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  • Mais est-ce donc bien Maître Chronique ?

    Il se passe de bien drôles de choses en ce moment... Imaginez-vous qu'un Lorrain, natif de Verdun et Citoyen de la bourgade de Nancy vient de lever le voile ! Oui, ce drôle de personnage n'a pas hésité à s'exhiber sur le plateau de l'émission "De vous à moi", animée par la sémillante Marylène Bergmann pour le compte de Mirabelle TV, avouant sa réelle identité - Maître Chronique - alors qu'il se cachait sous le nom d'emprunt qui lui permet de garder à la ville cet anonymat ô combien nécessaire que requiert sa renommée interplanétaire. Une sacrée prise de risque que nous apprécierons à sa juste valeur...

    Incroyable !

    "Né à Verdun, Denis Desassis vit aujourd’hui à Nancy et, en tant que journaliste, partage sa passion pour la musique au fil d’articles et de chroniques, qu’il publie dans un magazine en ligne, « Citizen Jazz », véritable référence en la matière. Sur un plan plus personnel et intime, il savoure aujourd’hui chaque seconde de sa vie. Lui, que la médecine avait condamné, alors qu’il n’avait que 21 ans. C’était il y a plus de 30 ans !"

  • L’art du chant équilatéral

    denis levaillant, barry altshul, barre phillips, passagers du delat, jazzDans la famille "Je voudrais un disque qui soit à la fois plein d'un jazz libre et créatif mais aussi un bel objet qu'on a envie de toucher, de garder près soi", je demande Les Passagers du Delta de Denis Levaillant et son trio ALP (pour Altshul, Levaillant, Phillips). On me pardonnera d'accorder une place que d'aucuns pourraient juger excessive à la forme, donc au contenant, de ce double CD, mais les temps sont durs pour la musique ; alors il serait vraiment injuste de passer sous silence le très bel effort fourni par DLM Éditions à l’heure où il semble si difficile de « vendre » de la musique. Deux disques donc, réunis sous la forme d'un livre bilingue qui fourmille d'informations : une préface de Pascal Anquetil, une biographie de chacun des musiciens, de magnifiques photographies en noir et blanc signées Guy Le Querrec et Jean-Pierre Leloir et, cerise sur le gâteau, de précieuses notes d'écoute écrites par Denis Levaillant. C’est Noël avant l’heure et tout le monde pourra s’en réjouir ! 

    Quant au contenu proposé dans ce très bel écrin, il est placé sous la responsabilité de Denis Levaillant (piano) avec la complicité (c’est bien le mot) de Barre Phillips (contrebasse) et Barry Altshul (batterie) ; il s'offre à nous en deux temps, qui remontent à la fin des années 80. Une période dont on se rappelle le naufrage en ce domaine et pourtant, cette musique n'a pas pris une seule ride, contrairement à la sclérose technoïdo-commerciale dominante dénuée d’âme qui, elle, était vieillie avant même d’être née, pour ne pas dire morte-née. J’hésite à prononcer un jugement par trop définitif sur cette décennie malheureuse rien qu’à l’idée qu’elle agite encore chez certains égarés un relent de nostalgie absolument incompréhensible et, pour tout dire, totalement injustifié. Bref, revenons à nos moutons qui, eux, ne sont pas égarés, et sonnent à merveille !

    Le premier disque des Passagers du Delta – on voit que la géométrie et le triangle sont ici au cœur de l’histoire - est un enregistrement live capté en mars 1989 ; le second est son pendant en studio enregistré exactement deux ans plus tôt. Le répertoire des deux disques est en grande partie identique, il sera toujours amusant de se livrer à l’exercice de la comparaison des versions, sachant qu’il y a fort à parier – et c’est le cas ici – qu’un surcroit de souffle anime l’enregistrement live. Mais il n’existe finalement qu’une différence peu significative dans l’esprit qui règne entre les instants captés sur scène et ceux consignés par le trio en studio. Et pour ne rien vous cacher, je ne suis pas un adepte forcené des exercices musicologiques que je réserve aux exégètes dont je ne suis pas. Il se trouve que, sur scène comme en studio, quelque onde malicieuse m’a attrapé par la manche et m’a dit : « Vas-y, écoute, tu vas aimer cette musique que tu ne connaissais pas ! »

    Et je me suis laissé faire. Dont acte.

