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Ah, ce Poulsen !

hasse poulsen, das kapital, the langston project, open fistJe crois que je pourrais me damner pour un chorus de guitare tel que celui dont Hasse Poulsen nous gratifie d’emblée sur « Webstern », la composition signée Edward Perraud qui ouvre avec majesté le nouveau disque du trio Das Kapital, paru sur Label Bleu. Car son intervention décisive – véritable saillie électrique – est rien moins que magistrale et me renvoie aux grandes heures d’un Neil Young chevauchant son Cheval Fou. En peu de notes, d’une intensité foudroyante, le Danois semble expulser hors de lui une force hors du commun et dévoile l’une des nombreuses facettes de son talent, qui est immense. Amusante conjonction (mais il ne saurait y avoir ici le moindre hasard), Poulsen était la semaine dernière au tableau d’honneur de Citizen Jazz : deux chroniques d’albums, un reportage photo, un portrait, un entretien. Normal, car nous sommes là en compagnie d’un personnage pas comme les autres, que j’ai eu la chance de découvrir il y a bien longtemps déjà, quand il évoluait dans la formation Napoli’s Walls de Louis Sclavis, aux côtés de deux autres musiciens atypiques, le cornettiste Médéric Collignon et le violoncelliste Vincent Courtois. C’était en... 2003, je crois. Un grand disque (tous les disques de Louis Sclavis sont de grands disques), un moment de scène comme je les aime, dans le cadre intime du Caveau des Trinitaires de Metz.

Je vous ferai grâce de la biographique de ce quasi sexagénaire installé à Paris depuis la fin des années 90. Il est de ceux que je qualifie de flibustiers. Indispensable et indompté, jamais là où on l’attend, donc. Sa guitare a beau ne compter que six cordes, il en possède bien plus à son arc. L’an passé, j’avais souligné sur Citizen Jazz la singularité du personnage à l’occasion de la parution d’un disque auquel je suis resté très attaché : sous l’appellation The Man They Call Ass (parce qu’en bons Français fiers de mal prononcer les noms étrangers, nous déformons son patronyme pour l’affubler d’une dénomination... postérieure !), Hasse Poulsen s’était affirmé comme un véritable songwriter, digne des plus grands. Compositeur, interprète et surtout chanteur, il affirmait toute sa classe avec ... Sings Until Everything Is Sold et revendiquait des influences, dont celle, majeure, de Bob Dylan qu’il avait évoqué avec moi dans un entretien : « Mes inspirations, mes idoles… il y en a beaucoup ! Dans votre liste, surtout Dylan et Cohen mais il faut rajouter Tom Waits ! Bob Dylan est incroyable. Sa poésie et ses chansons sont souvent basées sur des chansons populaires, un peu détournées, mais le nombre de classiques qu’il a écrits est époustouflant ! L’air de rien, c’est un mélodiste superbe, doublé d’un parolier hors pair. Quand je l’écoute, ça m’inspire toujours pour écrire mes propres chansons ». Il n’est pas trop tard pour aller à la rencontre de ce disque de chansons (sic) étincelant et un brin désenchanté, qui a vu le jour en 2014 sur Das Kapital Records.

Si je tiens à saluer Hasse Poulsen aujourd’hui, c’est avant tout en raison de la densité de son actualité discographique, qui constitue un témoignage très représentatif de sa diversité artistique. Viennent en effet de paraître trois disques réjouissants (auxquels il faudra ajouter BUSKING, en duo avec la contrebassiste Hélène Labarrière, paru sur le label breton Innacor et que je n’ai malheureusement pas encore eu le temps d’écouter, mais dont le pouvoir mélodique semble d’ores et déjà avéré).

