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  • La poésie selon Claude Tchamitchian

    Claude Tchamitichian_Poetic-Power.jpgAttention, grand disque ! Et celui-ci n’est certainement pas le témoignage d’un combat inutile – comme pourrait le laisser entendre le titre de l’une de ses compositions : « Unnecessary Fights » – mais au contraire la preuve organique, je devrais même dire très physique de l’existence d’un jazz d’aujourd’hui en quête d’une conciliation heureuse entre puissance et onirisme. Ou pour reprendre les propos de Claude Tchamitchian, qui publie Poetic Power sur son label Émouvance : « Les pieds au sol, la tête dans les étoiles ».

    Chez le contrebassiste, la musique est à l’évidence le prétexte à une remise en cause permanente. C’est une longue, très longue histoire – commencée sans doute dans la mémoire de ses racines arméniennes. On sait le musicien prolifique, lui qui multiplie les expériences en trio, en sextet, en tentet mais aussi en solo comme ce fut le cas l’année dernière avec l’époustouflant In Spirit dont le titre reflétait le caractère à la fois intime et profond. Et quand il entame des collaborations ou participe aux projets des autres, on devine toujours chez lui une nécessité. La musique ne se galvaude pas. On peut illustrer cette exigence par sa confrontation fraternelle avec Henri Texier dans le quartet de Daniel Erdmann et Christophe Marguet (écoutez Three Roads Home) ; ou par la somptueuse « quête de l’invisible » de la flûtiste Naïssam Jalal. Tout récemment, il y eut aussi L’Ogre Intact du quartet emmené par le guitariste Pierrick Hardy. Une autre splendeur. Et comment oublier sa présence aux côtés d’un géant aujourd’hui disparu, le batteur Jacques Thollot, à l’occasion du disque Tenga Niña, réédité il y a quelques années sur le label Nato ?

    Claude Tchamitchian revient aujourd’hui à la formule du trio, mais d’une nature différente de celui qu’il forme avec le pianiste Andy Emler et le batteur Éric Échampard. Si la batterie est bien présente – et de quelle manière ! – avec le batteur américain Tom Rainey dont l’inventivité du jeu n’est plus à démontrer, le piano s’éclipse pour laisser la place au saxophone libre et très aérien de celui qu’on ne cesse d’admirer de jour en jour : Christophe Monniot. Voilà deux musiciens à l’imagination débridée qu’on est heureux d’entendre aux côtés du contrebassiste.

    Mais laissons Claude Tchamitchian nous expliquer la genèse de son projet : « Après Traces et Need Eden, j'ai voulu retrouver l'intimité d'une formation légère tout en gardant l'idée compositionnelle et orchestrale qui avait prévalu à la création du sextet et du tentet. L'idée de suite orchestrale est toujours là avec cependant la possibilité d'une écriture moins chargée et plus suggestive, ainsi que l'interaction dans le jeu inhérent à une petite formation. Et c'est très naturellement que l'idée d'un trio s'est imposée. J'imaginais également une autre composante à la musique que je voulais créer : un peu à l'image de ce que l'on peut ressentir lors d'une marche dans la nature, traduire le sentiment de cette multitude d'éléments qui interagissent les uns avec les autres, de façon très mobile tels l'eau, le vent, les oiseaux, ou très enracinés tels les arbres, les collines ou les montagnes. »

    Le disque a donc pour titre Poetic Power : il nous dispense d’explications superflues. Poésie et puissance à la fois. La terre et le ciel. La réalité et le rêve. Force et légèreté. Urgences syncopées et déambulations mystiques. Ombre et lumière. Solidarité de groupe et envolées individuelles. Bien loin de vous emmener vers des paysages arides, le trio offre un jazz de l’interaction, solide et instable à la fois, dont la forme assez épurée trouve sa source à la fois dans la formule réduite du trio mais aussi du fait de l’absence de piano, un instrument orchestre à lui seul. Ici, il faut concentrer toutes les forces sur la volubilité étourdissante du saxophone alto d’un Christophe Monniot au meilleur de sa forme et qui n’hésite pas à dédoubler sa « voix » au moyen d’effets électroniques (« L’échappée belle » ou « Unnecessary Fights »), et sur la solidarité à toute épreuve de la charnière rythmique que Claude Tchamitchian constitue avec Tom Rainey, multiplicateur de nuances.

