Séduisants avatars
Au-delà de leur valeur patrimoniale, les standards de jazz sont pour bon nombre de musiciens une sorte d’engrais, ou plutôt un terreau, sur la base duquel leur imagination – fertile, forcément – pourra tracer de nouveaux sillons avant d'ensemencer ou être le prétexte à un hommage plus ou moins distancié aux anciens. Difficile d’en faire le recensement, ou même de procéder au décompte de toutes leurs origines, mais entre chansons populaires et comédies musicales, les standards constituent une sorte de richesse minière – dont l’exploitation à ciel ouvert continue au XXIe siècle – qu’on pourrait, par simplicité, résumer au Great American Songbook, ce « grand répertoire américain de la chanson » désignant, je cite mes sources : « toute la musique populaire américaine précédant l'arrivée et le succès du rock'n'roll et qui englobe la musique des comédies musicales de Broadway, des films hollywoodiens et de l'industrie musicale américaine appelée Tin Pan Alley ». David Chevallier, musicien des jonctions, notamment entre musique de chambre, musique baroque, rock et jazz, fait partie de ceux que l’exploration d’un tel gisement ne saurait rebuter, bien au contraire. Ses Standards & Avatars, publiés chez Cristal Records, en sont la preuve et une démonstration savoureuse.
Revenons un instant sur la profession de foi de la compagnie que le guitariste a créée en 2003 : « La rencontre est au cœur du projet artistique du SonArt : rencontres entre différents styles musicaux, rencontres entre musique et autres disciplines artistiques, rencontres humaines… avec pour horizon le geste musical à réinventer. Le Jazz est une musique vivante qui fuit les contours et les enfermements, on trouvera dans les différents projets du SonArt les échos de cette liberté ». Voilà qui est dit, et de belle façon ! Aussi, l’album qu’il a publié au mois de février avec deux musiciens gravitant régulièrement auprès de l'hyperactif Alban Darche (évoqué sur ce blog à plusieurs reprises), un disque qui propose à quelques standards de se faufiler au cœur de sa création (à moins que ce ne soit l’inverse), ne saurait nous surprendre, du moins par ses intentions. S’appuyant sur une formule en trio avec Christophe Lavergne à la batterie et Sébastien Boisseau à la contrebasse, Standards & Avatars est une réussite que son auteur qualifie de ré-création, jouant ainsi sur les mots comme il se joue avec bonheur d’une poignée de thèmes dont les compositeurs ont pour nom George Gershwin, Miles Davis, Arthur Schwartz, Jerome Kern ou Cole Porter.
En introduction de ce texte, je filais la métaphore horticole... Il me serait possible de continuer sur cette voie en expliquant que David Chevallier a mêlé son propre compost au terreau déjà très nourrissant des standards. Son histoire personnelle, ses expériences musicales, sa conception du jazz, qui représente pour lui une façon de jouer de la musique plus qu’un style en lui-même... tout le fruit de sa maturation, donc, se trouve ici mêlé à des mélodies connues qu’il cherche, non pas à réinventer, mais à fusionner avec son imaginaire propre, dont la tonalité électrique s’épanouit sur des métriques volontiers impaires. Ce jeu de réponses entre originaux et reproductions – attention, il n’est pas question d’employer le mot copie ; peut-être serait-il même judicieux de les appeler des reconductions – fait d’ailleurs l’objet d’une illustration taquine dans le choix des titres et leur nouvelle extension. Jugez plutôt : « The Man I Love / ... Is Actually A Woman », « Solar / Or Solaris », « Alone Together / Have You Ever Been Alone ? » ou encore « You Don’t Know What Love Is / Oh Yes, I Do ! ». Autant dire que c’est bien un vécu musical que le guitariste exprime à travers ce disque : loin de réciter des standards, il les ré-enchante et modèle de nouveaux objets derrière lesquels transparaît son idiome. Une langue fleurie dont le véhicule est ici exclusivement la guitare électrique à six cordes : « J’ai mis de côté mes autres compagnons que sont le théorbe, le banjo ou la guitare 12 cordes pour me concentrer sur la guitare électrique ».
Le trio peut aborder le sujet d’un standard en jouant son thème de manière explicite avant de s’en écarter pour en modifier très fortement le climat initial et, au besoin y revenir en conclusion, comme si les musiciens avaient rêvé un temps d’un prolongement (on le comprend d’emblée avec « The Man I Love » qui ouvre l’album) avant de rouvrir les yeux. Il peut aussi choisir la solution inverse en amenant le standard sur un plateau seulement après avoir chanté dans son langage propre ; c’est le cas de « Solar » de Miles Davis, qui bénéficie ici d’une fougueuse entrée en matière, débordante d'une rage scintillante aux accents scofieldiens. Cette mécanique des échanges entre les standards et leurs transformations – leurs avatars – fonctionne si bien qu’on en arrive très vite à ne plus chercher à savoir qui est qui. Elle est d’autant plus harmonieuse qu’elle est servie par une interprétation solidaire, une sorte de fusion dans la fusion : la rythmique Boisseau-Lavergne est lumineuse de compacité, la guitare libérant quant à elle un chant habité de plénitude. Il y a beaucoup de joie exprimée sans retenue dans ce disque qui raconte ses histoires dans l’Histoire du jazz.
On comprend ainsi que les standards sont des catalyseurs, dont la substance a provoqué une réaction organique. Pendant une heure, David Chevallier, Sébastien Boisseau et Christophe Lavergne vont ainsi se jouer d’eux, entamer avec leurs mélodies originelles une danse euphorique, leur tourner autour pour mieux les aborder et les dépasser (ah, cette version de « Strange Fruit », où l’archet de Boisseau et les cymbales de Lavergne créent une tension initiale que la guitare parviendra à apaiser en déposant le thème comme un hymne). Cette manière respectueuse, mais jamais docile, de leur insuffler une puissante dose d’oxygène (et d’électricité, il faut bien le dire) en multipliant les couleurs fait mouche à chaque fois. On pourrait penser que le plaisir de jouer est un préalable à tout acte de création, comme une évidence qu’il ne serait pas nécessaire de rappeler. Mais quand il est si manifeste, rien ne saurait nous interdire de le souligner.
Dont acte. Ces Standards & Avatars sont une brillante illustration du bonheur d’être unis en musique et pour résumer l’affaire en une poignée de mots : on se régale !
David Chevallier / Sébastien Boisseau / Christophe Lavergne
Standards & Avatars
David Chevallier (guitare électrique), Sébastien Boisseau (contrebasse), Christophe Lavergne (batterie).
Cristal Records – CR233 – Février 2015