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contrebasse

  • Sarah Murcia ou la musique en observation

    Sarah_Murcia_Eyeballing.jpgSarah Murcia se livre un peu plus encore avec Eyeballing, un disque très personnel dont on comprend vite qu’il survole la production commune, après qu’on aura renoncé à toute tentative de classification. Car cette musicienne n’est décidément pas une artiste comme les autres. C’est vrai qu’on la connaît sous des facettes multiples qui attestent une curiosité très largement au-dessus de la moyenne : elle est contrebassiste, mais aussi pianiste, compositrice, productrice et chanteuse. Sarah Murcia est avant tout une musicienne libre, capable d’œuvrer aussi bien dans le domaine du jazz que de la pop et du rock, avec des incursions dans la musique orientale. Elle fait partie des artistes qu’on qualifiera d’inclassables – un vrai compliment en notre époque de standardisation – et nul besoin d’être grand clerc pour reconnaître que son talent est immense. Pour rattacher sa personnalité singulière au titre de son nouvel album, on pourrait dire qu’en éveil constant, Sarah Murcia garde les yeux grands ouverts…

    Ses récents faits d’armes illustrent une diversité qui définissent son appétit de musique. On peut la trouver en effet au sein du septet de Sylvain Cathala ou du quartet de Louis Sclavis et notamment sur l’album Characters On A Wall. Rodolphe Burger ou Magic Malik font partie de ceux qu’elle a côtoyés ou continue de côtoyer. Sarah Murcia est également impliquée dans plusieurs projets aux contours atypiques : Caroline (avec des compagnons de route tels que Gilles Coronado, Olivier Py, Fred Poulet et Franck Vaillant) ; des duos dont l’un avec Noël Akchoté, mais aussi Beau Catcheur (avec Fred Poulet) et Habka (avec Kamilya Jubran) ; et pour finir (provisoirement) Never Mind The Future, une formation qui reprend rien moins que le répertoire des Sex Pistols – il faut oser, tout de même ! – et dont la composition recoupe en partie celle de Caroline (Py, Coronado, Vaillant), augmentée toutefois de Benoît Delbecq et de Mark Tomkins. Ne pas oublier non plus Pearls Of Swines (Fred Galiay, Gilles Coronado et Franck Vaillant) ni le fait que la contrebassiste se produit en solo. Une belle carte de visite, en somme, dont l’écriture est en cours, comme on le supposera volontiers.

    Eyeballing – dont la traduction n’est pas simple parce qu’elle est à tiroirs : à vue d’œil, observer ou exorbité par exemple – est une incursion supplémentaire vers un univers décalé et incertain qui n’appartient qu’à cette tête chercheuse. Sur ce disque, Sarah Murcia joue de la contrebasse bien sûr, mais elle y chante également, principalement en anglais sur des textes de Vic Moan, un auteur compositeur américain issu des scènes rock, jazz, punk ou ska qu’elle a régulièrement invité au sein de Caroline. On trouve aussi un texte en français au titre taquin signé Denis Scheubel : « Volonté avec un nuage de lait ». Et parce que les bons amis sont ceux vers lesquels on se tourne naturellement, Sarah Murcia s’est entourée pour l’occasion de deux musiciens de Never Mind The Future (ainsi que de Caroline pour l’un d’entre eux) : l’excellent Benoît Delbecq au piano et aux percussions électroniques et le non moins excellent Olivier Py aux saxophones. Symbole d’ouverture ou de diversification, appelez ça comme vous le souhaitez, François Thuillier vient souffler les notes d’un tuba qui fait ici office de basse autant que d’instrument soliste. Au bout du compte, voilà un disque au tempo souvent arythmique dont le frémissement aux couleurs pop est imprimé par les percussions électroniques de Benoît Delbecq. La forme est plutôt minimaliste, avec des chansons aux arrangements souvent épurés. Et ce qui séduit dès la première écoute, c’est la juxtaposition des sonorités électroniques et du son, bien naturel celui-là, du tuba ou du saxophone. Ce contraste fonctionne à merveille pour dessiner une musique qui vous trotte vite dans la tête. Il y a en outre ce petit quelque chose, un peu distant, un peu inaccessible, qui rend Sarah Murcia particulièrement attachante lorsqu’elle chante. Surtout, on refuse de la croire lorsqu’elle nous dit : « J’veux pas chanter, on m’a forcé à le faire / Moi c’que j’aime, sur les disques, c’est me taire / Et boire de l’alcool avec mes amis ».

    Taratata, madame Murcia : vous buviez ? J’en suis fort aise. Eh bien chantez maintenant !

    Musiciens :Sarah Murcia (contrebasse, chant, synthétiseur basse, piano), Benoît Delbecq (piano, percussions, claviers, électronique), Olivier Py (saxophones ténor et soprano), François Thuillier (tuba).

    Titres : The Caretaker / Monkey / Come Back Later / Inefficient / Volonté avec un nuage de lait / Small / Eyeballing / So Nice / Minimum

    Label : dStream

  • L’idiome Cruz

    Ce texte est un exercice. Une courte narration composée d’une seule phrase. La pratique des ateliers d’écriture conduisant souvent à travailler sous contraintes (rassurez-vous, ceux qui participent à de tels rendez-vous sont consentants... la plupart du temps), je me suis amusé à m’imposer celle-là, sans en ajouter d’autres (ce qui est fréquent, il y a une bonne dose de masochisme dans ce petit monde). La lecture de mon texte vous le confirmera : c’est sinueux et buissonnier, mais j’ose croire que vous serez indulgent avec ce petit travail d’un samedi soi studieux.

