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Vécu - Page 3

  • Mon manège en sentier...

    ecriture.jpgJ'ai reçu depuis quelque temps plusieurs témoignages de confiance et des remerciements assez émouvants qui m'interpellent vraiment. Au début de la semaine, un vieux pote amoureux de musique, travailleur acharné du partage de ses passions, me demandait l'autorisation de reproduire l'une des chroniques de mon blog dans son magazine. Hier, je recevais un message d'un pianiste qui tenait à me faire part du plaisir pris à la lecture d'un de mes textes ; il voulait m'en remercier, un comble alors que de mon point de vue, c'est plutôt moi le débiteur. Au cours de l'hiver, un autre musicien m'a sollicité, un peu dans l'urgence, pour que j'écrive le rédactionnel devant figurer sur la pochette de son nouveau disque. Un exercice de style dont j'ai essayé de m'acquitter au mieux, avec les moyens du bord, ceux de l’écriveur que je suis et dont je dispose tant bien que mal. On m'a aussi demandé si j'acceptais qu'un extrait d'une de mes chroniques figure sur le catalogue de la prochaine saison d'une salle de concert. Je travaille actuellement sur la rédaction du dossier de presse associé à la parution du disque d'un jeune guitariste. Tout récemment enfin, mon complice Jacky Joannès a relevé le défi - c’est moi qui l’ai lancé, je le reconnais - d'une prochaine exposition unissant textes et photographies ; celle-ci, programmée au mois d'octobre 2016, sera principalement consacrée aux saxophonistes et aux clarinettistes et devrait s'appeler « La part des anches ». J'ai même prévu de réaliser le petit livre de l'exposition avant qu'elle ne commence, afin de le proposer lors du vernissage.

    C'est bizarre tout de même : face à ces demandes ou sollicitations (dont la plupart sont consultables à la page À Côtés de mon blog), mon premier réflexe consiste à tourner la tête pour m'assurer qu'on ne s'adresse pas à quelqu'un d'autre… Le doute dont je ne parviens pas à me défaire m'incite à penser qu'il existe une foule de personnes capables de faire beaucoup mieux que moi qui reste un amateur coincé dans la nasse de ses obsessions textuelles.

    Parallèlement à ce constat lucide, je ne cesse de penser à mes années d'enfance, quand je couvrais d'une encre bleu des mers du sud des cahiers Cathédrale sur lesquels je m’obstinais à écrire de stupides histoires policières. Je rêvais d'être journaliste ou écrivain, je m'imaginais vivre d'un métier qui me verrait assis à un bureau, face à une fenêtre ouverte sur un paysage de verdure. J'en suis bien loin ! D'abord parce que la technologie ne rend plus nécessaire la présence d'un bureau : je peux écrire n'importe où et sur des supports variés, tous synchronisés dans un data center qu'on appelle cloud ou nuage pour faire plus joli. Ensuite parce que, comme je le soulignais un peu plus haut, je me sens plus écriveur - entendez par là tâcheron - qu'écrivain, titre trop noble à mon sens pour résumer l'ensemble de mes contributions à caractère artisanal.

    Cent fois sur le métier, etc etc…

    Au-delà de ces limites déclarées, qui ne sont pas le moins du monde l'expression d'une fausse modestie, je parviens néanmoins à me dire qu'à force de patience, de travail quotidien, de sincérité aussi, je touche parfois du bout des doigts mes rêves d'autrefois. Bien sûr, je dois exercer une autre activité pour gagner ma vie, mais le plaisir recherché depuis toujours est bien là… Il suffit que je me consacre à la rédaction d'un texte pour qu'un drôle de manège commence à tourner : à tout moment, des mots dansent dans mon imagination, des bouts de phrases commencent à prendre forme, il me faut les noter coûte que coûte, non pas sur un bout de papier, mais sur le bloc-notes de mon téléphone ou sur ma tablette, un scénario se construit petit à petit jusqu'au moment fatidique où il faut bien décider d'entrer en écriture pour de bon. Une démarche qui peut s'avérer épuisante mais répondant au seul objectif que je me fixe : rester au plus près de la spontanéité des émotions, m'efforcer de composer une petite musique des mots qui me soit personnelle, ne jamais tricher. Parfois, la gestation peut s'avérer longue : j'ai dans mes archives des lambeaux de textes en souffrance depuis des semaines, je dois les laisser reposer avant  de revenir à eux et de leur donner vie. Et que les musiciens se rassurent, je tiens toujours mes promesses : si j'envisage d'écrire une chronique, elle verra le jour, tout le reste n'est qu'affaire de patience et je ne suis mandaté par personne pour produire en un temps donné (sauf exception, bien sûr). À l'inverse, il m'arrive d'écrire de longs textes en une seule soirée, sans être passé par ces phases troublées : je me rappelle un texte consacré au disque Stand By du groupe Heldon au mois de juillet dernier. Je suis monté au deuxième étage chez moi pour écouter l'album vinyle et, à peine le bras relevé à la fin de la seconde face, la note était terminée et publiée.

    C'est ça mon côté laborieux, celui qui m'interdit de penser être plus que je ne suis en réalité. Mais ces bonheurs d'écriture, plus ou moins intenses, sont à n'en pas douter très proches de ceux dont j'imaginais qu'ils pourraient constituer mon métier quand je tirais la langue en faisant glisser mon stylo à plume sur les pages quadrillées. C'est mieux que rien, après tout et je veux rappeler ici tout ce que je dois à la musique. Elle est mon autre oxygène, elle rend la vie respirable quand tant d'autres s'efforcent de la polluer de leur cupidité, de leur malhonnêteté et de leur égoïsme programmé en vertu de je ne sais quelle théorie malfaisante ou religion nauséabonde. Je ferai toujours de mon mieux pour rendre aux musiciens - à la fois funambules et alchimistes - une toute petite partie de la monnaie de leur si belle pièce. Et face à ces horreurs du quotidien, je revendique haut et fort le droit d'apparaître comme un doux rêveur ou un crétin naïf.

    Je laisse aux cyniques le plaisir de s'abrutir de richesses factices et m'en vais de ce pas gambader sur le petit sentier de mes amours partagées.

    Et pour finir, je vous propose un peu de musique à écouter. Je ne vous dis pas ce que c’est ni qui joue... C’est un clin d’œil à celui qui va nous permettre d’en faire vraiment la fête samedi, dans des conditions uniques. Un immense merci à lui.

  • Un regard vers le beau

    john coltrane, my favorite things, jazzIl est des jours tristes. Aujourd'hui en est un. Alors, sans se mettre la tête dans le sable, il n'est jamais inutile de se dire que l'homme est aussi capable du meilleur. Je vous propose la lecture d'un texte, que j'avais publié il y a quelques années et que vous trouverez dans une édition légèrement remaniée. Il ne résoudra aucun de nos problèmes, mais il pourra vous apporter un peu de lumière. Il parle d'un disque de John Coltrane enregistré au mois d'octobre 1960 : My Favorite Things.
     
    Remontons un peu la terrible machine du temps. Nous sommes le 9 septembre 1985 et j’entre chez mon disquaire favori de l’époque, La Parenthèse à Nancy pour ne pas le nommer. On y trouve toute une variété de disques, chanson, rock et jazz pour l’essentiel, ce dernier vivant là ses dernières semaines avant qu’une opération de recentrage économique ne le fasse disparaître de la boutique, me contraignant par la suite à effectuer mes achats dans un magasin concurrent (qui existe toujours après bien des difficultés, mais dont les bacs se font de plus en plus maigrichons…). En entrant, j’ignore totalement ce que je vais acheter, je ne suis même pas certain d’y dépenser quoi que ce soit. Je furète, joue des doigts avec célérité pour faire défiler les pochettes des 33 tours, encore nombreux malgré la présence de ces jeunes CD qui restent coûteux et ne couvrent qu’une partie des catalogues. Mes goûts de l’époque sont marqués par une certaine incertitude ; j’ai connu bien des bonheurs musicaux durant les années 70 à 80 mais la période qui vient de s’écouler me laisse un peu sur ma faim. 
     
    En consultant aujourd’hui la liste de mes disques, je m’aperçois d’ailleurs qu’il n’existe aucun mouvement musical dominant depuis l’entrée dans les années 80 : Magma, qui m'avait fait vibrer à l'époque de Köhntarkösz et Hhaï, est en sommeil malgré la publication d’un drôle de Merci et Christian Vander ne nous a pas encore offert le premier disque de sa nouvelle formation, Offering, qui déjà se produit sur scène ; la troisième mouture de King Crimson semblait avoir vécu ; même mon bon vieux Grateful Dead ne donnait plus beaucoup de nouvelles depuis quatre ans, son leader Jerry Garcia n’étant pas au mieux de sa forme, parce qu’emprisonné dans les griffes de la drogue qui l'emportera dix ans plus tard. Il y avait chez moi comme une forme de déshérence qui m’entraînait à choisir sans choisir un disque de temps en temps, par habitude mais aussi sans grande conviction. Alors, c’était peut-être ce soir-là le moment de me remémorer les nombreux interviews du même Vander qui dressait dix ans plus tôt dans les revues spécialisées un portrait passionné et intrigant d’un saxophoniste dont la musique semblait être la source de toutes ses inspirations : John Coltrane. Vander se plaisait à raconter comment, alors qu’il avait une douzaine d’années, il avait écouté sans fin le disque My Favorite Things et la version obsédante que Coltrane avait créée à partir d’une chanson a priori anodine tirée d’une comédie musicale, La mélodie du bonheur. Il disait aussi que la disparition de Coltrane, le 17 juillet 1967, l’avait presque anéanti, avant qu’il ne décide de réagir et de mettre sur pied cette formation singulière dont il restait, quarante ans plus tard, l’âme et le moteur. Alors, Coltrane, enfin ? N’était-ce pas le moment d’en savoir un peu plus et de découvrir celui qui me semblait un peu comme un magicien ?
     
    Nous étions les 9 septembre 1985 : étrangement, c’était le jour anniversaire de mon frère, celui qui m’avait tellement appris en musique. Ce soir-là, j’investissais un nouveau monde, dont il ne m’avait jamais parlé, étant de son côté emporté par d’autres passions, transatlantiques elles-aussi, mais d’une toute autre coloration. On peut y voir un symbole, pourquoi pas…
     
    Une valse, tourbillonnante, répétitive, un saxophone soprano au son dense et habité, instrument que je croyais jusque là voué pour l’éternité à jouer « Petite fleur » ou « Les oignons ». Une batterie foisonnante, subtile, omniprésente (Elvin Jones) et un piano enchanté (Mac CoyTyner) qui évoque un carillon. Pendant près d’un quart d’heure, sans que jamais la lassitude ne gagne. « My Favorite Things »… mais aussi « But Not For Me » et « Summertime » de George Gershwin, interprété au saxophone ténor, ou encore « Everytime We Say Goodbye » de Cole Porter. Une sacrée manière de revisiter un répertoire pourtant déjà consacré ! Coltrane vous laissait même l’impression qu’il était le compositeur de ces thèmes tant il avait su se les approprier et les relire d’une voix si originale qu’il y avait là quelque chose comme de la transfiguration.
     
    Un drôle de tour de magie en réalité et le début d’une longue aventure pour moi.
     
    Parce qu’en même temps que je découvrais la musique de John Coltrane, je mesurais à quel point ce musicien majeur avait – en peu de temps finalement – marqué son époque et accumulé une impressionnante discographie au beau milieu de laquelle je me sentais un peu perdu. Oui, perdu et ce malgré de nombreux allers retours vers les boutiques pour tenter d’y voir plus clair (pas d’Internet à cette époque, pas de Google ni même de Wikipedia…). Mais par où fallait-il donc commencer ? Pourquoi Impulse ? Pourquoi Prestige ? Pourquoi Atlantic ? J’avais entendu dire – par qui, je ne me souviens plus – que certains disques étaient inaudibles, comme un certain Live in Japan en 1966 ou Om en 1965… Je comprenais que le saxophoniste avait connu une évolution foudroyante entre le milieu des années 50, époque à laquelle il travaillait avec Miles Davis et son décès en juillet 1967 alors qu’il n’avait pas encore 41 ans et que sa musique s’apparentait plus que jamais à un cri. Mais comment donc s’y prendre pour démêler les fils de ce drôle d’écheveau ?
     
    J’étais fatigué de toutes ces questions et je me rappelle le jour où je décidai de soumettre mes interrogations à Jazz Magazine. Alors que je croyais avoir été oublié, je reçus une longue et belle lettre, plusieurs pages, de François-René Simon, qui reste l’un des grands spécialistes de Coltrane. D’une élégante écriture manuscrite (les ordinateurs étaient hors de prix et peu répandus encore, même dans les salles de rédaction), cet éminent journaliste me dressait un fort utile et très documenté portrait discographique en me conseillant de procéder avec méthode. Je crois que je ne le remercierai jamais assez…
     
    La porte s’entrouvrait…
     
    Je crois avoir mis depuis cette époque un point d’honneur à me procurer tout ce que j’étais en mesure d’acheter. Accumulation de CD, de coffrets (somptueuse intégrale des années Prestige, de 1956 à 1958, soit seize disques regorgeant de musique), au nom de Coltrane ou des leaders des formations avec lesquelles ils évoluait (Miles Davis, Thelonius Monk, Cecil Taylor, Paul Chambers, …). La belle créativité des années Atlantic de 1958 à 1960 avant que John Coltrane ne signe avec Impulse, un label auquel il restera fidèle jusqu’à la fin. Et cette évolution foudroyante de l’inspiration d’un homme pour qui la musique était tout, qui ne vivait que par elle. Ceux qui l’ont côtoyé disent que John Coltrane était un inlassable travailleur, qu’il ne délaissait que très rarement son instrument. Et si les interviews sont très rares, c’est aussi parce qu’il consacrait tout son temps à la musique. Jusqu’au dernier souffle.
     
    En témoignent ses multiples interprétations de « My Favorite Things », qu’il portera à un niveau d’incandescence dont le feu n’a pas fini de nous dévorer, jusqu'à son ultime concert le 23 avril 1967 au Centre Olatunji de New York. Parce que finalement, si Coltrane enregistra beaucoup de disques, il jouera finalement assez peu de thèmes sur scène : « My Favorite Things » bien sûr, mais aussi « Impressions », « Afro Blue » ou « Naima » pour citer les compositions les plus renommées. Mais il les réinventait à chaque fois, trouvant toujours une nouvelle histoire à raconter, de nouveaux territoires à défricher, capable de les étirer longuement, jusqu'à une heure ininterrompue. Une quête de l’absolu qui reste aujourd’hui encore unique et mystérieuse.
     
    Je regarde ce 33 tours acheté depuis bientôt 30 ans… Les informations qu’on y trouve sont parfois cocasses : on nous présente les musiciens, ce qui paraît un minimum, mais dans une autre rubrique, on nous dit Ce qu’il faut savoir avant de porter à notre connaissance Ce qu’il faut tout particulièrement apprécier puis de nous livrer les ultimes Observations nous expliquant que My Favorite Things est une œuvre marquante et obsédante qu’on aime ou qu’on n’aime pas mais que les critiques de jazz considèrent unanimement comme l’une des plus émouvantes réussites de John Coltrane. On est bien loin des livrets savants qui accompagnent désormais les rééditions de la discographie du saxophoniste, avec leurs analyses approfondies, les détails précis qui nous indiquent le jour, voire l’heure de chacune des prises de chacun des titres.
     
    My Favorite Things est en tous les cas un disque lumineux, qui portait très haut, en 1960, l’étendard de la mélodie et de l’intensité de son interprétation. Un sacré guide pour partir ensuite à l’assaut de la montagne jazz et découvrir sa richesse.
     
    Je pouvais difficilement espérer meilleure initiation à cette musique dont on nous annonce régulièrement la fin et qui, malgré les menaces, malgré les attaques constantes portées par un système économique soumis aux exigences de la rentabilité immédiate, malgré l'illusion de la gratuité, continue de rugir et se tient debout. Il faut beaucoup de force aux artistes pour ne pas abdiquer, gageons que bon nombre d’entre eux ont beaucoup appris de John Coltrane et de son incroyable « Resolution ».