    Si cette musique captive très vite, c’est parce qu’elle repose sur l’idée de l’équilibre et d’une interaction gourmande entre les trois jongleurs que sont Levaillant, Phillips et Altshul ; c’est parce qu’elle est le témoignage de la mise en œuvre d’une forme de parité absolue entre chacun des acteurs d’un groupe dont la formule éprouvée est, on le sait, l’une des plus redoutables. Cet « Art du trio », qui fait l’objet d’une analyse à la fois savante et pédagogique de Pascal Anquetil, a quelque chose à voir avec la magie, tant il aura été illustré par des maîtres dont on se dit qu’ils sont indépassables et géniteurs potentiels d’héritiers forcément moins inspirés. Oui, il y aura eu avant eux : Art Tatum, Oscar Peterson, Erroll Garner, Thelonious Monk... Oui, Ahmad Jamal, qui l’un des premiers aura imaginé qu’un trio pouvait être équilatéral... Oui, Bill Evans... Oui, Keith Jarrett... Mais faudrait-il pour autant ne pas chercher à faire entendre sa propre voix, à trouver sa voie ?

    A l’écoute de l’extrême musicalité des voyages proposé par le trio ALP – c’est presque là un oxymore - on se dit qu’un tel danger ne rôde pas au cœur des paysages aux couleurs brillantes que dépeignent des musiciens qui, non seulement, savent s’écouter mais peuvent, chacun l’un après l’autre, ou deux par deux, s’échapper dans le plus grand respect de la liberté des autres. Il faut dire, tout de même, qu’on a affaire à de sacrés clients : Barry Altshul est un batteur, certes, mais peut-être conviendrait-il de le définir avant tout comme un coloriste, un enlumineur dont les peaux et les cymbales sont habitées d’un vrai chant (« Drum Role » en fait une belle démonstration, qui nous évoque au détour d’un solo la mélodie de « I Got Rhythm » de George Gershwin) ; il faut dire que ses expériences passées au sein des trios de Paul Bley, de Chick Corea et de Sam Rivers ont certainement contribué à cette luxuriance des teintes. Barre Phillips, le plus français des contrebassistes américains, inspiré par l’Afrique est, quant à lui, à ranger dans la catégorie des « défricheurs », on sait à quel point sa contribution à l’esthétique de la contrebasse en tant qu’instrument soliste (notamment par son album Basse Barre en 1968, qu’on pourrait presque entendre comme Bare Bass) est essentielle et combien il aura donné pour la cause des musiques improvisées. Avec de tels compagnons, Denis Levaillant a beau jeu – j’emploie cette expression à dessein – de déployer la brillance et le foisonnement d’un phrasé forgé tant à l’école de la musique classique que du jazz ou des musiques dites populaires (ne voyez rien de péjoratif dans cette expression, bien au contraire). Cet homme orchestre, maître de ballet, chef de chœur, compositeur d’opéras, féru de danse, d’électronique et d’improvisation et, plus généralement, de tous les spectacles vivants, est là en pleine lumière et sait faire vibrer bon nombre de ses cordes : nous sommes au cœur du jazz, bien sûr, mais au-delà probablement, dans un espace qui mêle complexité rythmique et précision mélodique (l’héritage classique de Levaillant compte pour beaucoup, c’est évident). A tout instant, le trio ALP crée la surprise, invente, multiplie les dialogues et nous rappelle que la musique est d’abord une conversation, une source d’échanges.

    1989-2013. Près de vingt-cinq nous séparent de cette aventure et pourtant, comment expliquer à quel point le temps paraît s’être suspendu, tant cette musique est intacte à nos oreilles et à nos âmes ? La magie, vous dis-je, la magie !

  • Au-delà de la contrebasse

    renaud garcia-fons, contrebasse, jazz, citizen jazzDe deux choses l’une : ou vous connaissez depuis belle lurette l’étendue du talent de Renaud Garcia-Fons et dans ces conditions la parution d’un nouveau CD-DVD composé d’une compilation établie par le contrebassiste lui-même et d’un film consacré à son parcours musical devrait vous ravir, même si vous n’aurez que deux nouvelles compositions à vous glisser entre les deux oreilles ; ou bien vous n’avez entendu parler de lui que de très loin, voire pas du tout – ce que je ne manquerais pas de considérer comme une grave erreur de votre part même si je n’ignore pas que la perfection n’est que très rarement de ce monde – et alors, cette double galette faisant office de carte de visite de luxe devrait vous inciter à vous lancer dans la découverte d’un artiste hors normes.