    Organisé en longues suites, Poetic Power est en quelque sorte la bande originale d’une dichotomie heureuse, rugueuse et tendre à la fois, comme je viens d’essayer de vous l’expliquer. Peut-être me faudrait-il simplement vous dire à quel point sa vibration est persistante. Loin de tout souci de complaisance, cette musique sans concession dit l’essentiel de ce qu’est – ou devrait être – le jazz : la vie.

    Musiciens : Claude Tchamitchian (contrebasse), Christophe Monniot (saxophone alto), Tom Rainey (batterie).

    Titres : Katsounine / L’envolée belle / So Close, So Far / Shadow’s Breath / Le temps d’un regard / Unnecessary Fights

    Label : Émouvance

  • Dix galettes plus une et un coup de maître...

    Je me demande si j’ai raison... Peut-être suis-je sous l’influence de quelques-uns de mes camarades qui, nonobstant la vacuité de l’exercice, ne résistent pas à la tentation de produire une liste de disques de l’année. Je vais faire comme eux, je serai injuste comme eux et j’aurai au préalable mesuré à quel point mon « Top 10 » est une modeste goutte d’eau dans l’océan de la musique. Tant pis. Et que les oubliés me pardonnent, ils savent que je pense à eux et que la seule méthode à laquelle je me suis astreint à consisté à fermer les yeux pour laisser remonter à la surface des moments forts ressentis durant toute l’année. 2014 : au minimum 200 disques à découvrir (et je suis un piètre amateur comparé à certains...) parmi... combien déjà ?

    Alors, allons-y gaiment et dans l’ordre alphabétique... J’accompagne chaque disque sélectionné d’un court extrait d’une de mes chroniques. 

    Alban Darche & L’Orphicube : Perception Instantanée

    darche-alban_orphicube_perception.instantanee.jpgMusique grande classe, comme la bande son d’un film aux accents nostalgiques qui aurait été tourné en noir et blanc pour mieux souligner les éclats invisibles du quotidien et en révéler la part de magie. L’Orphicube vous transporte avec son ingéniosité génétique - encore une fois, cet orchestre a un son qui lui appartient totalement, sui generis, comme on dit - et sa forte dose d’onirisme.
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    Stéphane Kerecki Quartet : Nouvelle Vague

    kerecki_nouvelle_vague.jpgStéphane Kerecki endosse le rôle d'un passeur pacifié qui ne vise qu'un seul objectif : réenchanter des histoires dont tous les secrets n'avaient, on s’en rend compte grâce à lui, pas encore été dévoilés. En levant le voile sur ses propres visions, il nous propose un embarquement dans son imaginaire cinématographique et c'est un bonheur de le laisser faire… avec un grand sourire dans le regard.
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    Christophe Marguet & Daniel Erdmann : Together, Together !

    marguet_erdman.jpgTogether, Together! n’est pas de ces disques qu’on écoute avec passivité ; il fait plutôt partie des instants d’équilibre un peu miraculeux, dont on connaît la fragilité, et qu’on ne veut pas laisser filer entre ses doigts. On laisse approcher la musique, on lui accorde tout son temps, pour qu’elle nous souffle ses délicatesses au creux de l’oreille. Musique sensuelle, on vous dit !
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    Iain Matthews : The Art Of Obscurity

    Mathews_Iain_Art_Of_Obscurity.jpgDans un climat d'une grande sobriété, on retrouve avec ce beau disque l’essentiel de ce qui fait tout son pouvoir de séduction, comme si Matthews jouait la carte de l’épure et de l'intemporel en se disant qu’eux seuls disent le vrai : au service de son art, une instrumentation légère composée de guitares (acoustique et électrique), d'un piano électrique (ou d'un orgue) et d'une basse.
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    ONJ Olivier Benoit : Europa Paris

    onj_paris_europa_200X200.jpgUn chef d'œuvre ? Le temps parlera, mais après tout, ne suffit-il pas de dire que la manière avec laquelle Olivier Benoit, entouré d’une équipe soudée, est parvenu à synthétiser toutes les musiques qui l'habitent depuis des années, est admirable ? Au point de donner vie à un idiome dont on attend dès à présent les prochaines pulsations, celles qui résonneront des échos d'une autre capitale européenne, Berlin.
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    Emile Parisien Quartet : Spezial Snack