  • Gimme a HI, gimme a MI, gimme a KO... Himiko !

    himiko_jazz_songs.jpgJe vous aurai prévenu, vous ne pourrez pas dire : « Je ne savais pas ! » Parce que ce n’est pas la première fois que j’insiste sur le talent d’une chanteuse dont le parcours ne fait, selon moi, que commencer, malgré une histoire en musique qui remonte aujourd’hui à plus d’une quinzaine d’années, au cours desquelles elle s’est illustrée avec discrétion, affichant un talent qui ne peut aller désormais que vers l’épanouissement.

    Je tiens aussi à mettre les choses au point : je connais très bien Himiko Paganotti à titre personnel, tout comme Emmanuel Borghi - monsieur Himiko à la ville, si vous me passez l’expression - ce dernier ne comptant pas pour rien dans la réalisation dont il sera question ici. Ce sont des amis de la famille, oui, mais dont j’appréciais les qualités avant de les connaître pour de vrai. Et pour ce qui concerne le sieur Borghi, c’est une histoire encore plus ancienne puisque nous avons eu l’occasion de nous rencontrer une première fois il y a plus de vingt ans, à Metz, du côté du caveau des Trinitaires, le 30 octobre 1993 si je ne me trompe pas. Souvenir attendrissant de mon fils, qui n’avait pas encore neuf ans, et qui voulait lui dire que sa composition « Skunkadelics » lui faisait penser parfois au thème de « A Love Supreme » de John Coltrane. Par conséquent, je ne vois aucune raison valable de m’auto-censurer et de ne pas évoquer ici la publication prochaine de Jazz Songs, un EP numérique que la chanteuse va prochainement publier sur le label Off Records. Ce serait injuste et stupide de ma part.

    Revenons quelques instants en arrière, si cela ne vous ennuie pas. Au début des années 2000, une petite nouvelle fait son apparition au sein des chœurs de Magma. Une jeune chanteuse dont le nom n’est inconnu d’aucun des fans de la première heure (Himiko est la fille de Bernard Paganotti, l’un des bassistes historiques du groupe) va faire entendre sa voix singulière durant plusieurs années. Jusqu’à son départ en 2008, suivie en cela par son frère Antoine (lui-même chanteur et batteur) et son compagnon pianiste Emmanuel Borghi, qui travaillait aux côtés de Christian Vander depuis une vingtaine d’années. Tous ceux qui apprécient cette musique ont pu aisément noter la différence d’Himiko, caractérisée en particulier par un registre très étendu (la voix grave d’Himiko est du genre envoûtant) et un magnétisme indéniable, mais aussi par une réelle discrétion, pour ne pas parler de timidité. Son départ a créé comme un trou d’air vocal dans cette musique dont le chant reste le premier vecteur.

    Quelques années auparavant, en 1996, on se souvient que Patrick Gauthier – lui-même ancien pianiste de Magma, mais aussi du fascinant Heldon de Richard Pinhas – avait fait appel à elle ainsi qu’à différentes comparses chanteuses estampillées Zeuhl, le temps d’une participation à l’album Le Morse. Une petite signature venait d’être était apposée au bas d’une page de la musique du côté de chez nous.

    Depuis six ans, le nom d’Himiko ne cesse de grandir, mais avec la persistance de cette discrétion qui n’en honore que plus celle qui s’affirme jour après jour comme l’une des voix les plus captivantes de la scène française. J’aimerais ici vous proposer une liste non exhaustive de productions discographiques – publiées au cours de la période 2009-2013 - qui soulignent avec beaucoup d’acuité les qualités de la dame. Faites-moi confiance, écoutez attentivement tous ces disques, vous passerez un bon moment... Parfois, Himiko n’y apparaît que sur un titre ou deux, mais tout le plaisir est là, à chaque fois. Je ne vous en dis pas plus sur ces disques dont les chroniques pour Citizen Jazz parlent d’elles-mêmes (je le dis d’autant plus volontiers que j’en ai écrit cinq sur six !).

    Il y a quelques mois, Himiko était sur la scène du Théâtre de la Manufacture à Nancy, dans le cadre de NJP 2013 : elle se produisait au sein de la formation du guitariste Nguyên Lê, contribuant à la réussite éclatante de la version live des Songs Of Freedom, dont il est question un peu plus haut. J’avais évoqué ce concert dans le cadre de mes chroniques quotidiennes du festival pour le compte de Citizen Jazz

    Le lendemain, elle participait avec le guitariste à une master class auprès des élèves d’un collège de Nancy, avec une fraîcheur désarmante. La grande classe... J'en ai profité pour devenir portraitiste !

    himiko.jpg

    Bonne nouvelle : les projets d’Himiko connaissent depuis quelque temps une activité qui s’apparente, bien plus que le frémissement que nous appelons tous de nos vœux, à une ébullition dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle semble prometteuse.

    Le premier fan d’Himiko – quoi de plus normal ? – c’est Emmanuel Borghi : ce pianiste bourré de talent - dont j’aimerais rappeler ici qu’il a commis en 2012 un disque magnifique en trio, Keys, Strings & Brushes – veille désormais à la destinée du successeur de Slug. Le groupe s’appelle désormais... Himiko (attention : ne pas confondre avec Himiko Paganotti) et se présente sous la forme d’une chouette affaire de famille, puisque le bassiste en est Bernard Paganotti et le batteur Antoine Paganotti. Le poste de guitariste ne comporte pas à l’heure actuelle de « titulaire », mais le disque à venir (fin 2014 ou début 2015), en grande partie enregistré, a reçu le concours d'un certain... Nguyên Lê ! Tout cela sent d’ores et déjà très bon...

    En attendant ce nouveau chapitre, notre couple en musique a voulu donner une inflexion plus spécifiquement jazz au travail d’Himiko. Emmanuel me confiait tout récemment, non sans une pointe d’humour tendre, qu’ayant, je le cite, « une telle chanteuse à la maison », il souhaitait vraiment l’aider à aborder ces rivages qu’elle avait jusqu’à présent encore peu explorés. « Je voulais une belle rencontre avec le jazz ! » Et voici que nous arrive ce qu’on appelle communément un EP (traduisons ces deux lettres par disque court, dans la mesure où ce type de production excède rarement les 30 minutes) simplement intitulé Jazz Songs, dont la publication est annoncée à la fin du mois de mai. Quatre titres, quatre standards : « Never Let Me Go », « My One And Only Love », « You Must Believe In Spring » et « Candy ». Vingt minutes d’une musique intime, un quintet qui met tout son savoir-faire au service de ballades nocturnes, chantées par la voix grave et sensuelle d’Himiko. Celle-ci endosse à merveille le rôle de crooneuse – j’espère qu’elle me pardonnera ce terme qui n’a rien de péjoratif, mais qui signifie tout simplement qu’au-delà de ses amours pour des artistes telles que Shirley Horn ou Abbey Lincoln, on sait qu’Himiko écoute aussi des chanteurs, dont les tonalités lui correspondent mieux. A ses côtés, un quatuor de confiance et, rien d’étonnant à cela, de très bonne compagnie : Emmanuel Borghi bien sûr (piano), Nicolas Rageau (contrebasse), David Prez (saxophone ténor) et Philippe Soirat (batterie). C’est un jazz du soir, de la semi-pénombre et propice aux confidences. Impossible de ne pas tomber instantanément sous le charme d’une musique toute en suggestion, voire en séduction.

    Un bonheur n’arrivant jamais seul, Himiko Paganotti enregistrera dans quelques mois avec la même équipe un autre disque de jazz : un répertoire d’onze titres et cette fois, en toute probabilité, un vrai disque. Autant dire que la fin de l’année sera féconde chez ceux qu’on surnomme les borghinotti, d’autant que madame sera à l’honneur dans d’autres projets qui en disent long sur son talent : au mois de juin, elle participera à une création à la demande d’un très grand monsieur, Michael Mantler, trompettiste et compositeur. Vous pouvez jeter un petit coup d’œil à sa biographie, qui est impressionnante, et vous souvenir que Mantler fut notamment impliqué il y a bien longtemps maintenant dans le fascinant Escalator Over The Hill de Carla Bley... Himiko va aussi travailler en collaboration avec un autre musicien merveilleux, un certain John Greaves, qui fera interpréter ses compositions par un quatuor comptant pour autres membres Sophia Domancich, Simon Goubert et... Bernard Paganotti. On salive d’avance. Même jubilation à l'évocation du trio imaginé par Patrick Gauthier, appelé Odessa, qui fera appel aux voix de Paganotti frère et sœur. Et je ne dis même pas ici qu’il est question pour la chanteuse d’un travail avec le groupe Sixun...

    J’ai été un peu long, je le confesse volontiers, mais il était temps pour moi de saluer une artiste dont je suis avant tout un fan de la première heure. J’avais ici ou là noté quelques idées de textes depuis un bout de temps, certaines sont présentes au cœur de cette note, que la publication prochaine de Jazz Songs m’a incité à partager avec vous sans attendre.

    Encore un peu de patience et rendez-vous chez Off Records pour vous laisser séduire par le chant d’Himiko. 


    PS : un petit coup de scroll sur la page du label vous informera de la publication prochaine d’un disque du quartet d’Emmanuel Borghi, avec Boris Blanchet (saxophone), Blaise Chevallier (contrebasse) et Antoine Paganotti (batterie). Je dis ça comme ça, en passant...


    PS 2 : un petit bonus vidéo avec Slug enregistré en 2012. Vous serez d'accord avec moi : ça ne peut pas faire de mal !


    La Session France Info - Slug "I Wanna Lick... par FranceInfo

  • Le mouvement perpétuel de Franck Agulhon

    Post_Katrina_1400x1400.pngJe connais Franck Agulhon depuis près de vingt ans… Je crois l'avoir vu pour la première fois en juillet 1995 : à cette époque, mon fils, alors saxophoniste en herbe et âgé de dix ans, terminait sa première année à l'École des Musiques Actuelles de Nancy et participait à un ultime stage de trois jours avant les vacances d'été. Parmi les musiciens chargés de l'animation, il y avait un jeune batteur qui attirait d'emblée la sympathie par sa simplicité désarmante et sa grande gentillesse. 

    Il s'en est passé des choses depuis tout ce temps ! Sa fidélité inaltérable à l'égard de ses vieux amis - tels que le pianiste Pierre-Alain Goualch et Diego Imbert, vous comprendrez un peu plus loin pourquoi je cite ces deux-là ! - ne s'est jamais démentie, malgré une activité assez trépidante qui n'a cessé de se déployer, au point qu'on a parfois l'impression que le plus lorrain des batteurs marseillais (à moins que ce ne soit le contraire) a disséminé des clones sur les scènes jazz de France, d'Europe et d'ailleurs. Quand j’y pense, je ne sais pas si j'aimerais être réincarné en agenda de Franck Agulhon : vous imaginez le nombre de coups de crayon en pleine face chaque jour ? Une torture… Compagnon de route régulier d'Éric Legnini, Pierrick Pédron, Vincent Artaud, Pierre de Bethmann, Diego Imbert ou encore Christophe Dal Sasso, Franck Agulhon peut aussi se targuer d'une très longue liste d’autres collaborations avec la fine fleur du jazz. 

    En dehors du disque que je souhaite évoquer dans cette note, il est tout de même intéressant de noter que Franck Agulhon est au générique de deux albums réjouissants qui viennent tout juste d’être publiés : Kubic’s Cure (Pierrick Pédron) et Sisyphe (Pierre de Bethmann Medium Ensemble) : on a connu plus déshonorant, n’est-ce pas ?

    Vous me croirez si vous voulez, mais notre homme est resté le même : il est à la musique ce que le sourire serait à un visage. Naturel, d'une sincérité presque émouvante et d'une générosité non feinte qui font de lui un musicien qu'on s'arrache volontiers ! Dans le livre Portraits Croisés - fruit d'un travail réalisé à l'automne 2010 avec mon ami photographe Jacky Joannès pour une exposition éponyme - que je viens de publier sur le site The Book Edition et dont je vous recommande l’acquisition, j'ai écrit un court texte pour chacun des quarante-neuf musiciens mis à l'honneur (je précise en passant qu'on y retrouve,  vous avez deviné… Pierre-Alain Goualch et Diego Imbert, mais bon, vous commencez doucement à comprendre que tout cela n’est pas le fruit du hasard) au premier rang desquels - l'ordre de présentation étant alphabétique - un certain Franck Agulhon. Voici ce qu'on peut lire à son sujet :

    "L'ubiquité radieuse

    Le sourire du musicien est le manifeste radieux d'une désarmante simplicité chez l'homme. Sa présence auprès de tant d'artistes pourrait laisser penser que Franck Agulhon possède le don d'ubiquité. Coloriste des peaux et cymbales, batteur inventif mais jamais simple sideman, il est un organe vital - le poumon - des projets auxquels il s'associe."

    agulhon_franck.jpg

    Notons le mot sideman, qui n'a rien de péjoratif, loin de là, mais signifie que Franck Agulhon n'avait pas, jusqu'à présent, vraiment mis son nom en avant à l'exception d'un duo avec… Pierre-Alain Goualch aboutissant à l'album Tikit en 2005 et de deux albums en solo (avec la présence d’une poignée d’invités amis sur le second volume pour une série de duos) dédiés à son art de la batterie sous le nom de Solisticks en 2008 et 2010. Ces deux disques étant à considérer comme l'illustration concrète d'une approche pédagogique de la batterie dont Franck Agulhon vient de partager l'expérience dans un Drumbook de près de 300 pages qui devrait intéresser plus d'un frappeur de peaux, voire un caresseur de cymbales... et réciproquement !

    Aussi, c'est avec un grand plaisir qu'on trouve un beau matin dans sa boîte aux lettres un disque appelé Post Katrina signé Franck Agulhon himself, dans une formule en trio avec… mais oui, bien sûr, Pierre-Alain Goualch et Franck Agulhon ! Quand on vous dit que cet homme est fidèle en amitié, cette double présence presque constante à ses côtés en est la démonstration flagrante… Un trio qui ne m'était d'ailleurs pas inconnu puisque j'avais déjà croisé sa route le 15 octobre 2012, à la Fabrique, juste à côté du Théâtre de la Manufacture. Il était à l'affiche des apéros jazz de Nancy Jazz Pulsations, sous le nom d'Electrico, et se présentait déjà comme le projet du batteur. Enfin, pourrait-on dire !

    J'écrivais à l'époque pour le magazine Citizen Jazz : "Au-delà de la complicité qui unit depuis bon nombre d’années ces artistes aguerris, il faut saluer une vraie prise de risque : cette musique, loin de caresser dans le sens du poil un jazz tranquille, va chercher ailleurs son inspiration et n’hésite pas à nous bousculer dans notre confort. Elle repose avant tout sur de courts motifs que le trio expose avant de les triturer pour les déformer (parfois au moyen d’effets couplés aux claviers), les répéter et les modeler encore. Avec un grand sourire ! Electrico, c’est un peu l’histoire d’une sculpture sonore vivante, d’une conversation animée sur le fond comme sur la forme. C’est la musique comme on l’aime : vivante, naturelle et spontanée."

    Voici donc la version enregistrée par une formation qui a perdu son nom pour s'appeler logiquement Franck Agulhon… parce que cette fois, il se présente en leader. C'est bien mérité après tout, personne n'ira lui reprocher de vouloir nous raconter sa petite histoire de la musique.