    Je dédie ce texte à : Sarah Murcia, Hélène Labarrière, Joëlle Léandre mais aussi à Henri Texier, Claude Tchamitchian et Louis-Michel Marion.

    contrebasses.jpgElle avait poussé la porte vitrée du studio d’un coup d’épaule franc dont l’efficacité témoignait chez elle d’une habitude prise depuis de longues années d’itinérance et de tournées, entrant comme toujours à reculons dans la longue pièce aux murs lambrissés pour tracter avec plus de facilité son instrument dont les dimensions n’avaient jamais été pour elle un obstacle, une aisance dans le déplacement qu’elle n’attribuait pas à sa haute stature grâce à laquelle elle pouvait regarder la plupart de ses homologues mâles droit dans les yeux, ce dont elle ne se privait pas, mais plutôt à sa volonté de se frayer un passage – avec une très nette préférence pour la ligne droite, car elle était d’une franchise et d’une sincérité désarmantes – en toutes circonstances, musicales ou humaines, et d’imprimer à sa vie la direction qu’elle souhaitait lui donner quel qu’en soit le prix à payer parfois et les inimitiés que son indépendance farouche et son esprit libertaire lui valaient de temps à autre, une singularité revendiquée que dénonçaient à intervalles réguliers une poignée de condisciples bousculés par la spontanéité et l’originalité de l’œuvre qu’elle élaborait avec une patience infinie depuis plus de deux décennies, presqu’un quart de siècle, accumulant dans le sourire de sa quarantaine assumée des collaborations entreprises avec une kyrielle de noms prestigieux, praticiens de toutes sortes d’instruments et pourvoyeurs des teintes multicolores qu’elle recherchait avec obstination depuis ses premiers émois musicaux, autant de célébrités de renommée européenne, voire mondiale, qu’elle brandissait à la façon de trophées, comme un signe de victoire adressé à ses contempteurs aigris, ceux-là même qu’elle savait renvoyer sans ménagement dans la grisaille de leur conformisme et de leur train-train lorsqu’ils pointaient non sans un mépris misogyne la disparition chez elle de toute forme de mélodie au profit d’une exploration sans fin des possibilités sonores de sa compagne géante, quand ils moquaient cette Isabelle Cruz, contrebassiste insoumise, grande gueule volontiers potache à la chevelure ébouriffée, admiratrice du mouvement punk et des Sex Pistols, dont la plupart des autres musiciens, ceux qu’elle nommait ses pairs, en prenant à chaque fois le soin d’en épeler les lettres : P-A-I-R-S, connaissaient la générosité et l’enthousiasme, et qui l’admiraient d’avoir su, dans ce cercle trop souvent masculin, inventer un univers musical si singulier que les spécialistes avaient fini par le qualifier d’idiome Cruz, un langage immédiatement identifiable en raison de sa construction par sédimentation de murmures, de crissements, de percussions, de grognements et d’appels lancinants, avec ou sans archet, parfois avec les poings, une sorte de cri d’abord contenu dont l’inévitable explosion était pour elle, femme politiquement engagée, sœur des démunis, le symbole d’un espoir et d’une libération dans ce monde finissant, soumis aux dictatures gestionnaires et à l’influence d’une minorité détentrice de la plus grande partie de ses richesses, où les humains étaient objets plus que sujets, un chant de l’âme dont chaque son était pensé comme la transcription d’une émotion, parmi toutes celles auxquelles femmes et hommes savaient vibrer, en véhiculant autant de joie que de peine, de douleur que de légèreté, tout cela avait fini par devenir son ADN musical au service duquel elle mettait la lascivité d’un corps-à-corps avec cette contrebasse, son amie la plus fidèle qu’il lui était impossible de quitter pendant plus d’une demi-journée, cette compagne qu’elle traînait partout avec elle, nichée dans sa gangue de cuir fauve, comme dans ce studio où l’attendaient les trois musiciens de Freedom Now !, sa formation du moment – un batteur, une guitariste et un vibraphoniste – une femme et deux hommes qui, après l’avoir saluée par une accolade mêlant respect, amitié et tendresse, l’observaient patiemment lorsqu’elle se préparait, s’assouplissait les doigts et s’imposait un long silence, parce qu’ils étaient eux déjà prêts à en découdre avec une sacrée musicienne, cette instrumentiste indomptable dont le masque pouvait changer en une fraction de seconde et, après le regard noir, afficher un sourire extatique, au moment précis où, comme elle aimait le dire, elle entrait en musique avec ce trio de combat, partenaires attentifs à son furtif signe de tête, le geste annonciateur d’une lutte sans merci et de sa quête de l’inouï, ce temps si particulier où tout disparaissait autour d’elle pour ne laisser place qu’à un cri d’amour autant que d’exultation, les yeux levés vers le ciel, dans un regard de défi lancé à ses ennemis invisibles qu’un jour, elle n’en doutait pas, elle dominerait par la seule force de son art.

  • Imbert… et basse !

    diego imbert, colors, contrebasse, jazz, david el-malek, alex tassel, franck agulhonIl est des disques qu'on a envie, d'emblée, d'accepter tels qu'ils sont, sans leur chercher des poux dans une tête bien faite, ni même la petite bête à coups d'analyses musicologisantes d'où pointerait un soupçon de cuistrerie malvenue. Colors est de cette trempe, voilà qui ne fait aucun doute : ses quarante-cinq minutes d'un jazz détaché des affres du temps, ancré dans la plus belle des traditions mais vivifié par une énergie toute contemporaine, diffuse ses bienfaits avec un naturel qui serait un proche cousin du plaisir éprouvé à la dégustation d'un vin de garde. Après À l'ombre du saule pleureur en 2009 et Next Move en 2011, le contrebassiste Diego Imbert revient, entouré des mêmes compagnons, projeter en quartet une troisième salve de couleurs.

