En avant, Darche !
Je prends les devants et présente par avance mes excuses au saxophoniste Alban Darche qui sera certainement consterné par le vilain jeu de mots qui traverse le titre de cette note et dont je ne suis que modérément fier ; et pour le cas peu probable où ce musicien passionnant manifesterait envers moi un minimum d’indulgence - paf, juste à la fin ! - je récidive en guise de conclusion avec un second missile du même calibre. Je sais : ce n’est pas bien mais je ne suis pas parvenu à me dispenser de ce genre de sottises. C'est mon côté Publius Dicax, comme disait autrefois ma prof de latin au collège. Et puis, reconnaissons-le, c’est pour la bonne cause.
Foin de prolégomènes, sachez que je suis tout à la joie d’un disque qui tourne chez moi depuis plusieurs semaines avec une régularité obstinée, un signe qui ne trompe pas : les mouvements verticaux de mes chères galettes sont le fidèle reflet des attachements du moment, plus ou moins durables. Il y a des disques qu’on écoute une fois, voire deux, et qui inexorablement s’enfoncent vers les profondeurs de la pile en cours - dont l’équilibre est par ailleurs précaire - avant de connaître un sort variable. Leur destin est de trois ordres : soit celui d’un classement alphabétique au cœur de rayonnages multiples et tragiquement poussiéreux qui, parfois, ont pour eux des allures de cimetière ; soit - et ce n’est pas là forcément un purgatoire - ils se verront entreposés dans une antichambre incertaine (mon bureau), dont ils seront peut-être exhumés - mais quand ? - ou pas ; reste la catégorie des happy few, ces disques qu’on ne peut se résigner à ranger, parce qu’ils vous font tellement de bien - de vraies nourritures - qu’il n’est pas envisageable un seul instant de les éloigner de votre platine. Oui, il y a des disques dont on a besoin. En règle générale, ils font aussi l’objet d’une duplication et d’un stockage en vue d’une balado-diffusion intra-auriculaire, tout au long des trajets quotidiens vous menant à votre lieu de travail.
Perception Instantanée, le nouveau disque de l’Orphicube est de ceux-là, et j’avais envie de lui rendre l’hommage qu’il mérite.
Voilà en effet un disque qui suit de très près la précédente production - tout aussi réjouissante, je m'autorise à le redire ici - de la bande à Darche, simplement intitulée L’Orphicube et qui se veut la suite d’un répertoire qui ne constituerait finalement qu’un tout : tant qu’à faire, procurez-vous les deux disques, vous ne vous en sentirez que mieux ! A cette différence près que l'éponyme volet numéro 1 était publié sur le label Pépin et Plume du même Alban Darche (dont il constituait la première référence, la seconde étant my Xmas Trax, un formidable disque de Noël engendré par la même bande et que j’avais volontiers glissé dans ma hotte de fin d’année, tant il était réussi et enchanteur, un chouette cadeau dont la version box était illustrée par un texte signé du camarade Franpi, tandis que le petit nouveau voit le jour sur un label exemplaire et jamais à court de très bonnes idées, Yolk.
Yolk, une bien belle maison qui a publié il y a quelque temps déjà un disque formidable dont je n’ai pas eu le temps de vous parler et qui permet de retrouver deux musiciens de l’Orphicube : je veux parler de JASS, pour John Alban Sébastien Samuel, j’ai nommé messieurs Hollenbeck, Darche, Boisseau et Blaser, quatre francs-tireurs dont les échanges sont d’une richesse qu’on n’épuise pas en trois jours, loin s’en faut. J’ignore si mon relatif silence vis-à-vis de cette pépite me sera pardonné, mais je tiens à faire amende honorable : si JASS ne s’écoute pas de façon aussi limpide que Perception Instantanée en ce qu’il creuse plus profondément des sillons libertaires, il n’en reste pas moins un disque passionnant de bout en bout, une véritable boîte à idées. Punaise, quel quatuor, quels beaux dialogues ! Voilà, c’est dit ! Fin de la parenthèse Yolk...
