Fin de partie (avant la suivante) et tentative assez mesquine de rattrapage estival...
Parfois vous avez les yeux plus gros que le ventre et, armé des meilleures intentions, vous laissez trôner devant vous une pile de disques dont vous êtes absolument certain de rendre compte en trouvant les mots appropriés en un temps suffisamment rapproché de la publication des disques concernés. Histoire d’être un type sérieux... Voilà, ça, c’est pour la théorie. La pratique peut s’avérer très différente, surtout lorsque parallèlement à vos activités de chroniqueur estampillé Citizen Jazz et de tricoteur de phrases trop longues publiées dans un blog que vous maintenez vaille que vaille, vous avez été gagné par l’idée saugrenue d’écrire un roman dans le cadre d’une exposition menée main dans la main avec un ami photographe. Et que celui-ci (le livre, pas le photographe) fait l’objet d’une publication (on peut se le procurer ICI), une vraie avec des pages et du papier, ce qui vous a contraint à mobiliser les deux ou trois compétences que votre état de quasi-sexagénaire a bien voulu laisser subsister dans la friche que constitue votre cerveau fatigué parce que lorsque vous ne faites pas appel à un éditeur, il vous faut être capable de réaliser plein de petites choses fort utiles sans lesquelles votre tapuscrit resterait au chaud dans l’espace clos du disque dur niché sous le capot de votre ordinateur (et dûment sauvegardé en deux ou trois exemplaires).
Ces prolégomènes sinueux à vouvoiement Butorien ne sont rien d’autre qu’une mauvaise excuse pour dire qu’on ne tient pas toujours ses promesses. Qu’on peut embarquer avec soi dans son refuge estival une somme de musique en se promettant de rattraper le temps perdu tout en émettant l’hypothèse – fort réaliste – d’une non réalisation de l’objectif qu’on s’est stupidement assigné. J’avoue, je confesse, j’implore votre pardon, j’aurais pas dû, et je ne manquerai pas, dès l’écriture du point final de cette note, de me flageller longuement dans l’espoir de redorer mon blason d’obsédé textuel un poil digressif. Car c’est vrai : en mettant le cap sur le site incomparable de la ville de Collioure, j’ai par la même occasion glissé dans mes valises une série de galettes savoureuses ainsi que pour la plupart d’entre elles le dossier de presse associé. Je m’étais persuadé que je serais capable de leur consacrer le temps nécessaire. Tu parles ! Erreur fatale, je n’ai fait que lire et marcher, entrecoupant ces nobles activités de quelques rapides séances de baignades suffisamment décalées dans le temps estival pour échapper dans les meilleures conditions à la horde des vacanciers invasifs. Mais d’écriture, point ! Et c’est injuste eu égard aux qualités de disques que je vais me permettre de citer ici, non pour rattraper le coup comme on dit, mais pour attirer votre attention sur eux tant ils le méritent vraiment. On y va ?
Patrick Molard : Ceòl Mòr / Light & Shade, paru chez Innacor pour dérouler sa « grande musique des hautes terres d’Écosse » avec un line-up dans lequel on retrouve, aux côtés du joueur de cornemuse et de son violoniste de frère Jacky Molard une paire rythmique sublime, constituée d’Hélène Labbarière à la contrebasse et de Simon Goubert à la batterie. C’est envoûtant, hypnotique et celtique. Un disque d’ailleurs...
Le très beau duo formé par Bojan Z (piano et claviers) et Nils Wogram (trombone) : Housewarming est paru chez Nwog et c’est ici tout l’art de la conversation si chère au jazz qui se joue là. Élégance et fluidité, voilà un disque dont on ressort avec l’envie irrépressible de parler à quelqu’un, parce qu’on vient de recevoir une bonne dose de chaleur (mais non caniculaire). Et puis Bojan Z, hein, c’est quand même un sacré client. Plus de 20 ans que je le suis, celui-là et je m’aperçois qu’il se refuse obstinément à me décevoir.
