « Bad Town »
    Richard MANETTI (guitare), Stéphane GUILLAUME (saxophones ténor et soprano), Fred D’OELSNITZ (Fender Rhodes), Jean-Marc JAFET (basse), Yoann SERRA (batterie).
    Label Bleu 2014

    Alban DARCHE Stringed L’horloge - « Polka »
    Alban DARCHE (saxophone ténor), Fred CHIFFOLEAU (contrebasse), David CHEVALLIER guitare), Marie-Violaine CADORET (violon), Marian Iacob MACIUCA (violon), Loïc MASSOT (alto), François GIRARD (violoncelle).
    Cristal Records 2015

    Paul ABIRACHED & Alain JEAN-MARIE Nightscape - « Limbo»
    Paul ABIRACHED (guitare), Alain JEAN-MARIE (piano)
    Archie Ball 2014

    Nir FELDER Golden Age - « Lover »
    Nir FELDER (guitare), Aaron PARKS (piano), Matt PENMAN (basse), Nate SMITH (batterie).
    Okeh Records 2014

    Ecouter l'émission
    podcast

  • Hotte Club

    alban darche, the amazing keystone big band, olivier calmer, caravane gazelle, pierre et le loup et le jazz

    Nom d’un renne et d’un traîneau : nous sommes déjà le 9 décembre et Noël approche à grands pas... Vous, je ne sais pas, mais moi, je n’ai guère envie de me mêler à la foule affolée des derniers jours, celle de la ruée vers ce Graal de l’achat forcené, du cadeau qui manque et des listes incomplètes parce qu’il ne faut oublier personne. Mus par une nécessité de la dernière minute, je crains que mes contemporains soient encore plus insupportables que d’habitude aux abords des magasins, obéissant à une urgence mystérieuse qui leur commande de se soumettre aux injonctions consuméristes de cette période dite « des fêtes de fin d’année ». Je vous vois venir : vous allez me traiter de grincheux, de vieux ronchon et de rabat-joie. Pas si sûr. En réalité, vous faites erreur : l’idée de Noël m’est plutôt agréable ; elle fait remonter à la surface de mes émotions intimes des plaisirs simples, avec des sourires d’enfants, des étonnements aux yeux grands ouverts, un zeste d’innocence et un petit parfum de cannelle. C’est la course impitoyable aux achats commandés qui me navre un peu, non que je répugne à déposer des cadeaux sous le sapin de Noël, mais parce que je fuis comme la peste l’idée d’une course panique à l’ultime seconde avant la fermeture des magasins, celle au bout de laquelle on peut aller jusqu’à s’acquitter de sa tâche en se procurant n’importe quel objet made in RPC. Et je suis un peu comme certains dont les oreilles souffrent lors de leurs déambulations dans les rues sonorisées à grands coups de chansons médiocres censées traduire l’esprit de fête qui doit les animer. A tout prendre, je préfère le silence.

    Garnir la hotte du Père Noël, déposer un paquet au pied du sapin, je veux bien. Je le ferai même avec le plus grand plaisir, mais pas au prix d’une gymnastique commerciale dont je sortirai épuisé et un peu écœuré aussi. On peut (se) sortir de cette redoutable épreuve en visant un peu plus haut que le niveau de la dernière trouvaille destinée à hypnotiser les enfants jusqu’à ce que, très vite lassés par la vanité de l’enjeu, ces derniers se retournent vers des activités plus enrichissantes pour l’esprit. Quand je vous dis que je suis un optimiste... Ce sera d’autant plus simple que j’ai déjà en tête quelques idées musicales du meilleur effet. Eh oui, de la musique : de quoi voulez-vous donc que je vous parle ? Je ne vais tout de même pas demander un nouveau modèle de pace maker, n’est-ce pas ? Il est déjà programmé pour mes étrennes 2016… Non, ce que je veux voir dans la hotte, c’est de la musique pour Noël, parfois de la musique de Noël, parfois les deux en même temps, aussi. Pas vulgaire, mais durable, entêtante et qui vous élève. Parce que je pense aux enfants, tous ces petits humains qu’on fait plonger trop vite dans l’abime de nos vies d’adultes, parce que leurs premières années sont à trésor à préserver à tout prix.

    Tenez, prenez un disque comme my Xmas traX d’Alban Darche, que vous pouvez vous procurer pour une somme très raisonnable dans une Xmas boX numérotée à la main du meilleur effet avec, à l’intérieur : le disque bien sûr, rempli de chants pour la plupart très connus que le saxophoniste transfigure avec grâce, mais aussi un livret de 24 pages incluant un conte (Ô rumeurs de confort et de joie) signé du camarade Franpi et, cerise sur le gâteau, une pluie de petites étoiles et de sapins dorés. Ce disque est la deuxième référence du label Pépin et Plume, après le génial Orphicube du même Alban Darche. Il fait partie de ceux qui tournent en boucle chez moi depuis le jour où je l’ai reçu : voilà une célébration de Noël élégante, originale et éminemment vibratoire. Elle répond précisément au besoin que j’exprimais un peu plus haut car ce disque sent le pain d’épices et la cannelle (je n’ose pas dire qu’il sent le sapin, pour éviter toute méprise, mais pourtant...), il fait vibrer la corde sensible de nos souvenirs d’enfance sans pour autant jouer la carte facile de la nostalgie et du « c’était mieux avant ». Pour mener à bien cette très belle aventure, Alban Darche s’est entouré d’une bonne partie des musiciens de lOrphicube (Nathalie Darche, Mathieu Donarier, François Ripoche, Sébastien Boisseau, Marie-Violaine Cadoret, Christophe Lavergne). Le résultat est confondant de justesse dans la transmission des vraies émotions de l’enfance, alliée à la richesse d’un jazz rendu comme soyeux par le travail du mariage des timbres : piano, saxophones, violon, trompette, sans oublier la voix d’Anne Magouët. C’est beau, tout simplement, limpide et souriant. « Vive le vent », « Petit Papa Noël », « Douce Nuit », « White Christmas » ou encore « Hélène et Ludivine » (dont le titre laisse deviner le chant qu’il dissimule à peine), autant de thèmes universels qui trouvent ici une nouvelle jeunesse, qu’on imagine volontiers éternelle. Alban Darche nous fait un très beau cadeau (plus exactement, on pourrait dire qu’il les a multipliés en cette année 2013 très prolifique pour lui) et sa Boîte de Noël est à commander d’urgence. Noël ou pas Noël, ses Xmas traX sont à découvrir absolument : je vous garantis, foi de Maître Chronique, que vous ne le regretterez pas et vous glisserez cette galette dans votre lecteur à tout moment, y compris en l’absence de vos enfants. Ce n’est pas l’Arche de Noé, mais le Darche de Noël !

    On pourrait me rétorquer que les dix-huit musiciens de l’ensemble appelé The Amazing Keystone Big Band (ainsi dénommé parce que leur club fétiche est la Clef de Voûte à Lyon, amis bilingues, vous m’avez compris) n’ont guère besoin qu’on leur fasse une publicité supplémentaire. Tout leur réussit en ce moment : la sortie de leur adaptation jazz de Pierre et le Loup sur le label Chant du Monde bénéficie depuis plusieurs semaines d’une belle exposition dans les médias (radios, télévisions, journaux, ils ont été nombreux à en vanter les qualités) et leur récent concert à la Salle Gaveau (qui affichait complet depuis pas mal de temps) a confirmé toute l’étendue de leur talent. Je le sais, j’y étais, flanqué d’une ribambelle familiale au beau milieu de laquelle trônait fièrement ma splendide petite-fille. Qui n’a pas perdu une miette du spectacle ! Donc, oui, on en a beaucoup parlé. Mais tout de même... Quel plaisir que ce disque, quelle belle santé affichée ! Je peux vous garantir la joie qui vous gagnera au moment où vous observez des enfants, les vôtres peut-être, voire vos petits-enfants, écarquillant les yeux en écoutant le texte dit par Denis Podalydès : ce dernier a endossé le rôle du récitant (il est accompagné dans cette tâche par l’actrice Leslie Menu) et leur explique les instruments avant de raconter cette drôle d’histoire dont la musique, signée Prokoviev, comme vous ne l’ignorez pas, a été passée à la moulinette jubilatoire des arrangements de Bastien Ballaz, Fred Nardin et Jon Boutellier. Ici, c’est la flûte traversière et la trompette avec sourdine qui jouent le rôle de l’oiseau ; le saxophone soprano est le canard ; le chat, quant à lui, est représenté par le saxophone ténor ; le saxophone baryton endosse les habits du grand-père ; trombones et tuba sont le loup menaçant ; les cordes (piano, guitare, contrebasse) sont chargées de représenter Pierre tandis que l’ensemble du Big Band forme les chasseurs dont les coups de feu sont tirés par la batterie. Une belle leçon de musique administrée par un groupe explosif qui sait ne pas se prendre au sérieux tout en accomplissant un travail très soigné, haut en couleurs et finalement très pédagogique. Côté sapin de Noël, préférez l’album CD dont le format plus large (25 X 25 cm) conviendra parfaitement aux plus jeunes, avides de découvrir cette histoire illustrée par Martin Jarrie. Vos enfants auront beaucoup de chance s’ils peuvent ainsi entrer dans l’univers du jazz dont les styles leur sont présentés incidemment au fil des aventures de Pierre : swing, New Orleans, blues, free jazz, etc. Pierre et le Loup et le Jazz, voilà un disque qui ne risque pas de passer de mode ! Une belle idée, vraiment.

    Enfin, je serais vraiment injuste en oubliant un troisième et chouette cadeau à faire à tous les enfants : honte à moi, la Caravane Gazelle composée par l’excellent Olivier Calmel ne date pas d’hier, je crois me souvenir qu’elle a été publiée en 2011. Mais qu’importe, mieux vaut tard que jamais après tout ! Car ce conte musical est un enchantement, un plaisir qui ne s’éteint pas au fil du temps et qui mérite mieux que la discrétion dans laquelle il a vu le jour et le quasi silence médiatique qui a enveloppé d’une brume silencieuse sa publication. Écrit par Florence Prieur, il nous raconte l’histoire d’une gazelle qui trouve refuge au sein d’une caravane dans le désert et se lie d’amitié (et plus si affinités, mais ceci ne nous regarde pas) avec le chameau qui a soigné sa blessure. Au départ, on se méfie d’elle parce qu’elle n’est pas du sérail mais très vite, le groupe va découvrir les richesses de l’autre, celles qu’on ignore par refus des différences (on a compris qu’il s’agit là d’un hymne à la tolérance). La petite gazelle n’a pas son pareil pour trouver les points d’eau essentiels à la vie du groupe qui va l’entourer de sa protection après s’être méfié d’elle. Cette histoire sensible – et tellement d’actualité - racontée par Julie Martigny, bénéficie d’une magnifique mise en musique chambriste et contemporaine grâce au quintette Artecombo et ses instruments à vents (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson). On savait qu’Olivier Calmel était un compositeur prolifique et protéiforme, il en fait ici une nouvelle démonstration. Caravane Gazelle s’adresse à nous tous et à notre cœur en particulier : l’histoire est belle, universelle, exempte de toute vulgarité infantilisante ; sa musique, exigeante et lumineuse en même temps, est un bel exemple du respect qu’on peut témoigner envers les enfants, tous les enfants.

    Si avec tout ça, Noël n’est pas une fête (de la musique), alors vraiment je ne peux plus rien pour vous.