    Cette bande des quatre se présente en formation compacte, dépourvue des soutiens harmoniques traditionnels que sont le piano ou la guitare ; une absence dont les équipiers qui la composent s'accommodent en toute sérénité et dans une joie de jouer sculptée au fil des ans et des concerts : Alex Tassel (bugle), David El-Malek (saxophone ténor) et Franck Agulhon (batterie) servent avec une ferveur empreinte du lyrisme de l'amitié, mais aussi beaucoup d'humilité, la cause iridescente de ces Colors publiées chez Such Prod. Des couleurs qui ne sont pas près de pâlir, soit dit en passant…

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  • La bonne recette du contrepoint au Naturel

    gilles naturel, contrapuntique jazz band act 2, contrebasse, jazzVu de loin, vous pourriez penser que je vais parler cuisine. Mais il est bien question de musique, et pas n’importe laquelle. Celle dont on peut se régaler, pour ne pas dire apprécier toutes les saveurs (j’en ai fini avec la métaphore culinaire), sur le nouveau disque du contrebassiste Gilles Naturel, musicien précieux qui n’a à son actif qu’une poignée d’albums qu’on peut compter sur les doigts d’une seule main (Naturel en1998, Belleville en 2007 et Contrapunctic Jazz Band en 2011) ; un sideman (attention : rien de péjoratif dans ce mot, bien au contraire, car Gilles Naturel est de ceux dont on recherche la présence pour son groove têtu et le sentiment de sécurité qu’il inspire à ses partenaires de scène. Comme disait je ne sais plus qui, le sideman est le musicien indispensable qui se tient à vos côtés, qui vous soutient) auquel le saxophoniste Benny Golson rend d’ailleurs un hommage appuyé sur le texte du livret de Contrapunctic Jazz Band Act 2, publié sur le label Space Time Records. 

    Contrapunctic Jazz Band... Il y a du contrepoint dans l’air, donc. Stop ! Ne filez pas ventre à terre en entendant ce mot souvent rébarbatif dans l’inconscient collectif (l’enseignement de la musique en général et du solfège en particulier n’étant pas toujours une partie de plaisir pour les plus jeunes, tout juste libérés du supplice de la flûte à bec dans les collèges), à l’idée qu’il pourrait s’agir d’un projet austère ou si résolument savant qu’il aurait perdu son âme et distillerait l’ennui. Rien de tout cela, mais au contraire une proposition toute simple : une heure de plaisir, voire de sérénité complice, qui s’appuie d'une part sur une équipe à la composition plutôt singulière, et d'autre part sur un répertoire mêlant compositions originales et reprises, celles-ci étant puisées à la fois dans le « jazz patrimonial » (Charlie Parker, Dave Brubeck ou Fats Waller) et dans l’histoire plus lointaine de la musique (Carlo Gesualdo pour l’époque de la Renaissance ou, plus près de nous, Maurice Ravel). 

    D’un point de vue théorique, on peut rappeler en quelques mots que le contrepoint est une technique d’écriture consistant à superposer des lignes mélodiques distinctes. C’est une forme d’arrangement (pour employer un terme plus contemporain) qu’on rattache plus volontiers à Jean-Sébastien Bach et à ses fugues qu’au jazz. D’où l’intérêt majeur de ce travail entrepris par le contrebassiste, qui donne naissance à une musique d’une grande variété de couleurs, mais d’une constante homogénéité. Création et re-création. 

    Le jazz band de Gilles Naturel est sans piano, mais il ne manque pas de souffle pour autant. Pensez donc : du côté des fondations, un tuba (Bastien Stil) et un trombone (Jerry Edwards) ; préposés aux envolées, une trompette (Fabien Mary) et deux saxophones (Guillaume Naturel qui joue aussi de la flûte, mais aussi Lenny Popkin, disciple de Lenny Tristano).  Sans oublier, et pour cause, la batterie de Donald Kontamanou qui forme avec la contrebasse une section rythmique d’une solidité à toute épreuve. Une sacrée paire en symbiose... naturelle, oserait-on dire. On ne le soulignera jamais assez : les qualités intrinsèques de Gilles Naturel sont la justesse, la maîtrise du tempo, la chaleur d’un jeu qui recourt quand il le faut à l’archet (ah, la belle exposition du thème de « Donna Lee » en ouverture de l’album, un vrai régal), ce qui n’est pas si courant de nos jours, et l’inscrit dans la continuité d’un de ses maîtres, l’immense Paul Chambers. Gilles Naturel a beau être un musicien humble et plutôt discret, il n’en est pas moins un des plus fidèles serviteurs de cet instrument qu’il sait faire chanter avec un mélange de swing et de virtuosité mélodique. Benny Golson, Alain Jean-Marie, Lee Konitz ou Kirk Lightsey – pour ne citer que quelques références – ne me contrediront pas.