    Je tiens à préciser que je ne possède aucune action dans l’entreprise Garcia-Fons mais que, après voir considéré les quarante-cinq années passées, celles qui débutent avec mes premières illuminations musicales, le bonhomme fait partie – c’est indubitable – de mes compagnons de vie, il est l’un de mes musiciens de chevet, de ceux vers lesquels je reviens toujours, lorsqu’après avoir englouti des heures et des heures de découvertes musicales, je suis gagné par la nécessité de m’abreuver aux sources. Je pourrais établir une liste de la dizaine de ces inspirateurs, mais ne voulant pas encourir le risque d’une injustice faite à celles et ceux que je ne citerais pas pour diverses raisons, je m’en garderai bien aujourd’hui. Renaud Garcia-Fons est un maître chanteur, un virtuose dont la technique époustouflante est la garantie d’une transmission sans entrave de la moindre de ses émotions, avec la plus grande fidélité. Homme du sud – il est d’origine espagnole – le contrebassiste habite sa musique comme celle-ci est habitée de ses racines au cœur desquels vibre un chant comme il en est peu.

    Elève du grand François Rabbath, Garcia-Fons est entré dans l’univers du jazz à travers ses collaborations avec le trompettiste Roger Guérin, ou bien en tant que membre de l’Orchestre de Contrebasses, avant d’intégrer l’Orchestre National de Jazz sous la direction de Claude Barthélémy, de 1989 à 1991. Mais très vite, sa personnalité singulière va émerger : sa musique, principalement balisée par une dizaine d’albums, tous publiés sur le label Enja Records, en tant que leader (auxquels on peut ajouter quelques autres, comme par exemple ceux réalisés en collaboration avec Gérard Marais ou Nguyên Lê) est une invitation au voyage, un appel vers les espaces insoupçonnés du chant de l’âme. Chez lui, il n’est pas question de « jouer » mais plutôt d’être « en » musique, de ne faire qu’un avec elle et de délivrer une vibration dont le chant solaire est incomparable et unique. Certains n’hésitent pas à employer le terme de « génie » lorsqu’ils évoquent Renaud Garcia-Fons ; j’ignore si le mot est approprié (c’est un mot dont je me méfie comme de la peste) mais il laisse deviner à quel point le contrebassiste est un artiste majeur dont le chemin de lumière est celui du ravissement pour celles et ceux qui décident de faire un bout de route avec lui. A titre personnel, ce périple a commencé il y a une quinzaine d’années et je suis toujours gagné par la même fièvre à chaque fois qu’un nouveau disque est annoncé... même lorsqu’il s’agit d’une compilation !

    Qu’il joue seul (Légendes – 1992, The Marcevol Concert – 2012), en duo avec Jean-Louis Matinier (Fuera – 1999), en trio (Entremundo – 2004, Arcoluz – 2005), en quartet (Alborea - 1995, La Linea Del Sur – 2009) ou en faisant appel à des contributions multiples pour hisser encore plus haut le pavillon des couleurs chamarrées de sa musique (Oriental Bass – 1997, Navigatore – 2001, Méditerranées – 2010), Renaud Garcia-Fons ne cesse de nous raconter une histoire aux parfums d’éternité : celle-ci, racines obligent, part des rivages de la Méditerranée et navigue vers tous les continents à la conquête de leurs cultures et de leurs traditions, qu’il fait siennes et laisse infuser au plus profond de son univers. L’invitation au voyage est à chaque fois renouvelée : latine par essence, on y entend du flamenco, mais aussi de la musique indienne, on peut aller jusqu’en Amérique du Sud ou en Europe de l’Est, y découvrir de lointains échos du folklore irlandais, mais toujours dans l’harmonie d’une puissante passion pour toutes les musiques. Une soif inextinguible, une offrande de chaque jour.