  • Deuxième cérémonie de remise des « Coups de Maître »

    Eh oui, le temps passe très vite, les disques n'en finissent pas de pleuvoir au point qu'un rapide calcul suscite mon effarement : depuis un an, j'ai dû “découvrir” environ 150 albums. C'est peu, juste une goutte dans l'océan de la musique, par comparaison au volume de la production mondiale, tous genres confondus ; mais c'est énorme si, comme moi, vous disposez d'environ 365 jours chaque année (parfois 366, je l'admets) pour consacrer un peu de temps à vos passions. Sachant que bon nombre de ces nouveaux arrivants misicaux nécessitent plusieurs écoutes, sachant aussi que leurs prédécesseurs méritent de revenir au front (et parfois, croyez-moi, ils reviennent de très loin et s'accrochent à vos basques en vous suppliant de ne pas les oublier), vous comprendrez aisément que la tâche n'est pas si facile. Passionnante, source de plaisirs multiples mais, tout de même, un sacré boulot ! Quant à l'idée saugrenue consistant à extirper dix élus de cette abondante récolte, on peut la considérer d'un œil amusé, se dire que l'exercice est vain, penser aussi qu'il sera forcément injuste (c'est vrai). Mais ce choix est une façon de revenir en arrière, de se souvenir des émotions les plus fortes et des élans singuliers que certains disques ont suscités. Et d'avoir une pensée pour les oubliés, dont beaucoup nous ont offert des instants singuliers.

    Alors voilà pour l'année 2013 : dix albums, tous très beaux, choisis parmi un grand ensemble dont bien des éléments auraient très pu aisément franchir la barrière de mes « Coups de Maître ». Tiens par exemple, prenez Slim Fat de l'Imperial Quartet... eh bien, il serait volontiers entré dans ma confrérie du moment, rien que pour sa dégaine sonore pas comme les autres et son déluge saxophonique...  Pareil pour Le Rêve de Nietzsche de Jean-Rémy Guédon et son Archimusic, quand jazz et hip hop s’acoquinent avec la philosophie... Et je ne vous parle même pas des Passagers du Delta, du Trio ALP, si beau, en deux temps, dans son livre élégant.

    Et puis, on va encore me dire que la coloration de ma sélection est très hexagonale ! J'assume ces choix, ce qui ne signifie pas pour autant que j'ignore la musique qui a vu le jour ailleurs, Outre-Atlantique notamment. Mais je connais plein d'amis qui parlent très bien, beaucoup mieux que moi, de musique et dont les écrits sont toujours passionnants : Jean-Jacques Birgé, Franpi Sunship, Mozaïc Jazz, Les Dernières Nouvelles du Jazz, Belette Jazz, Ptilou's Blog, JazzOCentre, Jazzques, Les Allumés du Jazz, et quelques autres que vous n'aurez aucun mal à dénicher. Vous pouvez prendre le risque d'aller faire un petit tour chez eux : dans le pire des cas, ils vous donneront envie de vibrer encore plus fort avec leurs choix ; dans le meilleur, ils finiront pas vous convaincre que – comme nous tous – il vous faudra vivre d'autres vies pour étancher votre soif de musique !

    Ma petite sélection sans prétention apparaît dans l'ordre chronologique de l'arrivée des disques dans ma boîte aux lettres. Il m'est arrivé d'écrire à leur sujet, n'hésitez pas à cliquer sur les repères... pour en savoir [+] !

    Festen
    Family Tree

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GDeuxième volet des aventures de cette jeune quarte qui allie la science du jazz à l’énergie du rock. Damien Fleau (saxophone), Maxime Fleau (batterie), Jean Kapsa (piano) et Oliver Degabriele (contrebasse) écrivent une musique dense, nerveuse et habitée. Ils savent aussi atteindre l’épure, privilège des grands, leur « Grandfather’s Bed » en est une preuve. On est heureux de se sentir un peu comme membre de cette belle famille au sein de laquelle circule une énergie très contagieuse. [+]

    Samuel Blaser
    As The Sea

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GEncore une très belle année pour le tromboniste ! Hyperactif, notre Helvète préféré a notamment doublé la mise avec deux albums qui séduisent par la somme d’imagination et de liberté qu’ils respirent. Tout récemment, Mirror To Machaut offrait une relecture limpide de la musique de deux Guillaume du Moyen-Âge : de Machaut et Dufay. Mais avec As The Sea, Blaser avait sculpté quelques mois plus tôt la matière sonore d’un univers mouvant et jamais fini, en compagnie de ses amis Marc Ducret, Gerald Cleaver et Bänz Oester. Un disque énigmatique et passionnant de bout en bout.  [+]

    Rémi Gaudillat
    Le chant des possibles

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GLe souffle cuivré d’un quatuor libre et onirique : celui de Rémi Gaudillat et Fred Roudet (trompette, bugle), Loïc Bachevillier (trombone), Laurent Vichard (clarinette basse). Quatre musiciens qui savent demander à leurs instruments de dépasser leur rôle de respirateurs naturels et leur donner le muscle de la pulsation. Leur musique entre ombre et lumière exhale un parfum impressionniste des plus séduisants, elle est une porte grande ouverte sur un imaginaire poétique dans lequel on plonge sans réserve. [+]

    Stéphane Chausse & Bertrand Lajudie
    Kinematics

    festen,samuel blaser,remi gaudillat,christophe marguet,alban darche,art sonic,gordiani desprez scarpa,olibier bogé,dominique pifarely,pan-gQuand deux amis décident de se donner les moyens et le temps de faire aboutir un vieux rêve : jouer une musique dont chaque détail compte, par un travail d’orfèvre appliqué à une matière sonore qui fait l’objet d’un soin maniaque. Leur jazz funk bienvenu est habité d’un gros son, il est interprété par une ribambelle d’amis dont certains ne sont pas les derniers venus, comme Marcus Miller. Un disque de plaisir total, qu’on écoute avec gourmandise en se disant qu’une production aussi aboutie est tout de même rare de nos jours. Chouette cadeau ! [+]

    Christophe Marguet Sextet
    Constellation

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GUn récidivisite, déjà haut placé en 2012, j'espère ne pas l'assommer avec mes coups de mâitre à répétition... Cette fois, le batteur joue la carte d’une dream team aux couleurs chatoyantes et forme un orchestre dont les richesses n’en finissent pas de se dévoiler au fil des écoutes. Constellation est de ces disques dont on peut dire sans se tromper qu’ils sont empreints de magie. Normal, Christophe Marguet s’est entouré de magiciens : Régis Huby (violon), Steve Swallow (basse), Benjamin Moussay (claviers), Chris Cheek (saxophone) et Cuong Vu (trompette). Du grand art. [+]

    Gordiani, Desprez, Scarpa
    21

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GLa formule est d’une apparente simplicité. 21 signifie ici 2+1, et plus exactement deux guitares et une batterie. Une combinaison originale et très électrique. Il y a ici tout ce qu’on aime (enfin, quand je dis on, je parle de moi, mais je sais que je ne suis pas seul à penser ainsi) : l’énergie, l’imprévu, le mystère, la fougue, les élans... En quarante minutes, Philippe Gordiani, Julien Desprez et Emmanuel Scarpa mettent les doigts dans la prise de courant de leur imaginaire et zèbrent de leurs éclairs notre ciel qui ne demande pas mieux qu’on lui fasse ainsi frissonner les étoiles. Coup de cœur et de foudre garantis à tous les amoureux des escapades un peu folles ! [+]

    Ensemble Art Sonic
    Cinque Terre

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GDécidément, Sylvain Rifflet (clarinette, saxophone) et Joce Mienniel (flûte) sont au sommet de leur art. En 2012, ils figuraient déjà en très bonne place dans ce palmarès. Avec l’Ensemble Art Sonic, ils inventent un univers géographique et sublimé, une musique de chambre du XXIème siècle. A leurs côtés, Cédric Chatelain (hautbois, cor anglais), Baptiste Germser (cor) et Sophie Bernardo (basson) sont les pièces vitales d’un quintette à vents irrésistible. Mine de rien, on assiste avec ce très beau disque à la naissance d'une musique qui n'en est qu'à ses premiers frémissements, en attendant la suite, qui nous comblera. [+]

    Olivier Bogé
    The World Begins Today

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GQue la lumière soit ! Après nous avoir raconté l'histoire d'un voyageur imaginaire, le saxophoniste prouve avec son second disque qu’il est bien plus qu’un jeune musicien talentueux : il est aussi un humain conscient, en quête d’un chant solaire qui irradie sa musique de la première à la dernière note. Il est entouré d’amis de renom : Tigran Hamasyan, Jeff Ballard, Sam Minaie. Ces derniers savent mettre leur art, avec humilité, au service d’une inspiration/respiration commune qui s'épanouit sur des compositions d'une grande limpidité. Bogé partage, partageons sa musique... [+]

    Dominique Pifarély / Ensemble Dédales
    Time Geography

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GAussitôt arrivé, déjà au sommet de la pile ! Neuf musiciens haut de gamme composent l’Ensemble Dédales dirigé par le passionnant violoniste Dominique Pifarély : Guillaume Roy (alto), Hélène Labarrière (contrebasse), Vincent Boisseau (clarinettes), François Corneloup (saxophone baryton), Pascal Gauchet (trompette, bugle), Christiane Bopp (trombone), Julien Padovani (piano), Eric Groleau (batterie), tous au service d’une musique à la fois savante et nourrie d’une pulsion hypnotique, libre et engagée dans l'invention de nouveaux paysages entre jazz et musique de chambre contemporaine. Time Geography est un disque aux variations subtiles, dont les richesses se dévoilent au fil des écoutes. 

    Alban Darche
    My Xmas traX

    festen, samuel blaser, remi gaudillat, christophe marguet, alban darche, art sonic, gordiani desprez scarpa, olibier bogé, dominique pifarely, pan-GC’est d’une certaine manière le label Pépin et Plume d’Alban Darche qui est ici récompensé. Sa première référence, L’Orphicube, manifestait un fort pouvoir de séduction. Mais en fin d’année, le saxophoniste glissait au pied du sapin un second disque, une boîte de Noël un peu magique, pleine à craquer de chants tels que tous les enfants que nous sommes rêvent d’écouter le soir de la veillée. Un disque durable et enchanté, au plaisir augmenté par la lecture d'un conte signé Franpi Barriaux. Quoi, on n'a plus le droit de dire du bien des copains ? [+]

    Alban Darche, pour ses deux albums pépinoplumesques, mais aussi parce que les mois qui viennent de s’écouler nous auront valu de sa part d’autres disques ô combien précieux, reçoit à l’unanimité de mon jury (dont je suis le seul membre, je le précise par honnêteté, et je ne vous cacherai pas qu'il m'arrive fréquemment de ne pas être d'accord, ce qui complique beaucoup les choses, parfois) le Maître d’Honneur 2013 : Cube, Gros Cube ou Orphicube, tout est bon chez le saxophoniste ! Ce ne sont pas les camarades Citoyens Julien ou Franpi (encore lui...) qui me démentiront...

  • Dans les coulisses d’une pluie printanière

    blaser_spring_rain.jpgSamuel Blaser est, à sa manière, un phénomène. Il n’a pas encore 34 ans et pourtant, quiconque observera à la loupe sa discographie sera impressionné aussi bien par son ampleur que par l’accumulation de pépites qu’elle recèle. Le tromboniste suisse n’a pas son pareil pour s’entourer des meilleurs et pousser avec eux sur l’échiquier de sa création les pions d’un jeu où s’entrecroisent des influences dont certaines pourraient sembler inconciliables aux oreilles à œillères. Et lorsqu’il est lui-même appelé par d’autres pairs, soyez certains que ces derniers seront des musiciens cultivant un même amour pour des musiques libertaires et curieuses des associations multiples. Alors, quand le jeune homme publie un nouveau disque, on est forcément aux aguets, parce que ses voyages musicaux – qu’ils prennent la forme de relectures savantes et très personnelles du répertoire des siècles passés ou d’explorations contemporaines aux bouillonnements électriques, débordant vers le free jazz – sont des expériences dont on ressort avec le sentiment d’un pas en avant, d’un progrès accompli. Spring Rain, qui voit le jour sur le label Whirlwind Recordings, ne déroge pas à cette règle.