    spezial_snack.jpgOn a beau chercher, regarder derrière soi ou même de côté, il faut bien se rendre à l’évidence : ce disque sans équivalent est une nouvelle pépite, une pierre précieuse, tout juste polie au sens où ses audaces la rendent heureusement irrévérencieuse. Le quartet d’Emile Parisien est âgé d’une petite dizaine d’années et sème sur son chemin de sacrés cailloux. Sa musique, aussi singulière et intrigante que les titres de ses disques, n’a certainement pas fini de nous sidérer.
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    Vincent Peirani & Emile Parisien : Belle Epoque

    belle_epoque.jpgC’est incroyable qu’on puisse être à la fois si jeune et porteur des horizons sans cesse réinventés d’une histoire de la musique du XXe siècle, que Vincent Peirani et Émile Parisien semblent connaître depuis toujours, comme si elle coulait dans leurs veines. Un disque fédérateur qui s’adresse aux amoureux du jazz, de la chanson, de toutes les musiques impressionnistes, des musiciens vibrants et dont on ne finit jamais de contempler les beautés exposées.
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    Sylvain Rifflet & Jon Irabagon : Perpetual Motion

    rifflet_irabagon.jpgVoix, sons métalliques ou électroniques, bruits de rue, chant naturel des instruments : cette polyphonie, qui célèbre Moondog avec autant d’inventivité que de respect, séduit d’emblée. En imaginant Perpetual Motion, Sylvain Rifflet, Jon Irabagon et leurs complices sont allés bien au-delà de l’hommage : ils expriment une fusion totale entre le génie d’un compositeur et leur art propre, qui se refuse à toute limite. Et surtout pas celle de leur imagination.
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    Henri Roger & Noël Akchoté : Siderrances

    Siderrances.jpgSiderrances est un disque auquel on doit s’abandonner… Loin des urgences de notre monde, il offre son temps long (le deuxième disque ne comporte que deux titres, respectivement de 20 et 32 minutes) et laisse aux deux protagonistes le loisir d’engager une conversation de l’intime qui, jamais, ne nous laisse de côté. Là est sa grande force : il nous parle au creux de l’oreille dans sa langue propre, mais très empathique.
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    The Man They Call Ass : Sings Until Everything Is Sold

    the-man-they-call-ass-sings-until-everything-is-sold-500-tt-width-360-height-342-crop-1-bgcolor-000000.jpgHasse Poulsen, cet homme qu’on appelle Ass, chante le désenchantement, celui d’un monde menacé par l’épuisement de ses ressources vitales, elles-mêmes objets de commerce. Souhaitons que son inspiration, en tout cas, ne se tarisse jamais, car un songwriter de premier plan doublé d’un magnifique chanteur vient de voir le jour, et s’expose enfin après de longues années de maturation.
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    Avez-vous lu le titre de cette note ? Parce qu’un onzième disque a pris place dans ma tête il y a quelque temps, depuis le jour où Olivier Bogé m’a donné à écouter Expanded Spaces, son prochain disque (et troisième en tant que leader après Imaginary Traveler et The World Begins Today) qui ne sera publié chez Naïve qu’au printemps 2015. Le saxophoniste compositeur s’y révèle aussi pianiste, guitariste et vocaliste ; surtout, il prend le risque de faire sauter les barrières stylistiques en s’écartant radicalement de l’esthétique du jazz. Ce disque de l’épure est le reflet d’une passion qui transporte ses mélodies limpides pour les élever au rang d’hymnes à la fraternité. Olivier m’a demandé d’écrire le texte qui figurera sur la pochette d’Expanded Spaces et je l’en remercie infiniment. Alors forcément, j’en reparlerai, mais j'avais envie de l'annoncer sans attendre.

    henri_roger.jpgVoilà pour ce petit exercice de style que je ne saurais conclure sans décerner un « Coup de Maître » à un musicien ami qui aura beaucoup donné cette année, et que je tiens absolument à saluer. Henri Roger a non seulement publié le magnifique Siderrances en duo avec Noël Akchoté, mais il nous aura gâtés à maintes reprises en 2014 sur le précieux label Facing You / IMR : en solo (Sunbathing Underwater), en quartet hommage à Pierre Soulages (Parce Que) ou en trio aquatique avec Benjamin Duboc et Didier Lasserre (Parole Plongée). Et je crois avoir compris que le pianiste guitariste improvisateur a décidé de continuer sur cette belle lancée. Vas-y Henri, ne te gêne surtout pas !