    Il faudrait la connaissance d’un expert – tel n’est pas mon cas - pour parler de la technique fabuleuse de Renaud Garcia-Fons, dont l’instrument est bien plus qu’une contrebasse : avec ses cinq cordes, elle se joue de tous les obstacles de la technique et sait se faire aussi bien violon que guitare, il peut lui arriver de se charger d’électricité et même d’entrer en connexion avec l’univers de l’électronique. Mais peut-être ne sont-ce là que des considérations périphériques pour qui ne souhaite rien d’autre que de voyager avec lui et se laisser emporter. La technique n’est pas chez cet homme une fin en soi, elle est une vibrante courroie de transmission du chant.

    Avec cette compilation intitulée Beyond The Double Bass dont il a opéré lui-même les choix parmi 118 compositions (j’ai compté, inutile de vérifier), Renaud Garcia-Fons joue la carte de l’exhaustivité en faisant en sorte que chacun des albums soit représenté, mais sans se contraindre à un ordre chronologique. L’idée était de sélectionner des compositions qui puissent témoigner de la diversité de son travail de création et mettre en avant des pièces accordant une place importante à la contrebasse, dans un souci de cohérence et d’homogénéité de l’ensemble. Au point que celui qui découvrira cette musique avec le disque pourrait croire à un album « normal ». Le répertoire est d’une grande richesse et ses différentes déclinaisons sont autant de variations dans les couleurs projetées sur un même paysage.  Au total, douze extraits auxquels Garcia-Fons ajoute deux inédits dont une chanson (« Camino de Felicidad ») qui permet d’entendre à nouveau la voix de sa fille Solea (déjà présente sur l’album La Linea Del Sur).

    Bien sûr, ceux qui – comme moi – possèdent déjà tous les disques cités un peu plus haut, pourraient regarder d’un œil un peu dépité la présence de ces deux inédits : comment, acheter un disque pour deux titres seulement, n’est-ce pas un peu abusif ? Mais ils se consoleront vite avec la présence d’un DVD et du film de Nicolas Dattilesi, qui connaît bien son sujet pour être lui-même un passionné de l’œuvre du contrebassiste. Son film est construit autour de plans inédits pris lors de l’enregistrement live du concert solo au Prieuré de Marcevol (The Marcevol Concert) et de témoignages de différents amis comme le guitariste Nguyên Lê, le contrebassiste Barre Phillips ou le fidèle luthier Jean Auray. Tous disent leur admiration, voire leur fascination pour la magie qui opère dès lors que Renaud Garcia-Fons empoigne sa contrebasse, avec ou sans archet, et laisse libre cours à sa poésie de l’âme humaine.

    Ce monsieur est un grand, qu’on se le dise...

    Bonus...

    Le Trio de Renaud Garcia-Fons interprète « Berimbass » (extrait du CD/DVD Arcoluz)

    Reanud Garcia-Fons solo interprète « Kalimbass » (extrait du CD/DVD The Marcevol Concert)

    Voir la bande annonce du film Au-delà de la contrebasse

    Voir mes chroniques des disques de Renaud Garcia-Fons pour Citizen Jazz

  • Le monde selon Bogé

    OB_TWBT.jpgComme bon nombre de ses confrères saxophonistes, Olivier Bogé est d'abord un chanteur, son instrument jouant pour lui le rôle du plus noble substitut à une voix intérieure qui lui dicte des mélodies. Pas étonnant d'apprendre - j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion d'échanger avec lui à ce sujet - qu'il ressente une profonde admiration pour Joni Mitchell, cette chanteuse qui aura illuminé toutes les années 70, une grande dame dont le chant est à la musique ce qu'un arc-en-ciel serait à un ciel de nuages. After the rain, comme aurait pu dire un certain John Coltrane.

    Mais Olivier Bogé n'est pas seulement un musicien : peut-être serait-il plus juste de le présenter en premier lieu en tant qu'homme, pour qui tout acte - et la musique en est assurément un pour lui, comme toute expression artistique - fait sens. Sa vie est une quête, un cheminement vers une lumière intérieure qu'il sait pouvoir toucher du bout de ses rêves, mais qui n'en finit pas de s'élever vers de nouvelles hauteurs.