J’ai évoqué pour commencer le trio Das Kapital, formé avec le batteur français Edward Perraud et le saxophoniste allemand Daniel Erdmann. Après deux disques consacrés aux chansons de Hans Eisler (Ballads & Barricades en 2009 puis Conflicts & Conclusions en 2011), collaborateur de Brecht et compositeur de l’hymne national de l’ex-RDA, puis un troisième composé d’arrangements de chants de Noël (Das Kapital Loves Christmas en 2012), le trio revient avec cette fois ses propres compositions. Intitulé Kind Of Red, ce disque sorti au mois de novembre marque à la fois l’engagement politique de musiciens qui se situent explicitement à gauche, mais aussi leur ancrage dans l’univers du jazz. L’allusion à Kind Of Blue, album mythique de Miles Davis s’il en est, est évidente. Et puisqu’il est ici question de couleurs – de bleu, de rouge – on ne peut que souligner la richesse d’un disque qui se nourrit de celles que fournissent trois individualités distinctes et complémentaires pour aboutir à ce qu’on nommera volontiers un idiome, survolant un jazz nimbé d’éclats puisés à la source du rock et du folk. Car il y a une patte Das Kapital, une identité musicale qui se nourrit à la fois des visions synesthésiques de Perraud (pour le coup, le batteur est un sacré fournisseur de couleurs et ses trois compositions en sont l’expression saisissante), du balancement entre la fougue électrique et la caresse acoustique de Poulsen, et d’une profondeur chaude émanant du saxophone de Daniel Erdmann. Même le label du groupe a pris des couleurs, puisque Kind Of Red – c’en est presque paradoxal – est publié, non sur Das Kapital Records, mais sur ce Label Bleu qu’on est toujours heureux de retrouver. Profitons de cette nouvelle production pour saluer le travail remarquable appliqué au son par Michael Seminatore, toujours dans les bons coups depuis quelque temps et qu’on citera une autre fois un peu plus loin...

hasse poulsen, das kapital, the langston project, open fistCertains vous parleraient de choc, d’autres salueraient un élu, d’autres encore décerneraient un diapason ou je ne sais quelle distinction. J’appose sans la moindre hésitation un « Coup de Maître » à The Langston Project, autre livraison du mois de novembre, cette fois sur Das Kapital Records. Aux commandes de ce projet à la coloration résolument blues-rock, notre ami Poulsen, vous l’avez compris !

Ce disque est un hommage à Langston Hughes (1902 - 1967), poète, nouvelliste, dramaturge et éditorialiste américain du XXe siècle, dont la renommée est due en grande partie à son implication dans le mouvement culturel communément appelé Renaissance de Harlem, pour le renouveau de la culture afro-américaine, dans l’Entre-deux-guerres, qui touche aussi bien la photographie, la musique, la peinture ou la littérature. Hugues aura l’occasion de dire : « J'ai cherché à comprendre et à décrire la vie des noirs aux États-Unis et d'une manière éloignée, celle de tout humain ». Il a voulu montrer l'importance d'une conscience noire et d'un nationalisme culturel qui unit les hommes plutôt qu'elle ne les oppose.

Puissamment épaulé par deux autres flibustiers (Luc Ex à la basse électrique et Mark Sanders à la batterie), Hasse Poulsen met en musique les textes de Langston Hugues, une démarche qu’il a explicitée dans son interview pour Citizen Jazz : « Ce qu’il y a de spécial avec les poèmes de Hughes, c’est qu’on entend la musique dans ses paroles. On entend du rythme, des mélodies, des progressions harmoniques. Dans son écriture, il va dans beaucoup de directions : il écrit des blues dans la forme la plus basique du blues, il écrit des poèmes abstraits qui correspondent à la musique contemporaine (avec laquelle il a beaucoup travaillé aussi), il écrit des textes rap, des proclamations, des plaintes, des rimes d’amour… c’est très riche. » Il abat ainsi avec détermination les cartes d’un disque fiévreux, propulsé par un groupe compact, sans effets ni fioritures, comme se doit d’être le rock ou le blues par essence. Et puis, il y a cette chanteuse magnifique, une véritable illumination. Vraiment. En écoutant le disque pour la première fois, l’effet de séduction a été total, comme si cette Debbie Cameron, dont je ne connaissais absolument rien jusqu’à ce jour d’octobre où le disque m’est arrivé, avait vécu plusieurs vies en une seule et les avait concentrées dans son chant habité. Le guitariste m’a dit en quelques mots qui elle était et je ne résiste pas au plaisir de vous résumer son propos : « Debbie, c'est une grande musicienne avec un parcours impossible ! Master de musique à dix-sept ans à Miami où elle cohabitait avec Jaco Pastorius, chanteuse jazz avec Clark Terry et bien d’autres à 18-20 ans. Elle a représenté le Danemark au concours de l’Eurovision en 1981 et s'est fait bien piéger par la pop music. Elle a transcrit des disques entiers de Weather Report (solos, orchestrations, accords) pour un éditeur allemand. Et maintenant elle est un peu perdue en province. Mais elle sait vraiment chanter... ». C’est le moins qu’on puisse dire ! Ecoutez-la vouloir prendre votre cœur dans « When It Comes To You » ; perdez votre souffle avec elle pour un « Midnight Raffle » giflé par une rythmique survoltée ; abandonnez-vous à l’envoûtement quand elle chante « Request For Requiems ». Hasse Poulsen unit aussi sa voix à la sienne, comme sur cet « I Dream A World » parcouru d’un frisson dont les couleurs acoustiques renvoient à The Man They Call Ass. Chair de poule garantie ! Objet musical des chemins de traverse, distillant une musique de brûlure, The Langston Project est à n’en pas douter un de ces albums qui ne sont pas près de regagner leur place dans les rayonnages d’une discothèque. Il reste là, à portée de main, revenant sans cesse au premier plan. Il n’est pas un disque qu’on écoute, mais un disque qu’on ré-écoute. Et qu’Hasse Poulsen ne m’en veuille pas de cette faiblesse de ma part mais... Debbie Cameron, tout de même, quelle splendeur ! Je lui dédie cette phrase extraite de « Breath Of A Rose » : « Love is like perfume in the heart of a rose ».