Revenons maintenant à Perception Instantanée (après tout, c’est pour ça que vous êtes ici, non ?), un album en tous points réjouissant. J’aimerais pour le définir recourir à un oxymore : parce qu’à son écoute, on est gagné par un drôle de sentiment paradoxal, celui d’un confort imprévisible. Le confort, c’est celui d’un splendide tissu harmonique élaboré par des musiciens dont les sonorités mêlées aboutissent à une alchimie singulière, une formule peu courante pour ne pas dire inédite, soyeuse et chaleureuse. Se croisent en s’entrecroisent un saxophone alto (Alban Darche, le boss, qui signe par ailleurs les compositions et les arrangements), un violon (Marie-Violaine Cadoret), un accordéon (Didier Ithursarry), un piano (Nathalie Darche), trois saxophones ténors (Matthieu Donarier, Sylvain Rifflet – toujours dans les bons coups, celui-là ! - et François Ripoche), anches et cordes exaltées, relevées des épices rythmiques d’une contrebasse (Sébastien Boisseau) et d’une batterie (Christophe Lavergne). Pour ne rien vous cacher, j’éprouve les pires difficultés à ranger cette musique dans une catégorie et c’est très bien ainsi : elle danse - paso doble, valse, reggae, tout ce que vous voudrez pourvu que le mouvement l’habite, encore et toujours - et affiche des couleurs qui sont parfois chambristes, parfois plus populaires, traversées d’élans dont les inspirations sont aussi celles du jazz. Bref on s’y sent bien, il fait chaud dans la maison Orphicube, il arrive qu’on transpire parce qu’on est rarement immobile, mais Dieu que ça fait du bien.
Confort, donc mais… pas celui d’une maison bourgeoise aux tentures épaisses et aux lumières tamisées : parce qu’il est rare que les choses se déroulent comme on pourrait le penser quand un thème s’annonce et commence à dérouler ses motifs. Alban Darche - dont les compositions, sous leurs airs enjôleurs, sont des constructions complexes qui recourent à des arrangements d’une précision diabolique - aime traverser sa musique d’éléments perturbateurs, de brisures multiples qui rendent son scénario haletant, jamais prévisible. Prenez par exemple « Paso Doble » qui ouvre l’album : vous imaginez des couples qui dansent, leurs mouvements sont synchronisés et empreints de cette raideur affectée par les amoureux du pas de deux. Et puis hop, voilà un type qui doit être un peu éméché et qui s’insinue parmi eux : le saxophone entre en scène, bouscule tout le monde d’un air rigolard, légèrement titubant. On l’a regardé un peu de travers mais finalement, on s’est bien amusé. Et on repart...
Musique où l’on danse, oui, souvent, mais musique qui parle aussi au creux de l’oreille, ce sera alors une confidanse (cette fois, je vous inflige un néologisme), comme celle de ces « Silhouettes » où le souffle du saxophone semble se poser sur les notes du piano, avant de s’évanouir pour revenir aussitôt, dans un jeu d’ombre et de lumière, puis d’entonner un chant poignant, presque au bord des larmes. Musique intense, qui peut vous prendre aux tripes, comme dans la magnifique tension de « C’Baff » sublimée par un saxophone à vous donner le frisson pour un chorus brûlant ; musique au parfum d’insouciance parfois, avec cet « Abécédaire » charmant, presque enfantin, dont les voix surgissent quand on ne les attend pas. Musique grande classe, comme la bande son d’un film aux accents nostalgiques qui aurait été tourné en noir et blanc pour mieux souligner les éclats invisibles du quotidien et en révéler la part de magie (il est d’ailleurs question de Tim Burton, ce n’est probablement pas dû au hasard). L’Orphicube vous transporte avec son ingéniosité génétique - encore une fois, cet orchestre a un son qui lui appartient totalement, sui generis, comme on dit - et sa forte dose d’onirisme.
Perception Instantanée, le bien nommé tant la connexion avec ses élans est pour nous immédiate et profonde. Sur le haut de la pile, tout en haut, c’est Darche… ou rêve !