    Les sources d’inspiration de Contrapunctic Jazz Band Act 2 sont variées puisqu’elles marient la musique polyphonique de la Renaissance (« Gaillarde ») et l’impressionnisme de Maurice Ravel (« Sainte, qui clôt le disque, renvoie assez directement au travail de Lionel Belmondo et Christophe Dal Sasso et leur Hymne au Soleil) à un jazz de facture plus traditionnelle prenant parfois des accents suaves (« The Very Thought Of You », « I Surrender Dear » ou « Body And Soul »). Elles vont même jusqu’à des compositions d’inspiration très contemporaine comme ce « Bolerobot » aux mouvements cycliques générateurs d'une hypnose inattendue. Pourtant, c'est un ensemble très homogène qui s’expose ainsi, unifié, on l'aura compris, par toutes ces voix superposées, subtilement enchevêtrées, qui traduisent le contrepoint objet du disque, mais aussi – et surtout, car la technique d’écriture est un moyen, pas une fin – l’énergie déployée par chacun des musiciens, au milieu desquels Gilles Naturel évolue en toute plénitude. Car si ce dernier est bien le maître du projet, s’il contribue au répertoire en signant six des quatorze compositions et en fournissant tout le travail d’arrangement, jamais il n’écrase ses partenaires. Dans ce disque, chacun est là pour chanter un jazz sans âge, comme s’il s’agissait de se réunir avec ferveur dans un club imaginaire où toutes les générations n’en feraient plus qu’une et seraient conviées au partage d'une vibration en musique.

    Soyez sans crainte : ce plat goûteux, minutieusement mijoté, aux saveurs subtiles relevées par quelques épices que d’autres n’auraient pas forcément assemblées, est délicieux, tout simplement. Le chef mérite bien qu’on fasse un petit détour pour s’installer quelque temps à sa table. Bon appétit... Ah, zut, j’ai encore parlé de cuisine... Je crois avoir compris pourquoi : Contrapunctic Jazz Band Act 2 n'est rien d'autre qu'un disque de musique gourmande.

    Gilles Naturel : Contrapunctic Jazz Band Act 2

    Fabien Mary (trompette), Guillaume Naturel (saxophone ténor, flûte), Jerry Edwards (trombone), Bastien Stil (tuba), Gilles Naturel (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie) + Lenny Popkin (saxophone ténor).

    Space Time Records - BG 1438

  • Au-delà de la contrebasse

    renaud garcia-fons, contrebasse, jazz, citizen jazzDe deux choses l’une : ou vous connaissez depuis belle lurette l’étendue du talent de Renaud Garcia-Fons et dans ces conditions la parution d’un nouveau CD-DVD composé d’une compilation établie par le contrebassiste lui-même et d’un film consacré à son parcours musical devrait vous ravir, même si vous n’aurez que deux nouvelles compositions à vous glisser entre les deux oreilles ; ou bien vous n’avez entendu parler de lui que de très loin, voire pas du tout – ce que je ne manquerais pas de considérer comme une grave erreur de votre part même si je n’ignore pas que la perfection n’est que très rarement de ce monde – et alors, cette double galette faisant office de carte de visite de luxe devrait vous inciter à vous lancer dans la découverte d’un artiste hors normes.

    Je tiens à préciser que je ne possède aucune action dans l’entreprise Garcia-Fons mais que, après voir considéré les quarante-cinq années passées, celles qui débutent avec mes premières illuminations musicales, le bonhomme fait partie – c’est indubitable – de mes compagnons de vie, il est l’un de mes musiciens de chevet, de ceux vers lesquels je reviens toujours, lorsqu’après avoir englouti des heures et des heures de découvertes musicales, je suis gagné par la nécessité de m’abreuver aux sources. Je pourrais établir une liste de la dizaine de ces inspirateurs, mais ne voulant pas encourir le risque d’une injustice faite à celles et ceux que je ne citerais pas pour diverses raisons, je m’en garderai bien aujourd’hui. Renaud Garcia-Fons est un maître chanteur, un virtuose dont la technique époustouflante est la garantie d’une transmission sans entrave de la moindre de ses émotions, avec la plus grande fidélité. Homme du sud – il est d’origine espagnole – le contrebassiste habite sa musique comme celle-ci est habitée de ses racines au cœur desquels vibre un chant comme il en est peu.

    Elève du grand François Rabbath, Garcia-Fons est entré dans l’univers du jazz à travers ses collaborations avec le trompettiste Roger Guérin, ou bien en tant que membre de l’Orchestre de Contrebasses, avant d’intégrer l’Orchestre National de Jazz sous la direction de Claude Barthélémy, de 1989 à 1991. Mais très vite, sa personnalité singulière va émerger : sa musique, principalement balisée par une dizaine d’albums, tous publiés sur le label Enja Records, en tant que leader (auxquels on peut ajouter quelques autres, comme par exemple ceux réalisés en collaboration avec Gérard Marais ou Nguyên Lê) est une invitation au voyage, un appel vers les espaces insoupçonnés du chant de l’âme. Chez lui, il n’est pas question de « jouer » mais plutôt d’être « en » musique, de ne faire qu’un avec elle et de délivrer une vibration dont le chant solaire est incomparable et unique. Certains n’hésitent pas à employer le terme de « génie » lorsqu’ils évoquent Renaud Garcia-Fons ; j’ignore si le mot est approprié (c’est un mot dont je me méfie comme de la peste) mais il laisse deviner à quel point le contrebassiste est un artiste majeur dont le chemin de lumière est celui du ravissement pour celles et ceux qui décident de faire un bout de route avec lui. A titre personnel, ce périple a commencé il y a une quinzaine d’années et je suis toujours gagné par la même fièvre à chaque fois qu’un nouveau disque est annoncé... même lorsqu’il s’agit d’une compilation !

