Pincez-moi et je vous dirai qui est Anne !
Il y a quelque temps – pour ne rien vous cacher, c’était le 24 octobre – le guitariste Romain Baret m’a envoyé trois disques publiés sous l’égide du label Pince Oreilles, émanation d’un collectif établi dans la région Rhône-Alpes, dont il fait lui-même partie. Trois objets à la finition soignée, trois albums originaux et inventifs, fruits du talent d’une poignée de jeunes musiciens qui laissent entrevoir de bien belles choses et qui m’ont réjoui tout au long d’un voyage en direction de Lyon (le hasard est heureux...) où je me rendais ce jour-là pour d’autres raisons. Et qui continuent d’agrémenter mon quotidien, non sans bonheur...
Parlons chiffres quelques instants, si vous le voulez bien : le collectif Pince Oreilles, c’est une quinzaine de musiciens répartis en six groupes (on verra qu’un même musicien peut être membre de plusieurs d’entre eux), ainsi qu’une dizaine d’albums. Un beau bilan déjà pour cette jeune et prometteuse génération. Je ne peux faire autrement que de citer les trois disques que j’ai évoqués en introduction de cette note et que je vous suggère vivement de découvrir : ils s’apparentent à un petit laboratoire d’un jazz au sens large du terme, cultivé avec passion. Pince Oreilles, c’est une belle entreprise mise au service d’une musique acoustique ou électrique, dont les influences sont diverses (jazz, pop, rock, musique répétitive aussi, ...) mais assemblées à chaque fois avec énergie et exigence. Outre Split Moments du trio de Romain Baret (avec Michel Molines à la contrebasse et Sébastien Nocca à la batterie), j’ai pu retrouver le vivifiant Trio Enchant(i)er et ses Structures In Motion, une formation que j’avais découverte deux ans auparavant à Nancy Jazz Pulsations, avec Grégory Sallet au saxophone, Olivier Jambois à la guitare et Kevin Lucchetti à la batterie ; et pour finir, le Grégory Sallet Quintet, avec son album Continuation, Echoes And Rhythm, disque dans lequel évoluent les déjà cités Michel Molines et Romain Baret avec le renfort d’Aurélien Joly à la trompette et de Guillaume Bertrand à la batterie. Vous commencez à deviner les interactions entre toutes ces formations.
Et ce n’était pas fini, pour ma plus grande satisfaction. Car quelques semaines plus tard, aux alentours de la mi-novembre, mon facteur préféré a déposé dans ma boîte aux lettres le disque d’une jeune pianiste, Anne Quillier : Daybreak, premier album de son sextet dont les membres ont pour nom... Grégory Sallet, Michel Molines, Guillaume Bertrand, Aurélien Joly et... Peter Horckmans (clarinettes), le seul à n’avoir pas été cité jusque-là, mais qui joue en duo avec Anne Quillier elle-même, et en trio avec elle au sein de Blast, dont le troisième membre est le batteur Guillaume Bertrand. Ainsi, tout se tient chez les Pince Oreilles, il faudrait presque en passer par un sociogramme pour bien apprécier la géographie des relations entre ses musiciens.
Une première écoute, un plaisir de chaque instant. Daybreak est une incontestable réussite, un disque d’une grande maturité qui ne dévoile ses charmes qu’écoute après écoute, tant ses constructions savamment élaborées, ses arrangements au cordeau et la cohésion de l’ensemble constituent une petite somme de richesses accumulées qu’on n’épuise pas en une seule fois. Je l’avoue bien volontiers, je n’avais jamais entendu parler de cette jeune musicienne, non seulement pianiste mais aussi compositrice, arrangeuse et, en quelque sorte, chef d’orchestre. Pourtant, j’aurais dû savoir qu’il fallait s’attendre au meilleur de la part celle qui n’en est pas à son coup d’essai...
J’aurais dû savoir en effet qu’en 2013, Anne Quillier fut lauréate du trente-sixième Concours National de La Défense (prix du meilleur groupe) ; et que parmi les musiciens avec lesquels elle a eu l’occasion de travailler, on trouve des noms tels que Denis Leloup, Stéphane Guillaume, Denis Colin, François Jeanneau ou Guillaume Orti. On peut trouver pire, vous en conviendrez. Par conséquent, un certain nombre de faits venaient éclairer mon ravissement à l’écoute de Daybreak, confirmant ce qui au départ était une intuition, vite transformée en certitude. Il y avait avec ce disque du « Coup de Maître » dans l’air.