    Franck Agulhon ne m’en voudra certainement pas de dire que dès les premières notes de « 2 Boys », on est comme en terrain connu. Il y a dans la pulsion qui habite le thème les réminiscences de son travail avec Eric Légnini, ce qu’on peut appeler le groove, un mot pas si facile à définir et que, pourtant, le batteur incarne et qu’il sert à merveille dans le trio du pianiste. C’est aussi l’impression d’un mouvement sans fin, sans effort apparent, associé à un plaisir du jeu. Le ton est donné d’emblée et les deux compères associés à cette aventure s’en donnent à cœur joie. Pas un seul instant la tension ne retombera, Post Katrina offre douze séquences assez courtes dont l’enchaînement frénétique est le témoignage d’une volonté d’aller droit au but, sans détours inutiles. Pierre-Alain Goualch engage un combat ludique et obstiné, parfois strident, avec son Fender Rhodes pendant que Diego Imbert dynamite les bases arrières avec la fermeté du drive qu’on lui connaît depuis des années. Agulhon, lui, rayonne et emmène son monde avec l’aisance de ceux qui ne cherchent pas à prouver leur talent, parce qu’ils n’en ont pas besoin, mais plutôt à s’offrir en pourvoyeurs d’instants de vérité. Difficile de résister, par exemple, à ce « Cajun Medium » au balancement contagieux : 2’24 de bonheur d’être tous ensemble. Impossible de ne pas chavirer avec « Froggy », dont le déséquilibre est un peu celui de l’ivresse. On peut aussi se laisser aller à une « Lounge Party » hypnotique, aux confins du jazz et du trip hop, histoire de montrer que le trio ne confit pas sa musique dans le passé mais qu’il est aussi à l’écoute du présent. La coloration de « Lucifer » ou de « Nirva Double » - Goualch s’ingéniant à salir le son de son Rhodes - vient confirmer cette impression d’ouverture à d’autres climats, vers des chemins moins confortables, plus escarpés et, surtout, très prometteurs. Au fil des minutes, le trio semble s’évader, vers un ailleurs où il reste beaucoup à découvrir. Signalons enfin – parce que l’information n’est écrite nulle part – que le trio devient quartet le temps d’un « Wounded » final au parfum de blues, grâce à la présence de Julien Birot à la guitare (ce dernier ayant par ailleurs eu la responsabilité du mixage de l’album). Oui, le blues, comme un retour aux sources.

    Post Katrina s’appelle ainsi, on l’aura deviné, en hommage à la Louisiane, berceau du jazz martyrisé par l’ouragan du même nom en 2005. On peut le comprendre aussi, du point de vue de Franck Agulhon, comme une manière de dire : je sais d’où je viens, je connais mes racines et cette musique continue de vibrer là-bas comme au premier jour. De fait, elle continue de vibrer en moi. Elle me nourrit depuis si longtemps, je lui devais bien cette célébration humble et généreuse à la fois.

    Une célébration qui n’est certainement pas la dernière, c’est tout le mal qu’on souhaite au batteur.

  • Impromptu ménager

    lave-vaisselle.jpgAllez, une fois n'est pas coutume : malgré les vrais morceaux promis par le sous-titre de mon blog, je ne vais pas vous parler de musique aujourd'hui… Encore que l'évocation d'un appareil électro-ménager - en l'occurrence un lave-vaisselle - puisse toujours donner lieu à une analyse qui le rapprochera d'un instrument : c'est vrai, un tel objet émet des sons, il semble parfois animé d'un tempo et ses cycles – comme autant de rythmes - de variations, ses sonorités liquides ne sont pas sans faire penser à certains arrangements orchestraux contemporains, et j'irais même jusqu'à penser que son bruit constitutif est en lui-même une forme élaborée de musique. Certainement pas plus ennuyeuse que celle qu’émettent nos éminences casquées dont les sons font frissonner les fessiers soi-disant festifs de tous les continents. Une musique du quotidien de nos cuisines tout aussi captivante que je ne sais quelle playlist fourguée chaque jour sur telle radio de service dit public, laconiquement vendue par une voix dont la capacité à lire avec conviction les dossiers de presse écrits par d’autres m’émeut à un point que vous ne sauriez imaginer... « On aime, on vous en parle ». Tu parles, Charles, tu ferais mieux de la garder pour toi, ta liste chloroformée.

    Je reviens à mon lave-vaisselle : nous sommes dans un magasin où trônent fièrement des dizaines d’appareils parés de blanc ou plus souvent de la couleur toujours en vogue appelée « alu brossé ». Un charmant vendeur habillé d’un gilet rouge aussi seyant qu’un string le serait au postérieur ultra-droitier de Jean-François « tous à poil » Copé me regarde non sans exhiber un sourire triomphant : voilà le modèle en adéquation parfaite avec ma demande ! Catégorie A++, bestiau pas énergivore du tout, consommation d’eau réduite à son strict minimum. L’index dominateur, pointé sur le panneau affichant les principales caractéristiques techniques du lave-vaisselle, n’appelle aucune opposition de ma part. C’est celui qu’il me faut ! Pas un autre.

    Sauf que... monsieur Gilet Rouge, vous semblez avoir oublié que nous vous avions fixé un ordre de prix ; et celui de votre chouchou – que vous affirmez vendre à tout va depuis quelque temps – dépasse de très loin la somme que nous ne souhaitons pas dépasser. Ah ah ah, on dit quoi maintenant ? Vous nous regardez, certain de notre prochaine reddition : « Mais enfin, monsieur, la consommation d’eau ! La consommation d’eau ! Il bat ses concurrents à plates coutures, c’est le champion toutes catégories, un véritable chameau, vous ne trouverez pas mieux ».

    Mouais... Je jette un rapide coup d’œil aux voisins, beaucoup moins chers mais qui, c’est vrai, sont un tantinet plus soiffards. Mon matador guette le désappointement qui va nous gagner, il scrute déjà la table et les deux chaises où nous allons nous installer pour signer l’armistice et nous agenouiller à jamais.

    Taratata ! Mais ça va pas ton truc, mon petit gars... Fermant les yeux, je laisse surgir en moi la calculette mentale qui me ronge quotidiennement depuis le jour de ma naissance et dont les piles sont rechargeables ad vitam æternam à compter de l’époque lointaine où j’exerçais ma dictature sur un peloton de coureurs cyclistes drivés par mon frère aîné, imposant à mon cerveau une vitesse d’exécution dans la pratique du calcul mental dont le seul équivalent au monde serait la propension de certains édiles de l’UMP à jouer les vierges effarouchées quand on suspecte certains de leurs représentants les plus connus d’une pratique sinueuse de la démocratie.

    Une poignée de secondes plus tard – entre temps, j’ai calculé la différence de consommation d’eau avec un modèle par ailleurs en tous points identique, rapporté cette dernière à l’écart de prix entre les deux modèles, divisé le tout par celui du mètre cube d’eau à Nancy (et je peux vous dire qu’il est cher, merci Veolia, merci les noyaux durs sarkoballaduriens...), estimé le nombre moyen de vaisselles effectué chaque année, pratiqué une ultime division – je regarde mon adversaire pour lui signifier qu’il me faudra dix-sept, voire dix-huit ans avant d’imaginer amortir la différence de prix des deux machines. Et toc ! Prends ça dans le museau, mon vieux... Là, je crois que j’ai marqué un point ; je n’ose pas encore me voir en vainqueur du duel mais j’ai bon espoir d’avoir porté un coup fatal. En face, on est moins fringant, on me parle d’obsolescence programmée, on me dit qu’en effet, dans dix-huit ans, j’aurai changé de lave-vaisselle depuis belle lurette. On m’explique qu’on me laisse réfléchir, le temps d’aller prodiguer la Sainte Parole à d’autres clients qui, eux, sauront reconnaître la validité d’arguments commerciaux irréfutables.

    Réflexion ? Non, nous serons inflexibles et n’en démordrons pas, nous optons pour le modèle qui boit un peu plus d’eau mais qui coûte beaucoup moins cher. Non mais...

    Gilet Rouge revient et comprend à ma mine qu’il sera impossible de nous faire changer d’avis, même s’il est heureux de me faire savoir que l’installation pourra intervenir chez moi sous quarante-huit heures, ce qui est un délai très court. Nous nous asseyons et, alors que j’ai déjà extrait ma carte bancaire, le perfide vendeur en profite pour me vanter les bienfaits d’une extension de garantie qui sera le porte-bonheur des années à venir de notre nouveau protégé. Grand seigneur, il va jusqu’à nous proposer une réduction de 25% sur cette somme additionnelle. Ce qui, par parenthèse, en reviendrait à nous faire payer le lave-vaisselle au départ moins cher à l’exact prix de l’autre, là, celui que tout le monde, soi disant, s’arrache, et qui coûte un bras. Je m’abstiens de relever cette grossière et ultime manœuvre de diversion et glisse mon bout de plastique dans le terminal bancaire, sans obtempérer. « Nous ne prenons jamais les extensions de garantie ». 

    Fin du combat. J’ignore si cette petite note présente le moindre intérêt mais au moins, j’aurai eu l’illusion d’une victoire face aux forces armées du commerce qui ne cessent de nous menacer. J’aime bien l’idée de ces combats un peu vains et des satisfactions qu’ils suscitent. Et puis, surtout, il m’est arrivé autrefois de me sortir beaucoup moins bien de ce genre de confrontation piège : vous n’avez qu’à lire par ici pour comprendre...

  • Chronique ton bus !

    bus_ligne_2.jpg


    À la faveur d'un déménagement professionnel - mon bureau est désormais établi dans un quartier au sud de Nancy, soit à plus de trois kilomètres de mon domicile - je suis devenu un usager quotidien des transports en commun, et plus particulièrement de la ligne de bus numéro 2, mise en place récemment, au grand dam de bon nombre de mes concitoyens qui pleurent la raréfaction de leurs propres bus dans d’autres secteurs moins bien desservis. L’itinéraire créé à la fin du mois d’août 2013 constitue à lui seul un guide touristique pour qui voudrait en savoir un peu plus sur la Cité des Ducs de Lorraine et s’épargner le ridicule d’une déambulation, coiffé d’un casque, dans un petit train touristique (curieusement immatriculé en Alsace, ce qui démontre la capacité d’anticipation de nos élus à regrouper les régions) roulant à une allure de sénateur (mais au moins, ce petit train conserve un semblant d’utilité, ce qui le différencie de la ruineuse et bien opaque assemblée d’élus par les élus) : il commence par les hauteurs du quartier dénommé le Champ-le-Bœuf avant de traverser celui du Haut-du-Lièvre, célèbre pour ses barres d'immeubles aux dimensions démesurées, sa population économiquement défavorisée, son pôle médical parfois aux mains des fonds de pension américains, sans oublier sa nouvelle prison et, plus loin, tout au fond, le Zénith, salle de concert aussi sexy qu’une interview de Florent Pagny par Michel Drucker à l’époque du premier tiers provisionnel. Poursuivant sa route, le bus HNS (pour Haut Niveau de Service, ce qui signifie d'abord une fréquence de passage élevée et la possibilité d'y monter par n'importe quelle porte, ce que la plupart des passagers n’ont pas encore compris, eux qui s’obstinent à utiliser exclusivement la porte avant) emprunte deux boulevards, l'un desservant des quartiers résidentiels, l'autre abritant entre autres le campus lettres de l'université de Lorraine avec sa cohorte d’étudiants pas encore certains des raisons pour lesquelles ils ont échoué en cet endroit où il est bien plus facile d’entrer que de sortir diplômé. Il est alors temps de rejoindre le (très laid) quartier de la gare - en pleine rénovation et livré à une brigade d’architectes sadiques - avant de filer vers le centre ville et ses commerces,  où il approchera mais pas trop la Place Stanislas, avant de rejoindre le marché, sa nouvelle place sans verdure et de rallier via la Place des Vosges - qui ne présente qu'un très lointain cousinage avec son homologue parisienne - l'avenue de Strasbourg où vous attendent l'hôpital central et la maternité. Puis c'est la sortie de Nancy par le quartier Bonsecours, en direction de Jarville et enfin de Laneuveville, terminus tout le monde descend. On l'aura compris, la ligne 2 et son bus sont des instruments de brassage de beaucoup de populations locales (à l'exception de la tribu des automobilistes, souvent verts de rage à l'idée qu'on ait réduit leur aire de jeu à une simple file pendant que le bus s'épanouit sur sa propre voie).


    Ligne 2 (couverture).jpgS'y asseoir, même muni d'un livre, c'est l'occasion privilégiée d'une observation tranquille de la congrégation bigarrée des passagers. Ce faisant, je me suis attelé à un petit travail consistant à scruter discrètement mes compagnons d’infortune itinérante et à noter rapidement, le soir, quelques unes des scénettes dans la contemplation – d’un œil, l’autre continuant sa lecture - desquelles j’ai pu me complaire. Si l’expérience s’avère concluante, j’envisage de rassembler ces textes après une relecture minutieuse sous la forme d’un livre qui paraîtra d’ici à deux ans. 


    En attendant, je vous propose de découvrir trois extraits de ce livre en gestation...


    #1


    Ce matin, mon voisin, fort malodorant – il est tôt, trop tôt pour avoir déjà pris une douche – a le nez encombré. Il renifle, renifle et, n’y tenant plus, se tourne vers la vitre pour s’atteler à un savant nettoyage de ses narines dégoulinantes. Zut, il s’en met plein les doigts, ça devient compliqué pour lui. Je fais semblant de regarder ailleurs et poursuis ma lecture de « La montagne magique », qui réclame tout de même un minimum d’attention. Coup d’œil en coin de l’enrhumé matinal : persuadé que je ne m’aperçois de rien, il s’essuie méthodiquement les doigts sur son pantalon. Je devine un soulagement chez lui, malgré des mains qui sont devenues collantes. Fort heureusement, nous ne nous connaissons pas, je n’ai pas eu besoin de les lui serrer en guise de bonjour…


    #2


    Avis de grand calme ce matin. J’ai trouvé une place assise au fond du bus et je peux repartir à Davos pour tenir compagnie à Hans Castorp. Face à moi,  une drôle de géométrie s’est dessinée : deux jeunes femmes et deux garçons, probablement des lycéens. Les premières sont placées côté vitre et plongées dans la contemplation de leur téléphone, je les devine occupées à écrire des messages textes. A intervalles réguliers, elles jettent un coup d’œil au dehors, il fait encore nuit. Les seconds, assis entre elles, sont tout aussi mutiques et s’appliquent à un exercice de passivité absolue ; pas un seul mouvement, le regard plongé vers des mains qu’ils tiennent serrées entre les cuisses. Comme en sommeil, mais les yeux ouverts. Derrière moi, j’entends la conversation de deux lycéennes qui ponctuent la moitié de leurs phrases par des gloussements où je détecte la présence récurrente de « LOL », que je pensais réservés à l’expression écrite. Elles parlent de cinéma et téléchargeront Le loup de Wall Street , « parce qu’ils ont gagné assez d’argent comme ça ». En revanche, elles veulent absolument aller voir Yves Saint-Laurent, elles sont folles de Guillaume… Canet ! Elles vont être déçues, mais je ne dis rien.


    #3


    D'abord je ne comprends pas pour quelle raison il bouscule tout le monde et force le passage avec son chien. Ensuite, je me rends compte que je suis un idiot : il est aveugle ou plutôt… comment doit-on dire ? Mal voyant. C'est vrai que je trouvais ça téméraire de bousculer un groupe de jeunes en uniforme : casquette perchée sur le crâne blouson à capuche chaussures dites de sport avec plein de couleurs vernies et de marques écrites en gros qui vous font une démarche un peu stupide. Surtout qu'il flotte un soupçon d'agressivité dans le petit groupe, j'entends même une fille dire à l'un des mâles rigolards qu'il commence « à lui péter les couilles ». Une performance, tout de même, je ne sais pas comment il y est parvenu… Et puis voilà notre aveugle qui revient, finalement il préfère rester debout et s'accrocher à l'une des barres métalliques. Il la cherche des mains, sonde l'espace invisible mais ne la trouve pas. Alors, comme dans un seul geste - presque une chorégraphie - les garçons s'extirpent de leur bulle acide pour se plier en quatre et lui venir en aide. C'est à celui qui sera le premier à lui attraper le poignet avec délicatesse et conduire la main aveugle vers l'appui tant convoité. Sourire discret de l'homme en guise de merci. Un éclair de grâce vient de zébrer le bus…

  • Don't look back !

    Première note de l’année. C’est le moment des résolutions, en particulier celles que je ne tiendrai pas. J’essaierai de maintenir le cap d’un texte hebdomadaire, ce qui ne sera pas sans difficulté, parce que je connais bien mes défauts. Mais je dois à mes lecteurs – que je remercie de leur assiduité et de leur consultation de près de 500.000 pages durant toute l’année, soit une progression de + 55% en un an - une assiduité qui sera ma ligne de conduite. Si possible...