    Qu’il joue seul (Légendes – 1992, The Marcevol Concert – 2012), en duo avec Jean-Louis Matinier (Fuera – 1999), en trio (Entremundo – 2004, Arcoluz – 2005), en quartet (Alborea - 1995, La Linea Del Sur – 2009) ou en faisant appel à des contributions multiples pour hisser encore plus haut le pavillon des couleurs chamarrées de sa musique (Oriental Bass – 1997, Navigatore – 2001, Méditerranées – 2010), Renaud Garcia-Fons ne cesse de nous raconter une histoire aux parfums d’éternité : celle-ci, racines obligent, part des rivages de la Méditerranée et navigue vers tous les continents à la conquête de leurs cultures et de leurs traditions, qu’il fait siennes et laisse infuser au plus profond de son univers. L’invitation au voyage est à chaque fois renouvelée : latine par essence, on y entend du flamenco, mais aussi de la musique indienne, on peut aller jusqu’en Amérique du Sud ou en Europe de l’Est, y découvrir de lointains échos du folklore irlandais, mais toujours dans l’harmonie d’une puissante passion pour toutes les musiques. Une soif inextinguible, une offrande de chaque jour.

    Il faudrait la connaissance d’un expert – tel n’est pas mon cas - pour parler de la technique fabuleuse de Renaud Garcia-Fons, dont l’instrument est bien plus qu’une contrebasse : avec ses cinq cordes, elle se joue de tous les obstacles de la technique et sait se faire aussi bien violon que guitare, il peut lui arriver de se charger d’électricité et même d’entrer en connexion avec l’univers de l’électronique. Mais peut-être ne sont-ce là que des considérations périphériques pour qui ne souhaite rien d’autre que de voyager avec lui et se laisser emporter. La technique n’est pas chez cet homme une fin en soi, elle est une vibrante courroie de transmission du chant.

    Avec cette compilation intitulée Beyond The Double Bass dont il a opéré lui-même les choix parmi 118 compositions (j’ai compté, inutile de vérifier), Renaud Garcia-Fons joue la carte de l’exhaustivité en faisant en sorte que chacun des albums soit représenté, mais sans se contraindre à un ordre chronologique. L’idée était de sélectionner des compositions qui puissent témoigner de la diversité de son travail de création et mettre en avant des pièces accordant une place importante à la contrebasse, dans un souci de cohérence et d’homogénéité de l’ensemble. Au point que celui qui découvrira cette musique avec le disque pourrait croire à un album « normal ». Le répertoire est d’une grande richesse et ses différentes déclinaisons sont autant de variations dans les couleurs projetées sur un même paysage.  Au total, douze extraits auxquels Garcia-Fons ajoute deux inédits dont une chanson (« Camino de Felicidad ») qui permet d’entendre à nouveau la voix de sa fille Solea (déjà présente sur l’album La Linea Del Sur).

    Bien sûr, ceux qui – comme moi – possèdent déjà tous les disques cités un peu plus haut, pourraient regarder d’un œil un peu dépité la présence de ces deux inédits : comment, acheter un disque pour deux titres seulement, n’est-ce pas un peu abusif ? Mais ils se consoleront vite avec la présence d’un DVD et du film de Nicolas Dattilesi, qui connaît bien son sujet pour être lui-même un passionné de l’œuvre du contrebassiste. Son film est construit autour de plans inédits pris lors de l’enregistrement live du concert solo au Prieuré de Marcevol (The Marcevol Concert) et de témoignages de différents amis comme le guitariste Nguyên Lê, le contrebassiste Barre Phillips ou le fidèle luthier Jean Auray. Tous disent leur admiration, voire leur fascination pour la magie qui opère dès lors que Renaud Garcia-Fons empoigne sa contrebasse, avec ou sans archet, et laisse libre cours à sa poésie de l’âme humaine.

    Ce monsieur est un grand, qu’on se le dise...

    Bonus...

    Le Trio de Renaud Garcia-Fons interprète « Berimbass » (extrait du CD/DVD Arcoluz)

    Reanud Garcia-Fons solo interprète « Kalimbass » (extrait du CD/DVD The Marcevol Concert)

    Voir la bande annonce du film Au-delà de la contrebasse

    Voir mes chroniques des disques de Renaud Garcia-Fons pour Citizen Jazz

  • Architectes de l'espace temps

    stephane kerecki, sound architects, patience, contrebasseTime will tell, comme disent nos voisins d’outre-Manche. Il paraît en effet que le temps produit ses effets, évacuant par le soupirail des heures qui passent le superflu ou l’insignifiant. Seul resterait ce qui est habité de l’essentiel. Il en va en musique comme en toutes choses et je ne serai pas le dernier à admettre qu’un enthousiasme trop appuyé – celui de l’instant auquel je succombe non sans joie, parce que mon approche de la soixantaine n’est pas encore parvenue à éradiquer chez moi des élans quasi adolescents – peut faire suite à une prise de distance, voire un oubli partiel ou total. Comme si s’opérait en nous une distinction entre un plaisir non intrinsèquement durable (mais plaisir tout de même, ce qui, convenons-en, est loin d’être méprisable et peut même s’avérer indispensable au quotidien) et la nécessité, plus indicible, de se confronter à une énergie d’essence vitale qui soulève chez nous une force allant bien au-delà du poil qui se hérisse durant quelques secondes. Et qu'on ne compte pas sur moi pour établir une liste des disques dont j’ai apprécié la forte séduction qu’ils ont pu opérer le temps de quelques écoutes et qui, les semaines passant, sont venus se glisser quelque part, à l’écart, dans les recoins de ma mémoire où ils sont parfois enfouis pour toujours, avec peu d’espoir de remonter un jour à la surface. Heureusement d’ailleurs ! Mais j’avoue qu’il m'arrive régulièrement de consulter la liste des albums que j’ai écoutés au cours des douze ou dix-huit derniers mois et de me rendre compte que bon nombre d’entre eux ne résonnent plus beaucoup en moi et que, dans le pire des cas, je n’en garde pas le moindre souvenir. Sont-ils dispensables pour autant ? Pas forcément, sauf que la hiérarchie qui s'établit de fait est bien là, plutôt impitoyable. Peut-être aussi que nos capacités à maintenir vives en nous des œuvres puissantes sont limitées et que, par obligation physique, nous nous trouvons confrontés à la nécessité d'une sélection. En d’autres termes, notre mémoire vive n’étant pas extensible à l’infini, elle doit opérer son propre ménage interne pour préserver la qualité de son fonctionnement. Je laisse ce questionnement aux experts... dont je ne suis pas.