Tiens, voilà peut-être un disque parmi les plus fascinants, pour ne pas dire mystérieux, qu’il m’ait été donné d’écouter durant ces derniers mois. Imaginez un quartet belge dénommé Octurn (avec Bo Van Der Werf au saxophone, Jozef Dumoulin aux claviers, Fabien Fiorini au piano et Dré Pallemaerts à la batterie). Déjà, ça sent fort le talent... Rien que Dumoulin et Pallemaerts, moi j’accoure ventre à terre quand je lis leurs noms. Mais si je vous dis qu’ils publient sur le passionnant label Onze Heures Onze un double CD intitulé Tantric College parce qu’ils ont été frotter leurs molécules à celles des moines tibétains de Gyuto, alors vous commencerez à comprendre ma curiosité. Au début, j’étais circonspect, j’avais peur d’un montage artificiel, d’une rencontre qui n’en aurait pas été une. Erreur ! Cette musique vous happe et vous incite à ne rien faire d’autre qu’à l’écouter. Ne me demandez pas de vous la décrire, l’exercice ne m’intéresse pas. Pour tout vous dire, c’est presque magique.
Encore un oublié des derniers mois : le saxophoniste Alban Darche qui publie chez lui, c’est-à-dire sur le label Pépin & Plume... un 33 tours. Eh oui, ils reviennent à la mode ces beaux objets qu’on a envie de posséder parce qu’on veut extraire le vinyle de sa pochette, parce qu’on aime le petit cérémonial d’écoute, parce que certains disent que leur son est incomparable. Je n’ouvre pas ici le débat mais vous recommande très chaudement un Pacific enchanteur qui vient s’offrir comme un espace de jazz west coast en écho à son pendant east qu’avait pu être Crooked House, du même Darche dans une formation baptisée Hyprcub. Ici, pas de Cube, gros ou pas, juste un nouvel exemple de Darche en avant avec une quarte qu’on ne saurait blâmer d’être aussi inspirée : Samuel Blaser au trombone, Geoffroy Tamisier à la trompette, Josef Dumoulin, encore lui, au piano et au Rhodes et Steve Argüelles à la batterie. Voilà du jazz qui n’a pas d’âge et qui, à peine mis en musique, vous garantit une belle longévité sans oublier de verser son écot à la collaboration de Gil Evans et Miles Davis. Et vous savez quoi ? C’est le genre de disque que vous glissez dans la platine quand, à force de scruter vos rayonnages, vous ne parvenez pas à vous décider pour l’un ou l’autre. Parce qu’il est plein de l’essentiel. Un jazz durable, en quelque sorte. Souvent, on me demande : « C’est quoi pour toi, le jazz ? » Question à laquelle je suis incapable de répondre. En revanche, je peux toujours suggérer l’écoute d’un tel disque, c’est une façon de ne pas laisser mon interlocuteur dans l’expectative.
Je ne compte plus les disques publiés par Henri Roger. Ni les directions dans lesquelles il dirige son inspiration. Vous trouverez ici-même de nombreux échos de mon enthousiasme pour lui. Free Vertical Compositions (chez Facing You / IMR) est un autre exemple de sa faculté à engendrer des ovnis, une sorte de condensé des heureux hasards de l’informatique et de leur confrontation avec l’imagination d’un touche-à-tout qui, jamais, ne s’éloigne de son rôle, je le cite, d’électro-libre. Henri Roger est un heureux papa musical qui prend plaisir à nous surprendre, quitte à nous égarer pour mieux nous retrouver ! Et quand je vous aurai dit qu’on doit la restitution sonore de ces compositions verticales libres à Maïkôl Seminatore et Marwan Danoun, vous saurez que le risque est grand d’en prendre plein vos mirettes acoustiques.
Je ne sais pas comment Régis Huby s’y prend pour offrir un si beau catalogue sur son label Abalone... Toujours est-il que Les sons de la vie, nouvelle œuvre de l’ensemble Tous Dehors mis en musique par le saxophoniste clarinettiste Laurent Dehors n’échappe pas à la règle d’or instaurée par le violoniste depuis de longues années : sortir du cadre et vivre sa passion à fond. Encore un disque choc et presque un concept album, au sens où Les sons de la vie racontent... l’histoire d’une vie, du début à la fin, en commençant par la rencontre amoureuse, la conception, l’enfance, l’adolescence et tout ce qui suit jusqu’à la mort. Surtout, ce grand ensemble de neuf musiciens (et deux invités de marque : le guitariste Marc Ducret et le pianiste Matthew Bourne) est la source d’une véritable explosion de sons. Ah la la... ça fourmille là-dedans, ça grouille, ça joue et ça déjoue, c’est entêtant, romantique parfois, on s’y aime, on s’y amuse et il arrive qu’on en meure. Un exercice de haute-voltige qu’on écoute en état de suspension, en retenant son souffle. Celui qui s’y ennuiera sera immédiatement excommunié de mon blog.