    The World Begins Today, son nouveau disque repose sur les mêmes fondements que son prédécesseur, Imaginary Traveler, dont j'avais souligné les qualités il y a près d'un an et demi. Dans ma chronique pour Citizen Jazz, je concluais par cette phrase qui pourrait tout aussi bien s'appliquer à l'album qui vient de voir le jour : « On en ressort pacifié. A la fois exigeant et porteur d’une clarté mélodique, le disque suscite le plaisir et en dit long sur le sens qui le sous-tend. Imaginary Traveler est une proposition de partage et d’élévation qui ne se refuse pas. » À ceci près que le saxophoniste pousse plus loin encore les pions de sa passion sur l'échiquier tourmenté de la vie. Sa recherche de la lumière est plus intense, elle puise sa force dans la nécessité de surmonter une épreuve personnelle douloureuse, il la chante pour en partager tous les éclats. Et il y parvient, sans nul doute, avec une grande limpidité dans la transmission de ses émotions.

    Ainsi présentée, sa musique pourrait évoquer une quête aux confins du mysticisme, mais à son écoute, ce sont des sentiments beaucoup plus simples qui nous pénètrent. En particulier celui d'un état d'émerveillement qu'Olivier Bogé semble s'être défini comme ligne de conduite, celle qui doit le conduire à une forme de sagesse aux couleurs socratiques. On imagine bien dans ces conditions que l'amitié n'est pas chez lui un simple concept et que lorsqu'il a choisi de mettre en œuvre son second disque, The World Begins Today, il était exclu pour lui de ne pas s'entourer de proches avec lesquels la communication serait totale.

    De la première à la dernière note, cet album chante, livre des mélodies claires et émouvantes tout au long de neuf compositions tendues et compactes ; à leur service, trois amis (qui en sont vraiment) : Jeff Ballard à la batterie, Tigran Hamasyan au piano et Sam Minaie, le contrebassiste de ce dernier. Hamasyan connaît Olivier Bogé depuis de très longues années (treize pour être précis) et nul ne sera surpris par leur approche très voisine de la musique. Car le saxophoniste, qui a écrit en deux mois le répertoire de The World Begins Today, compose d'abord au piano (dont il joue d'ailleurs sur deux compositions), voire à la guitare, et au chant (tout comme son camarade). Ainsi, on comprendra mieux que c'est le registre de sa propre voix (qu'il fait entendre à plusieurs reprises sur le disque) qui détermine la tonalité d'une musique totalement sienne mais dont le groupe s'empare pour la peindre aux couleurs de son énergie collective. Car les personnalités ont beau être fortes, jamais n'émerge l'idée d'un leader ou même d'un guest de prestige vers qui se tournerait la lumière au détriment des autres. Au risque de décevoir celles et ceux qui, à la lecture du casting, attendraient les exploits d'une énième dream team réunie pour des raisons pas forcément artistiques ou ceux qui ne manqueront pas, ici ou là, d'en reprocher avec une pointe d'aigreur la constitution. Non, ce serait faire fausse route et c'est bien un groupe qui est à l'œuvre, un quatuor de l'équilibre dont le jeu fluide soulève la musique avec élégance, une musique écrite et concise qui sait ne pas accorder une place excessive aux chorus. Comme dans cette si belle « Dance Of The Flying Balloons » enluminée par un Tigran Hamasyan retenu et aérien ; ou sur « The Little Marie T. », qui débute par une voix d'enfant et qu'Olivier Bogé nous présente avec beaucoup de tendresse en s'emparant lui-même d'un piano aux notes cristallines. Tous les thèmes réunis en 53 minutes forment eux-même une histoire sensible dont la première narration est assurée par un saxophone alto chanteur - car il faut le souligner une fois encore, Olivier Bogé n'est pas un saxophoniste du cri des anches, ce qui n'exclut pas une expression toujours lyrique (« The World Begins Today ») - qui laisse la place qu'ils méritent à ses camarades (Sam Minaie et Jeff Ballard en toute complicité dans « Relieved », ou « Seven Eagle Feathers » par exemple). On soulignera aussi la beauté formelle de « Inner Chant » (le chant intérieur, encore et toujours…) aux accents délibérément Coltraniens, ceux qui se font entendre sur des compositions réflexives et étales comme « Wise One », « After The Rain » ou « Welcome ».

