Divorce à la Danoise
Hasse Poulsen a divorcé. Et alors, me demanderez-vous, en quoi cela nous regarde-t-il ? Je pourrais vous donner raison, parce qu’en effet la vie privée des gens ne nous concerne pas. Mais un avis si tranché risquerait de vous priver d’un bonheur musical que je vais évoquer ici en quelques lignes. Non sans vous proposer au préalable un rapide rappel « historique ».
2003, Metz, Les Trinitaires : j’assiste à un concert du clarinettiste Louis Sclavis venu interpréter son répertoire Napoli’s Walls inspiré des fresques murales d’Ernest Pignon-Ernest dans la ville de Naples. Médéric Collignon est là, tout en cornet, yeux exorbités et scats survoltés. Vincent Courtois, plus discret fait entendre le chant de son violoncelle. Je découvre un guitariste dissonant et abrasif, de haute stature : Hasse Poulsen. Depuis cette époque lointaine, ce géant danois a su imposer son talent, en particulier au sein du trio Das Kapital, sans doute l’une des plus belles inventions du jazz de la décennie passée. Il est aussi un explorateur, en duo (avec Tom Rainey, Fabien Duscombs, Hélène Labarrière…), en quartet avec The Langston Project pour dire les textes de Langston Hugues ou dans le cadre d’une formation aux accents volontiers psychédéliques telle que SighFire. Tout récemment, sa guitare électrique est venue griffer le jazz gourmand et pétulant de Frizione, disque du saxophoniste Romano Pratesi entouré d’un véritable all stars (incluant Glenn Ferris, Stephan Oliva, Claude Tchamitchian, Christophe Marguet).
Ce ne sont là que quelques exemples pour vous donner une idée de son activité polymorphe et rageusement créative. Mais attention : Hasse Poulsen – vous allez enfin savoir pourquoi je vous raconte toutes ces choses – est aussi un excellent interprète, dont les « chansons » avaient frappé juste à l’occasion de la parution il y a cinq ans de The Man They Cass Ass… Sings Until Everything Is Sold. J’en avais rédigé la chronique pour Citizen Jazz. J’y écrivais notamment : « Un songwriter de premier plan doublé d’un magnifique chanteur vient de voir le jour et s’expose enfin après de longues années de maturation ». Vous commencez à comprendre : lorsqu’un chroniqueur de haut niveau vit les heures difficiles de la séparation après vingt ans de vie commune, on devine que ce qu’il a à dire dépassera très largement le cadre de l’intimité d’un couple volant en éclats. Fin du rappel.
Le temps est donc venu pour l’homme qu’on appelle Ass de partager Not Married Anymore, dont le titre parle de lui-même. Quinze compositions enregistrées en quatre jours au fin fond du Danemark, avec la complicité des compatriotes Henrik S. Simonsen et de Tim Lutte, sans oublier le rôle important joué par Gilles Olivesi pour le travail sur le son. Ici, pas de fioritures, c’est un enregistrement urgent, presque brut, qui est proposé, avec ce côté roots qui colle parfaitement à la nudité du propos. Les violons et les flonflons n’ont pas leur place ici. Voix + guitare + contrebasse + batterie et basta. Pas question d’une super production. Pas de solos non plus, ce n’est pas le moment d’en rajouter. Avec cet album très personnel, Poulsen dévoile un répertoire dont les premières compositions remontent à 2014 et parlent d’amour, de rupture, de regrets, d’espoir, en lien direct ou indirect avec son histoire. Autant de sentiments qui sont les siens, bien sûr, mais aussi ceux qui peuvent traverser chacun·e d’entre nous. Ce qu’Hasse Poulsen confirme : « Quand le privé ressemble à un regard involontaire dans une chambre, ça devient insupportable et embarrassant. J’espère que les chansons de Not Married Anymore ne donnent pas une telle impression de partage de détails banals et sans importance d’une vie sans intérêt. J’espère parler des émotions – souvent contradictoires – qu’on rencontre dans beaucoup de moments de vie ». Rassurons-le, cette exposition aux oreilles de tou·te·s n’est jamais dérangeante au prétexte qu’elle ferait de nous des voyeurs. Ces histoires d’amour, qu’elles finissent mal ou pas, sont universelles. Et ici fort justement racontées.