  • Heureuse sélection

    Ayler_Records.jpgMême s’il m’est arrivé par le passé de m’adonner à l’exercice consistant à élaborer le Top 10 (ou plus) de mes disques de l’année, j’ai fini par prendre depuis un bon bout de temps mes distances vis-à-vis d’un palmarès trop souvent injuste à l’égard de ceux qui n’y figuraient pas et qui pour pas mal d’entre eux auraient mérité une distinction. Classement, évaluation, notation... Non, je n’en veux plus, tout cela me rappelle un peu trop le monde de la performance dans lequel nous vivons, loin de toute idée de solidarité. Mais j’aime la contradiction et j’assume le fait d’avoir en tête quelques galettes dont je me souviens plus que d’autres, après ces innombrables heures d’écoute depuis le mois de janvier. Chassez le naturel...

    Il faut dire aussi qu’à mon modeste niveau, ce travail – qui a débouché sur des chroniques (pas assez nombreuses, je le sais) destinées au magazine Citizen Jazz, à quelques textes (trop rares à mon goût) figurant du côté de mes Musiques Buissonnières ou sur le livret de différents CD (quatre cette année) ; sans oublier une exposition programmée à l'automne 2019 – a des airs de macération sans fin. Il est presque impossible de se libérer l’esprit de toutes ces musiques entendues et écoutées, au point que d’autres sources finissent par devenir inaccessibles (ah, le manque de temps pour la lecture...).

    Alors, en fermant les yeux durant de longues minutes, dans le silence d’une fin de nuit, j’ai voulu explorer mentalement les quelque 240 références (CD, LP pour l’essentiel) qui sont venues s’ajouter à ma discothèque en 2018. Le questionnement était à la fois simple et multiple : sachant que j'étais incapable de me rappeler tous ces disques, lesquels resurgissaient spontanément parmi cette masse d’albums ? Quels sont ceux vers lesquels j’avais l’impression (fausse parfois) d’être revenu le plus souvent ? Avec lesquels avais-je ressenti le plus de résonance ? Connu un plaisir simple, celui de la mélodie qui enchante et se chante ou celui, plus brutal, du coup de poing qui coupe le souffle, de la zébrure qui vous griffe ? Quels disques avaient su attiser ma curiosité en offrant un moment réellement nouveau ? Quand avais-je connu ce privilège de me sentir perdu par une œuvre au bout de laquelle je finissais par me retrouver ? Questions multiples pour des sensations diverses, entre confort et incertitude. À l’image de la vie, sans doute.

    Une année, c’est court et long à la fois, chacun d’entre nous passe par différents états, une même musique pouvant susciter une vibration variable en fonction du jour ou de l’heure, voire de la saison. Il est des disques d’été, d’autres de printemps ; des disques du matin et des disques du soir. Tout cela est le résultat d’un processus complexe, dont le cap est difficile à maintenir compte tenu d’une variété d’esthétiques – de la plus consensuelle à la plus radicale – au cœur de laquelle il fait bon s’immerger.

    Il ne s’agissait en aucun cas pour moi d’exclure tous les autres – tant s’en faut – mais de réfléchir le moins possible et privilégier ainsi à travers cet effort mental la plus grande spontanéité. C'est en cela que ma sélection n'a finalement rien à voir avec un classement. Pour le reste, on verrait bien le résultat...

    Mais je vous parle de moi et cela n’intéresse personne, après tout. Alors voici une drôle de liste – partielle parce qu’il n’est matériellement possible de prêter l’oreille qu’à un modeste échantillon de ce qui a vu le jour en 2018 ; partiale puisque passée au tamis d'une perception subjective parfois connectée à des événements externes dont certains disques peuvent être les échos ; injuste parce que fruit d’une sélection qui serait peut-être différente à quelques heures près – soit vingt disques présentés ici par ordre alphabétique du nom des musiciens ou des formations.

