Imbert… et basse !
Il est des disques qu'on a envie, d'emblée, d'accepter tels qu'ils sont, sans leur chercher des poux dans une tête bien faite, ni même la petite bête à coups d'analyses musicologisantes d'où pointerait un soupçon de cuistrerie malvenue. Colors est de cette trempe, voilà qui ne fait aucun doute : ses quarante-cinq minutes d'un jazz détaché des affres du temps, ancré dans la plus belle des traditions mais vivifié par une énergie toute contemporaine, diffuse ses bienfaits avec un naturel qui serait un proche cousin du plaisir éprouvé à la dégustation d'un vin de garde. Après À l'ombre du saule pleureur en 2009 et Next Move en 2011, le contrebassiste Diego Imbert revient, entouré des mêmes compagnons, projeter en quartet une troisième salve de couleurs.
Cette bande des quatre se présente en formation compacte, dépourvue des soutiens harmoniques traditionnels que sont le piano ou la guitare ; une absence dont les équipiers qui la composent s'accommodent en toute sérénité et dans une joie de jouer sculptée au fil des ans et des concerts : Alex Tassel (bugle), David El-Malek (saxophone ténor) et Franck Agulhon (batterie) servent avec une ferveur empreinte du lyrisme de l'amitié, mais aussi beaucoup d'humilité, la cause iridescente de ces Colors publiées chez Such Prod. Des couleurs qui ne sont pas près de pâlir, soit dit en passant…
Un terme trop souvent galvaudé vient assez vite à l'esprit à l'écoute d'un tel album, et dont le leader aux cordes gourmandes serait une sorte d'incarnation : le groove… Rarement défini comme il le mériterait, il faut imaginer ce mot comme une sorte de valise dont l'ouverture laisserait échapper des bulles joyeuses, gonflées de mélodies ciselées avec amour et de pulsations en droite ligne du cœur. C'est ça le groove : on ne l'explique pas, on le pratique, on le ressent, dans la moindre de ses rondeurs bondissantes.
Peut-être votre route a-t-elle déjà croisé celle de Diego Imbert. Son apparence faussement frêle ne doit toutefois pas vous induire en erreur : ce monsieur est un pivot d'une robustesse à toute épreuve, un meneur de musiciens qui ne demandent rien de mieux que d'occuper tous les espaces rendus disponibles par une disposition instrumentale où le souffle tient un rôle essentiel. Ceux-ci, nombreux pour les raisons formelles expliquées un peu plus haut, sont vite habités par des échanges nous rappelant ce que peut signifier l'art de la conversation (aucun bavardage là-dedans, rien que de l'essentiel), et des chorus d'une densité jamais prise en défaut. Y rôdent sans nul doute les mânes bienveillantes de quelques pères-pairs tels que Wayne Shorter période Juju ou Speak No Evil, Dave Holland et Ron Carter, pères putatifs de contrebasse, ou Ornette Coleman, ne serait-ce, s'agissant de ce dernier, qu'en raison de la configuration du quartet, pas si éloignée de celle qui le fit entrer dans la légende à l'aube des années 60… Les inspirations réflexives de David El-Malek, les douceurs buglesques, jamais suaves, d'Alex Tassel ou les foisonnements émulsifs de Franck Agulhon fonctionnent comme les à-plats d'une toile aux couleurs résolument chaudes. Et l'association éprouvée du bugle et du saxophone se révèle d'autant plus solaire qu'elle est portée, pour ne pas dire soulevée, par une rythmique d'une souplesse féline (la complicité entre Diego Imbert et Franck Agulhon n'est plus à démontrer, tous deux se connaissant depuis bien longtemps). Colors est un disque de plénitude, un manifeste de post hard bop (mais est-ce que tout cela est bien important ?), aux confins du jazz et du blues, qui ne pose pas de question et prétend encore moins donner des réponses. C'est un compagnon de route, droit dans ses élans, qui se rend très vite nécessaire.
Dans son désir de ne pas inscrire sa musique dans un temps particulier - ni hier, ni aujourd'hui, ni demain, tradition et modernité savent ici faire bon ménage, redisons-le - tout en célébrant parce qu'elle le mérite bien une belle époque dont le label Blue Note serait un des symboles, Diego Imbert s'amuse à brouiller les pistes avec malice sous la forme d'un clin d'œil pictural qui n'aura pas échappé aux plus perspicaces. La pochette de Colors est en effet le clone de celle de Unity, un disque publié en 1966 par l'organiste Larry Young, et dont le visuel était signé Reid Miles, l'un des principaux graphistes de Blue Note. Bien joué, on s'y croirait !
Le temps s'est arrêté, la musique s'est posée. Nous sommes en 2015, nous pourrions fermer les yeux et faire un bond de cinquante ans en arrière, dans un avant qui est aussi aujourd'hui et sera peut-être demain. Ils ne sont pas si nombreux les musiciens capables d'enrayer sans effort apparent la mécanique implacable des années qui s'écoulent. Diego Imbert est de ceux-là, ses camarades l'ont bien compris. Et nous aussi. Merci à eux !