Quand on dit femme, pianiste, compositrice, chef d’orchestre... on a tendance à répondre en écho : Carla Bley. Loin de moi l’idée d’imposer à Anne Quillier une telle ombre tutélaire, même si je ne doute pas un seul instant du fait que la grande dame blonde soit pour elle une référence absolue. Ce serait l’écraser d’un poids inutile et oublier que Daybreak prouve que sa génitrice possède déjà une grammaire musicale très personnelle, j’irai même jusqu’à dire sa propre petite musique. Le soin apporté à chacune des compositions qu’elle signe (toutes à l’exception de « Continuum » qu’on doit à son complice Pierre Horckmans), ainsi qu’aux arrangements qu’elle tisse (le sextet est à cet égard un très beau terrain de jeu par les combinaisons possibles de textures), les scénarios qu’elle sait construire, la tension qu’elle installe sont la marque d’une (déjà) grande. Mieux, elle n’envahit pas l’espace par sa seule présence, accordant à ses musiciens de larges zones d’expression, et pratiquant avec eux l’art de la relance et de l’interaction dynamique. Comment ne pas être accroché d’emblée par le thème si juste de « Chanson épique pour les superhéros injustement méconnus », prélude à une belle et solide intervention de Michel Molines à la contrebasse ? Comment ne pas se laisser hypnotiser par « Dance With Robots », dédié à l’un des maîtres d’Anne Quillier, le grand Vijay Iyer, mais qui laisse apparaître d’autres influences, comme celle, tout aussi marquante, de Steve Reich et ses déphasages rythmiques ? Comment ne pas ressentir toute la pulsation de « Lignes troubles » avant ses moments de suspension sur lesquels s’épanouit le trompettiste Aurélien Joly, tout en énergie mélodique ? Comment résister aux entêtantes « Ondes de choc », quand le piano, la clarinette et la contrebasse abordent les rivages d’une musique de chambre contemporaine, qui sera un temps agitée par les perturbations rythmiques de Guillaume Bertrand, avant une lente et belle montée en tension sous l’impulsion majestueuse d’Anne Quiller et une résolution joyeuse ? Pourquoi refuser de s’abandonner à un « Last Flight » en forme de ballade nocturne introduite en trio avant d’être soulignée par l’accord des trois souffles ? De son côté, les motifs répétés du « Lost Continuum » de Pierre Horckmans ne font qu’accroître le sentiment d’une musique en mouvement, d’apparence instable (la faute aux rythmiques impaires, probablement) mais d’une précision d’horlogerie, nouvelle occasion pour Anne Quillier de muscler son jeu et d’engager avec son clavier une conversation toute en joie rageuse. « Aaron’s Piece », qui laisse supposer une dédicace à un autre jeune pianiste, l’américain Aaron Parks, offre à Grégory Sallet au saxophone alto et à Pierre Horckmans à la clarinette des instants d’une grande intensité, avant le foisonnement percussif de sa conclusion. « Hymne obsédant », de son côté, a parfois des allures de valse un peu ivre, comme s’il fallait se laisser emporter dans un tourbillon de brume. Le Fender Rhodes d’Anne Quillier, plus sage, vient rétablir un calme précaire dans cette atmosphère tournoyante, avant de faire place nette à la clarinette basse de Pierre Horckmans, décidément en grande forme. Il reste au groupe suffisamment de forces pour « La longue ascension », dont le titre parle de lui-même : les six musiciens semblent ne faire plus qu’un et avancent vers un même but, avec beaucoup d’assurance, sous l’impulsion conjointe d’Anne Quillier et Michel Molines, pourvoyeurs d’une pulsion vigoureuse. Le groupe laisse à juste titre Grégory Sallet s’échapper au saxophone alto le temps d’un solo d’une grande densité et reprendra sa marche finale, ayant atteint le sommet.
Musique savante, certes, mais jamais démonstrative ni cérébrale. Et encore moins ennuyeuse. Musique impeccablement mise en place. Musique interprétée avec foi et justesse par un collectif en apesanteur, interventions des solistes de très belle facture. Avant tout, pour nous tous, une addition de plaisirs, qui déborde très largement du cadre du jazz au sens strict : Anne Quillier écrit de belles histoires d’aujourd’hui (il suffit de lire les titres des compositions comme on le ferait d’une même phrase pour en deviner les contours et le rythme), qu’elle partage et qu’on a envie de partager soi-même. Daybreak n’est qu’un début, l’affirmer relève de l’évidence et donnerait presque envie de vieillir un peu pour connaître la suite sans attendre.
Mais plutôt que de faire tourner trop vite les aiguilles du temps, savourons nos petits bonheurs avant tout. Avec la pianiste, l’année musicale 2015 commence très bien (la sortie officielle de Daybreak étant programmée le 30 janvier) : pour cette seule raison, on peut la remercier. Anne Quillier n’a pas fini de (nous) faire parler d’elle. Un « Coup de Maître », vous dis-je. Ou plutôt de « Maîtresse » !
Commentaires
Magnifique .... Lien à faire avec le chorégraphe Aurélien Bory qui danse avec les robots , voir " sans objet"