hasse poulsen, das kapital, the langston project, open fistTom Rainey est un batteur américain qui évolue dans l’univers du jazz et des musiques improvisées et qui – je cite ici mon camarade Julien Gros-Burdet – « jouit d’une réputation toute particulière, justifiée par une originalité au service de tous les jazz, que ce soit aux côtés de Fred Hersch ou Ken Werner, au sein des groupes de Tim Berne ou avec Tony Malaby ». Rainey fut également membre des Progressive Patriots de notre guitariste danois il y a quelques années. Avec une telle carte de visite, on ne peut guère être surpris de le savoir partant pour une rencontre en duo avec Hasse Poulsen, ce dernier le considérant par ailleurs comme un des plus grands batteurs de jazz du monde. Flibustier un jour, flibustier toujours. Voici donc venir Open Fist, sur le label Becoq, disque qui marque la volonté de jouer « une musique sans artifice, celle de deux personnes qui jouent dans l’instant ». Open Fist est en effet un disque totalement improvisé, aux couleurs du béton cette fois, ainsi que Poulsen le rappelait dans son l'interview citée un peu plus haut pour Citizen Jazz : « Enregistré dans un sous-sol parisien, en studio, avec l’impression d’être dans un parking. Et croyez-moi, je trouve souvent les parkings publics très beaux ! Le graphisme, le béton, les formes d’escargot que suivent les voitures. C’est beau sans vouloir l’être et ça me plaît. Comme la musique sur Open Fist ». C’est la face brute d’Hasse Poulsen qui est à l’œuvre dans cet enregistrement-témoignage en sept mouvements sans concession ni souci de caresser l’oreille dans le sens du poil – je note une fois encore le travail d’un certain Michael Seminatore au mastering sur la belle prise de son de Gilles Olivesi (c'est important de souligner le rôle de ceux qui œuvrent aux manettes) – et dont la force réside dans un besoin impérieux de pousser l’autre dans ses retranchements. En état d’hypertension et d’urgence. Ce n’est pas un duel toutefois, mais plutôt la confrontation de deux énergies et leur dépassement. Ce qui est, quand on y songe, une définition de la synergie.

Kind Of Red, The Langston Project, Open Fist, BUSKING... Le menu d’automne-hiver est copieux et varié à la table du Danois. Il y a de quoi se nourrir pour un petit bout de temps, sans risque d’embonpoint à la clé. Car ces musiques vous traversent et vous remuent de l’intérieur. Ah, ce Poulsen, sacré bonhomme tout de même, attachant et hyper actif, homme qui cherche sa liberté dans une certaine forme d’indépendance. Je le citerai une dernière fois : « J’aime écouter la musique dans les clubs et dans les salles de petite taille. Je ne suis jamais allé voir un concert dans un stade. Je pense que l’indépendance et la liberté sont très liées au fait de ne pas dépendre de trop de monde. Travailler avec beaucoup de monde : oui ! En dépendre : non ! »

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