Du côté de chez Nome, on ne se mouche pas du catalogue non plus. Les frères Sanchez – Maxime au piano, Adrien au saxophone ténor – forment avec Florent Nisse à la contrebasse et Gautier Garrigue à la batterie une quarte qu’ils ont décidé d’appeler Flash Pig. Je ne sais pas trop pourquoi mais ça n’a guère d’importance. C’est le contenu qui prime et pour ce qui est de la musique, je peux vous garantir que leur cochon éclair avance de beaux arguments mélodiques et rythmiques qu’ils ont choisi de valoriser en faisant appel à trois invités qui à eux-seuls ont des milliards d’histoires de jazz à raconter : Émile Parisien (saxophone soprano), Pierre de Bethmann (Wurlitzer) et Manu Codjia (guitare). Le disque n’a pas d’autre titre que le nom du groupe et, croyez-moi, ça suffit amplement à notre bonheur. C’est un jazz vivace et virevoltant comme avait pu l’être celui d’Ornette Coleman (auquel un hommage est rendu par une reprise de « The Vell »), où l’inspiration est guidée par un principe de liberté collective. Et quand tout ce petit monde est réuni le temps d’un « Enèf » en conclusion du disque, vous pouvez me croire, voilà du jazz qui remue bien dans les brancards. Oh que ça fait du bien !
Ne me demandez pas pourquoi j’ai zappé Tilt, le plus très récent disque du flûtiste Joce Mienniel, entouré de Guillaume Magne (guitare), Vincent Lafont (Rhodes) et Sébastien Brun (batterie), publié chez Drugstore Malone. Une très grossière erreur de ma part puisque cet enregistrement est disponible depuis un bon bout de temps et qu’il est rien moins que splendide. Une musique urbaine et sombre, un peu oppressante parfois et de la part de Mienniel une capacité assez fascinante à instaurer un climat. On pense parfois à la bande originale d’un film et à des scènes de rue dans lesquelles vous vous sentez comme happé par une urgence dont la cause vous échappera peut-être. Tilt est un peu comme un disque piège, mais un piège, bien sûr, auquel vous vous abandonnez sans la moindre réserve. Un des indispensables de l’année.
Chez Cristal Records, on a décidé d’octroyer une place de choix au fantasque Bernard Lubat, pianiste batteur acrobate des mots. Déjà en 2015, il nous avait convié en solo à des Improvisions, mot qui à lui-seul donne une idée assez précise de sa volonté de nous associer à son imaginaire plutôt débridé. Mais avec Intranquille, c’est un duo qui nous attend et, il faut bien l’admettre, une association qui peut étonner puisqu’on le retrouve live chez lui, à Uzeste, en compagnie du guitariste Sylvain Luc. Les deux musiciens multiplient les couleurs : la guitare est tour à tour acoustique ou électrique, tandis que Lubat passe d’un instrument à l’autre. C’est une confrontation, une proposition de mise en danger très pacifique qui nous rend impatients des prochains duos annoncés : avec Louis Sclavis d’une part, puis Michel Portal d’autre part. C’est quand vous voulez messieurs, continuez sur ces chemins escarpés dont on ressort en état de quasi ébriété. Nous serons là pour vous écouter...
Mon camarade Olivier Acosta a, je crois, vanté non sans raison dans sa chronique de Citizen Jazz les qualités du trio formé par le guitariste Nicolas Parent avec Guillaume Arbonville (percussions) et Kentaro Susuki (contrebasse) lors de la sortie de l’album Tori chez L’Intemporel. Je ne peux que plussoyer et souligner à mon tour les beautés voyageuses de cette musique, d’une grande délicatesse mélodique, qui semble décidée coûte que coûte à nous emporter avec elle vers des sommets où l’air qu’on respire est source de sérénité. C’est une façon pour moi de constater qu’en ces temps où plus que jamais règne la violence des actes et des mots, un peu d’intelligence ne saurait nuire à l’exercice de notre quotidien. Je marche donc dans les pas de Nicolas Parent avec la plus grande joie. C’est presque de la béatitude...