    C’est en 2010 que j’ai découvert le talent singulier de Samuel Blaser, alors au générique des 4 New Dreams du batteur Bruno Tocanne, un album évoqué ici-même au début de l’année 2011. Un bonheur ne venant jamais seul, je suis allé de découverte en découverte, avec le même ravissement. A commencer par celle d’un quartet où s’illustrait le guitariste Marc Ducret, mais aussi le batteur Gerald Cleaver (qu’on retrouve présent sur cette nouvelle pluie de printemps) : d’abord avec l’album Boundless, puis avec As The Sea. Jamais à court d’imagination, le tromboniste avait enregistré quelque temps auparavant un étonnant Consort In Motion, l’occasion pour lui d’être l’un des derniers à travailler avec l’immense batteur Paul Motian (qui devait nous quitter peu de temps après) et de célébrer en la transfigurant la musique de Monteverdi. Une plongée dans un passé lointain qui en appellera une autre puisque quelque temps plus tard, Blaser se lancera un défi voisin avec la complicité de Benoît Delbecq pour une immersion dans les répertoires médiévaux de Guillaume de Machaut et Guillaume Dufay (A Mirror To Machaut). De plus, il est impossible de passer sous silence trois autres disques pleins à craquer de vibrations singulières : JASS, boîte à idées née d’une collaboration avec Alban Darche, Sébastien Boisseau et John Hollenbeck ; Fourth Landscape et ses paysages diaphanes composés aux côtés de Benoît Delbecq et Gerry Hemingway ; enfin, le poétique Tomate et Parapluie, un petit théâtre de guingois, ainsi qualifié par mon camarade Franpi dans une récente chronique pour Citizen Jazz du dernier disque du trio Marcel et Solange, dont Samuel Blaser est l’invité. La liste est bien plus longue, mais cette sélection devrait être de nature à faire comprendre que la matière musicale de l’Helvète est riche et passe par des chemins assez peu fréquentés, bien loin des musiques sans âme qu’on livre en pâture à longueur de plans marketing. Ici on cherche, on essaie, on crée ; demain n’est pas aujourd’hui qui n’est pas la copie des jours passés. Samuel Blaser ouvre à chaque fois les portes d’un laboratoire de l’inattendu qui n’a pas fini de surprendre. Et personne ne sera étonné d’apprendre qu’il fourmille de projets parmi lesquels une nouvelle collaboration avec Alban Darche (Pacific) ainsi qu’un projet en solo baptisé 18 monologues élastiques. On en salive d’avance, mais il faudra attendre encore un peu...

    Ne soyons pas trop impatients : Spring Rain est assez nourrissant pour satisfaire les appétits les plus impétueux. C’est un disque de la maturité pour le tromboniste. Il faut dire que la fine équipe constituée par Samuel Blaser a de beaux arguments à faire valoir. Elle se compose de musiciens qui ont déjà croisé sa route à plusieurs reprises et constituent pour lui une véritable assurance son : Russ Lossing (4 New Dreams, Consort In Motion) au piano ; Drew Gress (A Mirror To Machaut) à la contrebasse ; Gerald Cleaver (Boundless, As The Sea) à la batterie. Voici par conséquent quatre énergies associées dans un hommage au clarinettiste Jimmy Giuffre, disparu en 2008 à l’âge de 87 ans, et dont l’une des formations phares reste un trio sans batterie avec Paul Bley (piano) et Steve Swallow (contrebasse), jouant une « musique contemporaine improvisée » ayant profondément marqué Samuel Blaser. Swallow est d’ailleurs présent sur le disque puisqu’il signe une partie de ses liners notes dans lesquelles il souligne l’audace et l’ambition de Spring Rain. Un compliment qu’on appréciera à sa juste valeur de la part de ce grand monsieur, par ailleurs compagnon (à la ville et à la scène) de Carla Bley, dont deux compositions figurant au répertoire du clarinettiste sont présentes sur l’album (« Temporarily » et « Jesus Maria »). Celles de Jimmy Giuffre lui-même, et c’est la moindre des choses, font l'objet de trois reprises (« Cry Want », « Scootin’ About » et « Trudgin’ ») sous forme de relectures attentives.

    Giuffre, Swallow, Bley, Blaser… et les autres : avis aux météorologues, un vent de liberté souffle sur cette pluie de printemps ! 

    On peut multiplier à l’infini les raisons d’aimer le disque… En premier lieu, en mettant en avant le travail de sculpture entrepris par Samuel Blaser sur le son de son instrument, dont il multiplie les couleurs, passant des rondeurs liquides (« Spring Rain » où le trombone semble défier les lois de l’équilibre en n’hésitant pas à plonger dans les graves) aux multiphonies qui finissent par le caractériser (les contrastes harmoniques de « Trippin’ » ou bien encore les introductions de « Missing Mark Suetterling » ou de « Jesus Maria »). Sa palette, déjà étoffée, vient combiner ses nuances à celles de Russ Lossing, lui-même très en verve et qui déploie un éventail sonore d’une grande diversité, au piano, au Fender Rhodes ou au Minimoog. Ecoutez leurs échanges sur « Missing Mark Suetterling », c’est un régal de groove faussement tranquille ! Si le quartet met ici en évidence sa solidarité et sa fougue et peut fonder son pouvoir de persuasion sur une rythmique à la fois précise et inventive, Spring Rain se présente aussi comme un terrain propice à des épanchements en solo (comme sur le bien nommé « Homage », sur « Trippin’ » ou encore dans l’introduction de « Jesus Maria ») ou à des conversations prenant la forme d’impromptus (trombone et piano sur « Umbra » ou « Scootin’ About », trombone et batterie dans la seconde partie de « Jesus Maria »).

    Impossible de définir cette musique tant Samuel Blaser, soucieux à la fois de partager son amour du trombone et son besoin d’improvisation, saute par-dessus les barrières stylistiques : jazz, blues, free jazz, néo-classicisme, musique contemporaine ? Aucune importance. On évoque assez naturellement l’idée de « jazz libre » chez lui, une grammaire en évolution permanente qui se nourrit d’un besoin natif de mélodie et d’improvisation. La musique de Blaser chante, elle peut passer d’un état contemplatif, presque religieux (« Cry Want » en duo trombone / piano) à une explosion de joie, collective (les fulgurances de « Temporarily », les sinuosités façon free jazz-rock de « The First Snow », les grands écarts monkiens de « Counterparts »), ou s’étirer en un blues langoureux (« Trudgin’ », « Trippin’ ») avec beaucoup de naturel et d’onctuosité. 

    Pluie de printemps ? Oui, puisque c’est écrit dans le titre de ce disque produit par Robert Sadin (producteur de Sting, Herbie Hancock ou Wayne Shorter), mais il y a fort à parier qu’en regardant par la fenêtre, vous ne tarderez pas à voir un arc-en-ciel, parce qu'un franc soleil darde ses rayons sur le monde selon Samuel Blaser.

     

    Samuel Blaser Quartet
    Spring Rain
    Samuel Blaser (trombone), Russ Lossing (piano), Drew Gress (contrebasse), Gerald Cleaver (batterie).
    Whirlwind Recordings – Avril 2015

  • Fin de partie (avant la suivante) et tentative assez mesquine de rattrapage estival...

    Parfois vous avez les yeux plus gros que le ventre et, armé des meilleures intentions, vous laissez trôner devant vous une pile de disques dont vous êtes absolument certain de rendre compte en trouvant les mots appropriés en un temps suffisamment rapproché de la publication des disques concernés. Histoire d’être un type sérieux... Voilà, ça, c’est pour la théorie. La pratique peut s’avérer très différente, surtout lorsque parallèlement à vos activités de chroniqueur estampillé Citizen Jazz et de tricoteur de phrases trop longues publiées dans un blog que vous maintenez vaille que vaille, vous avez été gagné par l’idée saugrenue d’écrire un roman dans le cadre d’une exposition menée main dans la main avec un ami photographe. Et que celui-ci (le livre, pas le photographe) fait l’objet d’une publication (on peut se le procurer ICI), une vraie avec des pages et du papier, ce qui vous a contraint à mobiliser les deux ou trois compétences que votre état de quasi-sexagénaire a bien voulu laisser subsister dans la friche que constitue votre cerveau fatigué parce que lorsque vous ne faites pas appel à un éditeur, il vous faut être capable de réaliser plein de petites choses fort utiles sans lesquelles votre tapuscrit resterait au chaud dans l’espace clos du disque dur niché sous le capot de votre ordinateur (et dûment sauvegardé en deux ou trois exemplaires).

    Ces prolégomènes sinueux à vouvoiement Butorien ne sont rien d’autre qu’une mauvaise excuse pour dire qu’on ne tient pas toujours ses promesses. Qu’on peut embarquer avec soi dans son refuge estival une somme de musique en se promettant de rattraper le temps perdu tout en émettant l’hypothèse – fort réaliste – d’une non réalisation de l’objectif qu’on s’est stupidement assigné. J’avoue, je confesse, j’implore votre pardon, j’aurais pas dû, et je ne manquerai pas, dès l’écriture du point final de cette note, de me flageller longuement dans l’espoir de redorer mon blason d’obsédé textuel un poil digressif. Car c’est vrai : en mettant le cap sur le site incomparable de la ville de Collioure, j’ai par la même occasion glissé dans mes valises une série de galettes savoureuses ainsi que pour la plupart d’entre elles le dossier de presse associé. Je m’étais persuadé que je serais capable de leur consacrer le temps nécessaire. Tu parles ! Erreur fatale, je n’ai fait que lire et marcher, entrecoupant ces nobles activités de quelques rapides séances de baignades suffisamment décalées dans le temps estival pour échapper dans les meilleures conditions à la horde des vacanciers invasifs. Mais d’écriture, point ! Et c’est injuste eu égard aux qualités de disques que je vais me permettre de citer ici, non pour rattraper le coup comme on dit, mais pour attirer votre attention sur eux tant ils le méritent vraiment. On y va ?

    ceol_mor.jpgPatrick Molard : Ceòl Mòr / Light & Shade, paru chez Innacor pour dérouler sa « grande musique des hautes terres d’Écosse » avec un line-up dans lequel on retrouve, aux côtés du joueur de cornemuse et de son violoniste de frère Jacky Molard une paire rythmique sublime, constituée d’Hélène Labbarière à la contrebasse et de Simon Goubert à la batterie. C’est envoûtant, hypnotique et celtique. Un disque d’ailleurs...

    housewarming.jpgLe très beau duo formé par Bojan Z (piano et claviers) et Nils Wogram (trombone) : Housewarming est paru chez Nwog et c’est ici tout l’art de la conversation si chère au jazz qui se joue là. Élégance et fluidité, voilà un disque dont on ressort avec l’envie irrépressible de parler à quelqu’un, parce qu’on vient de recevoir une bonne dose de chaleur (mais non caniculaire). Et puis Bojan Z, hein, c’est quand même un sacré client. Plus de 20 ans que je le suis, celui-là et je m’aperçois qu’il se refuse obstinément à me décevoir.

