Quintessence
Akasha, c’est le titre du nouveau disque enregistré par le quartet du contrebassiste Yves Rousseau, publié sur le toujours juste Abalone, le label du violoniste Régis Huby, lui-même impliqué dans cette splendide réalisation en tant qu’instrumentiste. Je présente par avance mes excuses aux musicien(ne)s* que je dois évoquer ici mais qui viennent de se faire dépasser in extremis sur la ligne d’arrivée de mon blog, tant cet album trouvé voici à peine deux jours dans ma boîte aux lettres est en phase avec le besoin de trouver un remède à la pesanteur des heures que nous vivons depuis quelques jours, mais aussi avec les moments d'allégresse collective qui les ont suivies. Akasha est un disque en état de grâce, un espace de liberté préservée et, pour ce qui me concerne, une médecine douce suscitant l’envie irrépressible d’ajouter ici une nouvelle chronique, après des jours de grande sécheresse.
Le quartet d’Yves Rousseau est né voici une quinzaine d’années et comptait jusqu’à présent deux albums à son actif (Fées et Gestes en 2000 et Sarsara en 2004) ; une association restée bien vivante depuis dix ans puisqu’on la retrouvera réunie autour de la musique de Léo Ferré et du programme Poète... Vos papiers ! Aux côtés du leader et, on l’a dit, de Régis Huby – ici pas seulement violoniste mais véritable designer sonore et metteur en espace (comme sur « L’éther », par exemple), on se réjouit de retrouver une fois encore Christophe Marguet à la batterie, un musicien qui est un peu comme chez lui sur ce blog puisque je n’ai pas manqué de le saluer à intervalles réguliers (tout récemment à l’occasion de Together, Together!, en duo avec le saxophoniste Daniel Erdmann). Le batteur (par ailleurs compositeur et instrumentiste à forte teneur mélodique) est à coup sûr heureux de s’épanouir dans une complicité de chaque instant avec un contrebassiste généreux, colonne vertébrale du quatuor, dont la force et la précision des attaques, le sens de la mélodie sont une source d’inspiration pour lui (et les autres, bien sûr), lui le musicien habitué pendant de longues années à servir la cause d’un autre (en)chanteur de la contrebasse, le grand Henri Texier, au sein du Strada Quartet (ou Sextet) et qui, parfois, est présent dans cette musique un peu comme en filigrane, par ses manières chantantes (« L'Eau - Part III »). Son solo conclusif sur « L'Air - Part I », tout en puissance retenue, est remarquable par ses couleurs et servira de rampe de lancement à un final majestueux. Et pour parfaire le chant du groupe, saluons Jean-Marc Larché, grand serviteur du saxophone et tout particulièrement du soprano, qui unit souvent sa voix à celle du violon de Régis Huby, lorsqu’il ne propulse pas son instrument dans l’espace (magnifiques envolées de l’alto dans « L'Air - Part II » et du soprano dans « Le Feu - Part II »). A son programme d’orfèvre : précision du timbre et maîtrise du phrasé.
Saxophone, violon, contrebasse, batterie : la formule sonore n’est pas si courante et pourtant, quel naturel ! Quelle fluidité ! Cette musique coule des instants heureux, et pas seulement quand elle évoque l’eau. On comprend alors intuitivement le sens du mot Akasha : ce dernier, qui signifie éther en sanskrit, est aussi synonyme de quintessence, soit le cinquième élément, celui qui s'ajoute chez les philosophes anciens aux quatre premiers (l’eau, la terre, le feu et l’air, ceux-là mêmes qui sont célébrés dans le disque et qui donnent leurs titres aux compositions, toutes signées Yves Rousseau) ; celui qui en assure la cohésion ou la vie. On ne pourra s’empêcher de rapprocher un tel dépassement de la synergie née de la fusion de quatre autres éléments, les musiciens eux-mêmes : ceux-ci forment bien plus qu’un quatuor, ils sont une unité créative affirmant son propre langage. En un peu moins d’une heure qui paraît n’être qu’une dizaine de minutes, les musiciens dessinent une musique idiomatique tour à tour intime, symphonique et nourrie d’une énergie qui ne refuse pas de s'abandonner à une pulsion binaire. Leur fresque est tout autant héritière des compositeurs post-impressionnistes du début du XXe siècle comme Debussy que de l’esprit de liberté qui souffle sur le jazz depuis des décennies, confinant au jazz rock à certains moments (« Le Feu - Part II » ou « L'Air - Part I » sont, à cet égard, de saisissants condensés de toutes ces influences) et qui, à d’autres, n’est pas sans évoquer l’univers épuré, hors de toute géographie, de la démarche actuelle d'un Louis Sclavis (« La Terre »).