    En revanche, je commence très mal l’année en refusant d’obéir à l’injonction du titre de ma note (ne me demandez pas pourquoi, je n'en ai pas la moindre idée). Contrairement à l’ordre qui m’est intimé et sans la moindre nostalgie, cette fois encore, je vais looker back, mais alors tout à fait back ! Plus exactement, je voudrais m’amuser à jeter cinq coups d’œil dans mon rétroviseur personnel, selon un questionnement très simple qui s'apparente à un exercice de style : il y a 10 ans, j’écoutais quoi ? Et il y a 20 ans ? Et 30 ? Et 40 ? Et même il y a 50 ans. J’ai donc fouillé dans mes archives et scruté les disques que je m’étais procuré (ou ceux qu’on m’avait offerts) ; loin d'être représentatifs de ma discothèque, ils sont à considérer comme les balises de mon propre cheminement. Allons-y donc ! 

    1964

    dontlookback_1964.jpgOups ! Alors là, c’est très confus dans ma mémoire de gamin de 6 ans. Je me souviens qu’à cette époque, on écoutait à la maison quelques disques comme « La mamma » de Charles Aznavour ou « L’auvergnat » de Georges Brassens. Je me rappelle aussi quelques chansons des Compagnons de la Chanson, de Nana Mouskouri ou de Marcel Amont. Quant à mes disques, ils étaient bien rares : il y a ce 45 tours avec Vos 8 indicatifs préférés (sic), annoté de ma main (j’ai juste écrit Denis Desassis 1964). Ce qui est amusant, c’est qu’en 1964, la télévision n’avait pas fait son intrusion au domicile de mes parents (qui écoutaient la radio, ce dont je ne les remercierai jamais assez) et que ce disque saluait des génériques entendus dans la lucarne en noir et blanc. Un an plus tard, je découvrirais un monde enchanté, celui de Colargol, avec des musiques de Mireille et les voix de Madeleine Barbulée, Henri Virlojeux ou Ricet Barrier. Mais c'est une autre histoire... Eh ouais !

    « C’est moi c’est moi Colargol / L’ours qui chante en fa en sol / En do dièse en mi bémol / En ciré et en faux-col / Le roi des oiseaux / Vous le savez mes amis / M’a donné un beau / Sifflet pour faire cui cui cui cui / C’est Moi c’est moi Colargol / Mauvais élève à l’école / Mais premier au music hall / C’est moi c’est moi Colargol ! »

    1974

    dontlookback_1974.jpgAlors là, c’est une autre paire de manches ! Il s’en est passé des choses en dix ans. Je ne peux pas résumer cette aventure en quelques lignes parce que cette décennie reste l’une des plus affriolantes du point de vue de la musique. Avènement des Beatles, des Stones, le rock est devenu un langage universel, il s’est multiplié, diversifié, psychédélisé, parfois boursouflé. Il est parti dans tous les sens, a même réussi sa jonction avec le jazz grâce à Miles Davis. John Coltrane est parti depuis 7 ans, il n’a jamais été remplacé et le jazz se cherche un peu depuis sa mort. De mon côté, j’ai consacré beaucoup d’heures à écouter de la musique depuis quatre ans. J’ai écrit pas mal de choses à ce sujet mais je peux évoquer Creedence Clearwater Revival et le Grateful Dead, ce groupe californien qui m’a ouvert à d’autres musiques, comme le rock progressif de Yes, Genesis ou King Crimson. Après avoir succombé au souffle cuivré du rock du groupe Chicago (c’est par lui que j’ai commencé à aimer le saxophone), aux espaces infinis de Pink Floyd ou de la musique planante allemande (Tangerine Dream), je suis sensible au jazz-rock spiritualisé du Mahavishnu Orchestra et à celui de l’Ecole anglaise dite de Canterbury : Soft Machine ou Caravan, découvert en 1972 grâce à l’album Waterloo Lily. En ce début d’année, je complète ma discographie et j’achète le troisième album du groupe, qui reste l’un de mes préférés : In The Land Of Grey And Pink. Le groupe n’en finira plus, par la suite, de dissoudre sa musique dans une sorte de variété sans grande consistance. Mais il reste ses quatre premiers disques, tous très beaux. Cependant, la fin d'une époque s’annonce, c’était inéluctable...

    1984

    dontlookback_1984.jpgDepuis la seconde moitié des années 70, le rock n’est plus très passionnant. Balayé par la vulgarité de la vague disco, boxé par les punks et leurs deux accords, il me faut faire avec les restes et laisser le capital acquis fructifier du mieux que possible. Ma grande découverte de cette décennie aura été la musique de Richard Pinhas, en solo ou avec son groupe Heldon. Fulgurances électriques et hypnotiques, dont les inspirateurs sont tout autant Jimi Hendrix que Robert Fripp, magnifiées par quelques albums incomparables comme Interface ou Stand By. Je n’oublie pas non plus des groupes tels qu’Univers Zéro ou Art Zoyd, né dans le sillage de Magma qui, désormais, n’est plus que l’ombre de lui-même (on commence à entendre parler d’un autre groupe, Offering) ; King Crimson new look est intéressant mais n’a pas la force de sa mouture 1972-1974. Genesis n’a d’intérêt que commercial, Weather Report a quitté la scène. Je sens qu’il me faut partir à la recherche d’autres sensations (peu de temps après, je me lancerai dans le vaste chantier Coltrane). En attendant, je complète certains manques de ma discothèque. En janvier 1984, j’achète quelques 33 tours de Stevie Wonder, dont le beau Talking Book. Stevie Wonder m’accompagne depuis plus de 7 ans : il m’a ensorcelé avec Songs In The Key Of Life en 1976. 

    1994

    dontlookback_1994.jpgA fond dans le jazz : durant cette décennie, j’ai découvert un nombre incalculable de musiciens magnifiques. Tout a commencé par John Coltrane et My Favorite Things. Méthodiquement, j’ai acheté, sinon tous ses disques, du moins tous ceux que je parvenais à me procurer (pas d’internet en 1994...), vouant un culte sans équivalent au saxophoniste, escaladant avec acharnement ce sommet musical engendré en une douzaine d’années (de 1955 à 1967). Parmi les artistes qui ont fait leur entrée dans mon univers musical, il y a beaucoup de français, dont Henri Texier, Michel Portal et Louis Sclavis. Ce dernier est probablement celui qui me fascine le plus, par sa créativité protéiforme. En ce mois de janvier, je plonge dans un coffret pas forcément de tout repos mais d’une incroyable richesse : Beauty Is A Rare Thing est l’intégrale des enregistrements du saxophoniste Ornette Coleman pour le compte du label Atlantic, à la fin des années 50 et au début des années 60. Et dire qu’il m’a fallu tout ce temps pour connaître ces trésors incomparables, dont le redoutable et génial Free Jazz. Je pourrais citer des dizaines d’autres noms pour caractériser les dix années écoulées, mais cette liste s’apparenterait à un bottin du jazz.

    2004

    dontlookback_2004.jpgJe continue ma lente exploration du jazz, essentiellement celui qui a été enregistré à compter de la seconde moitié des années 50 (ce qui ne m’empêche pas, au gré de rééditions à bon marché en CD – le disque commence à se vendre mal - de me procurer de vieux albums de rock, comme ceux des Doors par exemple). Je trouve toujours, ça et là, des enregistrements de Coltrane que je ne connaissais pas. Je les achète, presque par réflexe, et ne suis jamais déçu, y compris quand certains disques s’apparentent à de véritables escroqueries. Grâce à un ami, j’ai également fait la connaissance, il y a trois ou quatre ans, de deux musiciens majeurs : le compositeur américain Steve Reich et, dans un tout autre genre, le contrebassiste Renaud Garcia-Fons, qui sont à ce jour des artistes dont la musique fait partie de celles qui m’habitent constamment. Je me suis acheté tous leurs disques ou presque. Tiens, c’est amusant (et assez révélateur quand j’y pense) : en ce mois de janvier 2004, j’écoute la réédition en digipack de Ballads de John Coltrane, que j’avais pourtant acheté en 1992. Mais le label Impulse sort des pistes inédites (dont quelques bonus tracks un peu malhonnêtes parfois...), le disque est devenu double et sa pochette est bien documentée. C’est un cadeau d’anniversaire que m’a fait mon fils, devenu lui-même entre temps un magnifique saxophoniste. 

    2014

    dontlookback_2014.jpgQue d’eau, que d’eau a coulé sous les ponts ! Un blog né en mars 2005, une collaboration régulière au magazine Citizen Jazz depuis le printemps 2007, l’émergence des réseaux sociaux... une somme de découvertes et de rencontres, toutes plus passionnantes les unes que les autres. Parmi les artistes qui comptent beaucoup pour moi, il y a notamment le batteur Bruno Tocanne et toutes ses activités à travers le réseau iMuzzic. C’est probablement la décennie la plus riche pour moi depuis celle qui s’est éteinte au milieu des années 70. Le disque ne se vend presque plus et pourtant, il s’en produit des quantités phénoménales et les pépites sont innombrables. C’est le paradoxe vécu par les musiciens qui ne trouvent pas de label mais auxquels les programmateurs demandent un disque comme carte de visite. EPK et autres disques à télécharger n’y feront rien, l’objet disque subsiste malgré le téléchargement illégal... on assiste même à un étrange frémissement avec le retour du 33 tours chez certains artistes.

    En ce mois de janvier, je contemple la pile de disques qu’il me reste à évoquer ici-même ou dont je dois rendre compte pour Citizen Jazz. Il y a parmi ceux-ci un disque qui sort aujourd’hui même sur le label Yolk. Intitulé JASS (pour John Alban Sébastien Samuel), il est un disque de rencontre, un rendez-vous entre musiciens dont les richesses individuelles font plus que s’additionner, elles se multiplient. J’ai évoqué à plusieurs reprises les talents du saxophoniste Alban Darche et du tromboniste Samuel Blaser ; pas ceux du batteur américain John Hollenbeck ni ceux du contrebassiste Sébastien Boisseau. Mais ce JASS est à mon sens – j’ose le proclamer un 6 janvier – l’un des très grands disques de l’année. Savantes constructions dans une série de confrontations à la fois passionnées et d’une grande exigence tant rythmique que mélodique, d’une incroyable prolixité, le disque est né d’une première expérience à Berlin en juillet 2011 avant de se prolonger sous la forme d’une résidence à Nantes en janvier 2012. C’est là qu’a été enregistré l’album, publié... deux ans plus tard. Je ne l’ai pas encore assez écouté pour en parler avec les bons mots (à supposer que je sois capable de les trouver), mais celui-là, je sais qu’il va tourner encore pas mal de fois sur mes platines (voire diffuser ses bienfaits dans mes oreilles lorsque je marche...) parce qu'il est de ceux qu'on n'épuise pas en quelques écoutes, mais qui, au contraire, se bonifient au fur et à mesure de notre intimité avec eux.

    A suivre, chaque semaine, voire plus !

  • Mettez un Bigre dans votre moteur

    [mode copinage]

    bigre, grolektif, felicien bouchot, romain dugelay

    Paris, mercredi 18 décembre 2013. L'automne finissant laisse filtrer les derniers rayons du soleil sur les toits de Paris en cette fin d'après-midi qui ressemble à s'y méprendre à toutes les autres. Il paraît que c’est bientôt Noël mais ça ne se voit guère. Mes congénères grimpent dans le bus sans un regard pour leurs voisins, dehors les automobilistes klaxonnent, les deux roues énervés zigzaguent, les marcheurs à la trajectoire aléatoire (en général, ils foncent droit sur vous sans vous voir) pianotent des messages textes, les touristes lèvent les bras au ciel pour ajouter des photographies qui, peut-être, ne seront jamais exhumées des profondeurs numériques de la mémoire de leur téléphone portable. Du côté du Boulevard de Sébastopol, les motards de la police nationale se frayent un passage dans les embouteillages pour conduire un bus vers une destination inconnue. Rue du Faubourg Saint Denis, des restaurants à la propreté approximative et aux clients encore rares sont collés les uns aux autres ; en traversant le Passage Brady, l'Inde locale tend ses menus pour nous vendre le meilleur, soi disant beaucoup mieux que celui du voisin pourtant jumeau. Ma préférence ira pour un bœuf à la ficelle, du côté de la Cour des Petites Ecuries. Chacun ses goûts...

    Pourquoi je vous raconte tout ça, au fait ? Ah oui... je me souviens ! Mercredi dernier, dans la précipitation d’une décision prise in extremis, que dis-je, in extremigre... euh, non, in extreBigre ! j’ai préparé ma mallette d’urgence – sac en bandoulière équipé de sa ration vestimentaire de survie -  juste avant de grimper dans un TGV hors de prix – pardonnez-moi ce pléonasme - pour rallier Paris et la rue des Petites Ecuries, là où se trouvaient mon hôtel et... quelle coïncidence, le New Morning ! Si les abords du lieu ne sont guère engageants – l’idée de propreté n’est pas de celles qui vous gagnent au moment où vous attendez entre deux containers odorants qu’on veuille bien vous ouvrir la porte, juste avant de vous expliquer qu’il faut ressortir parce qu’on vous a laissé entrer par erreur – force est de reconnaître que cette salle exhale un petit parfum festif fort agréable.

    Au programme : Bigre ! et ses dix-neuf musiciens d’implantation lyonnaise, l’une des émanations du bouillonnant Grolektif, menée de main de maître par le trompettiste Félicien Bouchot, principal compositeur et arrangeur avec le saxophoniste Romain Dugelay. Bigre !, trois albums au compteur (et même quatre si on compte Bigre ! & N Relax) dont les deux derniers, Tohu Bohu et Les icebergs aussi ont reçu du côté des Citoyens l’accueil qu’ils méritaient. Bigre ! L’idée aussi et surtout que le jazz est une fête, que la musique, pour savante qu’elle soit, doit transpirer, respirer, souffler le chaud et le chaud. Bigre ! et son savant mélange des genres, ses parfums variés qui vont des Balkans à l’Amérique Latine, son jazz mâtiné de funk, de soul, de blues électrique ; ses solistes lunaires comme autant de furieux soldats d’un combat pacifique et jouissif. Bigre ! C’est l’énergie à tous les étages, c’est une alliance des générations capable de rallier à sa cause une audience rajeunie (on déplore trop souvent le vieillissement du public jazz pour ne pas souligner ce fait ; mais en écrivant cela, je pense aussi à certains jeunes aux oreilles endormies qui s’obstinent à croire que le jazz est une musique ringarde destinée aux vieux), c’est une manière d’être sérieux (et croyez-moi, quand il tourne à plein régime, ce big band n’amuse pas le terrain) sans se prendre au sérieux. Avec cinq saxophones, quatre trombones et quatre trompettes (ou bugles), il faut aussi dire que côté souffle, cet ensemble grand format en impose d’autant plus qu’à l’arrière des troupes, la propulsion est assurée par une rythmique grouillante qui ne compte pas moins de trois percussionnistes. Tout ce grand monde a réussi à se faufiler sur scène non sans une habileté qu'exige l'exiguïté de fait des lieux pour un concert en deux temps : le premier set est avant tout l’occasion de revenir sur Les icebergs aussi, tandis que le second est annonciateur du prochain disque, à paraître au printemps prochain et qui, si mes informations sont exactes, devrait s’appeler To Bigre Or Not To Bigre. Pour le final, il aura fallu encore se serrer un peu plus, avec l’arrivée au chant de Clyde Rabatel, Célia Kameni et Thais Lopez De Pina. Avec eux, on pousse les tables, on se lève, on fait danser les peluches récompenses (lisez un peu plus loin, vous comprendrez). Le temps passe vite, trop vite, voilà qu’il est déjà 23h30 : la fête sera bientôt finie.