    octurn.jpgTiens, voilà peut-être un disque parmi les plus fascinants, pour ne pas dire mystérieux, qu’il m’ait été donné d’écouter durant ces derniers mois. Imaginez un quartet belge dénommé Octurn (avec Bo Van Der Werf au saxophone, Jozef Dumoulin aux claviers, Fabien Fiorini au piano et Dré Pallemaerts à la batterie). Déjà, ça sent fort le talent... Rien que Dumoulin et Pallemaerts, moi j’accoure ventre à terre quand je lis leurs noms. Mais si je vous dis qu’ils publient sur le passionnant label Onze Heures Onze un double CD intitulé Tantric College parce qu’ils ont été frotter leurs molécules à celles des moines tibétains de Gyuto, alors vous commencerez à comprendre ma curiosité. Au début, j’étais circonspect, j’avais peur d’un montage artificiel, d’une rencontre qui n’en aurait pas été une. Erreur ! Cette musique vous happe et vous incite à ne rien faire d’autre qu’à l’écouter. Ne me demandez pas de vous la décrire, l’exercice ne m’intéresse pas. Pour tout vous dire, c’est presque magique.

    alban_darche_pacific_cover.jpgEncore un oublié des derniers mois : le saxophoniste Alban Darche qui publie chez lui, c’est-à-dire sur le label Pépin & Plume... un 33 tours. Eh oui, ils reviennent à la mode ces beaux objets qu’on a envie de posséder parce qu’on veut extraire le vinyle de sa pochette, parce qu’on aime le petit cérémonial d’écoute, parce que certains disent que leur son est incomparable. Je n’ouvre pas ici le débat mais vous recommande très chaudement un Pacific enchanteur qui vient s’offrir comme un espace de jazz west coast en écho à son pendant east qu’avait pu être Crooked House, du même Darche dans une formation baptisée Hyprcub. Ici, pas de Cube, gros ou pas, juste un nouvel exemple de Darche en avant avec une quarte qu’on ne saurait blâmer d’être aussi inspirée : Samuel Blaser au trombone, Geoffroy Tamisier à la trompette, Josef Dumoulin, encore lui, au piano et au Rhodes et Steve Argüelles à la batterie. Voilà du jazz qui n’a pas d’âge et qui, à peine mis en musique, vous garantit une belle longévité sans oublier de verser son écot à la collaboration de Gil Evans et Miles Davis. Et vous savez quoi ? C’est le genre de disque que vous glissez dans la platine quand, à force de scruter vos rayonnages, vous ne parvenez pas à vous décider pour l’un ou l’autre. Parce qu’il est plein de l’essentiel. Un jazz durable, en quelque sorte. Souvent, on me demande : « C’est quoi pour toi, le jazz ? » Question à laquelle je suis incapable de répondre. En revanche, je peux toujours suggérer l’écoute d’un tel disque, c’est une façon de ne pas laisser mon interlocuteur dans l’expectative.

    FreeVertical.jpgJe ne compte plus les disques publiés par Henri Roger. Ni les directions dans lesquelles il dirige son inspiration. Vous trouverez ici-même de nombreux échos de mon enthousiasme pour lui. Free Vertical Compositions (chez Facing You / IMR) est un autre exemple de sa faculté à engendrer des ovnis, une sorte de condensé des heureux hasards de l’informatique et de leur confrontation avec l’imagination d’un touche-à-tout qui, jamais, ne s’éloigne de son rôle, je le cite, d’électro-libre. Henri Roger est un heureux papa musical  qui prend plaisir à nous surprendre, quitte à nous égarer pour mieux nous retrouver ! Et quand je vous aurai dit qu’on doit la restitution sonore de ces compositions verticales libres à Maïkôl Seminatore et Marwan Danoun, vous saurez que le risque est grand d’en prendre plein vos mirettes acoustiques.

    tous_dehors.jpgJe ne sais pas comment Régis Huby s’y prend pour offrir un si beau catalogue sur son label Abalone... Toujours est-il que Les sons de la vie, nouvelle œuvre de l’ensemble Tous Dehors mis en musique par le saxophoniste clarinettiste Laurent Dehors n’échappe pas à la règle d’or instaurée par le violoniste depuis de longues années : sortir du cadre et vivre sa passion à fond. Encore un disque choc et presque un concept album, au sens où Les sons de la vie racontent... l’histoire d’une vie, du début à la fin, en commençant par la rencontre amoureuse, la conception, l’enfance, l’adolescence et tout ce qui suit jusqu’à la mort. Surtout, ce grand ensemble de neuf musiciens (et deux invités de marque : le guitariste Marc Ducret et le pianiste Matthew Bourne) est la source d’une véritable explosion de sons. Ah la la... ça fourmille là-dedans, ça grouille, ça joue et ça déjoue, c’est entêtant, romantique parfois, on s’y aime, on s’y amuse et il arrive qu’on en meure. Un exercice de haute-voltige qu’on écoute en état de suspension, en retenant son souffle. Celui qui s’y ennuiera sera immédiatement excommunié de mon blog.

    flash-pig-couv-585.jpgDu côté de chez Nome, on ne se mouche pas du catalogue non plus. Les frères SanchezMaxime au piano, Adrien au saxophone ténor – forment avec Florent Nisse à la contrebasse et Gautier Garrigue à la batterie une quarte qu’ils ont décidé d’appeler Flash Pig. Je ne sais pas trop pourquoi mais ça n’a guère d’importance. C’est le contenu qui prime et pour ce qui est de la musique, je peux vous garantir que leur cochon éclair avance de beaux arguments mélodiques et rythmiques qu’ils ont choisi de valoriser en faisant appel à trois invités qui à eux-seuls ont des milliards d’histoires de jazz à raconter : Émile Parisien (saxophone soprano), Pierre de Bethmann (Wurlitzer) et Manu Codjia (guitare). Le disque n’a pas d’autre titre que le nom du groupe et, croyez-moi, ça suffit amplement à notre bonheur. C’est un jazz vivace et virevoltant comme avait pu l’être celui d’Ornette Coleman (auquel un hommage est rendu par une reprise de « The Vell »), où l’inspiration est guidée par un principe de liberté collective. Et quand tout ce petit monde est réuni le temps d’un « Enèf » en conclusion du disque, vous pouvez me croire, voilà du jazz qui remue bien dans les brancards. Oh que ça fait du bien !

    mienniel-tilt.jpgNe me demandez pas pourquoi j’ai zappé Tilt, le plus très récent disque du flûtiste Joce Mienniel, entouré de Guillaume Magne (guitare), Vincent Lafont (Rhodes) et Sébastien Brun (batterie), publié chez Drugstore Malone. Une très grossière erreur de ma part puisque cet enregistrement est disponible depuis un bon bout de temps et qu’il est rien moins que splendide. Une musique urbaine et sombre, un peu oppressante parfois et de la part de Mienniel une capacité assez fascinante à instaurer un climat. On pense parfois à la bande originale d’un film et à des scènes de rue dans lesquelles vous vous sentez comme happé par une urgence dont la cause vous échappera peut-être. Tilt est un peu comme un disque piège, mais un piège, bien sûr, auquel vous vous abandonnez sans la moindre réserve. Un des indispensables de l’année.

    lubat_luc.jpgChez Cristal Records, on a décidé d’octroyer une place de choix au fantasque Bernard Lubat, pianiste batteur acrobate des mots. Déjà en 2015, il nous avait convié en solo à des Improvisions, mot qui à lui-seul donne une idée assez précise de sa volonté de nous associer à son imaginaire plutôt débridé. Mais avec Intranquille, c’est un duo qui nous attend et, il faut bien l’admettre, une association qui peut étonner puisqu’on le retrouve live chez lui, à Uzeste, en compagnie du guitariste Sylvain Luc. Les deux musiciens multiplient les couleurs : la guitare est tour à tour acoustique ou électrique, tandis que Lubat passe d’un instrument à l’autre. C’est une confrontation, une proposition de mise en danger très pacifique qui nous rend impatients des prochains duos annoncés : avec Louis Sclavis d’une part, puis Michel Portal d’autre part. C’est quand vous voulez messieurs, continuez sur ces chemins escarpés dont on ressort en état de quasi ébriété. Nous serons là pour vous écouter...

    NicolasParentTrio-TORI.jpgMon camarade Olivier Acosta a, je crois, vanté non sans raison dans sa chronique de Citizen Jazz les qualités du trio formé par le guitariste Nicolas Parent avec Guillaume Arbonville (percussions) et Kentaro Susuki (contrebasse) lors de la sortie de l’album Tori chez L’Intemporel. Je ne peux que plussoyer et souligner à mon tour les beautés voyageuses de cette musique, d’une grande délicatesse mélodique, qui semble décidée coûte que coûte à nous emporter avec elle vers des sommets où l’air qu’on respire est source de sérénité. C’est une façon pour moi de constater qu’en ces temps où plus que jamais règne la violence des actes et des mots, un peu d’intelligence ne saurait nuire à l’exercice de notre quotidien. Je marche donc dans les pas de Nicolas Parent avec la plus grande joie. C’est presque de la béatitude...

    toux_gauthier.jpgJusqu’à une époque très récente, j’ignorais complètement l’existence du pianiste Gauthier Toux et de son trio. Oh je vous voir venir avec vos airs moqueurs... Gardez toutefois vos remarques pour vous, parce que je suis certain qu’en cherchant bien, je pourrais trouver de mon côté des musiciens dont vous n’avez jamais entendu parler. Mais il est bien vrai que quand j’ai reçu l’album Unexpected Things, qui est son deuxième disque, j’ai compris l’étendue de mon erreur. Associé à Kenneth Dahl Knudsen (contrebasse) et Maxence Sibille (batterie), Gauthier Toux délivre une musique d’une étonnante intensité – cousine parfois de celle qui traversait un autre trio, celui du regretté Esbjörn Svensson – dont l’effet de séduction est immédiat. Le pianiste présente ce disque comme une photographie d’instants forts : qu’il soit rassuré, on perçoit sans la moindre difficulté toute l’énergie qui circule au sein du trio. Voilà une formation qu’on a envie de découvrir sur scène tant on pressent qu’elle est en mesure de faire parler la poudre. Et puis disons les choses simplement : Unexpected Things est un disque assez majestueux qui en impose...

    Ubik-petit.jpgIl est un quasi big band – ils sont quinze, tout de même – qui ne se refuse rien et a sorti simultanément deux disques chez Neuklang. Le groupe s’appelle Ping Machine et on peut dire pour simplifier qu’il est animé par la créativité du guitariste Frédéric Maurin. Mais il y a plein de beau monde dans cette formation (dont le saxophoniste Jean-Michel Couchet, le tromboniste Bastien Ballaz, le guitariste Paul Lay, le trompettiste Quentin Ghomari) et tout le quartet Big Four...) exploratrice qui offre d’une part une longue suite intitulée U-bi__K et d’autre part un Easy Listening qu’on pourra peut-être écouter en premier. Encore que ça n’a pas beaucoup d’importance, finalement, je n’en suis même pas certain... L’essentiel est dans la beauté formelle de cette musique, très mouvante et de grande ampleur, qui n’exclut pas un certain minimalisme à certains moments. Votre attention sera requise parce qu’il ne s’agit pas là d’un jazz confortable mais au contraire assez ambitieux, qui donne accès à un univers dont il faut pousser les portes avec curiosité. Une fois ouvertes, elles vous en feront entendre de toutes les couleurs.

    borghi.jpgEnfin, et c’est bien malheureux, je n’ai pas le droit d’évoquer ici un enregistrement signé d’un remarquable trio... parce que le disque n’existe pas encore ! Incroyable que l’addition des talents d’Emmanuel Borghi (piano), Jean-Philippe Viret (contrebasse) et Philippe Soirat (batterie) n’ait pas encore trouvé preneur. Non mais vous avez vu le pédigr

  • Racine cubique de 148877

    groove catchers, 53, julien stella, bastien weeger, antoine guillemette, Johan barrerJe vous dois une confidence : j’ai connu le trio Groove Catchers presque par hasard. Je dis presque, en raison du fait que, selon mes propres itinérances mentales, le hasard n’existe pas. Mais ce n’est pas le sujet, j’en parlerai plus tard... ou pas, c’est le hasard qui décidera. En réalité, l’histoire remonte au mois de mars 2014, le 20 plus précisément. A peine plus d’un an, donc. Abonné au rendez-vous mensuel du Manu Jazz Club au Théâtre de la Manufacture de Nancy, je me réjouissais de découvrir le quintet étatsunien Kneebody et son cocktail de jazz, rock et, dit-on de source sure, de hip-hop. Mais les aléas de la programmation peuvent contrarier certains agendas et ce soir-là, point de Kneebody... Une fois passée la déception de ne pas faire la connaissance du saxophoniste Ben Wendel (dont je vous recommande les Small Constructions en duo avec le pianiste Dan Tepfer), je me suis installé tranquillement, non dans la grande salle comme à l’accoutumée, mais sur les gradins de sa petite sœur voisine appelée La Fabrique, prêt à découvrir un programme de substitution sous la forme d’un trio (augmenté d’un tiers depuis 2011, aboutissant de ce fait à un quartet) de jeunes français appelé Groove Catchers, déjà auréolés d’une récompense non négligeable puisqu’ils avaient été, trois ans auparavant, lauréats du Tremplin Jazz de la Défense. Une bien belle surprise en réalité, que je me suis fait un plaisir de relater dans un compte rendu publié dans le magazine Citizen Jazz... et que je vous invite à découvrir si le cœur vous en dit.