Ne tournons pas autour du pot : Akasha est de ces disques qui vous happent ; dès ses premières mesures, on est le prisonnier volontaire de ses charmes naturels et d'une célébration contagieuse des éléments, jusque dans leur expression la plus sublimée, « L’éther ». Je résisterai pour une fois à la tentation descriptive des différents mouvements du disque, préférant souligner le travail de composition d’Yves Rousseau et son sens aigu de la dramaturgie, de la montée en tension et, à l’opposé, du flottement des textures sonores. Pour bien comprendre sa science de la construction, il vous suffira d’écouter la première partie de « L’eau » en ouverture du disque et de vous laisser prendre par un goutte à goutte entêtant qui, petit à petit, deviendra ruissellement pour finir en cascade. Un peu plus tard, dans le deuxième mouvement, on écoutera la musique comme on regarderait l'eau de pluie couler sur une vitre et y tracer un parcours poétique. La preuve, s’il en était besoin, qu’un Rousseau, savant architecte du matériau musical, peut faire les grandes rivières.
Publié sur le label Abalone, Akasha est une nouvelle démonstration de l’exigence esthétique de Régis Huby, qui préside à ses destinées. Je ne reviendrai pas dans le détail sur chacune de ses productions, mais tout de même... Maria-Laura Baccarini (Furrow), Claude Tchamitchian (Ways Out), Christophe Marguet (Pulsion, Constellation), Denis Badault H3B (Songs No Songs), Jean-Charles Richard (Traces), Franck Vaillant (Thisisatrio, Raising Benzine), Quatuor IXI (Cixircle), If Duo (Songs)... Autant d’éblouissements qui composent un paysage féérique, une marche des élégances qu’il faut absolument (re)découvrir : Abalone, c’est une assurance-qualité, un refuge pour une musique qui n’a jamais suscité autre chose que l’enchantement. J’avais envie de le redire ici avant de conclure.
Mon camarade Citoyen Franpi a pour habitude de terminer chacun des articles de son blog par une photographie en expliquant qu’elle n’a rien à voir avec ce qui précède. Exceptionnellement, je vais faire un peu comme lui... sauf que mon instantané a beaucoup à voir avec le grand air de liberté qui souffle sur Akasha, disque de la cohésion revendiquée comme langue commune. On y voit la foule rassemblée hier à Nancy, comme ce fut d’ailleurs le cas dans bien d’autres villes. Pour ma part, pas de mot d’ordre, juste un mot que vous aurez deviné : liberté. N’en déplaise aux esprits aigris qui ne voyaient dans cette manifestation qu’une récupération par la sphère politique (merci de ne pas nous prendre pour des courges, nous savons ce qu’est le monde dans lequel nous vivons, mais il est des heures où il faut savoir se retrouver et puiser des forces qui, parfois, nous manquent au quotidien), je voulais être là, tout simplement, un citoyen parmi des dizaines de milliers d’autres (nous étions plus de 50.000 à Nancy). Comme s’il s’était agi d’allumer une bougie géante, sans autre calcul. Et se dire qu’il faudra rester vigilant et entretenir sa flamme. J’étais bien loin de la tête du rassemblement et, comme on peut le voir sur cette photo, bien loin de sa fin. Très impressionnant...
* J’évoquerai très vite ces beaux disques, comme par exemple : Daybreak du sextet de la pianiste Anne Quillier ; Un Poco Loco, trio singulier emmené par le tromboniste Fidel Fourneyron ; At The End Of The Day, de l’énigmatique et néanmoins transalpin guitariste Federico Casagrande ; Chut ! Fait du bruit, sous l’impulsion du trompettiste Fabrice Martinez ; Living Being, du grand Vincent Peirani ; ou bien encore L’ineffable, nouvelle rencontre du trio formé par Jean-Philippe Viret, Edouard Ferlet et Fabrice Moreau.
Commentaires
C'est vrai que c'est une belle claque cet album. Il sont remarquable, les quatre piliers de l'Akasha