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Les rêveries du voyageur Rousseau

yves rousseau, wanderer septet, franz schubertIl est des disques qui n’appartiennent qu’à eux-mêmes. Ce sont des inclassables, fruits d’un travail d’une sincérité sans faille et d’une telle évidence dans leur réalisation qu’on ne ressent pas le besoin de les affilier à une quelconque école ou de les ranger dans une boîte prédéfinie, certes commode mais qui, de toutes façons, sera trop exiguë pour eux. On doit les prendre tels qu’ils sont, sans restriction, et avec tout le respect qui leur est dû. Wanderer Septet, né de l’imagination fertile du contrebassiste Yves Rousseau, dont le récent Akasha en quartet était déjà de toute beauté, est de ceux-là, assurément. Et je vois qu’en mélomanes avertis, vous n’avez pas manqué de vous souvenir qu’il y a bientôt trois siècles (en octobre 1816 plus précisément), un certain Franz Schubert composait un lied appelé Der Wanderer (Le Voyageur).  Ne cherchez plus, vous y êtes !

C’est bien le compositeur autrichien qui est la source d’inspiration de ce projet pour lequel Yves Rousseau a réuni une fine équipe de musiciens accomplis, accoutumés à l’idée que si la musique est une, elle est aussi multiple. Appelons-les des musiciens sans frontières, humbles serviteurs de bien des partitions et prompts à improviser s’il le faut. On trouve dans le septet formé par Yves Rousseau deux membres de son quartet, dont on avait apprécié les immenses qualités : Jean-Marc Larché , saxophoniste d’une grande sensibilité et celui auquel il me faudra un jour consacrer un texte, tant sa contribution à la création musicale en France me semble déterminante : le violoniste Régis Huby, sur le label duquel ce nouveau disque est publié. Je l’ai déjà écrit à plusieurs reprises : Abalone est une caverne d’Ali Baba et ne compte que des disques importants (Quatuor IXI, Christophe Marguet, Claude Tchamitchian, Denis Badault, If Duo, Maria Laura Baccarini, Franck Vaillant, …), soit autant de démonstrations par l’action du goût très sûr du monsieur. J’y reviendrai, c’est sûr.

Pour aller encore plus loin, du côté de ses rêves d’adolescence, Yves Rousseau a fait appel au pianiste Edouard Ferlet, aussi à l’aise dans le jazz très cinématographique du trio Viret-Ferlet-Moreau que dans ses tentatives en solitaire pour déjouer Bach. Un grand monsieur, comme on le sait. Formé à l’école classique puis au jazz et aux musiques du monde, le percussionniste Xavier Desandre-Navarre vient apposer ses couleurs sur une fresque qui n’en manque pas. Artiste de la pluridisciplinarité, homme de toutes les cultures (sa biographie nous rappelle que « les projets artistiques qu’il conduit se sont articulés autour des écritures classiques et contemporaines, théâtrales, musicales, chorégraphiques »), voici Pierre-François Roussillon, dont la clarinette basse trouve à l’évidence sa place de manière naturelle parmi ces musiciens protéiformes. Pour compléter l’équipe, celui qui est reconnu comme une des voix les plus singulières du jazz, et qui se voit ici confier également le rôle de récitant, ou plutôt de « diseur », Thierry Péala. J’ai bien compté, ils sont sept, ils sont le Wanderer Septet.

Sacrée équipe, non ?

Autant dire que le résultat est à la hauteur des espoirs que pouvait susciter une telle formation, mise au service d’un projet somme toute singulier. Le mariage des époques n’est pas sans risque… Mais attention, vous n’entendrez pas directement la musique de Schubert, à l’exception de quelques citations fugaces (« Sonate Arpeggione », « Trio Opus 100 », « Le roi des Aulnes », …). En réalité, vous la percevrez, comme en filigrane. Le but d’Yves Rousseau n’est pas de réinterpréter sa musique mais plutôt de la laisser agir au coeur même de son propre processus de création. Elle est une source, un point de départ, elle infuse depuis des décennies dans le patrimoine du contrebassiste : « Dans le temps de l’adolescence et dans cette solitude si indispensable à la construction de l’être, j’ai ressenti une immense proximité avec cet artiste habité par une flamme qui me semble encore aujourd’hui unique, comme une sorte de fascination pour cette beauté qui me toucha jusqu’au plus intime ».

Découpé en six grands mouvements, Wanderer Septet revêt des couleurs changeantes, le plus souvent nocturnes : l’association piano - clarinette - violon - contrebasse l’apparente à une musique de chambre d’aujourd’hui qui, sans qu’on n’y prenne garde, pourra céder la place à un trio dont l’esthétique est typiquement jazz par sa formule instrumentale mais aussi par son énergie (ainsi le piano, la contrebasse et la batterie dans le troisième mouvement de « Wanderer I »). Certes formée à l’école classique, la clarinette basse de Pierre-François Roussillon n’hésitera pas à se montrer avide d’explorations, aidée en cela par les percussions et le frottement des cordes (deuxième mouvement de « Wanderer III »), pour nous entraîner dans un climat plus radical, où la mélodie peut s’effacer pour devenir cri. L’association des cordes (y compris vocales) crée l’envoûtement et le mystère (« Wanderer V »). Le violon de Régis Huby s’envole, ouvre des perspectives de liberté dont le groupe s’empare avec une vraie jubilation (deuxième mouvement de « Wanderer VI »). La contrebasse d’Yves Rousseau est libre à tout moment de chanter, voire d’exprimer la douleur (son court et poignant solo sur le troisième mouvement de « Wanderer VI » est l’illustration parfaite de la dualité Schubertienne). Autant d’exemples (on pourrait les multiplier) qui attestent de la richesse des textures que savent créer sept musiciens en état d'apesanteur. Le soin méticuleux apporté aux arrangements, la multiplicité des combinaisons instrumentales et des climats… chaque écoute est source de nouvelles découvertes et d'allers-retours entre les siècles.

Il faut aussi souligner que Wanderer Septet est une oeuvre dont la dimension est théâtrale : car si Thierry Péala en est le chanteur ou le vocaliste, il est aussi ici récitant, celui qui par exemple va lire le rapport d’inventaire notarial à la mort de Schubert ou l’épitaphe du dramaturge autrichien Franz Grillparzer. De quoi ajouter au caractère atypique de cette si belle création qu’on a hâte de découvrir sur scène, comme par exemple le 21 janvier prochain au Manu Jazz Club de Nancy.

Pour finir puisqu’on parle ici de Schubert : je me permets d’attirer votre attention sur un disque à venir qui sera lui aussi consacré au compositeur autrichien, mais dans une tonalité radicalement différente. Laurence Malherbe, chanteuse extra-lyrique et ses petits camarades d’Excursus, nous ont mitonné un Winterreise Fragments de derrière les fagots. Avec un aplomb admirable, celle qui s’était déjà autorisé une première transgression, va beaucoup plus loin et transfigure Schubert en lui faisant subir un régime cold-wave qui lui va comme un gant. J’ai le privilège d’écouter le disque depuis quelque temps, je peux même vous révéler que Laurence a eu la gentillesse de me confier l’écriture de ses liner notes et pour résumer l’affaire : c’est un régal !

Cette histoire n’en finira donc jamais...

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