    Au risque de confronter le groupe à un conflit d’intérêt, j’ai participé à la tombola Bigre (j’en avais déjà connu une version assez délirante l’année dernière au Périscope de Lyon, les musiciens ayant eux-mêmes assuré l’approvisionnement en cadeaux les plus improbables qui soient). Mercredi, le groupe offrait des peluches animales (suite à une confusion rigolote entre bigre et tigre) : tigres donc, mais aussi lions, panthères et serpents... aux vainqueurs ! Pourtant porteur du ticket numéro 1 (ce qui, on va le comprendre, n’est en rien un avantage), je suis rentré bredouille, m’épargnant peut-être le spectacle du provincial un peu ridicule déambulant dans les rues et le train en encombrante compagnie. On ne pourra pas accuser mon propre fils – chargé d’interpréter le rôle de la main innocente – d’avoir voulu favoriser son père,  et avec le recul, je lui suis infiniment reconnaissant d’avoir laissé à d’autres le privilège d’une propriété risquant de compromettre définitivement ma réputation de blogueur irréprochable... N’empêche... Le hasard réserve de sacrées surprises : imaginez-vous qu’il m’a fallu, de mon côté, tirer au sort parmi les différentes captations vidéo réalisées au moyen de mon petit télépomme. Et que le film gagnant, assez bref, est celui qui met en scène mon rejeton - un certain Pierre Desassis - en pleine exécution d'un chorus au saxophone alto. Nous sommes au début du second set et les dix-neuf Bigre ont attaqué par « Timba Para Los Gringos ». Mais bon... avec ces quelques 104 secondes, vous pourrez vérifier que je n’ai rien inventé et qu’il régnait bien une ambiance chaleureuse du côté du New Morning ; un peu comme si nous avions vécu une soirée de Noël avant l’heure. J’ignore quand je pourrai revoir Bigre ! sur scène, à Paris, à Lyon ou ailleurs, mais sachez que je suis d’ores et déjà impatient.

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  • Hotte Club

    alban darche, the amazing keystone big band, olivier calmer, caravane gazelle, pierre et le loup et le jazz

    Nom d’un renne et d’un traîneau : nous sommes déjà le 9 décembre et Noël approche à grands pas... Vous, je ne sais pas, mais moi, je n’ai guère envie de me mêler à la foule affolée des derniers jours, celle de la ruée vers ce Graal de l’achat forcené, du cadeau qui manque et des listes incomplètes parce qu’il ne faut oublier personne. Mus par une nécessité de la dernière minute, je crains que mes contemporains soient encore plus insupportables que d’habitude aux abords des magasins, obéissant à une urgence mystérieuse qui leur commande de se soumettre aux injonctions consuméristes de cette période dite « des fêtes de fin d’année ». Je vous vois venir : vous allez me traiter de grincheux, de vieux ronchon et de rabat-joie. Pas si sûr. En réalité, vous faites erreur : l’idée de Noël m’est plutôt agréable ; elle fait remonter à la surface de mes émotions intimes des plaisirs simples, avec des sourires d’enfants, des étonnements aux yeux grands ouverts, un zeste d’innocence et un petit parfum de cannelle. C’est la course impitoyable aux achats commandés qui me navre un peu, non que je répugne à déposer des cadeaux sous le sapin de Noël, mais parce que je fuis comme la peste l’idée d’une course panique à l’ultime seconde avant la fermeture des magasins, celle au bout de laquelle on peut aller jusqu’à s’acquitter de sa tâche en se procurant n’importe quel objet made in RPC. Et je suis un peu comme certains dont les oreilles souffrent lors de leurs déambulations dans les rues sonorisées à grands coups de chansons médiocres censées traduire l’esprit de fête qui doit les animer. A tout prendre, je préfère le silence.

    Garnir la hotte du Père Noël, déposer un paquet au pied du sapin, je veux bien. Je le ferai même avec le plus grand plaisir, mais pas au prix d’une gymnastique commerciale dont je sortirai épuisé et un peu écœuré aussi. On peut (se) sortir de cette redoutable épreuve en visant un peu plus haut que le niveau de la dernière trouvaille destinée à hypnotiser les enfants jusqu’à ce que, très vite lassés par la vanité de l’enjeu, ces derniers se retournent vers des activités plus enrichissantes pour l’esprit. Quand je vous dis que je suis un optimiste... Ce sera d’autant plus simple que j’ai déjà en tête quelques idées musicales du meilleur effet. Eh oui, de la musique : de quoi voulez-vous donc que je vous parle ? Je ne vais tout de même pas demander un nouveau modèle de pace maker, n’est-ce pas ? Il est déjà programmé pour mes étrennes 2016… Non, ce que je veux voir dans la hotte, c’est de la musique pour Noël, parfois de la musique de Noël, parfois les deux en même temps, aussi. Pas vulgaire, mais durable, entêtante et qui vous élève. Parce que je pense aux enfants, tous ces petits humains qu’on fait plonger trop vite dans l’abime de nos vies d’adultes, parce que leurs premières années sont à trésor à préserver à tout prix.

    Tenez, prenez un disque comme my Xmas traX d’Alban Darche, que vous pouvez vous procurer pour une somme très raisonnable dans une Xmas boX numérotée à la main du meilleur effet avec, à l’intérieur : le disque bien sûr, rempli de chants pour la plupart très connus que le saxophoniste transfigure avec grâce, mais aussi un livret de 24 pages incluant un conte (Ô rumeurs de confort et de joie) signé du camarade Franpi et, cerise sur le gâteau, une pluie de petites étoiles et de sapins dorés. Ce disque est la deuxième référence du label Pépin et Plume, après le génial Orphicube du même Alban Darche. Il fait partie de ceux qui tournent en boucle chez moi depuis le jour où je l’ai reçu : voilà une célébration de Noël élégante, originale et éminemment vibratoire. Elle répond précisément au besoin que j’exprimais un peu plus haut car ce disque sent le pain d’épices et la cannelle (je n’ose pas dire qu’il sent le sapin, pour éviter toute méprise, mais pourtant...), il fait vibrer la corde sensible de nos souvenirs d’enfance sans pour autant jouer la carte facile de la nostalgie et du « c’était mieux avant ». Pour mener à bien cette très belle aventure, Alban Darche s’est entouré d’une bonne partie des musiciens de lOrphicube (Nathalie Darche, Mathieu Donarier, François Ripoche, Sébastien Boisseau, Marie-Violaine Cadoret, Christophe Lavergne). Le résultat est confondant de justesse dans la transmission des vraies émotions de l’enfance, alliée à la richesse d’un jazz rendu comme soyeux par le travail du mariage des timbres : piano, saxophones, violon, trompette, sans oublier la voix d’Anne Magouët. C’est beau, tout simplement, limpide et souriant. « Vive le vent », « Petit Papa Noël », « Douce Nuit », « White Christmas » ou encore « Hélène et Ludivine » (dont le titre laisse deviner le chant qu’il dissimule à peine), autant de thèmes universels qui trouvent ici une nouvelle jeunesse, qu’on imagine volontiers éternelle. Alban Darche nous fait un très beau cadeau (plus exactement, on pourrait dire qu’il les a multipliés en cette année 2013 très prolifique pour lui) et sa Boîte de Noël est à commander d’urgence. Noël ou pas Noël, ses Xmas traX sont à découvrir absolument : je vous garantis, foi de Maître Chronique, que vous ne le regretterez pas et vous glisserez cette galette dans votre lecteur à tout moment, y compris en l’absence de vos enfants. Ce n’est pas l’Arche de Noé, mais le Darche de Noël !

    On pourrait me rétorquer que les dix-huit musiciens de l’ensemble appelé The Amazing Keystone Big Band (ainsi dénommé parce que leur club fétiche est la Clef de Voûte à Lyon, amis bilingues, vous m’avez compris) n’ont guère besoin qu’on leur fasse une publicité supplémentaire. Tout leur réussit en ce moment : la sortie de leur adaptation jazz de Pierre et le Loup sur le label Chant du Monde bénéficie depuis plusieurs semaines d’une belle exposition dans les médias (radios, télévisions, journaux, ils ont été nombreux à en vanter les qualités) et leur récent concert à la Salle Gaveau (qui affichait complet depuis pas mal de temps) a confirmé toute l’étendue de leur talent. Je le sais, j’y étais, flanqué d’une ribambelle familiale au beau milieu de laquelle trônait fièrement ma splendide petite-fille. Qui n’a pas perdu une miette du spectacle ! Donc, oui, on en a beaucoup parlé. Mais tout de même... Quel plaisir que ce disque, quelle belle santé affichée ! Je peux vous garantir la joie qui vous gagnera au moment où vous observez des enfants, les vôtres peut-être, voire vos petits-enfants, écarquillant les yeux en écoutant le texte dit par Denis Podalydès : ce dernier a endossé le rôle du récitant (il est accompagné dans cette tâche par l’actrice Leslie Menu) et leur explique les instruments avant de raconter cette drôle d’histoire dont la musique, signée Prokoviev, comme vous ne l’ignorez pas, a été passée à la moulinette jubilatoire des arrangements de Bastien Ballaz, Fred Nardin et Jon Boutellier. Ici, c’est la flûte traversière et la trompette avec sourdine qui jouent le rôle de l’oiseau ; le saxophone soprano est le canard ; le chat, quant à lui, est représenté par le saxophone ténor ; le saxophone baryton endosse les habits du grand-père ; trombones et tuba sont le loup menaçant ; les cordes (piano, guitare, contrebasse) sont chargées de représenter Pierre tandis que l’ensemble du Big Band forme les chasseurs dont les coups de feu sont tirés par la batterie. Une belle leçon de musique administrée par un groupe explosif qui sait ne pas se prendre au sérieux tout en accomplissant un travail très soigné, haut en couleurs et finalement très pédagogique. Côté sapin de Noël, préférez l’album CD dont le format plus large (25 X 25 cm) conviendra parfaitement aux plus jeunes, avides de découvrir cette histoire illustrée par Martin Jarrie. Vos enfants auront beaucoup de chance s’ils peuvent ainsi entrer dans l’univers du jazz dont les styles leur sont présentés incidemment au fil des aventures de Pierre : swing, New Orleans, blues, free jazz, etc. Pierre et le Loup et le Jazz, voilà un disque qui ne risque pas de passer de mode ! Une belle idée, vraiment.

    Enfin, je serais vraiment injuste en oubliant un troisième et chouette cadeau à faire à tous les enfants : honte à moi, la Caravane Gazelle composée par l’excellent Olivier Calmel ne date pas d’hier, je crois me souvenir qu’elle a été publiée en 2011. Mais qu’importe, mieux vaut tard que jamais après tout ! Car ce conte musical est un enchantement, un plaisir qui ne s’éteint pas au fil du temps et qui mérite mieux que la discrétion dans laquelle il a vu le jour et le quasi silence médiatique qui a enveloppé d’une brume silencieuse sa publication. Écrit par Florence Prieur, il nous raconte l’histoire d’une gazelle qui trouve refuge au sein d’une caravane dans le désert et se lie d’amitié (et plus si affinités, mais ceci ne nous regarde pas) avec le chameau qui a soigné sa blessure. Au départ, on se méfie d’elle parce qu’elle n’est pas du sérail mais très vite, le groupe va découvrir les richesses de l’autre, celles qu’on ignore par refus des différences (on a compris qu’il s’agit là d’un hymne à la tolérance). La petite gazelle n’a pas son pareil pour trouver les points d’eau essentiels à la vie du groupe qui va l’entourer de sa protection après s’être méfié d’elle. Cette histoire sensible – et tellement d’actualité - racontée par Julie Martigny, bénéficie d’une magnifique mise en musique chambriste et contemporaine grâce au quintette Artecombo et ses instruments à vents (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson). On savait qu’Olivier Calmel était un compositeur prolifique et protéiforme, il en fait ici une nouvelle démonstration. Caravane Gazelle s’adresse à nous tous et à notre cœur en particulier : l’histoire est belle, universelle, exempte de toute vulgarité infantilisante ; sa musique, exigeante et lumineuse en même temps, est un bel exemple du respect qu’on peut témoigner envers les enfants, tous les enfants.

    Si avec tout ça, Noël n’est pas une fête (de la musique), alors vraiment je ne peux plus rien pour vous.

  • Mais est-ce donc bien Maître Chronique ?

    Il se passe de bien drôles de choses en ce moment... Imaginez-vous qu'un Lorrain, natif de Verdun et Citoyen de la bourgade de Nancy vient de lever le voile ! Oui, ce drôle de personnage n'a pas hésité à s'exhiber sur le plateau de l'émission "De vous à moi", animée par la sémillante Marylène Bergmann pour le compte de Mirabelle TV, avouant sa réelle identité - Maître Chronique - alors qu'il se cachait sous le nom d'emprunt qui lui permet de garder à la ville cet anonymat ô combien nécessaire que requiert sa renommée interplanétaire. Une sacrée prise de risque que nous apprécierons à sa juste valeur...

    Incroyable !

    "Né à Verdun, Denis Desassis vit aujourd’hui à Nancy et, en tant que journaliste, partage sa passion pour la musique au fil d’articles et de chroniques, qu’il publie dans un magazine en ligne, « Citizen Jazz », véritable référence en la matière. Sur un plan plus personnel et intime, il savoure aujourd’hui chaque seconde de sa vie. Lui, que la médecine avait condamné, alors qu’il n’avait que 21 ans. C’était il y a plus de 30 ans !"

  • Le monde selon Bogé

    OB_TWBT.jpgComme bon nombre de ses confrères saxophonistes, Olivier Bogé est d'abord un chanteur, son instrument jouant pour lui le rôle du plus noble substitut à une voix intérieure qui lui dicte des mélodies. Pas étonnant d'apprendre - j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion d'échanger avec lui à ce sujet - qu'il ressente une profonde admiration pour Joni Mitchell, cette chanteuse qui aura illuminé toutes les années 70, une grande dame dont le chant est à la musique ce qu'un arc-en-ciel serait à un ciel de nuages. After the rain, comme aurait pu dire un certain John Coltrane.

    Mais Olivier Bogé n'est pas seulement un musicien : peut-être serait-il plus juste de le présenter en premier lieu en tant qu'homme, pour qui tout acte - et la musique en est assurément un pour lui, comme toute expression artistique - fait sens. Sa vie est une quête, un cheminement vers une lumière intérieure qu'il sait pouvoir toucher du bout de ses rêves, mais qui n'en finit pas de s'élever vers de nouvelles hauteurs.

    The World Begins Today, son nouveau disque repose sur les mêmes fondements que son prédécesseur, Imaginary Traveler, dont j'avais souligné les qualités il y a près d'un an et demi. Dans ma chronique pour Citizen Jazz, je concluais par cette phrase qui pourrait tout aussi bien s'appliquer à l'album qui vient de voir le jour : « On en ressort pacifié. A la fois exigeant et porteur d’une clarté mélodique, le disque suscite le plaisir et en dit long sur le sens qui le sous-tend. Imaginary Traveler est une proposition de partage et d’élévation qui ne se refuse pas. » À ceci près que le saxophoniste pousse plus loin encore les pions de sa passion sur l'échiquier tourmenté de la vie. Sa recherche de la lumière est plus intense, elle puise sa force dans la nécessité de surmonter une épreuve personnelle douloureuse, il la chante pour en partager tous les éclats. Et il y parvient, sans nul doute, avec une grande limpidité dans la transmission de ses émotions.

    Ainsi présentée, sa musique pourrait évoquer une quête aux confins du mysticisme, mais à son écoute, ce sont des sentiments beaucoup plus simples qui nous pénètrent. En particulier celui d'un état d'émerveillement qu'Olivier Bogé semble s'être défini comme ligne de conduite, celle qui doit le conduire à une forme de sagesse aux couleurs socratiques. On imagine bien dans ces conditions que l'amitié n'est pas chez lui un simple concept et que lorsqu'il a choisi de mettre en œuvre son second disque, The World Begins Today, il était exclu pour lui de ne pas s'entourer de proches avec lesquels la communication serait totale.

