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Grande traversée

equal_crossing.jpgJe crois pouvoir dire que j’attendais ce disque depuis un petit bout de temps maintenant. J’entends par là qu’après l’avoir écouté une première fois – pour ne pas dire au bout de quelques minutes seulement – j’ai eu la certitude d’une rencontre comme j’en rêve souvent, mais dont la réalisation est plus ou moins probable. Car vous le savez aussi bien que moi, il y a parfois une petite différence entre rêve et réalité, malheureusement. La dernière fois qu’il m’est arrivé de faire coïncider à ce point les deux, c’était l’année dernière, lors de la publication d’Europa Berlin par l’ONJ, sous la direction d’Olivier Benoit. Ou la sensation inexplicable de me trouver face à un objet artistique qui va me nourrir pendant un très long moment. C’est une question de synchronisme, d’alignement presque parfait entre le niveau de mes questionnements et les réponses qu’un musicien peut leur apporter. C’est toute l’histoire d’un disque qui se présente comme le marqueur de l’adéquation entre un émetteur et un récepteur. Comprenez bien : je ne prétends pas ici que le nouveau disque en quartet du violoniste Régis Huby provoquera chez vous une réaction identique à la mienne. Je n’en sais absolument rien, même si je vous le souhaite, alors qu’à l’évidence vous êtes forcément différents de moi. Mais une chose est certaine : Equal Crossing, publié sur le label Abalone, à la destinée duquel veille ce musicien multidimensionnel, vient à notre rencontre à la façon d’un miroir. Lorsque je l’écoute et que je ferme les yeux, j’ai la conviction d’avoir été percé à jour et qu’on a voulu me faire un beau cadeau. Rien qu’à moi. C’est à moi qu’il parle. Et je sais que je ne suis pas seul à le vivre ainsi.

Curieusement, j’aurais bien du mal à expliquer ce drôle de phénomène parce que ces choses-là se vivent et se ressentent plus qu’elles ne se disent. Nous sommes tous des êtres de sédimentation : j’ai beau ne pas être un officiant de la musique, mes connaissances ne s’en sont pas moins accumulées avec beaucoup de persistance depuis près de cinq décennies, sans d’ailleurs qu’aucun phénomène d’érosion ne soit à déplorer. Tout s’ajoute pour élaborer au fil du temps une drôle de construction humaine, un biotope musical qui est le patrimoine dans lequel je puise pour vibrer. C’est tout ce capital qui semble entrer en résonance directe avec Equal Crossing.

Vous le savez, Régis Huby est un pensionnaire de l’Auberge des Musiques Buissonnières. Il a ici, en quelque sorte, son rond de serviette. Non qu’il se soit vu octroyer un quelconque privilège ou qu’il paie plus cher que les autres, mais bien parce que chacune de ses expériences est pour moi la source d’un voyage (une traversée, donc) au pays de toutes les musiques que j’aime et qu’il me semble important d’en souligner les beautés. Jetez un simple coup d’œil au catalogue d’Abalone et vous comprendrez vite pourquoi. Qu’il s’agisse d’une chronique pour Citizen Jazz (c’est ici, ici, ici, ici, ou encore ici) ou d'une digression buissonnière, et même si je ne prétends pas à l’exhaustivité, ma plume a beaucoup dérivé en hommage à son travail. Vous pourrez ainsi facilement trouver dans ces pages les stigmates scripturaux de l’enchantement qu’exerce sur moi la planète Hubyland : par exemple quand j’ai évoqué Constellation du sextet de Christophe Marguet : ou Together Together!, le duo de ce dernier avec Daniel Erdmann ; un peu plus tard, c’était Akasha, du quartet d’Yves Rousseau, dont le Wanderer Septet était mis à l’honneur un peu plus tard ; faut-il rappeler, enfin, Shakespeare Songs par le trio Marguet – De Chassy – Sheppard ? Tout récemment, le saxophoniste Laurent Dehors a publié un étourdissant Les sons de la vie, dont je n’ai pas rendu compte ici, simplement parce que je manque un peu de temps en ce moment. Alors je le cite, juste pour me faire pardonner, sachant que mon camarade Citoyen Franpi en a lui-même dit le plus grand bien. Il a bien raison, le bougre...