L’album mêle ballades aux accents folk, country, bluegrass ou jazz, avec çà et là une pointe de rock à l’état brut et quelques tentations psychédéliques. Hasse Poulsen rend à sa manière un hommage appuyé à ceux qui habitent son Panthéon musical depuis toujours ou presque : Johnny Cash, Bob Dylan, Paul Simon, Elvis Costello ou Tom Waits. On pourrait ajouter Leonard Cohen. Cette sédimentation heureuse – dans un contexte qui ne l’est pas – fait de Not Married Anymore un disque qu’on ne cherchera pas à classer. Il est celui, je me répète, d’un songwriter au sens le plus noble et le plus intemporel du terme. Avec pas mal de titres qu’on serait tenté de fredonner (au premier rang desquels « Not Married Anymore »), si l’on ne craignait de paraître incongru en les chantonnant…
Pour terminer cette note, j’aimerais partager un souvenir : l’année dernière, j’avais réuni à Paris quelques amis musiciens que je voulais associer à un événement personnel. Hasse Poulsen était de ceux-là. Il est arrivé, immense sur son vélo de course, sourire timide aux lèvres, simple comme bonjour. J’ignorais tout des moments pénibles qu’il traversait à cette époque. Il n’en a rien laissé paraître, alors que nous levions tous notre verre à une histoire qui, elle, était heureuse. Presque dix-huit mois plus tard, je mesure toute l’élégance de l’homme, au-delà de son immense talent de musicien. Je suis donc bien placé pour vous dire que Not Married Anymore est un écho supplémentaire de cette classe naturelle qui transpire de chacun de ses mots, de chacune de ses notes.
Musiciens : Hasse Poulsen (chant, guitares), Henrik S. Simonsen (contrebasse), Tim Lutte (batterie), Gilles Olivesi (effets).
Titres : Not Married Anymore / Drink to my Health / Ask Yourself / A Single Day / At the End of a Rope / What Kind of a World / Thanks for the Fight / This is the Day / Hollow Old Bone / I Need a New Girl / In a Dead Man’s Skull / What’s On Your Mind / Ship Full of Ghosts / Thousand Voices / Only Sometimes
Label : Das Kapital Records
Quand une année commence avec un nouveau disque de Das Kapital, on se plaît à imaginer qu’il s’agit d’un signe encourageant. Surtout lorsqu’on prend connaissance, tout en écoutant les premières mesures de Vive la France, de la note d’intention qui sous-tend un album dont le pouvoir de séduction est instantané, ce à quoi le trio nous a habitués, soit dit en passant : « On dit que le rock est mort. On dit que le jazz l’est aussi. On a enterré le socialisme. La liberté a été sécurisée. 68 est en retraite. On nous ordonne de nous divertir. On nous impose d’avoir peur et de se méfier d’autrui. Enfin, ce n’est pas vraiment notre genre. » Pas le nôtre non plus : que Daniel Erdmann (saxophones ténor et soprano), Hasse Poulsen (guitare et mandoguitare) et Edward Perraud (batterie, électronique) en soient certains !
J’aime beaucoup le portrait d’
Je crois que je pourrais me damner pour un chorus de guitare tel que celui dont
Musique grande classe, comme la bande son d’un film aux accents nostalgiques qui aurait été tourné en noir et blanc pour mieux souligner les éclats invisibles du quotidien et en révéler la part de magie. L’Orphicube vous transporte avec son ingéniosité génétique - encore une fois, cet orchestre a un son qui lui appartient totalement, sui generis, comme on dit - et sa forte dose d’onirisme.