    De la première à la dernière note, cet album chante, livre des mélodies claires et émouvantes tout au long de neuf compositions tendues et compactes ; à leur service, trois amis (qui en sont vraiment) : Jeff Ballard à la batterie, Tigran Hamasyan au piano et Sam Minaie, le contrebassiste de ce dernier. Hamasyan connaît Olivier Bogé depuis de très longues années (treize pour être précis) et nul ne sera surpris par leur approche très voisine de la musique. Car le saxophoniste, qui a écrit en deux mois le répertoire de The World Begins Today, compose d'abord au piano (dont il joue d'ailleurs sur deux compositions), voire à la guitare, et au chant (tout comme son camarade). Ainsi, on comprendra mieux que c'est le registre de sa propre voix (qu'il fait entendre à plusieurs reprises sur le disque) qui détermine la tonalité d'une musique totalement sienne mais dont le groupe s'empare pour la peindre aux couleurs de son énergie collective. Car les personnalités ont beau être fortes, jamais n'émerge l'idée d'un leader ou même d'un guest de prestige vers qui se tournerait la lumière au détriment des autres. Au risque de décevoir celles et ceux qui, à la lecture du casting, attendraient les exploits d'une énième dream team réunie pour des raisons pas forcément artistiques ou ceux qui ne manqueront pas, ici ou là, d'en reprocher avec une pointe d'aigreur la constitution. Non, ce serait faire fausse route et c'est bien un groupe qui est à l'œuvre, un quatuor de l'équilibre dont le jeu fluide soulève la musique avec élégance, une musique écrite et concise qui sait ne pas accorder une place excessive aux chorus. Comme dans cette si belle « Dance Of The Flying Balloons » enluminée par un Tigran Hamasyan retenu et aérien ; ou sur « The Little Marie T. », qui débute par une voix d'enfant et qu'Olivier Bogé nous présente avec beaucoup de tendresse en s'emparant lui-même d'un piano aux notes cristallines. Tous les thèmes réunis en 53 minutes forment eux-même une histoire sensible dont la première narration est assurée par un saxophone alto chanteur - car il faut le souligner une fois encore, Olivier Bogé n'est pas un saxophoniste du cri des anches, ce qui n'exclut pas une expression toujours lyrique (« The World Begins Today ») - qui laisse la place qu'ils méritent à ses camarades (Sam Minaie et Jeff Ballard en toute complicité dans « Relieved », ou « Seven Eagle Feathers » par exemple). On soulignera aussi la beauté formelle de « Inner Chant » (le chant intérieur, encore et toujours…) aux accents délibérément Coltraniens, ceux qui se font entendre sur des compositions réflexives et étales comme « Wise One », « After The Rain » ou « Welcome ».

    The World Begins Today revêt pour Olivier Bogé une importance capitale, tant pour des raisons humaines qu'artistiques, on l'a compris. Il est synonyme de (re)naissance permanente aux yeux d'un artiste à la fois discret (bien trop à mon goût) et très engagé dans son art. D'ailleurs le titre le dit bien : le monde commence aujourd'hui ! C'est aussi celui d'un livre de Jacques Lusseyran dont la lecture d'une seule traite a provoqué tout récemment chez Bogé un choc émotionnel et existentiel majeur : « Toute la vie nous est donnée avant que nous la vivions, mais il faut toute une vie pour devenir conscient de ce don. Toute la vie nous est donnée dans chaque seconde. Le monde commence aujourd'hui. » Voilà donc un disque à mettre entre toutes les oreilles : sa musique, généreuse et humble à la fois (écoutez « Poem » qui ouvre l'album et s'avance vers vous avec une discrétion féline soulignée par le jeu à la main de Jeff Ballard), laisse parler les cœurs des quatre musiciens et touche le nôtre, pour peu qu'il batte (c'est une condition sine qua non). À bien des égards, elle a valeur d'offrande. C'est un disque cadeau dont il faut savoir apprécier la valeur et qu'il serait malvenu de refuser à une époque trouble où la haine de l'autre guide chaque jour un peu plus les conduites de tant de nos contemporains. Cet album éclairé de l'intérieur (dans un premier temps, il devait s'intituler Shades Of Light et s'annonçait déjà comme la célébration d'un jeu d'ombre et de lumière qu'on retrouve exposé dans le visuel de la pochette) nous autorise à ne pas totalement désespérer d'une nature humaine pourtant si prompte à nous tirer vers le bas. Ici, il faut regarder au contraire au-dessus de nos têtes, tout là-haut, là où passe la lumière. Et c'est un présent qui fait beaucoup de bien, il n'a même jamais été aussi indispensable.

  • Echos des pulsations

    njp, nancy jazz pulsations, citizen jazzVoilà un peu plus d’une semaine que les feux de l’édition 2013 de Nancy Jazz Pulsations se sont éteints. Avec une fréquentation de 100000 spectateurs, toutes manifestations comprises et un total de 29000 entrées payantes, NJP affiche un bilan correct qui est aussi celui de ses 40 ans, fêtés sous le signe de la Nouvelle-Orléans, berceau du jazz.

    Tiens, ce paragraphe ressemble un peu à un communiqué officiel. En fait, c’était juste pour dire que Nancy et sa région ont réussi à bien vibrer au rythme de ces pulsations qui ne sont pas que jazz, loin s’en faut, au prix parfois d’écarts stylistiques très douloureux. Mais l’idée est aussi que le plus grand nombre de spectateurs puisse trouver de quoi puiser dans une offre diversifiée, n’est-ce pas ? Soyons honnêtes toutefois, il arrive que les errements, ici ou là, de la programmation, vous contraignent à subir bien malgré vous de drôles de choses dont on se demande ce qu’elles peuvent bien venir faire là... La palme en revient à la soirée du 14 octobre au Chapiteau de la Pépinière, hétéroclite et frustrante pour tout le monde.

    N’empêche : pouvoir se dire qu’en une dizaine de jours, on a pu assister à une dizaine d’excellents concerts, voire de très grands moments, c’est quand même le plus beau compliment qu’on puisse faire aux organisateurs. Après coup, on n’a plus du tout envie de s’irriter contre une savonnette façon Micky Green ou les prestations insipides de Django à la Créole ou de Térez Montcalm, ni même de se souvenir d’une sonorisation parfois insupportable au Chapiteau de la Pépinière. Non, c’est le meilleur qui reste et c’est très bien ainsi.

    N’ayant pas le don d’ubiquité, il m’a été impossible d’assister aux quelque 212 concerts qui ont été proposés du 9 au 19 octobre dernier. J’ai beau disposer d’un corps gracile dont la souplesse légendaire est de renommée mondiale, j’ai beau avoir appris à survoler les salles habillé de ma mythique cape bleu marine moulante à la vitesse de l’éclair, j’ai beau bénéficier de la capacité d’écouter attentivement un disque tout en lisant Proust à l’envers en braille pendant que je mitonne une quiche lorraine et que de ma main libre je rédige une chronique pour Citizen Jazz en pensant à la prochaine note de mon blog... eh bien, je le confesse, je me suis vu contraint de choisir, de faire un tri, de me résoudre à déserter une salle dont j’aurais volontiers poussé les portes si j’avais eu le talent de me dédoubler. Tiens, un seul exemple, celui du jeudi 17 octobre : l’Opéra fait salle comble pour accueillir Avishai Cohen et sa formation avec cordes ; en même temps, un des combos les plus captivants de la scène hexagonale, l’Imperial Quartet, vient perturber le Théâtre de la Manufacture en poussant en première ligne deux saxophonistes baroudeurs, juste avant que la même salle ne soit électrisée par les fulgurances du grand Nguyên Lê et ses Songs of Freedom. Je n’ai pas réfléchi très longtemps toutefois : perturbation et électricité, ces deux ingrédients étaient faits pour moi. Il n’empêche... l’alternative, c’est pas malin ! [Notez au passage la citation]

    En cet automne 2013, avec la complicité de mon ami photographe Jacky Joannès et de ma rédac’ chef Hélène Collon, je me suis livré pour la première fois à un exercice duquel j’aurai beaucoup appris (vous vous en fichez, mais pas moi) : écrire chaque matin, entre 7 heures et 8 heures, un compte rendu de la soirée de la veille, afin qu’il soit publié dans les meilleurs délais sur Citizen Jazz, imposant parfois à mon pote aux images de déposer ses clichés en pleine nuit dans ma messagerie électronique. Encore vibrant (ou pas) de ce que je venais d’écouter, je me suis efforcé de traduire au mieux ce que j’avais pu ressentir. Alors je vous propose de revenir – si ça vous dit, bien sûr – sur ces heures de musique souvent enthousiasmantes, parfois ennuyeuses, mais toujours à considérer comme le témoignage d’une action forte menée dans une région pas vraiment gâtée depuis des années. C’est aussi, d’une certaine manière, une façon pour moi d’adresser un clin d’œil à Nancy, dont j’aime plus que tout railler la météorologie souvent peu conviviale mais qui, après tout, est une ville où il est assez aisé de passer de très bon moments, bien qu’elle ne soit pas assez géographiquement éloignée à mon goût des vulgarités moranesques... Chacun sa croix ! 

    Voici donc mes Echos des Pulsations, chroniques de NJP 2013

    NB : une contrainte personnelle ne m’a pas permis d’assister au concert de Joshua Redman le mercredi 9 octobre à la salle Poirel. C’est mon grand regret de l’année, avivé par les témoignages enthousiastes de ceux qui ont eu la chance d’être présents ce soir-là.

    Jeudi 10 octobre, salle Poirel

    Bernica Octet / Moutin Factory 5tet

    Vendredi 11 octobre, salle Poirel

    Stéphane Kerecki Sound Architects / Vincent PeiraniTrio invite Michel Portal

    Samedi 12 octobre, salle Poirel

    Térez Montcalm / Kellylee Evans

    Dimanche 13 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    Pépinière en fête / Treme Brass Band

    Lundi 14 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    Dirty Dozen Brass Band / Bertrand Belin / Micky Green

    Mardi 15 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    José James / Christian Scott / Kenny Garrett

    Mercredi 16 octobre, Théâtre de la Manufacture

    Django à la Créole / So Purple

    Jeudi 17 octobre, Théâtre de la Manufacture

    Imperial Quartet / Nguyên Lê Songs Of Freedom

    Vendredi 18 octobre, Théâtre de la Manufacture

    Rémi Panossian Trio / Aldo Romano New Blood

    Samedi 19 octobre, Chapiteau de la Pépinière

    Alex Hepburn / Ibrahim Maalouf / Galactic

  • Les fantômes de l’Hermitage

    Ombres Hermitage Lausanne.jpgJe ne voudrais pas donner l’impression de radoter – de toutes façons, c’est probablement ce qui est train de m’arriver - mais je vais tout de même revenir une fois encore sur le récit Ladies First ! que j’ai finalement décidé de publier sous la forme d’un livre, un récit qu’on peut se procurer facilement sur Internet et plus particulièrement sur le site www.thebookedition.com. C’est un ami journaliste et écrivain – il se reconnaîtra – qui m’a convaincu de ne pas laisser mon texte dans l’état où j’avais prévu de le faire vivre, soit cinquante-trois panneaux au format A4 (un par photographie de l’exposition mise en place avec Jacky Joannès) et une histoire qu’on lit en passant de l’un à l’autre. Avant son inexorable disparition à compter de la date de clôture de cette expérience de fusion entre image et texte. J’entends encore cet ami me dire : « Il faut publier ! Il faut publier ! C’est important. Sinon, on ne finit jamais... ». Soit, j’ai obtempéré, j’ai tout de même recueilli les avis complémentaires de deux lectrices que je tiens une fois de plus à remercier ici, parce que leurs encouragements ont été déterminants.

    Mes premiers lecteurs ont aimé ce court récit. Voilà qui, à défaut de me rassurer complètement, me fait plaisir parce que leurs remarques me démontrent que le but que je m’étais fixé est atteint : ils ont eu envie de lire l’histoire jusqu’au bout, de démêler le vrai du faux sans toujours y parvenir et, surtout, de ressentir la passion pour la musique que j’essaie de communiquer depuis longtemps à travers les chroniques que j’écris ici ou là depuis quelques années mais aussi par les personnages mis en scène dans Ladies First !

    Mais c’est d’un autre petit phénomène que j’aimerais parler ici, un fait à première vue – c’est le cas de le dire - anodin que j’ai ressenti comme l’expression poétique d’une magie du quotidien. Au mois d’août, j’avais terminé la première mouture du texte, il me restait un travail de nettoyage et de détection des fautes et autres coquilles (je suis certain qu’une ou deux traînent encore...) ; je savais à ce moment que le livre allait exister et je me posais la question de l’illustration de couverture. J’avais en tête l’une des phrases clés du livre, qui dit : « J’aimerais tant savoir ce qui pour elle est l’ombre et ce qui est la lumière ». Alors que choisir ? Pas la moindre idée... et soudain, cette illustration tant convoitée m’est apparue, je devrais même dire qu’elle s’est imposée à moi, et qu’à partir de cet instant je n’ai plus hésité.

    21 août 2013, vers 15 heures 30. Nous quittons la Fondation de l’Hermitage à Lausanne où se tient une belle exposition consacrée au peintre Miró. Il faut beau, la douceur de l’air incite à la flânerie tout au long d’une allée goudronnée qui nous mènera au petit parking ombragé où se trouve notre voiture. Et là, mes yeux fixent le sol et voient se dessiner et danser d’étranges personnages, qui ressemblent un peu aux fantômes de notre enfance. C’est un jeu de lumière imaginé par le soleil jouant avec les ombres mouvantes des feuilles d’un arbre à peine soulevées par une brise tiède qui projette sur le bitume un ballet mystérieux. Sans attendre, je sors mon téléphone de ma poche et je prends deux ou trois photographies, parce que je sais que je viens de voir, comme surgie de nulle part, peut-être de la nuit dont j’ai essayé de la sortir, cette chanteuse en souffrance qui va renaître à la vie de la musique.

    Les fantômes de l’Hermitage, un titre qui s’est écrit tout seul et que j’ai donné à cette photographie (et que par étourderie je n’ai pas cité dans le livre), comme j’aurais pu le faire d’un tableau si j’avais été doté du moindre talent de peintre (ce qui, je préfère le confesser ici, n’est vraiment pas mon cas. Je me pose suffisamment de questions quant à mes capacités d’écriveur pour ne pas ajouter une nouvelle torture à mon cas pathologique).

    Voilà pour la petite histoire... Vous me pardonnerez cette relecture introspective et un brin chichiteuse d’une situation qui n’est peut-être après tout que le fruit d’un hasard heureux et anodin. Mais depuis ce jour helvète, j’ai eu envie de croire à une apparition clin d’œil venant donner vie à un personnage qui n’existait jusque là que dans mon imagination.

    Une peu de poésie dans ce monde de brutes, après tout...

  • Stanislas Percussive Gavotte


    stanislas percussive gavotte,xavier brocker,nancy jazz pulsations,ivan jullien,jazzJ’ai raconté voici plus de deux ans l’histoire d’une bande magnétique que Xavier Brocker - figure historique du jazz en Lorraine et co-fondateur du festival Nancy Jazz Pulsations, une manifestation qui fête cette année ses 40 ans - m'avait offerte au mois de janvier 2011. Décédé en septembre 2012, Xavier ne verra pas NJP entrer dans sa cinquième décennie, mais je n’oublie pas que le jour où il m’avait confié cette archive très précieuse, il m’avait aussi demandé d’en faire profiter le plus grand monde. Il était ainsi, passionné, intarissable et avide de partager ses passions. Il savait que l’informatique et internet permettaient la circulation rapide de documents, écrits ou sonores, même s'il avait maintenu une distance importante entre ces nouvelles technologies de la communication et lui, qui n'aimait rien tant qu'une page manuscrite. Alors forcément, lorsque j’ai pris possession du cadeau, on imagine bien qu’une fois passé le stade de l’émotion, je lui ai proposé de mettre un jour ou l’autre en ligne l’enregistrement de la légendaire Stanislas Percussive Gavotte qui somnolait tout au long de ces dizaines de mètres de bande depuis un sacré paquet d’années. Cette idée lui plaisait bien.

    Stanislas Percussive Gavotte ou quarante-six minutes d’une création dont un extrait (le final) avait été publié en 2009 à l’occasion de la parution de French Connection 1955-1998 (50 ans de jazz en Lorraine), sur le label nancéien Étonnants Messieurs Durand, une compilation historique à laquelle Xavier avait contribué, comme on l’imagine. Mieux qu’une création, ce travail était une commande passée au trompettiste Ivan Jullien (qui avait obtenu en 1971 le Prix Django Reinhardt pour son travail en Big Band) à l’occasion de la première édition de Nancy Jazz Pulsations en 1973. Captée le 14 octobre en fin d'après-midi au Chapiteau de la Pépinière, elle est interprétée par un Big Band où s'entrecroisent les noms de musiciens prestigieux tels qu'Eddie Louis (orgue), John Surman (saxophone soprano), les batteurs André Ceccarelli, Bernard Lubat et Daniel Humair. Sans oublier une dizaine d'autres percussionnistes au rang desquels s'illustre le Quatuor de Percussions de Paris sous la direction de Lucien Lemaire. Une vraie petite folie musicale ! Xavier raconte tout cela avec beaucoup de détails (et de verve) dans son chouette bouquin Le Roman Vrai du Jazz en Lorraine (1917-1991) paru aux Editions de l’Est, ainsi que dans les notes du livret de French Connection (cf. ci-dessous).