Ce nouveau disque est composé de trois longs mouvements eux-mêmes construits en deux ou trois parties, dont les titres (« Faith & Doubt », « The Crossing Of Appearances » ou « Imaginary Bridges » pour vous citer trois exemples) constituent de précieuses indications sur le sens que Régis Huby a voulu donner à une union au sommet : « L’idée de traversée me plaît car elle suggère le chemin, l’action d’aller vers l’autre. Il y a donc un plan métaphorique dans tout ça, bien évidemment, à la fois sur le plan musical, mais aussi social ou culturel ». Mais tout d’abord, il est important de dire qu’Equal Crossing est un objet musical qui n’est pas simple à cerner du point de vue de sa forme. À cet égard, on doit lui reconnaître une qualité essentielle : celle de se présenter comme une traversée des styles – jazz, musique de chambre, musique improvisée, rock –, qu’il fusionne pour donner naissance à un langage qui est tout cela à la fois et en même temps autre chose, une musique organique finement ciselée, mais aussi très mouvante et ouverte à l’improvisation, dont les teintes électro-acoustiques inédites doivent autant aux choix instrumentaux qu’à la personnalité des musiciens. Les violons de Régis Huby dégagent de larges espaces sonores que vient habiter la guitare sinueuse de Marc Ducret, aux accents souvent frippiens, tantôt planante, tantôt pourvoyeuse de scansion. C’est lui qui pousse le quartet vers son esthétique la plus proche de ce qu’on nommera rock pour simplifier, un rock qui lorgnerait vers une forme progressive actualisée. On me pardonnera cette référence qui pourra sembler étrange à certains, mais il est indéniable que le plaisir éprouvé à l’écoute d’Equal Crossing m’a renvoyé à plusieurs reprises par certaines de ses aspects très ouverts à la découverte en 1973 de Larks’ Tongues In Aspic de King Crimson. Comme un écho lointain. Bruno Angelini, lui, est l’agent multiplicateur du quartet. Il superpose les couleurs en provenance de son piano, de son Fender Rhodes et de son synthétiseur analogique. Le pianiste pratique avec beaucoup de fluidité le grand écart entre classicisme et modernité. Enfin, l’autre bonne idée de ce projet est d’avoir fait appel à Michele Rabbia qui est beaucoup plus qu’un percussionniste. Il est un agenceur de sons, dont l’électronique agit comme un perturbateur tranquille de l’environnement sonore. Pas de basse ni même de contrebasse, donc : quatre musiciens placés sur un pied d’égalité – on peut ainsi comprendre le mot « equal » qui donne son titre à l’album – pour élaborer les textures, chacun ayant en charge la proposition mélodique tout autant que le modelage de la matière rythmique, dans le respect et l’écoute des trois autres. Régis Huby me le confiait lui-même, en justifiant le choix d’une citation de Claude Lévi-Strauss qui est reproduite sur le livret : « Sans cette volonté de rencontrer l’autre, de faire le chemin vers l’autre, de traversée les apparences, d’aller au-delà des différences… rien de profond ne peut naître ». On pourra rassurer le violoniste : Equal Crossing est certes une traversée, il est aussi une grande plongée vers des profondeurs de nature tout autant métaphysique que musicale. Pari réussi, donc !

Et c’est vrai qu’il ne fait aucun doute qu’Equal Crossing est dès à présent un des disques importants de l’année 2016. Il est installé au sommet d'une pile déjà vertigineuse d'albums et bien malin qui saura l’en déloger. Pour notre plus grand bonheur, je souhaite néanmoins qu’un concurrent lui dispute la place dans les mois à venir mais il faut le prévenir : ce ne sera pas une mince affaire !

En attendant cette possible course d'altitude, on pourra se régaler d'une petite vidéo... C’était le 4 juin 2015 à au Festival Jazzdor Strasbourg – Berlin.

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