    The World Begins Today revêt pour Olivier Bogé une importance capitale, tant pour des raisons humaines qu'artistiques, on l'a compris. Il est synonyme de (re)naissance permanente aux yeux d'un artiste à la fois discret (bien trop à mon goût) et très engagé dans son art. D'ailleurs le titre le dit bien : le monde commence aujourd'hui ! C'est aussi celui d'un livre de Jacques Lusseyran dont la lecture d'une seule traite a provoqué tout récemment chez Bogé un choc émotionnel et existentiel majeur : « Toute la vie nous est donnée avant que nous la vivions, mais il faut toute une vie pour devenir conscient de ce don. Toute la vie nous est donnée dans chaque seconde. Le monde commence aujourd'hui. » Voilà donc un disque à mettre entre toutes les oreilles : sa musique, généreuse et humble à la fois (écoutez « Poem » qui ouvre l'album et s'avance vers vous avec une discrétion féline soulignée par le jeu à la main de Jeff Ballard), laisse parler les cœurs des quatre musiciens et touche le nôtre, pour peu qu'il batte (c'est une condition sine qua non). À bien des égards, elle a valeur d'offrande. C'est un disque cadeau dont il faut savoir apprécier la valeur et qu'il serait malvenu de refuser à une époque trouble où la haine de l'autre guide chaque jour un peu plus les conduites de tant de nos contemporains. Cet album éclairé de l'intérieur (dans un premier temps, il devait s'intituler Shades Of Light et s'annonçait déjà comme la célébration d'un jeu d'ombre et de lumière qu'on retrouve exposé dans le visuel de la pochette) nous autorise à ne pas totalement désespérer d'une nature humaine pourtant si prompte à nous tirer vers le bas. Ici, il faut regarder au contraire au-dessus de nos têtes, tout là-haut, là où passe la lumière. Et c'est un présent qui fait beaucoup de bien, il n'a même jamais été aussi indispensable.

  • Croz

    Eh bien dites-moi, ça faisait un sacré bout de temps que David Crosby n'avait pas enregistré un album solo ! A titre d'information - et je pense notamment aux plus jeunes d'entre vous - le bonhomme avait publié voici plus de quarante ans, c'était en 1971, un disque magnifique intitulé If I Could Only Remember My Name. Cherchez et vous trouverez facilement un extrait à écouter.

    Cette fois, le disque s'appelle Croz, il sortira le 28 janvier et pour avoir écouté un petit extrait appelé "What's Broken", voilà que l'impatience me gagne. Je suis frappé par la voix du bonhomme, parce qu'elle semble préservée alors qu'il a fêté cette année ses 72 printemps et qu'on sait par ailleurs qu'il lui est arrivé par le passé de faire subir à son corps quelques stupéfiants outrages qui auraient pu compromettre son existence de chanteur. Ouf ! Et si j'ai bien compris l'article que le magazine Rolling Stone consacre à ce petit événement, la guitare est tenue par un certain Mark Knopfler, dont la sonorité nous renvoie au meilleur Dire Straits, celui des deux premiers disques du groupe.

    Mais surtout, ce que je préfère, c'est lorsque Crosby nous explique qu'il n'a pas enregistré ce disque pour les plus jeunes, mais tout simplement... pour lui, parce que c'était comme un besoin, il lui fallait faire sortir cette musique de sa poitrine. A mon humble avis, c'est très bon signe et j'aimerais d'ores et déjà être plus vieux de quelques semaines.

    Alors vivement le 28 janvier !

  • Jeunesse sonique

    Quelques mots, pas un de plus, au sujet de Cinque Terre, premier album de l’Ensemble Art Sonic.

    art sonic, sylvain rifflet, jocelyn mienniel, citizen jazzSi j'étais un type normal – donc paresseux – je n'aurais qu'une seule chose à vous dire : allez donc voir (et pour votre information, je n'y suis pas), car tout ce que je voulais vous expliquer au sujet d'un disque magnifique a déjà été écrit, et beaucoup mieux que je ne saurais le faire. Normal, c'est le chef des Citoyens qui s'y est collé, alors vous pensez bien que je ne vais pas me risquer à formuler la moindre esquisse de soupçon de début de réserve. Non, sans rire : si après la lecture de sa chronique de Cinque Terre, cet album parfait de l'Ensemble Art Sonic (le premier qui me glisse un truc du genre… « et vieilles dentelles » se verra condamné à écouter sans pause au casque et à très fort volume durant une semaine l'intégrale des enregistrements live de Céline Dion, aucune remise de peine ne pouvant être accordée), vous n'avez pas envie d'en savoir plus et de vous lancer dans la découverte de cette musique incomparable, alors franchement… je me verrais dans l'obligation de vous priver de dessert à vie !

