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La bonne recette du contrepoint au Naturel

gilles naturel, contrapuntique jazz band act 2, contrebasse, jazzVu de loin, vous pourriez penser que je vais parler cuisine. Mais il est bien question de musique, et pas n’importe laquelle. Celle dont on peut se régaler, pour ne pas dire apprécier toutes les saveurs (j’en ai fini avec la métaphore culinaire), sur le nouveau disque du contrebassiste Gilles Naturel, musicien précieux qui n’a à son actif qu’une poignée d’albums qu’on peut compter sur les doigts d’une seule main (Naturel en1998, Belleville en 2007 et Contrapunctic Jazz Band en 2011) ; un sideman (attention : rien de péjoratif dans ce mot, bien au contraire, car Gilles Naturel est de ceux dont on recherche la présence pour son groove têtu et le sentiment de sécurité qu’il inspire à ses partenaires de scène. Comme disait je ne sais plus qui, le sideman est le musicien indispensable qui se tient à vos côtés, qui vous soutient) auquel le saxophoniste Benny Golson rend d’ailleurs un hommage appuyé sur le texte du livret de Contrapunctic Jazz Band Act 2, publié sur le label Space Time Records. 

Contrapunctic Jazz Band... Il y a du contrepoint dans l’air, donc. Stop ! Ne filez pas ventre à terre en entendant ce mot souvent rébarbatif dans l’inconscient collectif (l’enseignement de la musique en général et du solfège en particulier n’étant pas toujours une partie de plaisir pour les plus jeunes, tout juste libérés du supplice de la flûte à bec dans les collèges), à l’idée qu’il pourrait s’agir d’un projet austère ou si résolument savant qu’il aurait perdu son âme et distillerait l’ennui. Rien de tout cela, mais au contraire une proposition toute simple : une heure de plaisir, voire de sérénité complice, qui s’appuie d'une part sur une équipe à la composition plutôt singulière, et d'autre part sur un répertoire mêlant compositions originales et reprises, celles-ci étant puisées à la fois dans le « jazz patrimonial » (Charlie Parker, Dave Brubeck ou Fats Waller) et dans l’histoire plus lointaine de la musique (Carlo Gesualdo pour l’époque de la Renaissance ou, plus près de nous, Maurice Ravel). 

D’un point de vue théorique, on peut rappeler en quelques mots que le contrepoint est une technique d’écriture consistant à superposer des lignes mélodiques distinctes. C’est une forme d’arrangement (pour employer un terme plus contemporain) qu’on rattache plus volontiers à Jean-Sébastien Bach et à ses fugues qu’au jazz. D’où l’intérêt majeur de ce travail entrepris par le contrebassiste, qui donne naissance à une musique d’une grande variété de couleurs, mais d’une constante homogénéité. Création et re-création. 

Le jazz band de Gilles Naturel est sans piano, mais il ne manque pas de souffle pour autant. Pensez donc : du côté des fondations, un tuba (Bastien Stil) et un trombone (Jerry Edwards) ; préposés aux envolées, une trompette (Fabien Mary) et deux saxophones (Guillaume Naturel qui joue aussi de la flûte, mais aussi Lenny Popkin, disciple de Lenny Tristano).  Sans oublier, et pour cause, la batterie de Donald Kontamanou qui forme avec la contrebasse une section rythmique d’une solidité à toute épreuve. Une sacrée paire en symbiose... naturelle, oserait-on dire. On ne le soulignera jamais assez : les qualités intrinsèques de Gilles Naturel sont la justesse, la maîtrise du tempo, la chaleur d’un jeu qui recourt quand il le faut à l’archet (ah, la belle exposition du thème de « Donna Lee » en ouverture de l’album, un vrai régal), ce qui n’est pas si courant de nos jours, et l’inscrit dans la continuité d’un de ses maîtres, l’immense Paul Chambers. Gilles Naturel a beau être un musicien humble et plutôt discret, il n’en est pas moins un des plus fidèles serviteurs de cet instrument qu’il sait faire chanter avec un mélange de swing et de virtuosité mélodique. Benny Golson, Alain Jean-Marie, Lee Konitz ou Kirk Lightsey – pour ne citer que quelques références – ne me contrediront pas.

Les sources d’inspiration de Contrapunctic Jazz Band Act 2 sont variées puisqu’elles marient la musique polyphonique de la Renaissance (« Gaillarde ») et l’impressionnisme de Maurice Ravel (« Sainte, qui clôt le disque, renvoie assez directement au travail de Lionel Belmondo et Christophe Dal Sasso et leur Hymne au Soleil) à un jazz de facture plus traditionnelle prenant parfois des accents suaves (« The Very Thought Of You », « I Surrender Dear » ou « Body And Soul »). Elles vont même jusqu’à des compositions d’inspiration très contemporaine comme ce « Bolerobot » aux mouvements cycliques générateurs d'une hypnose inattendue. Pourtant, c'est un ensemble très homogène qui s’expose ainsi, unifié, on l'aura compris, par toutes ces voix superposées, subtilement enchevêtrées, qui traduisent le contrepoint objet du disque, mais aussi – et surtout, car la technique d’écriture est un moyen, pas une fin – l’énergie déployée par chacun des musiciens, au milieu desquels Gilles Naturel évolue en toute plénitude. Car si ce dernier est bien le maître du projet, s’il contribue au répertoire en signant six des quatorze compositions et en fournissant tout le travail d’arrangement, jamais il n’écrase ses partenaires. Dans ce disque, chacun est là pour chanter un jazz sans âge, comme s’il s’agissait de se réunir avec ferveur dans un club imaginaire où toutes les générations n’en feraient plus qu’une et seraient conviées au partage d'une vibration en musique.

Soyez sans crainte : ce plat goûteux, minutieusement mijoté, aux saveurs subtiles relevées par quelques épices que d’autres n’auraient pas forcément assemblées, est délicieux, tout simplement. Le chef mérite bien qu’on fasse un petit détour pour s’installer quelque temps à sa table. Bon appétit... Ah, zut, j’ai encore parlé de cuisine... Je crois avoir compris pourquoi : Contrapunctic Jazz Band Act 2 n'est rien d'autre qu'un disque de musique gourmande.

Gilles Naturel : Contrapunctic Jazz Band Act 2

Fabien Mary (trompette), Guillaume Naturel (saxophone ténor, flûte), Jerry Edwards (trombone), Bastien Stil (tuba), Gilles Naturel (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie) + Lenny Popkin (saxophone ténor).

Space Time Records - BG 1438

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