    Si le temps est un tamis aussi efficace et souvent cruel, alors peut-être faudrait-il se garder d’écrire trop vite au sujet de tel ou tel album, et laisser se dérouler la longue phase naturelle de décantation avant de rédiger une chronique. Avantage de la méthode : moins de travail d’écriture et, probablement, une plus grande acuité des analyses et une motivation totale ; du côté des inconvénients, une certaine injustice vis-à-vis des musiciens qui, peuvent, très légitimement, attendre de nous qu’on relate dans des délais pas trop longs la qualité de leur travail. Pour ma part, je ne souhaite pas me couper de la transmission à mes lecteurs d’un enthousiasme spontané, au risque de me tromper sur la pérennité de certains albums, parce que celui-ci est toujours sincère et traduit une part de vérité qui habite les musiques ainsi mises en avant. Mais le constat est là : à peine un disque sur dix continue de m’habiter durablement... C’est peu mais c’est beaucoup, finalement.

    Voici un exemple tout récent qu'a mis en lumière un travail d’écriture à fournir prochainement ; celui-ci m’a permis de vérifier la circulation naturelle de nos émotions que j’essaie d’expliquer ici. Je dois en effet rédiger un texte extrêmement concis et de calibrage très précis (donc aux antipodes de la prose alambiquée que vous lisez à la minute présente) au sujet du contrebassiste Stéphane Kerecki. Or, il se trouve que dans ma sélection d’albums du cru 2012, après avoir souligné l'âpreté d'un exercice moins nécessaire qu'il n'y paraît quand j'y songe aujourd'hui, j’avais fugacement – bien trop vite en réalité tant le disque méritait plus qu’une simple phrase... à moins que celle-ci, après tout, n’ait dit l’essentiel, c’est-à-dire très précisément ce qui peut inciter le lecteur à se précipiter sur le disque - évoqué les Sound Architects de Stéphane Kerecki. Je résumais le disque ainsi : « L’élégance de cet album est certainement celle du contrebassiste Stéphane Kerecki lui-même. Son trio est ici... un quintet, puisque Tony Malaby et Bojan Z sont aussi de la fête. La musique est habitée, la pulsation celle du cœur».

     

    Une chose est certaine : venant tout juste d’écouter ce disque après l’avoir mis de côté durant quelque temps (il est parfois des priorités qui sont coûteuses pour des œuvres de ce calibre en ce qu’elles nous condamnent à les éloigner du sommet de notre pile de chevet), je ne retire pas un seul mot de ce que j’ai écrit. Mieux : je plussoie, j'amplifie, je force le compliment, je pousse l’œuvre sur le devant de ma scène imaginaire, je surligne ses qualités : ce disque est un essentiel, un must have, comme ils disent !

    Curieusement, je peine toujours autant à trouver les mots justes pour traduire ce que cette musique provoque chez moi. Je l'ai dit un peu plus haut, l'émotion qu'elle suscite dépasse de très loin le stade du plaisir frisson, non, c'est autre chose… Comme si elle s'assignait par sa force d'évocation le rôle d'un tatouage sensoriel, d'un sceau indélébile. Tout dans cet album est beau par la profusion des paysages qui sont esquissés, par les histoires populaires qu’on devine à travers les échanges entre les musiciens. Bojan Z, génial pianiste plus flamboyant que jamais, n’est pas venu les mains vides en apportant dans sa riche musette un magnifique « Serbian Folk Song » ; les saxophonistes Mathhieu Donarier et Tony Malaby, dont les jeux sont fort différents, parviennent à croiser leurs discours pour inventer une conversation spontanée de toute beauté (la composition « Sound Architects » en est un exemple saisissant). Quant à Stéphane Kerecki, qui signe toutes les autres compositions, magnifiquement soutenu par la batterie de Thomas Grimmonprez, il nous confirme ce que l’on pressentait depuis déjà longtemps : sa discrétion naturelle n’a d’égale que la vibration, que je qualifierais volontiers d'existentielle, dont il nourrit le disque du début à la fin. Mine de rien, Sound Architects est un album majeur, de ceux qu’il est indispensable de posséder pour bien mesurer la vitalité d’une scène jazz pourtant pas épargnée par les coups de boutoir d’une conjoncture peu propice au soutien de la création et des musiciens engagés à ce point dans le développement d’un langage original.