    Donc, je pourrais en rester là, considérant par ailleurs qu'au fil de votre butinage méthodique des pages de Citizen Jazz, vous auriez matière à bien connaître ces deux architectes de la matière sonore que sont le clarinettiste saxophoniste Sylvain Rifflet et le flûtiste Jocelyn Mienniel. D'ailleurs, si je ne m'abuse, j'ai déjà évoqué ici-même ces deux larrons créatifs, saluant le pouvoir de séduction de leur musique. Pas besoin de vous le rappeler, n'est-ce pas, puisque vous aviez tous ces compliments en mémoire. Et pourtant, si vous m'y autorisez, je vais, comme on le dit un peu vulgairement, en remettre une couche. Et je ne serai pas avares de liens placés au cœur du texte à votre attention, pour que vos connaissances sur le sujet fassent de vous de véritables experts riffletomiennieliques. Vous apprécierez votre chance, je le sais.

    Comme vous l'avez compris, ça fait un petit bout de temps que je guette du coin du pavillon le réjouissant laboratoire dont Rifflet et Mienniel sont les chercheurs inspirés : parfois séparément, souvent ensemble, ces deux musiciens semblent avoir décidé de vibrer pour la seule cause qui vaille la peine à leurs oreilles curieuses, celle de la musique sans cesse réinventée. En moins de cinq ans, on a vu éclore, sous l'impulsion de leurs volontés farouches, toute une série de petites merveilles.

    Plus précisément, il faut bien le dire, depuis l’année dernière, ces deux beaux artistes nous gâtent. Auparavant déjà, différents indices nous avaient mis en alerte sur la capacité de chacun d’entre eux à produire du sang neuf. Par exemple Rocking Chair, cette formation dans laquelle Rifflet et la trompettiste Airelle Besson, je cite mon camarade Citoyen Franpi,  « exprimaient en liberté une fraîcheur et une cohérence qui participe de cette régénérescence du jazz français qui fait passer l’émotion et le son avant les dogmatismes ». C’est non seulement très bien dit mais en plus c’est très juste. Mienniel, quant à lui, était depuis quelque temps l’une des pièces maîtresses de l’ONJ sous la direction de Daniel Yvinec. Il y avait aussi ce duo expérimental et électronique appelé L’encodeur, enregistré en 2009 et publié l’année dernière sur le label de Jocelyn Mienniel, Drugstore Malone. Ils faisaient là une première démonstration commune de leur soif de modelage de la matière sonore par le souffle. Mais 2012 s’apparente à un grand cru : Rifflet publie un magnifique Beaux-Arts, que j’ai salué en son temps (c’est ICI) ; et très vite, le voici qui fourbit un Alphabet enchanté dont il m’a été impossible de ne pas vanter les grandes qualités (c’est ) et qui comptait parmi ses membres, outre Philippe Gordiani et Benjamin Flament, un certain... Jocelyn Mienniel ! Ce dernier, pas en reste, dégainait de son côté un réjouissant Paris Short Stories dans lequel la logique des trios variables était appliquée à la multiplication des couleurs. Une nouvelle réussite, un autre écho de ma part : ICI ! On ne s’étonnera pas que l’une de ces triplettes était investie par un clarinettiste du nom de Rifflet. Vous me suivez ? Oui, et vous avez bien compris que nous avons affaire à de sérieux clients, dont je surveille de très près chacun des faits et gestes musicaux, parce qu’à l’avance, je sais que j’y trouverai largement de quoi m’abreuver. À soiffard, soiffard et demi !