    Après un EP prometteur intitulé sportivement 1er Round (disponible en téléchargement gratuit sur le site du groupe), Groove Catchers, formé depuis 2009 dans un atelier dirigé par le pianiste Guillaume De Chassy, passe à la vitesse supérieure avec son premier vrai CD, dont le titre, 53, ne manque pas de susciter d’abord une pointe de perplexité et présente pour seul point commun avec son prédécesseur un revigorant « Paracétamol ». Mais ces gamins facétieux d’origine tourangelle ne sont pas à court de suggestions et proposent différentes explications, toutes plus singulières les unes que les autres, histoire peut-être de démontrer qu’on peut être sérieux sans se prendre au sérieux. Je vous en cite quelques-unes, sachant que 53 peut signifier : l’indicatif téléphonique pour appeler Cuba ; le pourcentage des Ecossais ayant voté pour leur indépendance ; le numéro du département de la Mayenne ; l’année au cours de laquelle Néron épouse Octavie... Pour ma part, je n’ai pas hésité à élever la musique de Groove Catchers à la puissance 3 – non en référence aux récentes productions du saxophoniste Alban Darche et ses déclinaisons en cubes (dont il sera bientôt question ici) – mais parce que l’énergie qui circule tout au long des 13 étapes de 53 est saine et très communicative. Nous allons revenir sur ce point...

    Trêve de plaisanterie : 53 est une allusion directe à l’adresse de la maison dans laquelle a vécu le trio durant trois ans, au 53 Boulevard Gambetta, chacun des titres de l’album étant censé évoquer l’une de ses pièces. Une maison mère, une maison nourricière, une maison de musique dont la cave pouvait aussi se transformer en studio.

    Il est temps de parler de Groove Catchers et ses protagonistes. Nous sommes en présence d’une formule plutôt sèche, puisque sans appui harmonique du fait de l’absence de piano ou de guitare, pour l’élaboration d’une musique ancrée dans une esthétique très contemporaine qui fait la part belle à un jazz nourri au funk, mais aussi au rock, voire au hip-hop. Mais sécheresse ne signifie pas aridité pour autant parce que Bastien Weeger (saxophones), Antoine Guillemette (basse), Johan Barrer (batterie) et Julien Stella (beatbox, clarinette basse) ont très bien compris qu’en fonçant droit dans leur musique, comme des boxers sur un ring, en la parant d’atours qui en fait à l’évidence un objet de fusion – au double sens du terme, à la fois un croisement des styles et un processus de création par l’élévation de la température – ils expriment au plus près leur volonté de dépasser les styles et d'écrire dans une langue tout autant porteuse de jubilation que de respect pour tous les héritages qu’elle véhicule, avec l’urgence comme point commun à toutes les directions prises. Treize compositions au menu, toutes originales à l’exception d’une reprise de « Soul Makossa », en hommage à Manu Di Bango, parrain d’un tremplin gagné à Montauban, et de « Crosstown Traffic », en provenance de la planète Hendrix et plus précisément de l’album Electric Ladyland. La preuve, s’il en était besoin, qu’aucun défi n’est impossible à relever pour eux, car il n’est jamais sans danger de s’attaquer à une icône... Un exercice périlleux dont ils se sortent plutôt bien, parce qu’ils ont eu la bonne idée de ne pas s’enfermer dans une matrice indépassable, et de gorger leur interprétation d’une grosse dose de vitamines. Ces maniaques du groove s’y entendent pour débouler à tous les coins de la maison, chacune de ses pièces recélant sa propre formule pour attraper (en anglais, to catch) celui qui y entre et l’entraîner dans une danse irrépressible (l’enchaînement de « Versus », « Paracétamol » puis « Night Shoes » en étant un bel exemple ; plus loin, le puissant « Focus » grondera des slaps d’une basse héritière de Marcus Miller).  L’arrivée de Julien Stella à partir de la septième pièce fait parfois basculer le groupe dans une autre dimension, comme si la musique avait décidé de quitter la maison pour arpenter les rues de la ville et s’y frotter à des réalités urbaines peu dociles. L’ajout de la clarinette basse densifie la texture et ses chorus explorations sont comme autant de fulgurances (« Semtex »), ou de propositions de voyage entre Orient et Occident (« From East To West »). Toujours cette volonté de fusionner, d’imaginer des traits d’union... On se rend très vite compte que sur disque, c’est le clarinettiste qui l’emporte nettement sur l’homme du beatbox, très impressionnant sur scène mais ici plus discret (le disque effaçant en grande partie et tout naturellement la dimension très visuelle de cette pratique musicale). Sa conjugaison au saxophone est une belle réussite, qui s’appuie en toute décontraction sur la puissance d’une rythmique gagnée par le feu (somptueux « Method 44 ») et qui ne trouve le repos que le temps d’une « Ballad » bien nommée.

    Groove Catchers est une quarte sans complexe, jeune, libre de ses influences et prête à en découdre. 53 est un disque reflet d’une belle vigueur, celle de jeunes adultes en pleine possession de leurs moyens, qui ne se déploie jamais aussi bien que sur les scènes que le groupe ne va pas manquer de hanter dans les temps à venir. Foncez les voir !

    En attendant, intéressez-vous à ce seizième plus petit nombre premier...

    Groove Catchers53
    Such Productions – Distribution Harmonia Mundi

  • Séduisants avatars

    standards_avatars.jpgAu-delà de leur valeur patrimoniale, les standards de jazz sont pour bon nombre de musiciens une sorte d’engrais, ou plutôt un terreau, sur la base duquel leur imagination – fertile, forcément – pourra tracer de nouveaux sillons avant d'ensemencer ou être le prétexte à un hommage plus ou moins distancié aux anciens. Difficile d’en faire le recensement, ou même de procéder au décompte de toutes leurs origines, mais entre chansons populaires et comédies musicales, les standards constituent une sorte de richesse minière – dont l’exploitation à ciel ouvert continue au XXIe siècle – qu’on pourrait, par simplicité, résumer au Great American Songbook, ce « grand répertoire américain de la chanson » désignant, je cite mes sources : « toute la musique populaire américaine précédant l'arrivée et le succès du rock'n'roll et qui englobe la musique des comédies musicales de Broadway, des films hollywoodiens et de l'industrie musicale américaine appelée Tin Pan Alley ». David Chevallier, musicien des jonctions, notamment entre musique de chambre, musique baroque, rock et jazz, fait partie de ceux que l’exploration d’un tel gisement ne saurait rebuter, bien au contraire. Ses Standards & Avatars, publiés chez Cristal Records, en sont la preuve et une démonstration savoureuse.

    Revenons un instant sur la profession de foi de la compagnie que le guitariste a créée en 2003 : « La rencontre est au cœur du projet artistique du SonArt : rencontres entre différents styles musicaux, rencontres entre musique et autres disciplines artistiques, rencontres humaines… avec pour horizon le geste musical à réinventer. Le Jazz est une musique vivante qui fuit les contours et les enfermements, on trouvera dans les différents projets du SonArt les échos de cette liberté ». Voilà qui est dit, et de belle façon ! Aussi, l’album qu’il a publié au mois de février avec deux musiciens gravitant régulièrement auprès de l'hyperactif Alban Darche (évoqué sur ce blog à plusieurs reprises), un disque qui propose à quelques standards de se faufiler au cœur de sa création (à moins que ce ne soit l’inverse), ne saurait nous surprendre, du moins par ses intentions. S’appuyant sur une formule en trio avec Christophe Lavergne à la batterie et Sébastien Boisseau à la contrebasse, Standards & Avatars est une réussite que son auteur qualifie de ré-création, jouant ainsi sur les mots comme il se joue avec bonheur d’une poignée de thèmes dont les compositeurs ont pour nom George Gershwin, Miles Davis, Arthur Schwartz, Jerome Kern ou Cole Porter.

    En introduction de ce texte, je filais la métaphore horticole... Il me serait possible de continuer sur cette voie en expliquant que David Chevallier a mêlé son propre compost au terreau déjà très nourrissant des standards. Son histoire personnelle, ses expériences musicales, sa conception du jazz, qui représente pour lui une façon de jouer de la musique plus qu’un style en lui-même... tout le fruit de sa maturation, donc, se trouve ici mêlé à des mélodies connues qu’il cherche, non pas à réinventer, mais à fusionner avec son imaginaire propre, dont la tonalité électrique s’épanouit sur des métriques volontiers impaires. Ce jeu de réponses entre originaux et reproductions – attention, il n’est pas question d’employer le mot copie ; peut-être serait-il même judicieux de les appeler des reconductions – fait d’ailleurs l’objet d’une illustration taquine dans le choix des titres et leur nouvelle extension. Jugez plutôt : « The Man I Love / ... Is Actually A Woman », « Solar / Or Solaris », « Alone Together / Have You Ever Been Alone ? » ou encore « You Don’t Know What Love Is / Oh Yes, I Do ! ». Autant dire que c’est bien un vécu musical que le guitariste exprime à travers ce disque : loin de réciter des standards, il les ré-enchante et modèle de nouveaux objets derrière lesquels transparaît son idiome. Une langue fleurie dont le véhicule est ici exclusivement la guitare électrique à six cordes : « J’ai mis de côté mes autres compagnons que sont le théorbe, le banjo ou la guitare 12 cordes pour me concentrer sur la guitare électrique ».

    Le trio peut aborder le sujet d’un standard en jouant son thème de manière explicite avant de s’en écarter pour en modifier très fortement le climat initial et, au besoin y revenir en conclusion, comme si les musiciens avaient rêvé un temps d’un prolongement (on le comprend d’emblée avec « The Man I Love » qui ouvre l’album) avant de rouvrir les yeux. Il peut aussi choisir la solution inverse en amenant le standard sur un plateau seulement après avoir chanté dans son langage propre ; c’est le cas de « Solar » de Miles Davis, qui bénéficie ici d’une fougueuse entrée en matière, débordante d'une rage scintillante aux accents scofieldiens. Cette mécanique des échanges entre les standards et leurs transformations – leurs avatars – fonctionne si bien qu’on en arrive très vite à ne plus chercher à savoir qui est qui. Elle est d’autant plus harmonieuse qu’elle est servie par une interprétation solidaire, une sorte de fusion dans la fusion : la rythmique Boisseau-Lavergne est lumineuse de compacité, la guitare libérant quant à elle un chant habité de plénitude. Il y a beaucoup de joie exprimée sans retenue dans ce disque qui raconte ses histoires dans l’Histoire du jazz.