    Effet dans l’effet, cette remontée de l’album de Stéphane Kerecki sur le haut de ma pile de chevet a eu pour conséquence très agréable le désenfouissement d’un autre disque : Patience, un duo intime et nocturne, élégant et passionnant de bout en bout, que le contrebassiste avait engagé en 2011 avec le pianiste John Taylor. A l’époque, c’était il y a deux ans, j’avais salué ce disque ici-même en écrivant : « A sa manière, il est aussi un vrai manifeste, un discret étendard brandi contre les vulgarités ambiantes ». Voilà qui mérite d’être partagé à nouveau, car vous conviendrez avec moi que l’actualité regorge de ces dernières et que, plus que jamais, nous avons besoin d’élever le niveau de nos perceptions et de nos analyses pour contrecarrer les effets pervers de tout ce qui nous est infligé chaque jour avec un cynisme marchand à grands coups de médias et de réseaux. Stéphane Kerecki fait partie – avec beaucoup d’autres artistes, toutes disciplines confondues, dont il sera régulièrement question ici – des précieux antidotes dont la prescription est certainement moins coûteuse pour la collectivité que bien des médecines acheminées vers nous pour le profit de quelques minorités possédantes et cupides.

  • Renaud Garcia-Fons - Solo (The Marcevol Concert)

    RGF-SOLO.jpgCe disque est l’histoire de toute une vie en musique ; celui, aussi, d’un coup de foudre que le jeune Renaud Garcia-Fons, alors âgé de seize ans, eut pour la contrebasse, une passion si forte que l’homme semble aujourd’hui ne faire plus qu’un avec elle, devenue prolongement de son âme. Un instrument auquel il n’a eu de cesse, depuis ce choc originel, de donner une voix soliste, y compris dans ses expériences en groupe, et d’en exploiter toutes les possibilités. Pour lui, la contrebasse allait devenir un instrument universel, autant lyrique que rythmique, « à la croisée de toutes les techniques de jeu des instruments à cordes ».

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  • Renaud Garcia-Fons - Méditerranées

    rcf_mediterranees.jpgLes premières mesures d’« Aljamiado » ne laissent pas place au doute : Renaud Garcia-Fons est un magicien du voyage.
    Il nous embarque avec lui – on sait depuis longtemps qu’il est un passionnant navigatore – une fois encore, pour un périple enchanteur dont on reviendra le sourire aux lèvres, habité d’un sentiment de plénitude et de bien-être, celui qui nous gagnait déjà à l’écoute de La Linea del Sur ou Arcoluz, ses deux précédents albums.

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  • Contrebasses

    J'écris actuellement une brève trilogie pour Citizen Jazz, histoire de relater quelques instants captés sur scène en Lorraine. Un chouette concert de Los Hombres au Quai Son à Nancy sous la houlette de Jean-Marie Viguier, une démonstration de Sound Painting menée par le toujours jeune François Jeanneau (cf. une précédente note) et pour finir, le concert rendu de la dernière soirée du Marly Jazz Festival, dont l'invité était Sébastien Texier venu présenter son trio, augmenté d'un « papa Henri » volubile.

    Ce n'est pas faire injure au talent du fiston clarinettiste - saxophoniste (il n'en manque pas, loin s'en faut) que de souligner à quel point le dialogue bondissant entrepris entre deux contrebasses, celle d'Henri Texier et du fiévreux Claude Tchamitchian, fut le grand moment de cette dernière page d'une édition 2010 de qualité.

    texier_marly.jpg

    Entre la soie mélodique des pizzicati du premier et les attaques nerveuses, presque coupantes, du second à l'archet, on était bien en compagnie de ces frères d'armes dont on devine que les déclarations n'étaient pas celles d'une guerre sans merci mais d'une défense sans concession d'un art majeur. A suivre donc, très bientôt...

  • Ah, Mingus !

    mingus_cowboy.jpg30 ans après sa mort, 50 ans après la parution d’un disque que beaucoup considèrent comme le meilleur passeport pour franchir les frontières de son œuvre, Charles Mingus continue de nous livrer ce qui est l’essence même de toute création artistique : l’âme. Regards croisés par une bonne dizaine d’amis distants autour de la musique du contrebassiste…

    Voilà qui m’apprendra à creuser trop profondément certains sillons et à me laisser goulûment engloutir dans les univers infinis d’un quarteron de musiciens, devenus des compagnons de vie à force d’abuser de leur fréquentation. Dis donc, Coltrane, qu’as-tu fait ? Ton parcours de comète, fulgurant et mystique, a tellement consommé de mon énergie que j’en ai fini par oublier, parfois, que tu n’étais pas seul au monde sur la belle planète du jazz ! Aujourd’hui encore, il ne s’écoule pas une semaine sans que je ne m’en réfère à ta musique lorsque la nécessité de charger mes batteries musicales se fait sentir. Un exclusivisme qui, très certainement, marque une profonde injustice envers tes pairs, au point que je dois me rendre compte aujourd’hui que certains d’entre eux, parmi les plus grands, me sont presque des inconnus. Mais la vie avance toutefois et leurs causes ne sont pas perdues, je leur dois bien ça. Un jour certainement…