    Or, voilà qu'avec l'Ensemble Art Sonic et leurs envoûtantes Cinque Terre, Rifflet et Mienniel se lancent dans une nouvelle exploration. Pour mémoire, le groupe a fêté sa naissance le 1er décembre dernier à l’Atelier du Plateau. Je tiens beaucoup à ce mot « exploration », parce qu'il me semble correspondre à leur désir de conquérir de nouveaux territoires et à leur aptitude à en observer les moindres détails. Art Sonic est un quintette à vents qui va de l'avant (oui, je sais… c’est nul !) et rebat les cartes d'un jeu qui ne manquait déjà pas d'atouts. Autour des deux directeurs artistiques préposés aux flûtes et aux clarinettes, Cédric Chatelain (hautbois et cor anglais), Baptiste Germser (cor) et Sophie Bernardo (basson) sont les acteurs d'une formule qui se pare des atours de ce qu'on pourrait appeler une musique de chambre contemporaine. Mais une musique qui ne serait ni classique, ni jazz, mais ailleurs - un très bel ailleurs - soumise à l'influence de compositeurs tels que Debussy mais aussi à celle, plus hypnotique, des tenants de l'école dite minimaliste (à plusieurs reprises, on pense à Steve Reich pour sa science des déphasages et des imbrications de cycles rythmiques – sur « Riomaggiore » par exemple) et qui s'inscrit dans une recherche de nouvelles couleurs ; on ne s'étonnera pas que certaines des compositions soient inspirées par des peintres, comme Mondrian par exemple avec « Composition With Blue ». Mais attention, quand on parle de couleurs, il ne faut pas penser uniquement aux associations de timbres et aux textures sonores que celles-ci font apparaître (et à ce petit jeu chacun des cinq musiciens s'y entend pour explorer son instrument dans tous ses retranchements), mais se dire qu'un flûte, une clarinette, un basson, un cor ou un hautbois, hauts lieux de la respiration, sont plus que des sources de souffles ! Avec eux, le rythme, la pulsion, la percussion, le bruitisme… toutes les imaginations sont sollicitées dans un objectif partagé d'invention poétique.

    Parce qu'avec Cinque Terre - et donc bien au-delà des méthodes et techniques employées - ce sont d'abord des images, un grand tableau, qu'Art Sonic projette pour chacun de nous. Je ne vais pas passer ici en revue chacune de ses scènes parce qu’avant tout le disque est à prendre comme un ensemble, une sorte de fresque, mais ne serait-ce que pour vous donner une petite idée de sa force de suggestion, voici deux ou trois illustrations à ma façon. En images, bien sûr !

    Tenez par exemple, avec « Sequenza Delle Cinque Terre », Art Sonic nous invite à découvrir des villages accrochés au bord d'une falaise dans la Ligurie italienne. Il y est question de bateaux et de leur va-et-vient, de cornes de brume : voilà une célébration qui, une fois le décor planté, vous donne l'impression d'être un oiseau survolant un somptueux paysage ! On entend presque le battement de ses ailes, on se sent grisé par les espaces qui s'offrent, au bord d'un étourdissement heureux. Un peu plus tard, « Ferrata » crée l'illusion d'un voyage à bord d'une locomotive à vapeur. Et que sont donc ces mystérieuses « Herbes luisantes » (composées par le jeune magicien Antonin Tri-Hoang, par ailleurs conseiller musical de l'album) qui vous donnent l'impression de ramper au sol dans la fraîcheur d'un petit matin ? Ailleurs encore, Art Sonic ne cesse de faire changer les couleurs, trouvant des ressources insoupçonnées dans le basson pour évoquer les variations de teintes d'un érable du Japon (« Les mélodies éphémères »). J'en arrête là avec mon petit cinéma imaginaire…

    On le comprend, cette présence intriquée du souffle, des sonorités organiques et des rythmes fascine sans jamais faiblir. Tout autant musicale que picturale, l'expression artistique de l'Ensemble Art Sonic est de celles qu'on aime par dessous tout parce qu'elle libère notre imagination tout en nous conviant à un voyage dont chaque étape est la source de nouvelles découvertes. On se dit aussi que Rifflet, Mienniel et leurs complices élaborent devant nous une musique durable, qui ne s'érodera pas avec le temps. En nous associant de plein droit à ses créations, Art Sonic décuple notre plaisir. À coup sûr, Cinque Terre est un des très grands disques de l'année !

    Ah... j’oubliais de vous rappeler que son acquisition est hautement recommandée ! Le label Drugstore Malone est là pour ça... je le précise au cas bien improbable où vous l’auriez déjà oublié.