Jusqu’à une époque très récente, j’ignorais complètement l’existence du pianiste Gauthier Toux et de son trio. Oh je vous voir venir avec vos airs moqueurs... Gardez toutefois vos remarques pour vous, parce que je suis certain qu’en cherchant bien, je pourrais trouver de mon côté des musiciens dont vous n’avez jamais entendu parler. Mais il est bien vrai que quand j’ai reçu l’album Unexpected Things, qui est son deuxième disque, j’ai compris l’étendue de mon erreur. Associé à Kenneth Dahl Knudsen (contrebasse) et Maxence Sibille (batterie), Gauthier Toux délivre une musique d’une étonnante intensité – cousine parfois de celle qui traversait un autre trio, celui du regretté Esbjörn Svensson – dont l’effet de séduction est immédiat. Le pianiste présente ce disque comme une photographie d’instants forts : qu’il soit rassuré, on perçoit sans la moindre difficulté toute l’énergie qui circule au sein du trio. Voilà une formation qu’on a envie de découvrir sur scène tant on pressent qu’elle est en mesure de faire parler la poudre. Et puis disons les choses simplement : Unexpected Things est un disque assez majestueux qui en impose...
Il est un quasi big band – ils sont quinze, tout de même – qui ne se refuse rien et a sorti simultanément deux disques chez Neuklang. Le groupe s’appelle Ping Machine et on peut dire pour simplifier qu’il est animé par la créativité du guitariste Frédéric Maurin. Mais il y a plein de beau monde dans cette formation (dont le saxophoniste Jean-Michel Couchet, le tromboniste Bastien Ballaz, le guitariste Paul Lay, le trompettiste Quentin Ghomari) et tout le quartet Big Four...) exploratrice qui offre d’une part une longue suite intitulée U-bi__K et d’autre part un Easy Listening qu’on pourra peut-être écouter en premier. Encore que ça n’a pas beaucoup d’importance, finalement, je n’en suis même pas certain... L’essentiel est dans la beauté formelle de cette musique, très mouvante et de grande ampleur, qui n’exclut pas un certain minimalisme à certains moments. Votre attention sera requise parce qu’il ne s’agit pas là d’un jazz confortable mais au contraire assez ambitieux, qui donne accès à un univers dont il faut pousser les portes avec curiosité. Une fois ouvertes, elles vous en feront entendre de toutes les couleurs.
Enfin, et c’est bien malheureux, je n’ai pas le droit d’évoquer ici un enregistrement signé d’un remarquable trio... parce que le disque n’existe pas encore ! Incroyable que l’addition des talents d’Emmanuel Borghi (piano), Jean-Philippe Viret (contrebasse) et Philippe Soirat (batterie) n’ait pas encore trouvé preneur. Non mais vous avez vu le pédigrée des trois lascars ? J’ai la chance de me régaler de ce jazz très solaire et mélodique depuis plusieurs mois et je suis d’ores et déjà dans les starting blocks pour lui donner un petit coup de main si nécessaire le jour venu. Mais tout de même... Vraiment personne ? Vous n’êtes pas sérieux...
Pour conclure, j’aimerais dire ici que mon enthousiasme scriptural n’est en rien émoussé : je mobilise le maximum de forces au service de mon magazine préféré, j’ai sous le coude une poignée de liner notes à écrire à la demande de quelques musiciens qui me font confiance, chaque mois je programme et co-anime une émission de radio consacrée au jazz, j’engage de surcroît un travail régulier au sein d’un atelier d’écriture (et peut-être aussi dans le cadre d’un duo que j’aurai sans nul doute l’occasion d’évoquer), sans oublier le fait qu’un nouveau projet d’exposition alliant texte et photographie pointe le bout de son nez pour 2018. Et, bien sûr, je veux continuer à faire vivre cet espace dans les meilleures conditions, au service de la musique et des musiciens. Mais bon... je n’ai plus 20 ans, hein, alors soyez indulgents, je ferai au mieux !