    Prenez Mingus par exemple, Charles de son prénom. Que sais-je vraiment de lui en dehors de ce que n’importe quel profane est censé connaître ? L’essentiel peut-être : Mingus, musicien génial et hors de toutes les normes, compositeur et arrangeur d’exception, sa formation classique, cette église méthodiste où il chante le blues et où l’on se livre «aux incantations et aux lamentations qui répondent au preacher». Je sais aussi sa force physique, ses confrontations parfois violentes avec d’autres musiciens qui lui ont valu, par exemple, d’être exclu de l’orchestre de Duke Ellington après une altercation avec Juan Tizol, le compositeur de «Caravan». Ses compagnons de route aussi, dont le génial Eric Dolphy, autant de musiciens qui vont s’accomplir à ses côtés, et surtout à ses côtés d’ailleurs, lui l’artificier dont la contrebasse disait la fureur et l’invention. Un homme en colère, cet «homme noir aux Etats-Unis», qui racontera sa vie dans une autobiographie aux accents tragiques appelée «Moins qu’un chien», et dont le titre parle de lui-même. Mingus a écrit les grandes pages de son histoire entre les années 1956 et 1962 avant de s’éclipser durant de longues années puis d’effectuer un retour sur scène en 1971. Avant de disparaître en janvier 1979, le 5 exactement, il y a trente ans donc, frappé par un mal qui l’avait cloué sur un fauteuil pour l’épuiser jusqu’à sa mort.

    J’aimerais citer ici in extenso le paragraphe de conclusion que Francis Marmande écrit à son sujet dans le Dictionnaire du Jazz : «Emotif et recensant en lui-même les émotions de son peuple, Mingus a entrepris de faire ouvertement parler, crier, la musique, comme on fait parler la poudre. Avec une énergie très physique qui concentrait ses qualités de compositeur, d’arrangeur ou d’agitateur. Avec une générosité et une intégrité qui ont contraint toutes les communautés (celle des musiciens lui étant acquise) noires, blanches, officielles et marginales, à le reconnaître et le saluer. In extremis peut-être, mais tout de même». Rien à ajouter.

    Si tout de même parce que bien sûr, je connaissais quelques thèmes majeurs de cet homme «en colère tous les jours» : «Better Get In In Your Soul», «Goodbye Pork Pie Hat» ou «Fables Of Faubus». De ces dernières, j’avais eu connaissance à la fin des années 80, lorsque Claude Nougaro, avec l’accord de Sue, l’épouse de Mingus, en avait proposé une adaptation appelée «Harlem» sur son album Nougayork. Des secondes, je connaissais depuis longtemps (toujours ?) la mélodie, sans forcément l’identifier, avant que Michel Portal ne la reprenne à son compte sur l’album Minneapolis. Un survol finalement, l’idée que j’avais affaire à un acteur essentiel de la scène musicale du XXe siècle, mais qu’il serait bien temps de voir ça un peu plus tard. Bizarrement, je n’avais jamais pris le temps d’écouter un disque de lui, du début jusqu’à la fin… Allez comprendre que ce n’est pas sans une certaine appréhension que j’ai accepté de me joindre à ma cohorte de blogueurs lorsqu’il s’est agi, en toute liberté, d’écrire un texte consacré à monsieur Mingus. J’ai retourné des dizaines de fois la question dans ma tête et finalement choisi de jouer cartes sur tables. Puisque sa musique ne m’était que mal connue, pourquoi le cacher et faire comme s’il en allait autrement ? Non, autant se présenter tel qu’on est et dire sa démarche : d’abord consulter quelques archives, mon dictionnaire du jazz en particulier, un peu jauni déjà et lire les pages magnifiquement écrites par Francis Marmande. Puis choisir un disque parmi les enregistrements à ma disposition et, finalement, n’avoir aucune hésitation quant à la galette à sélectionner en m’apercevant que les thèmes que je connaissais le mieux avaient tous été enregistrés en 1959 pour le disque Mingus Ah Um. Et là, l’évidence, comme dirait Monk ! Celle de se mettre un chef d’œuvre entre les oreilles, un disque inoxydable dont chaque pièce semble à la fois un classique mais aussi d’une terrible actualité. Dans ce disque quinquagénaire, ça bouillonne, ça gronde, ça chante, il y a là l’essence de la vie, l’esprit d’un homme et d’un peuple qui marche vers un monde qui pourrait être meilleur si… mais qui ne l’est pas, néanmoins. Cette force vitale emporte tout sur son passage tant le propos, qui s’appuie pourtant sur des arrangements complexes et novateurs, est d’une limpidité fougueuse.

    Et voilà que je culpabilise maintenant : comment avoir réussi à zigzaguer à ce point jusqu’à parvenir à éviter une rencontre plus précoce avec Charles Mingus ? Un exploit assurément, et la certitude d’une erreur qui sera réparée.

    En écoute : "Better Get It In Your Soul", extrait de Mingus Ah Um





    Contrebasse : Charles Mingus
    Saxophone : Booker Ervin et John Handy
    Trombone : Willie Dennis et Jimmy Knepper
    Piano : Horace Parlan
    Batterie : Dannie Richmond

  • Âme

    Mingus Ah UmJe dois bien avouer que je n’en mène pas large… Membre régulier depuis un an d’un collectif de blogueurs ayant pour ambition de publier une fois par trimestre un texte sur un thème commun choisi de manière participative, j’ai laissé le temps passer et me retrouve dans l’obligation de pondre d’ici à ce soir un texte sur le grand Charles Mingus. Que finalement, je connais plutôt mal, même si je n’ignore rien de ce qu’un jazzophile basique est supposé savoir. N’empêche… Je dois trouver un angle d’attaque pour résoudre cette drôle d’équation. En attendant, j’écoute une galette publiée par le contrebassiste voici maintenant cinquante ans, Mingus Ah Um. Un disque essentiel, dont tellement de thèmes sont aujourd’hui autant d’hymnes sans âge ! Je vous laisse écouter les premières minutes de «Better Get It In Your Soul», qui suinte le blues et le negro spiritual. L’âme en musique…