    Dans ma note de janvier 2011, j’évoquais la possibilité d’un transfert de l’archive sur un support numérique et je laissais entrevoir la collaboration d’un ami pour se charger de ce travail. C’est chose faite : Jean-Pascal Boffo (sur la discographie duquel je reviendrai très vite ici-même) a bien voulu se pencher sur la conversion de l’archive, qu’il m’est aujourd’hui possible de vous proposer à l’écoute.

    L’histoire bouscule un peu nos ordres du jour : Xavier est parti, et pour lui rendre hommage, j’ai voulu le faire revivre un peu en l’incluant dans le casting des personnages qui peuplent la fiction que je viens d’écrire à l’occasion de l’exposition Ladies First !, qui verra mon ami Jacky Joannès mettre en scène plus de cinquante musiciennes en action sur ses photographies. Dans cette histoire aux confins du réel et de l'imagination, Xavier offre au narrateur un texte (qu'on peut lire en coda du récit), et ce dernier en profite pour évoquer un précédent cadeau que son ami lui avait fait, cette sacrée bande magnétique. C'est l'occasion pour moi de rappeler ici que le texte est disponible sous la forme d’un livre qu’on peut se procurer (exclusivement) sur internet.

    L'exposition Ladies First ! s’inscrit dans le cadre des animations de Nancy Jazz Pulsations. La boucle est ainsi bouclée, même si notre ami nous manque beaucoup... J'espère qu'il sera content de notre travail !

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    Xavier Brocker - 9 septembre 2010 © Denis Desassis

    Alors il est temps, maintenant, de vous laisser écouter cette Stanislas Percussive Gavotte qui va pouvoir vivre une seconde vie grâce à la générosité de Xavier et à la contribution décisive de Jean-Pascal. Merci à eux, infiniment.

    Stanislas Percussive Gavotte - Nancy Jazz Pulsations, 14 octobre 1973

    Ivan Jullien (composition, direction, trompette), Eddie Louiss (orgue électrique), John Surman (saxophone soprano), André Ceccarelli, Bernard Lubat, Daniel Humair, Stewart "Stu" Martin (batteries), Lamine Konte, Louis Moholo (percussions africaines), Lamont Hampton (percussions caribéennes), Franck Raholison (percussions malgaches), Jean-Claude Chazal (timbales, vibraphone), Lucien Lemaire, Gérard Lemaire, Jean-Claude Tavernier (percussions, xylophones).

    Xavier Brocker évoque cette soirée de musique pas comme les autres (extrait des notes du livret de French Connection 1955-1998)

    "Je vous parle à présent d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas (ne veulent pas ?) connaître.

    C’était en 1973. Le 14 octobre en fin d’après-midi. C’était un dimanche, assez beau sous le Chapiteau dressé au cœur du Parc de la Pépinière, à Nancy. C’était la « création », la première audition mondiale et elle est, à ce jour, restée la seule, commandée au compositeur et trompettiste Ivan Jullien pour le premier festival international Nancy Jazz Pulsations.

    Nul ne mettrait en doute le fait, évident pendant les très nombreuses années qui s’ensuivirent, que NJP représente un tournant capital dans la grande (et les petites) HISTOIRE du JAZZ en Lorraine. A dater de cette année-là, et comblant tous les vœux de l’équipe initiatrice de l’événement, nul dans la région ne peut mettre en doute sa valeur esthétique ; et d’autre part, personne de sérieux ne pourra nier la capacité du jazz à réunir des foules immenses rassemblant des fervents de tous âges, autour des artistes marquants de cette expression musicale.

    Un tournant capital, donc, après quoi plus rien ne serait comme avant, pour le meilleur, certes, mais aussi au prix d’une certaine « institutionnalisation » de cet Art. Certains l’agréeront alors que d’autres, tout aussi sincères, resteront dubitatifs.

    Sur une vague « idée » de l’auteur de ces lignes, NJP avait souhaité que la ville de Nancy veuille bien financer une création originale pour grande formation qui évidemment porterait en son intitulé quelque terme évoquant le duché de Lorraine, ce qui, s’agissant du jazz, était déjà une gageure.

    Je pensai au terme très XVIIIème siècle de « Gavotte », ce mot renvoyant à la danse solidement rythmée qui est évidemment associée au jazz d’avant 1960.

    La chère vieille icône dont l’effigie trône en ces lieux aurait pu « tap-danser » cette gavotte aux accents des meilleurs percussionnistes du Festival, réunis pour cette unique occasion. Telle fut la genèse d’une œuvre que le Festival commanda au créateur et orchestrateur Ivan Jullien qui venait juste d’obtenir pour son travail en « big band » le prix Django Reinhardt de l’Académie de Jazz (Paris, 1971).

    Pour ce travail de composition et d’orchestration, Ivan sollicita le formidable Eddie Louiss à l’orgue et préféra se passer d’un contrebassiste qui eut été noyé au sein d’un déchaînement tellurique : les meilleurs batteurs d’Europe, et au-delà, ayant accepté par sympathie pour pareil festival, d’offrir leur contribution.

    Seul mélodiste avec Louiss donc, l’anglais John Surman (né en 1944) ici au saxophone soprano, déverse des torrents de lave incandescente.

    Dialoguent aux tambours, cymbales, xylophones, timbales, vibraphones, tumbas, djembés et tous autres engins percussifs qu’il vous plaira d’imaginer, des talents aussi variés que les français André Ceccarelli, Daniel Humair ou Bernard Lubat, le New-Yorkais Stu Martin, qui fait ici penser dans ses breaks à Paul Motian, le Sud Africain Louis Moholo, le tout jeune Laurent Hampton, fils du grand tromboniste « Slide » Hampton et encore le Malgache Franck Raholison, le Sénégalais Lamine Konte.

    Et nous nous garderons d’omettre les quatre mousquetaires, ici représentatifs de la percussion en musique classique (Salut, John Cage !), à savoir le Quatuor de Percussions de Paris sous la houlette de M. Lucien Lemaire. 

    Il est temps de redécouvrir ce « truc insensé » ! Chaud devant !. Plus d’un quart de siècle après, il en « swingue » toujours sur son socle, ce bon vieux « Stan » !"

    (X.B.)

    CODA

    Je vous propose d'écouter également l'entretien que Xavier m'avait accordé le 9 septembre 2010 : il m'y racontait NJP 1975 avec beaucoup de verve comme à son habitude.


    podcast

  • Portraits de femmes en musique...

    Cette fois, c’est la dernière ligne droite pour ce qui concerne ma contribution à l’exposition Ladies First, cette réalisation qui va m’associer à mon complice Jacky Joannès, selon un principe identique à celui qui avait présidé à la création de notre précédente collaboration en 2010, Portraits Croisés : à lui la photographie, à moi les textes. Une histoire de signe et d’image, en quelque sorte. L’œil et la main...

    Les portraits sont choisis, leur liste est définitive (à ce niveau, je suis très peu intervenu, c’est bien normal, Jacky étant le maître à bord de son navire aux archives argentiques ou numériques) : au total, 53 musiciennes et 70 photographies, en couleur ou en noir et blanc, dont les plus anciennes remontent à 1973, date de la première édition de Nancy Jazz Pulsations, et les plus récentes à 2012. Ce sera notre manière de saluer les 40 ans du Festival (qui se déroulera du 9 au 19 octobre prochains) et de rendre hommage à son fondateur, Xavier Brocker, disparu au mois de septembre dernier et à qui Ladies First est dédié.

    Ladies_First.jpg

    Lorsque j’ai lancé l’idée de cette exposition, je ne savais rien de la forme que prendrait mon travail d’écriture, c’était un nouveau défi, une autre page blanche à noircir mais de quelle manière ? Comme en 2010, écrire un court texte associé à chaque photographie ? Imaginer un accompagnement des portraits sous la forme d’une suggestion musicale ? J’ai cherché un bon bout de temps avant de penser à la rédaction d’une fiction, après avoir pratiqué un remue-méninges constant durant plusieurs semaines. Une nouvelle ! Et pourquoi pas ? Raconter quelque chose... Le plus difficile restait alors à faire : trouver une histoire en relation avec la musique, dont le sujet puisse entrer en résonnance avec le sujet choisi (des portraits de femmes en musique), la glisser si possible, même de façon indirecte, dans le contexte de Nancy Jazz Pulsations 2013... De fil en aiguille, les principaux personnages sont apparus, ils ont commencé à prendre vie, à se parler, à bâtir des projets en commun, comme si je n’étais pas là (je vous jure que c’est vrai, ces bestioles finissent par vous échapper...). C’est là que Xavier Brocker est venu s’imposer dans un rôle clé, le sien, détourné par quelques facéties de mon cru. Phénomène étrange par lequel ce qu’on croit inventer n’est en fait qu’une image floue dont on essaie de deviner les contours avant qu’ils ne se précisent, jour après jour. Et je ne peux m’empêcher de faire un parallèle entre ce travail de mise au point avec celui de Jacky lorsqu’il prend une photographie. Chacun de nous deux voit une expression ou imagine une histoire, cherche à lui donner vie par l’instantané ou au détour d’une phrase.

    Je dois écrire des choses qui sont certainement des banalités pour tous ceux qui ont l’habitude d’écrire... On y reviendra plus tard, peut-être !

    Le plan de cette nouvelle est défini, voici maintenant venu le temps de laisser la plume (toute virtuelle puisqu’elle prend la forme d’un clavier ou d’un écran tactile selon mon humeur) filer sous mes doigts et par là de raconter une histoire dont je ne révélerai pas le déroulement ici même si je peux en dire quelques mots : Ladies First (ce texte portera le même nom que l’exposition, pour une raison que je ne dévoilerai pas) évoquera une chanteuse dont le retour à la musique, après de longues années d’errance, sera rendu possible par le soutien d’un ancien fan persuadé que cette artiste doit surmonter les difficultés qui l’ont éloignée de la musique pour s’épanouir à nouveau. Tous les personnages de cette histoire sont fictifs, sauf Xavier Brocker, bien sûr, qui évoluera tel qu’il était dans la réalité, même si – et c’est là mon privilège – je lui confierai une mission qui est une sorte de petit nuage taquin dans le ciel de mon imagination.

    Cette idée de le faire « revivre » ainsi m’est venue dans les conditions que j’ai expliquées un peu plus haut, mais j’ai tout de même éprouvé le besoin de recueillir le sentiment de sa veuve et surtout, si possible, son approbation. Je n’aurais pas voulu qu’elle découvre cette utilisation de son mari défunt au dernier moment. En lui présentant ce projet et la démarche de l’exposition (regarder les photos, lire une histoire, séparément ou au contraire dans un jeu d’alternance en déambulant d’un portrait à l’autre, chacun de ceux-ci étant illustré par une portion du texte qu’on suit de photographie en photographie), elle a eu cette remarque que je vais utiliser comme un point d’appui stimulant : « Xavier mérite bien qu’on ne l’oublie pas et que des amis lui rendent hommage de façon créative ».

    Par conséquent, ce sont deux étapes qui m’attendent désormais : d’abord mettre noir sur blanc une première version du texte, la plus naturelle possible (travail des trois semaines à venir) ; ensuite la retravailler pour essayer de la sculpter au plus près d’un rythme imaginaire, celui qui accompagne mon quotidien depuis des décennies, à la façon d’un petit moteur intérieur (une seconde phase qui sera terminée à la mi-septembre).

    Essayer d’éliminer le gras, muscler les phrases sans les boursoufler, impulser une part de nervosité qui sera rendue nécessaire par la lecture fractionnée dans la salle d’exposition.

    Et maintenant... le trac ! La peur de ne pas être à la hauteur, d’aligner des banalités, d’exposer une histoire qui n’intéressera personne.

    Alea jacta est !

  • Un souvenir sans conséquence spéciale

    heldon-stand_by-front.jpgJ’ignore si mes plongées régulières dans A la recherche du temps perdu peuvent avoir une influence sur mes propres perceptions de la vie, de la mémoire (volontaire ou non) et plus généralement du monde qui m’entoure et, comme tout un chacun, au centre duquel j’imagine parfois me trouver alors que je n’en suis qu’une poussière. Mais au moment où je m’extrais de sa lecture pour quelques jours, au moment où les informations m’écrasent de leur violence et leur incroyable accumulation de désespoirs récités en litanie pseudo-journalistique, me reviennent en mémoire des instants à la fois douloureux et puissants. Stand By...

    Les heures que nous vivons sont délétères : le régime politico-financier sous la dictature duquel nous vivons est, comme le dit justement mon camarade Franpi, en train de ployer. Jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Impossible de le dire mais comment ne pas être certain que rupture il y aura, forcément. Et qu’elle sera très douloureuse : pas pour ceux qui l’auront provoquée, mais pour tous les autres, nous tous qui avons certainement manqué de lucidité pour que les choses en arrivent à ce stade et qui avons assisté, impuissants, au spectacle désolant de la rapacité cynique d’une minorité sans conscience. En France, les malversations de tous bords sont mises au jour, on essaye d’attenter d’une incroyable manière à la liberté de la presse, comme si les puissants ne connaissaient qu’une seule arme, leur drogue fatale, l’argent, pour mieux écraser toute tentative de résistance. Je ne vais pas plus loin dans un inventaire qui finirait par nous achever.

    Bref, tout va mal et – c’est mon gros défaut – je trouve en la musique une alliée précieuse, une source d’énergie dont je ne saurais me passer, au-delà de l’amour de ceux qui m’entourent et qui sont à leur manière les muscles cardiaques qui me font défaut. Sans eux... 

    Soir d’été, bad news malgré le retour du soleil, ce grand absent, l’horizon est bouché. En quête d’un refuge, je file au deuxième étage de ma maison, sous les toits, au milieu des boiseries et, comme au temps de l’adolescence, je m’agenouille devant les rayons de ma discothèque. Quand j’étais plus jeune, je pouvais passer de longues minutes avant de choisir un disque. C’était mon plaisir, celui d’une fausse fébrilité, une sorte de prière muette faite aux musiciens qui se cachaient malicieusement sous les pochettes cartonnées et dans les sillons magiques de ces galettes noires. Mais ce soir, il en va autrement. Comme par enchantement, ma main se pose sans la moindre hésitation sur un disque auquel je me sens lié pour toujours et qui, jamais, ne me quittera. Heldon, Stand By.

    Je ne vais pas me lancer ici dans la biographie de Richard Pinhas, musicien pétri de science fiction (ainsi, Norman Spinrad dans l’œuvre duquel Pinhas a trouvé le nom de son groupe), disciple de Gilles Deleuze (dont il a, si ma mémoire ne me trahit pas, retranscrit bon nombre des cours à l’université de Vincennes), amoureux de la musique de Robert Fripp et Brian Eno (mais pas seulement, on croise dans son Panthéon aussi bien Kraftwerk que Jimi Hendrix).

    Si, quand même un souvenir : à l’automne 1974, j’avais entendu dans une émission de France Inter animée par Pierre Lattès une drôle de musique, curieux alliage d’électronique et d’électricité. Un truc comme je n’en avais jamais entendu, pas forcément accessible à la première écoute, mais captivant tout de suite. Un disque de Heldon, le premier, cette Electronique Guérilla où Gilles Deleuze disait « Le Voyageur » de Nietzsche. Un jour clé, ou plutôt un soir, et le début d’une passion qui ne s’est pas éteinte depuis. J’avais missionné mon frère aîné, celui qui fut mon premier guide en musique, afin qu’il me rapporte au plus vite la précieuse galette... On devine ma fébrilité. Les années ont défilé à la vitesse de la lumière mais toute cette musique est présente en moi comme au premier jour. Il y a quelques semaines encore, je recevais Desolation Row, le nouveau disque de Richard Pinhas dont bien des vibrations évoquent celles de ces premières heures foisonnantes. Ecoutez « Moog » et vous comprendrez ce que je veux dire.

    Je m’adresse peut-être à des spécialistes, mais tant pis... Les autres comprendront qu’il s’agit là d’une passion.

    Stand By, donc.