    On comprend ainsi que les standards sont des catalyseurs, dont la substance a provoqué une réaction organique. Pendant une heure, David Chevallier, Sébastien Boisseau et Christophe Lavergne vont ainsi se jouer d’eux, entamer avec leurs mélodies originelles une danse euphorique, leur tourner autour pour mieux les aborder et les dépasser (ah, cette version de « Strange Fruit », où l’archet de Boisseau et les cymbales de Lavergne créent une tension initiale que la guitare parviendra à apaiser en déposant le thème comme un hymne). Cette manière respectueuse, mais jamais docile, de leur insuffler une puissante dose d’oxygène (et d’électricité, il faut bien le dire) en multipliant les couleurs fait mouche à chaque fois. On pourrait penser que le plaisir de jouer est un préalable à tout acte de création, comme une évidence qu’il ne serait pas nécessaire de rappeler. Mais quand il est si manifeste, rien ne saurait nous interdire de le souligner.

    Dont acte. Ces Standards & Avatars sont une brillante illustration du bonheur d’être unis en musique et pour résumer l’affaire en une poignée de mots : on se régale ! 

    David Chevallier / Sébastien Boisseau / Christophe Lavergne
    Standards & Avatars
    David Chevallier
    (guitare électrique), Sébastien Boisseau (contrebasse), Christophe Lavergne (batterie).
    Cristal Records – CR233 – Février 2015

  • On Air... elle !

    airelle_besson_radio_one.jpgJe me demande si je ne vais pas oser glisser dans les premières lignes de cette notule un soupçon de vulgarité, certes fugitif mais... je dois bien vous confier que [Radio One], le nouveau disque de la trompettiste Airelle Besson, qui va très vite voir le jour sur le label Naïve, m’a, comme on dit, mis sur le cul ! Oui oui, vous avez bien lu le gros mot : sur le cul... Bluffé. Emballé. Émoustillé. Conquis. Il doit exister d’autres adjectifs pour qualifier l’état de ma satisfaction, je vous laisse les chercher parce que je vous sais curieux de la synonymie... Non que jusque-là je fusse ignorant du talent de cette musicienne qu’on a pu écouter aux côtés de différentes personnalités passionnantes telles que Bruno Reignier, Alban Darche, Laurent Cugny, Édouard Ferlet ou encore Didier Levallet ; ou être l’actrice de dispositifs tels que son duo avec le guitariste Nelson Veras ou le quintet Rocking Chair dans lequel évoluait, entre autres, un certain Sylvain Rifflet. Tout cela, je le savais bien. À titre plus personnel cette fois, je peux même vous confier que son chemin a croisé celui de mon propre rejeton de saxophoniste puisque tous deux jouaient, le temps d’un « Amazing Grace » sur Twelve Secrets Of A Lady, de la chanteuse Sophie Darly. Donc j’étais bien conscient des nombreuses qualités d’une artiste ayant vécu à Oxford durant les premières années de sa vie. Mais là, il se passe un petit quelque chose qui tape dans le mille avec une précision d’horlogerie. La petite flèche en plein cœur... Ce qu'a par ailleurs fort bien expliqué Matthieu Jouan dans les colonnes de Citizen Jazz.

    Les symptômes de cette douce maladie sont assez aisés à identifier, en voici quelques-uns. À peine avez-vous terminé l’écoute des cinquante-trois minutes de [Radio One] qu’il vous tarde de remettre la musique en marche. Ça ne peut pas attendre. Et hop, le disque tourne à nouveau, en boucle. Nécessité oblige. En deux temps trois mouvements, cette même galette fait par ailleurs l’objet d’un clonage dans votre téléphone intelligent et devient le compagnon privilégié de votre marche urbaine et néanmoins quotidienne. Finie la grisaille citadine et la laideur des visages automobilistiques, oublié l’air vicié de la cuvette locale, snobées les trottinettes assassines, contournées les crottes de chien, vous êtes en possession de la parade absolue. Ça coule délicieusement dans vos oreilles. Un peu de douceur dans ce monde de brutes... Une sortie en voiture, une poignée de kilomètres à parcourir ? Comme par hasard, en ouvrant la console centrale qui sépare les deux sièges avant, votre main innocente attrape le CD pour le glisser avec autorité dans le lecteur. Allez savoir pourquoi c’était celui-là qui phagocytait le sommet de la pile, mystère...

    C’est un peu comme s’il y avait eu chez Airelle Besson une sorte d’alignement des planètes. Un moment rare. On frise la perfection instrumentale, l’équilibre des forces en présence impose le respect, les couleurs sonores sont rien moins que lumineuses. Tout est en place. Airelle Besson le dit elle-même : « Dès les premières répétitions en janvier 2014, un son a émergé ». Et cette fois, c’est un quatuor qui est en action pour livrer neuf compositions qu’on pourrait – mais ce n’est pas une obligation, faites comme bon vous semble – ranger en deux catégories principales. Il y a d’un côté une série de thèmes plutôt joyeux, presque sautillants dont la première des vertus est de vous entraîner, presque malgré vous, à les fredonner très vite : « Radio One », « The Painter And The Boxer », « Candy Parties », « No Time To Think ». Confiez-moi les clés des ondes et je vous fais de la première un hit single en deux temps trois mouvements. On peut rêver, non ? Et puis les autres (« All I Want », « La galactée », « Around The World », « People’s Thoughts », « Titi »), beaucoup plus éthérées, un brin féériques pour ne pas dire planantes à certains moments. Tout au long du disque, on passe d’un climat à l’autre dans un seul souffle heureux et on se laisse embarquer par quatre musiciens en état d’apesanteur. [Radio One] a de faux airs d’un rêve éveillé, attrapé au vol avec la maestria qu’on lui connaît par Gérard de Haro au Studio La Buissonne.

    Parlons des musiciens, aussi. Airelle Besson forcément, qui a composé tout le disque, paroles en anglais incluses. Trompettiste fluide, jamais invasive mais toujours habitée, dont le lyrisme de velours trouve en Isabel Sörling une complice qu’on aurait envie de qualifier de naturelle. Cette chanteuse suédoise (dont on a déjà pu apprécier toute la saveur vocale dans le récent Moondog, hommage au Clochard Céleste par Cabaret Contemporain paru à la fin de l’année dernière chez Subrosa) est l’autre source enchantée de [Radio One]. C’est incroyable comme ces deux-là se trouvent sans se chercher, qu’elles chantent d’une même voix ou qu’elles se répondent l’une l’autre. Elles dansent sur la musique, elles semblent sur un petit nuage. Il faut dire aussi qu’elles peuvent compter sur les talents conjugués de Fabrice Moreau et Benjamin Moussay. On connaît les vertus coloristes du premier, batteur souple tout aussi apte à suggérer des motifs qu’à veiller sur la bonne tenue du tempo. Quant au second, il faut admirer sa capacité à se démultiplier et à agencer l’environnement harmonique. Son omniprésence aux claviers (parmi lesquels un synthétiseur basse) force le respect. Lui aussi est un peintre, doublé d’un architecte imaginatif et d’un inventeur de textures sonores. Magistral Moussay !

    Airelle Besson et son quartet seront les prochains invités du Manu Jazz Club au Théâtre de la Manufacture à Nancy. Et les derniers de la saison, de surcroît. Ils feront suite aux Shakespeare Songs de Guillaume de Chassy, Andy Sheppard et Christophe Marguet, qui ont su subjuguer un public venu nombreux une fois encore. Vous imaginez quelle chance cela peut être pour les amoureux de la musique vivante ? Mieux que le disque, la scène et ses vibrations irremplaçables. Tiens, c’est bien simple, j’en frémis déjà d’aise et je me réjouis par avance d’une soirée qui ne pourra qu’être réussie... et trop courte, ça ne fait aucun doute ! Fort heureusement, la fête durera encore longtemps grâce à ce disque habité par une grâce mélodique des plus séduisantes.

    Ah, et puis, j'ai oublié de vous dire... [Radio One] est peut-être un disque de jazz. Ou peut-être pas. Je vous laisse juges. On s'en moque après tout, parce que c'est d'abord un disque qui chante de la première à la dernière minute.

  • Dix galettes plus une et un coup de maître...

    Je me demande si j’ai raison... Peut-être suis-je sous l’influence de quelques-uns de mes camarades qui, nonobstant la vacuité de l’exercice, ne résistent pas à la tentation de produire une liste de disques de l’année. Je vais faire comme eux, je serai injuste comme eux et j’aurai au préalable mesuré à quel point mon « Top 10 » est une modeste goutte d’eau dans l’océan de la musique. Tant pis. Et que les oubliés me pardonnent, ils savent que je pense à eux et que la seule méthode à laquelle je me suis astreint à consisté à fermer les yeux pour laisser remonter à la surface des moments forts ressentis durant toute l’année. 2014 : au minimum 200 disques à découvrir (et je suis un piètre amateur comparé à certains...) parmi... combien déjà ?

    Alors, allons-y gaiment et dans l’ordre alphabétique... J’accompagne chaque disque sélectionné d’un court extrait d’une de mes chroniques. 

    Alban Darche & L’Orphicube : Perception Instantanée

    darche-alban_orphicube_perception.instantanee.jpgMusique grande classe, comme la bande son d’un film aux accents nostalgiques qui aurait été tourné en noir et blanc pour mieux souligner les éclats invisibles du quotidien et en révéler la part de magie. L’Orphicube vous transporte avec son ingéniosité génétique - encore une fois, cet orchestre a un son qui lui appartient totalement, sui generis, comme on dit - et sa forte dose d’onirisme.
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    Stéphane Kerecki Quartet : Nouvelle Vague

    kerecki_nouvelle_vague.jpgStéphane Kerecki endosse le rôle d'un passeur pacifié qui ne vise qu'un seul objectif : réenchanter des histoires dont tous les secrets n'avaient, on s’en rend compte grâce à lui, pas encore été dévoilés. En levant le voile sur ses propres visions, il nous propose un embarquement dans son imaginaire cinématographique et c'est un bonheur de le laisser faire… avec un grand sourire dans le regard.
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    Christophe Marguet & Daniel Erdmann : Together, Together !

    marguet_erdman.jpgTogether, Together! n’est pas de ces disques qu’on écoute avec passivité ; il fait plutôt partie des instants d’équilibre un peu miraculeux, dont on connaît la fragilité, et qu’on ne veut pas laisser filer entre ses doigts. On laisse approcher la musique, on lui accorde tout son temps, pour qu’elle nous souffle ses délicatesses au creux de l’oreille. Musique sensuelle, on vous dit !
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    Iain Matthews : The Art Of Obscurity