Stéphane Kerecki endosse le rôle d'un passeur pacifié qui ne vise qu'un seul objectif : réenchanter des histoires dont tous les secrets n'avaient, on s’en rend compte grâce à lui, pas encore été dévoilés. En levant le voile sur ses propres visions, il nous propose un embarquement dans son imaginaire cinématographique et c'est un bonheur de le laisser faire… avec un grand sourire dans le regard.
Together, Together! n’est pas de ces disques qu’on écoute avec passivité ; il fait plutôt partie des instants d’équilibre un peu miraculeux, dont on connaît la fragilité, et qu’on ne veut pas laisser filer entre ses doigts. On laisse approcher la musique, on lui accorde tout son temps, pour qu’elle nous souffle ses délicatesses au creux de l’oreille. Musique sensuelle, on vous dit !
Dans un climat d'une grande sobriété, on retrouve avec ce beau disque l’essentiel de ce qui fait tout son pouvoir de séduction, comme si Matthews jouait la carte de l’épure et de l'intemporel en se disant qu’eux seuls disent le vrai : au service de son art, une instrumentation légère composée de guitares (acoustique et électrique), d'un piano électrique (ou d'un orgue) et d'une basse.
Un chef d'œuvre ? Le temps parlera, mais après tout, ne suffit-il pas de dire que la manière avec laquelle Olivier Benoit, entouré d’une équipe soudée, est parvenu à synthétiser toutes les musiques qui l'habitent depuis des années, est admirable ? Au point de donner vie à un idiome dont on attend dès à présent les prochaines pulsations, celles qui résonneront des échos d'une autre capitale européenne, Berlin.
On a beau chercher, regarder derrière soi ou même de côté, il faut bien se rendre à l’évidence : ce disque sans équivalent est une nouvelle pépite, une pierre précieuse, tout juste polie au sens où ses audaces la rendent heureusement irrévérencieuse. Le quartet d’Emile Parisien est âgé d’une petite dizaine d’années et sème sur son chemin de sacrés cailloux. Sa musique, aussi singulière et intrigante que les titres de ses disques, n’a certainement pas fini de nous sidérer.
C’est incroyable qu’on puisse être à la fois si jeune et porteur des horizons sans cesse réinventés d’une histoire de la musique du XXe siècle, que Vincent Peirani et Émile Parisien semblent connaître depuis toujours, comme si elle coulait dans leurs veines. Un disque fédérateur qui s’adresse aux amoureux du jazz, de la chanson, de toutes les musiques impressionnistes, des musiciens vibrants et dont on ne finit jamais de contempler les beautés exposées.
Voix, sons métalliques ou électroniques, bruits de rue, chant naturel des instruments : cette polyphonie, qui célèbre Moondog avec autant d’inventivité que de respect, séduit d’emblée. En imaginant Perpetual Motion, Sylvain Rifflet, Jon Irabagon et leurs complices sont allés bien au-delà de l’hommage : ils expriment une fusion totale entre le génie d’un compositeur et leur art propre, qui se refuse à toute limite. Et surtout pas celle de leur imagination.
Siderrances est un disque auquel on doit s’abandonner… Loin des urgences de notre monde, il offre son temps long (le deuxième disque ne comporte que deux titres, respectivement de 20 et 32 minutes) et laisse aux deux protagonistes le loisir d’engager une conversation de l’intime qui, jamais, ne nous laisse de côté. Là est sa grande force : il nous parle au creux de l’oreille dans sa langue propre, mais très empathique.
Hasse Poulsen, cet homme qu’on appelle Ass, chante le désenchantement, celui d’un monde menacé par l’épuisement de ses ressources vitales, elles-mêmes objets de commerce. Souhaitons que son inspiration, en tout cas, ne se tarisse jamais, car un songwriter de premier plan doublé d’un magnifique chanteur vient de voir le jour, et s’expose enfin après de longues années de maturation.
Voilà pour ce petit exercice de style que je ne saurais conclure sans décerner un « Coup de Maître » à un musicien ami qui aura beaucoup donné cette année, et que je tiens absolument à saluer.