    En 1979, ce disque m'a aidé à tenir le coup, à rester debout, à me maintenir en vie. Oui, au moins autant que toutes les médecines censées me guérir. On me donnait quelques semaines à vivre et quand je m'endormais le soir, pour me donner des forces, je l'écoutais dans ma tête parce qu'il n'y avait pas d'électrophone dans ma chambre d'hôpital, forcément. Six semaines, c’est long, malgré les amis, malgré les amours. C’est une vie glauque, froide et souvent sans espoir, faite de râles et de mauvaises odeurs, de bruits déprimés et de silences mortifères. J’ai sous le coude quelques textes qui racontent cette époque, mais je me dis qu’ils vont rester en l’état, qu’ils n’ont que peu d’intérêt. Quelques semaines plus tard, après qu’on m’ait diagnostiqué un mal non mortel, expliqué qu’il faudrait fluidifier mon sang ad vitam æternam et fait comprendre que je pouvais oublier l’annonce fatidique qu’on m’avait faite, j'ai pu rentrer chez moi et je me suis jeté, assoiffé, sur le disque pour l'écouter "en vrai". Encore et encore... J’en ai profité pour ressortir d’autres albums, comme Interface, l’autre monument de Heldon paru un an plus tôt, ou Un rêve sans conséquence spéciale, dont la noirceur, curieusement, me faisait le plus grand bien. J’avais le sentiment d’extirper le mal qui avait essayé en vain de me ronger. Richard Pinhas, Patrick Gauthier, Didier Batard, François Auger...

    Le temps a passé, 34 ans déjà... et je suis toujours là (est-ce une bonne chose ?) ; tout comme ce chef d'œuvre qui continue de briller de mille feux et de me fasciner ! Sa musique est intacte, puissante, elle vous attrape à la gorge et ne vous lâche pas. Il faut la vivre, la laisser vous envahir, vous saisir. Après, rien n’est pareil...

    En 2013, la grisaille règne, la médiocrité ressemble à une pandémie, il faut avoir des yeux d'enfant pour garder le sourire. Stand By est un sacré compagnon des moments difficiles, il me le prouve encore. Je ne sais pas si c'était le but recherché par Pinhas et ses complices, mais à titre personnel, j'en certifie les effets ! Je ne sais pas comment remercier ces funambules qui, sans le savoir, sont des compagnons fidèles de mon intimité et à la source desquels je puise jour après jour. Ces quelques lignes, une fois encore, leur disent merci.

  • Ladies first (1/2)

    Je réfléchis depuis quelque temps à l'écriture d'une nouvelle appelée Ladies First, qui viendra illustrer une exposition de photographies dont la co-réalisation sera assurée par mon pote Jacky Joannès.

    Nos rôles sont bien répartis : à lui l'image, à moi le signe.

    Le principe en est très simple puisque le visiteur pourra, selon son humeur plus ou moins vagabonde, se contenter de regarder les portraits, ou bien lire le texte qu'il devra suivre de cadre en cadre, ou bien encore tout lire et regarder. L'exposition et la nouvelle porteront le même nom et auront pour point commun la femme.

    Mon acolyte va mitonner une cinquantaine de portraits de chanteuses ou musiciennes ; le texte en gestation, lui, évoquera l'histoire d’une artiste – une chanteuse - qu’on suivra dans sa tentative de renaissance…

    Je ne peux guère en dire plus, mis à part le fait que Ladies First sera l'une des manifestations associées aux quarante ans du Festival Nancy Jazz Pulsations, au mois d'octobre prochain, et qu'elle se tiendra à la MJC Pichon. Et puisqu'il est question de femmes, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? J'aimerais saluer en deux temps deux disques très différents dans leur forme mais qui ont un vrai point commun : leurs deux génitrices ont à cœur d'inventer un univers et de faire valser les étiquettes avec bonheur. L'une est apparentée au jazz, l'autre à la musique dite classique… Mais balivernes que tous ces genres, il s'agit simplement d'évoquer une puissante vibration, dans un cas comme dans l'autre. 

    Qui va lento va sano...

    youn sun nah, lentoC'est au mois d'octobre 2010 que j'ai découvert sur scène la musique de Youn Sun Nah : à l'affiche de Nancy Jazz Pulsations, la chanteuse coréenne se produisait en duo avec le guitariste Ulf Wakenius (un très grand musicien, d'une désarmante simplicité) dans le cadre intime de La Fabrique, petite salle qui jouxte le Théâtre de la Manufacture devenu depuis quelque temps le refuge du jazz de ce festival bientôt quadragénaire. Youn Sun Nah avait envoûté le public comme par magie. Avec elle en effet, tout est grâce et suspension, la musique s'épanouit dans un sourire qu'elle arbore comme une arme de paix et les frontières s'évanouissent illico dans un éclat solaire universel. Qui que vous soyez, quelle que soit votre appétence pour la musique, vous pourrez trouver votre compte dans cette entreprise de séduction exempte de la moindre trace de vulgarité.

    À cette époque, Youn Sun Nah faisait la promotion de son album Same Girl (le septième), qui allait devenir le vaisseau amiral d'un succès phénoménal. Très vite, la chanteuse est devenue une sorte de repère transgenres, jouant à guichets fermés et ne cessant d'élargir le cercle de ses aficionados. Il y a autour d’elle une espèce d’unanimité qui force l’admiration. En témoigne son nouveau passage à Nancy Jazz Pulsations, un an plus tard, dans un Opéra Théâtre plein comme un œuf, reflet d'un envol assez singulier ! Virtuose et habitée, ne dédaignant pas les emprunts à des répertoires inattendus (Metallica, Tom Waits, …), choisissant de s'accompagner ici ou là d'instruments minimalistes (kalimba, kazoo, …), s'engageant dans de folles courses avec ses compagnons de scène (Wakenius étant à ce jeu un redoutable comparse) avant de replonger dans la sérénité d'une mélodie issue de la musique traditionnelle coréenne.

    En 2013, Youn Sun Nah est une star au sens le plus cosmique du mot, parce qu’elle s’est imposée comme une étoile très lumineuse dans la constellation musicale. Son récent concert au Théâtre du Châtelet aura été vécu comme une consécration, pour ne pas dire un sacre. Nul doute qu'il se trouvera bien vite une major suiveuse et paresseuse (on me pardonnera ce pléonasme) pour tenter de nous refourguer un ersatz à l'enveloppe asiatique et joliment décorative dans les mois à venir ; mais qu'on ne s'y trompe pas, il n'y aura qu'une seule Youn Sun Nah, alors autant en profiter sans attendre. C'est un privilège d'être de ses contemporains.

    Il faut aussi s’attendre à entendre bientôt des voix discordantes : j’admets qu’on puisse ne pas être sensible à l’esthétique particulière de la chanteuse, entre pop et jazz, aux parfums de musique coréenne ici ou là, qui peut détourner de son chemin des oreilles en quête d’un frisson d'incertitude et de plus de vertige. C’est normal, tous les goûts sont dans la nature, la diversité des opinions est non seulement respectable mais souhaitable. Mais à condition d’être sincère dans son indifférence ou son rejet. Quand je lis, par exemple sous la plume un peu aigrie d’un spécialiste, que Youn Sun Nah est, je cite : « bidon », alors là je me marre tant je trouve cette remarque stupide. Car toute l'histoire de la chanteuse depuis plus de vingt ans est la démonstration implacable de sa sincérité et de son engagement dans la création d’un univers artistique singulier. Elle est tout sauf bidon ! Youn Sun Nah vit son art avec un vrai souci d’élévation, n’allons pas maintenant – sous l’effet d’une prise de distance qui est en réalité la marque d’un contrepied conformiste attendu – aller lui chercher des poux dans la tête et lui reprocher d’en vivre aujourd’hui.

    Avec Lento, nouvel album paru sur le label allemand Act, le charme continue d'opérer : je me permets de vous renvoyer au texte de mon éminent camarade Franpi, auquel je n'ai finalement rien à ajouter.

    Ce disque est la parfaite continuation de son prédécesseur, une suite naturelle qui reprend les mêmes ingrédients (pourquoi lui reprocherait-on puisqu’ils sont délicieux ?) et permet à la chanteuse d’ouvrir sa musique à d’autres sonorités grâce, entre autres, à la présence du grand Lars Danielsson à la contrebasse et de l’accordéoniste Vincent Peirani, dont le talent lui aussi est en pleine epanouissement. Alors oui, c’est vrai, Lento apparaîtra familier à tous ceux qui se sont régalés de Same Girl voici trois ans, oui il est un disque dont l’aventure n’est pas à chercher dans sa forme caressante mais plutôt dans l’intensité de sa force vibratoire. Et je ne souhaite à personne de rester insensible à la beauté magnétique de « Lament », « Hurt » ou « Full Circle », ni même aux échappées virtuoses de « Momento Magico ».

    J’ignore à quoi ressemblera le prochain disque de Youn Sun Nah : en attendant, celui-ci est un beau refuge, une réplique pleine de noblesse à la morosité ambiante. C’est quand même beaucoup, non ?

    A suivre... une histoire de transgression, bientôt !

    Et pour vous faire patienter, un peu de musique...

  • Marche attaque !

    Et soudain, le wagon dans lequel j'étais assis l'autre jour fut envahi - je ne trouve pas d'autre mot - par une horde verdâtre dûment décorée d'autocollants assénant à qui voulait bien les lire son amour du mariage. Enfin, soyons clairs, pas le mariage pour tous, hein, le leur, le seul, le vrai à ces gens si bien élevés. Pas nécessairement un mariage d'amour, parfois même conçu comme un arrangement entre gens du même milieu, sans brassage et avec de beaux enfants uniformes en bermuda. Une institution qui bien souvent se fracasse les certitudes sur quelques statistiques défavorables et le ballet des cocus de tout poil, mais chut, faut pas le dire… Monsieur, parfois, a la main un peu leste sur la croupe domestique et s'octroie quand le besoin se fait trop pressant quelques extras non déclarés officiellement (comme une sorte d'exil conjugal, pour reprendre un mot en vogue). Madame s'accommode ou se console de son côté, c'est la vie et rien d'autre, n'est-ce pas ? Un groupe très bavard, donc, et parlant trop fort, aux allures d'enfants de troupe lepenoïde, sûr de son fait, armé d’un sourire glacial d'où suinte un rictus ostentatoire et tranquillement condescendant. Mais si caricatural qu’à un certain moment, je me suis cru transporté dans une bande dessinée de Marcel Gotlib. Même pas, dommage, au moins là, j’aurais ri un peu.

    Nous sommes dans un train de la banlieue ouest de Paris, quelque part entre Marly-le-Roi et La Celle Saint Cloud. J’ai hâte d’arriver Gare Saint Lazare car l’ambiance est franchement fétide, ça sent le renfermé…

    Tiens, on voit même se pavaner un prêtre bodybuildé au teint hâlé qui roule des mécaniques et, je n’en doute pas, prêchait quelques minutes auparavant son très mécanique « aimez-vous les uns les autres » devant un parterre d’ouailles superstitieuses latinisantes au portefeuille matelassé. Fière soutane, épaules altières, monsieur jubile au cœur de son aréopage bien blanc de peau. Teint clairs, yeux bleus, une belle et grande famille… Drôles de paroissiens !

    Ça piaille dans tous les coins, les stratégies s'élaborent sur les banquettes. C'est sûr, des millions de Français, de vrais Français, vont montrer à leur pays déliquescent de quel bois de croix ils se chauffent. On spécule sur les alliances à venir au coin de la rue, on balaie d'un revers de la veste de velours côtelé les minauderies de la dirigeante d'extrême droite : les gens (bas) du Front seront bien là, fidèles au rendez-vous, pour bouter ces sous humains hors du cercle étriqué de leur imagination. Ils seront avec nous, ça ne fait pas le moindre doute…

    Et tout à coup, plus personne : en moins de temps qu'il n'en faut pour engloutir une hostie, la troupe s'est évaporée, organisant bruyamment la suite de son chemin de crôa sur le quai de la gare de La Celle Saint Cloud. Pour retrouver ses amis bleu marine qui les attendent, si j'ai bien compris, du côté de la Porte Maillot.

    Mon voisin de banquette - qui veut absolument nous faire part de sa soixantaine décomplexée ayant tout compris depuis longtemps - explique que cette pauvre histoire n'est en réalité qu'une conjonction d'intérêts. Entre politique car le Front jubile et trouve là un os à ronger avec son lot de recrues potentielles, et la caste des avocats qui vont s'en mettre plein les poches avec tous ces divorces qui ne manqueront pas de s’abattre sur ces braves gens qui tiennent tant à cette union officielle ! « Vous n'êtes pas avocat, au moins ? » Je le laisse pérorer tandis qu'il ajoute que ses amis homos, eux, ne veulent pas se marier. Vivement Saint Lazare…

    C’est assez étonnant quand on y pense : savoir qu’une foule veut manifester, non pas pour revendiquer un droit, mais pour s’opposer à ce que d’autres puissent bénéficier de ceux dont ils jouissent, eux… Mais que croient-ils donc, ces pèlerins d’un autre âge ? Que des millions de français sont déjà dans les starting blocks, la langue pendue, bave aux lèvres, prêts à devenir homos à la minute même où le mariage pour tous sera promulgué, provoquant ainsi l’extinction inéluctable de leur si belle race ? Alors qu’il ne s’agit en réalité que d’accorder ce qui, finalement, est le plus légitime des droits, celui à l’indifférence, à quelques uns d’entre nous. Oui, l’indifférence, à prendre aussi dans le sens où les droits doivent être indifférenciés.

    Que d'efforts additionnés pour marquer sa détestation de l'autre, son drôle d'amour qui conjugue la division dans un temps passé, volontiers pétainiste et prêt pour s'affirmer aux yeux des médias - on soulignera cette contradiction - à des alliances politiques contre nature. Moi-même j'ai un peu hésité avant d’écrire ces quelques lignes, parce que je n'aime guère laisser transpirer un ressentiment, mais quand je pense à la phrase prononcée par Barack Obama lors de sa cérémonie d'investiture : « Our journey is not complete until our gay brothers and sisters are treated like anyone else under the law », je ne peux m'empêcher de penser que toute cette agitation rétrograde est vaine, stupide et fielleuse. Encore une guerre de retard, une de plus… Tout cela me donne la nausée, et c’est dans ces moments-là que j’ai un peu honte d’être Français.

    africanjazzroots.jpgJe vais reprendre des forces en écoutant les African Jazz Roots de Simon Goubert et Ablaye Sissoko, au risque d’aggraver mon cas aux yeux de ces marcheurs sans amour au cœur qui vont certainement trouver beaucoup à redire à cet autre mariage qu’ils jugeront contre nature, celui de musiques occidentales et africaines. Tant pis pour eux s’ils sont aveugles au point de ne pas être saisis d’admiration devant la beauté de cette union et le métissage sublimé qui en résulte. Ils se consoleront avec la médiatocratie frelatée de la nightclubbeuse rancie qui leur sert temporairement d’égérie et les ridiculise aux yeux de tous. On a les génies qu’on mérite, après tout…

  • La bande à Ludo

    J'étais à Paris vendredi. Un coup de chance car le trompettiste Ludovic Louis avait rameuté sa bande du côté du China pour un concert dont l'imprégnation soul music n'aura échappé à personne. L'occasion aussi d'applaudir mon fils qui était de la partie, armé de son saxophone alto. Un bon moment, chaleureux (chaud également car la salle était bondée, notamment en raison de la présence de caméras de télévision), une réponse haute en couleurs à la France sinistre annoncée deux jours plus tard dans les rues de la capitale, pour ruisseler sa détestation de l'alterité. Ici, il ne s'agissait que de générosité et d'un métissage dont le pouls était bien celui d'un mariage épanoui. Merci aux musiciens, donc, de nous avoir offert ces instants d'humanité.

    En guise de souvenir, une dizaine de minutes extraites de ce concert avec "Brown Sugar", une composition du chanteur pianiste guitariste d'Angelo (sur son premier album éponyme). On pardonnera aux bavards impénitents qu'on entend parler d'être un peu bruyants, après tout, ce petit tumulte fait partie du jeu.

    Les musiciens :

    Ludovic Louis (trompette), Stefan Filey (chant), Pierre Desassis (saxophone alto), Vincent Bidal (clavier), Haïlé Jno-Baptiste (guitare), Stéphane Castry (basse), Christofer Gourdin (batterie).