    Mathews_Iain_Art_Of_Obscurity.jpgDans un climat d'une grande sobriété, on retrouve avec ce beau disque l’essentiel de ce qui fait tout son pouvoir de séduction, comme si Matthews jouait la carte de l’épure et de l'intemporel en se disant qu’eux seuls disent le vrai : au service de son art, une instrumentation légère composée de guitares (acoustique et électrique), d'un piano électrique (ou d'un orgue) et d'une basse.
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    ONJ Olivier Benoit : Europa Paris

    onj_paris_europa_200X200.jpgUn chef d'œuvre ? Le temps parlera, mais après tout, ne suffit-il pas de dire que la manière avec laquelle Olivier Benoit, entouré d’une équipe soudée, est parvenu à synthétiser toutes les musiques qui l'habitent depuis des années, est admirable ? Au point de donner vie à un idiome dont on attend dès à présent les prochaines pulsations, celles qui résonneront des échos d'une autre capitale européenne, Berlin.
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    Emile Parisien Quartet : Spezial Snack

    spezial_snack.jpgOn a beau chercher, regarder derrière soi ou même de côté, il faut bien se rendre à l’évidence : ce disque sans équivalent est une nouvelle pépite, une pierre précieuse, tout juste polie au sens où ses audaces la rendent heureusement irrévérencieuse. Le quartet d’Emile Parisien est âgé d’une petite dizaine d’années et sème sur son chemin de sacrés cailloux. Sa musique, aussi singulière et intrigante que les titres de ses disques, n’a certainement pas fini de nous sidérer.
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    Vincent Peirani & Emile Parisien : Belle Epoque

    belle_epoque.jpgC’est incroyable qu’on puisse être à la fois si jeune et porteur des horizons sans cesse réinventés d’une histoire de la musique du XXe siècle, que Vincent Peirani et Émile Parisien semblent connaître depuis toujours, comme si elle coulait dans leurs veines. Un disque fédérateur qui s’adresse aux amoureux du jazz, de la chanson, de toutes les musiques impressionnistes, des musiciens vibrants et dont on ne finit jamais de contempler les beautés exposées.
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    Sylvain Rifflet & Jon Irabagon : Perpetual Motion

    rifflet_irabagon.jpgVoix, sons métalliques ou électroniques, bruits de rue, chant naturel des instruments : cette polyphonie, qui célèbre Moondog avec autant d’inventivité que de respect, séduit d’emblée. En imaginant Perpetual Motion, Sylvain Rifflet, Jon Irabagon et leurs complices sont allés bien au-delà de l’hommage : ils expriment une fusion totale entre le génie d’un compositeur et leur art propre, qui se refuse à toute limite. Et surtout pas celle de leur imagination.
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    Henri Roger & Noël Akchoté : Siderrances

    Siderrances.jpgSiderrances est un disque auquel on doit s’abandonner… Loin des urgences de notre monde, il offre son temps long (le deuxième disque ne comporte que deux titres, respectivement de 20 et 32 minutes) et laisse aux deux protagonistes le loisir d’engager une conversation de l’intime qui, jamais, ne nous laisse de côté. Là est sa grande force : il nous parle au creux de l’oreille dans sa langue propre, mais très empathique.
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    The Man They Call Ass : Sings Until Everything Is Sold

    the-man-they-call-ass-sings-until-everything-is-sold-500-tt-width-360-height-342-crop-1-bgcolor-000000.jpgHasse Poulsen, cet homme qu’on appelle Ass, chante le désenchantement, celui d’un monde menacé par l’épuisement de ses ressources vitales, elles-mêmes objets de commerce. Souhaitons que son inspiration, en tout cas, ne se tarisse jamais, car un songwriter de premier plan doublé d’un magnifique chanteur vient de voir le jour, et s’expose enfin après de longues années de maturation.
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    Avez-vous lu le titre de cette note ? Parce qu’un onzième disque a pris place dans ma tête il y a quelque temps, depuis le jour où Olivier Bogé m’a donné à écouter Expanded Spaces, son prochain disque (et troisième en tant que leader après Imaginary Traveler et The World Begins Today) qui ne sera publié chez Naïve qu’au printemps 2015. Le saxophoniste compositeur s’y révèle aussi pianiste, guitariste et vocaliste ; surtout, il prend le risque de faire sauter les barrières stylistiques en s’écartant radicalement de l’esthétique du jazz. Ce disque de l’épure est le reflet d’une passion qui transporte ses mélodies limpides pour les élever au rang d’hymnes à la fraternité. Olivier m’a demandé d’écrire le texte qui figurera sur la pochette d’Expanded Spaces et je l’en remercie infiniment. Alors forcément, j’en reparlerai, mais j'avais envie de l'annoncer sans attendre.

    henri_roger.jpgVoilà pour ce petit exercice de style que je ne saurais conclure sans décerner un « Coup de Maître » à un musicien ami qui aura beaucoup donné cette année, et que je tiens absolument à saluer. Henri Roger a non seulement publié le magnifique Siderrances en duo avec Noël Akchoté, mais il nous aura gâtés à maintes reprises en 2014 sur le précieux label Facing You / IMR : en solo (Sunbathing Underwater), en quartet hommage à Pierre Soulages (Parce Que) ou en trio aquatique avec Benjamin Duboc et Didier Lasserre (Parole Plongée). Et je crois avoir compris que le pianiste guitariste improvisateur a décidé de continuer sur cette belle lancée. Vas-y Henri, ne te gêne surtout pas !

  • Heureuse sélection

    Ayler_Records.jpgMême s’il m’est arrivé par le passé de m’adonner à l’exercice consistant à élaborer le Top 10 (ou plus) de mes disques de l’année, j’ai fini par prendre depuis un bon bout de temps mes distances vis-à-vis d’un palmarès trop souvent injuste à l’égard de ceux qui n’y figuraient pas et qui pour pas mal d’entre eux auraient mérité une distinction. Classement, évaluation, notation... Non, je n’en veux plus, tout cela me rappelle un peu trop le monde de la performance dans lequel nous vivons, loin de toute idée de solidarité. Mais j’aime la contradiction et j’assume le fait d’avoir en tête quelques galettes dont je me souviens plus que d’autres, après ces innombrables heures d’écoute depuis le mois de janvier. Chassez le naturel...

    Il faut dire aussi qu’à mon modeste niveau, ce travail – qui a débouché sur des chroniques (pas assez nombreuses, je le sais) destinées au magazine Citizen Jazz, à quelques textes (trop rares à mon goût) figurant du côté de mes Musiques Buissonnières ou sur le livret de différents CD (quatre cette année) ; sans oublier une exposition programmée à l'automne 2019 – a des airs de macération sans fin. Il est presque impossible de se libérer l’esprit de toutes ces musiques entendues et écoutées, au point que d’autres sources finissent par devenir inaccessibles (ah, le manque de temps pour la lecture...).

    Alors, en fermant les yeux durant de longues minutes, dans le silence d’une fin de nuit, j’ai voulu explorer mentalement les quelque 240 références (CD, LP pour l’essentiel) qui sont venues s’ajouter à ma discothèque en 2018. Le questionnement était à la fois simple et multiple : sachant que j'étais incapable de me rappeler tous ces disques, lesquels resurgissaient spontanément parmi cette masse d’albums ? Quels sont ceux vers lesquels j’avais l’impression (fausse parfois) d’être revenu le plus souvent ? Avec lesquels avais-je ressenti le plus de résonance ? Connu un plaisir simple, celui de la mélodie qui enchante et se chante ou celui, plus brutal, du coup de poing qui coupe le souffle, de la zébrure qui vous griffe ? Quels disques avaient su attiser ma curiosité en offrant un moment réellement nouveau ? Quand avais-je connu ce privilège de me sentir perdu par une œuvre au bout de laquelle je finissais par me retrouver ? Questions multiples pour des sensations diverses, entre confort et incertitude. À l’image de la vie, sans doute.

    Une année, c’est court et long à la fois, chacun d’entre nous passe par différents états, une même musique pouvant susciter une vibration variable en fonction du jour ou de l’heure, voire de la saison. Il est des disques d’été, d’autres de printemps ; des disques du matin et des disques du soir. Tout cela est le résultat d’un processus complexe, dont le cap est difficile à maintenir compte tenu d’une variété d’esthétiques – de la plus consensuelle à la plus radicale – au cœur de laquelle il fait bon s’immerger.

    Il ne s’agissait en aucun cas pour moi d’exclure tous les autres – tant s’en faut – mais de réfléchir le moins possible et privilégier ainsi à travers cet effort mental la plus grande spontanéité. C'est en cela que ma sélection n'a finalement rien à voir avec un classement. Pour le reste, on verrait bien le résultat...

    Mais je vous parle de moi et cela n’intéresse personne, après tout. Alors voici une drôle de liste – partielle parce qu’il n’est matériellement possible de prêter l’oreille qu’à un modeste échantillon de ce qui a vu le jour en 2018 ; partiale puisque passée au tamis d'une perception subjective parfois connectée à des événements externes dont certains disques peuvent être les échos ; injuste parce que fruit d’une sélection qui serait peut-être différente à quelques heures près – soit vingt disques présentés ici par ordre alphabétique du nom des musiciens ou des formations.

    Les heureux « surgissants » sont donc :

    Azeotropes
    Sophie Bernado, Hugues Mayot, Raphaëlle Rinaudo: « Ikui Doki »
    Samuel Blaser : « Early In The Mornin' »
    Emmanuel Borghi: « Secret Beauty »                
    Hugh Coltman : « Who’s Happy ? »
    Peter Corser, Johan Dalgaard, Hasse Poulsen : « Sigh Fire »
    David Crosby : « Here If You Listen »
    Alban Darche & L’Orphicube : « The Atomic Flonfons »
    Riccardo Del Fra : « Moving People »
    Thomas Delor : « The Swaggerer »
    Daniel Erdmann & Christophe Marguet : « Three Roads Home »
    Stéphane Kerecki : « French Touch »
    King Crimson : « Meltdown »
    Thierry Maillard Big Band : « Pursuit Of Happiness »
    Christophe Monniot & Le Grand Orchestre du Tricot : « Jerico Sinfonia »
    Émile Parisien Quartet : « Double Screening »
    Vincent Peirani Living Being II : « Night Walker »
    Possible(s) Quartet : « Songs From Bowie »
    Sofie Sörman : « Vindarna »
    Samy Thiébault : « Caribbean Stories »

    Deux personnalités émergent à la lecture de ce micro Panthéon. Il y a d’abord Émile Parisien, présent ici à plusieurs reprises puisqu’on le trouve en action sur le nouveau disque de son quartet, Double Screening mais aussi au meilleur de sa forme aux côtés de Stéphane Kerecki (French Touch) et de Vincent Peirani (Night Walker). Ce triptyque aurait pu devenir une sorte de tétralogie enchantée grâce à son autre disque paru cette année, Sfumato Live In Marciac. Émile Parisien semble parfois sur tous les fronts et le saxophoniste a, en outre, ce talent rare d’avoir su trouver une identité sonore. Avec lui, le jazz est organique, vibrant et source d’étonnement. Sa musique est de celles qui ne me quittent jamais.

    L’autre « héros » de mon année 2018 est sans conteste Stéphane Berland, dont le label Ayler Records a déployé plus que jamais de magnifiques couleurs. On le retrouve ici à deux reprises, avec la Jerico Sinfonia de Christophe Monniot et Ikui Doki, du trio Bernado - Mayot - Rinaudo. Ces deux albums ne sont qu’une part du travail fourni par celui qui va en arrêter bientôt la production (mais pas la diffusion, fort heureusement) et je me dois de citer quatre autres disques publiés cette année sous cette belle bannière, et dont les effets sont durables autant qu'enrichissants : Zèbres, par le duo de cordes formé de David Chevallier et Valentin Ceccaldi ; Vernacular Avant Garde par le Peter Bruun’s All Too Human ; Chez Hélène, conversation renversante entre le guitariste Marc Ducret et la contrebassiste Joëlle Léandre ; Sub Rosa, enfin, par le trio très free de la pianiste Cécile Cappozzo. Il faut oser ce jazz-là, et Stéphane Berland l'ose. Ce qui ne nous interdit nullement d'avoir, lui et moi, une conversation nourrie au sujet des disques de... Jean-Michel Jarre ! Cet éclectisme qui le caractérise aussi est sa richesse. Bravo et merci à lui.

    2019 approche à grands pas. Comment ne pas souhaiter qu’en musique au moins, la nouvelle année soit aussi riche que celle qui va prendre fin ? Pour le reste, on n’ose plus vraiment imaginer ce que sera demain. Soyons vigilants sur le respect de nos droits civiques, soyons curieux et solidaires, ce sera déjà beaucoup !

  • Don't look back !

    Première note de l’année. C’est le moment des résolutions, en particulier celles que je ne tiendrai pas. J’essaierai de maintenir le cap d’un texte hebdomadaire, ce qui ne sera pas sans difficulté, parce que je connais bien mes défauts. Mais je dois à mes lecteurs – que je remercie de leur assiduité et de leur consultation de près de 500.000 pages durant toute l’année, soit une progression de + 55% en un an - une assiduité qui sera ma ligne de conduite. Si possible...

    En revanche, je commence très mal l’année en refusant d’obéir à l’injonction du titre de ma note (ne me demandez pas pourquoi, je n'en ai pas la moindre idée). Contrairement à l’ordre qui m’est intimé et sans la moindre nostalgie, cette fois encore, je vais looker back, mais alors tout à fait back ! Plus exactement, je voudrais m’amuser à jeter cinq coups d’œil dans mon rétroviseur personnel, selon un questionnement très simple qui s'apparente à un exercice de style : il y a 10 ans, j’écoutais quoi ? Et il y a 20 ans ? Et 30 ? Et 40 ? Et même il y a 50 ans. J’ai donc fouillé dans mes archives et scruté les disques que je m’étais procuré (ou ceux qu’on m’avait offerts) ; loin d'être représentatifs de ma discothèque, ils sont à considérer comme les balises de mon propre cheminement. Allons-y donc ! 

    1964

    dontlookback_1964.jpgOups ! Alors là, c’est très confus dans ma mémoire de gamin de 6 ans. Je me souviens qu’à cette époque, on écoutait à la maison quelques disques comme « La mamma » de Charles Aznavour ou « L’auvergnat » de Georges Brassens. Je me rappelle aussi quelques chansons des Compagnons de la Chanson, de Nana Mouskouri ou de Marcel Amont. Quant à mes disques, ils étaient bien rares : il y a ce 45 tours avec Vos 8 indicatifs préférés (sic), annoté de ma main (j’ai juste écrit Denis Desassis 1964). Ce qui est amusant, c’est qu’en 1964, la télévision n’avait pas fait son intrusion au domicile de mes parents (qui écoutaient la radio, ce dont je ne les remercierai jamais assez) et que ce disque saluait des génériques entendus dans la lucarne en noir et blanc. Un an plus tard, je découvrirais un monde enchanté, celui de Colargol, avec des musiques de Mireille et les voix de Madeleine Barbulée, Henri Virlojeux ou Ricet Barrier. Mais c'est une autre histoire... Eh ouais !

    « C’est moi c’est moi Colargol / L’ours qui chante en fa en sol / En do dièse en mi bémol / En ciré et en faux-col / Le roi des oiseaux / Vous le savez mes amis / M’a donné un beau / Sifflet pour faire cui cui cui cui / C’est Moi c’est moi Colargol / Mauvais élève à l’école / Mais premier au music hall / C’est moi c’est moi Colargol ! »

    1974

    dontlookback_1974.jpgAlors là, c’est une autre paire de manches ! Il s’en est passé des choses en dix ans. Je ne peux pas résumer cette aventure en quelques lignes parce que cette décennie reste l’une des plus affriolantes du point de vue de la musique. Avènement des Beatles, des Stones, le rock est devenu un langage universel, il s’est multiplié, diversifié, psychédélisé, parfois boursouflé. Il est parti dans tous les sens, a même réussi sa jonction avec le jazz grâce à Miles Davis. John Coltrane est parti depuis 7 ans, il n’a jamais été remplacé et le jazz se cherche un peu depuis sa mort. De mon côté, j’ai consacré beaucoup d’heures à écouter de la musique depuis quatre ans. J’ai écrit pas mal de choses à ce sujet mais je peux évoquer Creedence Clearwater Revival et le Grateful Dead, ce groupe californien qui m’a ouvert à d’autres musiques, comme le rock progressif de Yes, Genesis ou King Crimson. Après avoir succombé au souffle cuivré du rock du groupe Chicago (c’est par lui que j’ai commencé à aimer le saxophone), aux espaces infinis de Pink Floyd ou de la musique planante allemande (Tangerine Dream), je suis sensible au jazz-rock spiritualisé du Mahavishnu Orchestra et à celui de l’Ecole anglaise dite de Canterbury : Soft Machine ou Caravan, découvert en 1972 grâce à l’album Waterloo Lily. En ce début d’année, je complète ma discographie et j’achète le troisième album du groupe, qui reste l’un de mes préférés : In The Land Of Grey And Pink. Le groupe n’en finira plus, par la suite, de dissoudre sa musique dans une sorte de variété sans grande consistance. Mais il reste ses quatre premiers disques, tous très beaux. Cependant, la fin d'une époque s’annonce, c’était inéluctable...

    1984

    dontlookback_1984.jpgDepuis la seconde moitié des années 70, le rock n’est plus très passionnant. Balayé par la vulgarité de la vague disco, boxé par les punks et leurs deux accords, il me faut faire avec les restes et laisser le capital acquis fructifier du mieux que possible. Ma grande découverte de cette décennie aura été la musique de Richard Pinhas, en solo ou avec son groupe Heldon. Fulgurances électriques et hypnotiques, dont les inspirateurs sont tout autant Jimi Hendrix que Robert Fripp, magnifiées par quelques albums incomparables comme Interface ou Stand By. Je n’oublie pas non plus des groupes tels qu’Univers Zéro ou Art Zoyd, né dans le sillage de Magma qui, désormais, n’est plus que l’ombre de lui-même (on commence à entendre parler d’un autre groupe, Offering) ; King Crimson new look est intéressant mais n’a pas la force de sa mouture 1972-1974. Genesis n’a d’intérêt que commercial, Weather Report a quitté la scène. Je sens qu’il me faut partir à la recherche d’autres sensations (peu de temps après, je me lancerai dans le vaste chantier Coltrane). En attendant, je complète certains manques de ma discothèque. En janvier 1984, j’achète quelques 33 tours de Stevie Wonder, dont le beau Talking Book. Stevie Wonder m’accompagne depuis plus de 7 ans : il m’a ensorcelé avec Songs In The Key Of Life en 1976. 

    1994

    dontlookback_1994.jpgA fond dans le jazz : durant cette décennie, j’ai découvert un nombre incalculable de musiciens magnifiques. Tout a commencé par John Coltrane et My Favorite Things. Méthodiquement, j’ai acheté, sinon tous ses disques, du moins tous ceux que je parvenais à me procurer (pas d’internet en 1994...), vouant un culte sans équivalent au saxophoniste, escaladant avec acharnement ce sommet musical engendré en une douzaine d’années (de 1955 à 1967). Parmi les artistes qui ont fait leur entrée dans mon univers musical, il y a beaucoup de français, dont Henri Texier, Michel Portal et Louis Sclavis. Ce dernier est probablement celui qui me fascine le plus, par sa créativité protéiforme. En ce mois de janvier, je plonge dans un coffret pas forcément de tout repos mais d’une incroyable richesse : Beauty Is A Rare Thing est l’intégrale des enregistrements du saxophoniste Ornette Coleman pour le compte du label Atlantic, à la fin des années 50 et au début des années 60. Et dire qu’il m’a fallu tout ce temps pour connaître ces trésors incomparables, dont le redoutable et génial Free Jazz. Je pourrais citer des dizaines d’autres noms pour caractériser les dix années écoulées, mais cette liste s’apparenterait à un bottin du jazz.

    2004

    dontlookback_2004.jpgJe continue ma lente exploration du jazz, essentiellement celui qui a été enregistré à compter de la seconde moitié des années 50 (ce qui ne m’empêche pas, au gré de rééditions à bon marché en CD – le disque commence à se vendre mal - de me procurer de vieux albums de rock, comme ceux des Doors par exemple). Je trouve toujours, ça et là, des enregistrements de Coltrane que je ne connaissais pas. Je les achète, presque par réflexe, et ne suis jamais déçu, y compris quand certains disques s’apparentent à de véritables escroqueries. Grâce à un ami, j’ai également fait la connaissance, il y a trois ou quatre ans, de deux musiciens majeurs : le compositeur américain Steve Reich et, dans un tout autre genre, le contrebassiste Renaud Garcia-Fons, qui sont à ce jour des artistes dont la musique fait partie de celles qui m’habitent constamment. Je me suis acheté tous leurs disques ou presque. Tiens, c’est amusant (et assez révélateur quand j’y pense) : en ce mois de janvier 2004, j’écoute la réédition en digipack de Ballads de John Coltrane, que j’avais pourtant acheté en 1992. Mais le label Impulse sort des pistes inédites (dont quelques bonus tracks un peu malhonnêtes parfois...), le disque est devenu double et sa pochette est bien documentée. C’est un cadeau d’anniversaire que m’a fait mon fils, devenu lui-même entre temps un magnifique saxophoniste. 

    2014

    dontlookback_2014.jpgQue d’eau, que d’eau a coulé sous les ponts ! Un blog né en mars 2005, une collaboration régulière au magazine Citizen Jazz depuis le printemps 2007, l’émergence des réseaux sociaux... une somme de découvertes et de rencontres, toutes plus passionnantes les unes que les autres. Parmi les artistes qui comptent beaucoup pour moi, il y a notamment le batteur Bruno Tocanne et toutes ses activités à travers le réseau iMuzzic. C’est probablement la décennie la plus riche pour moi depuis celle qui s’est éteinte au milieu des années 70. Le disque ne se vend presque plus et pourtant, il s’en produit des quantités phénoménales et les pépites sont innombrables. C’est le paradoxe vécu par les musiciens qui ne trouvent pas de label mais auxquels les programmateurs demandent un disque comme carte de visite. EPK et autres disques à télécharger n’y feront rien, l’objet disque subsiste malgré le téléchargement illégal... on assiste même à un étrange frémissement avec le retour du 33 tours chez certains artistes.

    En ce mois de janvier, je contemple la pile de disques qu’il me reste à évoquer ici-même ou dont je dois rendre compte pour Citizen Jazz. Il y a parmi ceux-ci un disque qui sort aujourd’hui même sur le label Yolk. Intitulé JASS (pour John Alban Sébastien Samuel), il est un disque de rencontre, un rendez-vous entre musiciens dont les richesses individuelles font plus que s’additionner, elles se multiplient. J’ai évoqué à plusieurs reprises les talents du saxophoniste Alban Darche et du tromboniste Samuel Blaser ; pas ceux du batteur américain John Hollenbeck ni ceux du contrebassiste Sébastien Boisseau. Mais ce JASS est à mon sens – j’ose le proclamer un 6 janvier – l’un des très grands disques de l’année. Savantes constructions dans une série de confrontations à la fois passionnées et d’une grande exigence tant rythmique que mélodique, d’une incroyable prolixité, le disque est né d’une première expérience à Berlin en juillet 2011 avant de se prolonger sous la forme d’une résidence à Nantes en janvier 2012. C’est là qu’a été enregistré l’album, publié... deux ans plus tard. Je ne l’ai pas encore assez écouté pour en parler avec les bons mots (à supposer que je sois capable de les trouver), mais celui-là, je sais qu’il va tourner encore pas mal de fois sur mes platines (voire diffuser ses bienfaits dans mes oreilles lorsque je marche...) parce qu'il est de ceux qu'on n'épuise pas en quelques écoutes, mais qui, au contraire, se bonifient au fur et à mesure de notre intimité avec eux.

    A suivre, chaque semaine, voire plus !