    Les heureux « surgissants » sont donc :

    Azeotropes
    Sophie Bernado, Hugues Mayot, Raphaëlle Rinaudo: « Ikui Doki »
    Samuel Blaser : « Early In The Mornin' »
    Emmanuel Borghi: « Secret Beauty »                
    Hugh Coltman : « Who’s Happy ? »
    Peter Corser, Johan Dalgaard, Hasse Poulsen : « Sigh Fire »
    David Crosby : « Here If You Listen »
    Alban Darche & L’Orphicube : « The Atomic Flonfons »
    Riccardo Del Fra : « Moving People »
    Thomas Delor : « The Swaggerer »
    Daniel Erdmann & Christophe Marguet : « Three Roads Home »
    Stéphane Kerecki : « French Touch »
    King Crimson : « Meltdown »
    Thierry Maillard Big Band : « Pursuit Of Happiness »
    Christophe Monniot & Le Grand Orchestre du Tricot : « Jerico Sinfonia »
    Émile Parisien Quartet : « Double Screening »
    Vincent Peirani Living Being II : « Night Walker »
    Possible(s) Quartet : « Songs From Bowie »
    Sofie Sörman : « Vindarna »
    Samy Thiébault : « Caribbean Stories »

    Deux personnalités émergent à la lecture de ce micro Panthéon. Il y a d’abord Émile Parisien, présent ici à plusieurs reprises puisqu’on le trouve en action sur le nouveau disque de son quartet, Double Screening mais aussi au meilleur de sa forme aux côtés de Stéphane Kerecki (French Touch) et de Vincent Peirani (Night Walker). Ce triptyque aurait pu devenir une sorte de tétralogie enchantée grâce à son autre disque paru cette année, Sfumato Live In Marciac. Émile Parisien semble parfois sur tous les fronts et le saxophoniste a, en outre, ce talent rare d’avoir su trouver une identité sonore. Avec lui, le jazz est organique, vibrant et source d’étonnement. Sa musique est de celles qui ne me quittent jamais.

    L’autre « héros » de mon année 2018 est sans conteste Stéphane Berland, dont le label Ayler Records a déployé plus que jamais de magnifiques couleurs. On le retrouve ici à deux reprises, avec la Jerico Sinfonia de Christophe Monniot et Ikui Doki, du trio Bernado - Mayot - Rinaudo. Ces deux albums ne sont qu’une part du travail fourni par celui qui va en arrêter bientôt la production (mais pas la diffusion, fort heureusement) et je me dois de citer quatre autres disques publiés cette année sous cette belle bannière, et dont les effets sont durables autant qu'enrichissants : Zèbres, par le duo de cordes formé de David Chevallier et Valentin Ceccaldi ; Vernacular Avant Garde par le Peter Bruun’s All Too Human ; Chez Hélène, conversation renversante entre le guitariste Marc Ducret et la contrebassiste Joëlle Léandre ; Sub Rosa, enfin, par le trio très free de la pianiste Cécile Cappozzo. Il faut oser ce jazz-là, et Stéphane Berland l'ose. Ce qui ne nous interdit nullement d'avoir, lui et moi, une conversation nourrie au sujet des disques de... Jean-Michel Jarre ! Cet éclectisme qui le caractérise aussi est sa richesse. Bravo et merci à lui.

    2019 approche à grands pas. Comment ne pas souhaiter qu’en musique au moins, la nouvelle année soit aussi riche que celle qui va prendre fin ? Pour le reste, on n’ose plus vraiment imaginer ce que sera demain. Soyons vigilants sur le respect de nos droits civiques, soyons curieux et solidaires, ce sera déjà beaucoup !

  • Danseurs célestes

    texier_henri_sky_dancers.jpgSi mes comptes sont exacts, Sky Dancers est le dix-huitième disque qu’Henri Texier publie en tant que leader chez Label Bleu. Une longue et belle série qui retrace un large pan de l’histoire du contrebassiste – dont l’origine remonte aux années 60 – depuis La Compañera en 1989. À tous ces enregistrements, il faut bien sûr ajouter les quatre productions du trio Romano-Sclavis-Texier, qui couvrent la période 1995-2011, ainsi que le troisième et ultime album d’un autre trio formé avec François Jeanneau et Daniel Humair, Update 3.3 en 1990. Voilà donc un musicien fidèle qui élabore, année après année, une œuvre d’une grande cohérence dont l’homogénéité et la constance forcent l’admiration. Cette fidélité a d’ailleurs été récompensée en 2008 par une compilation sous la forme d’un double CD intitulé Blue Wind Story qu’on peut recommander à celles et ceux qui souhaiteraient pousser la porte de son domaine. Et pour peu qu’on s’accorde le temps d’un retour en arrière et d’une écoute attentive de toutes ces pages de musique écrites avec une passion inaltérable, qui se nourrit autant d’une révolte devant la violence des hommes que d’une admiration sans bornes pour les beautés que notre monde peut offrir, alors la conclusion s’imposera vite : Henri Texier est un artiste essentiel, qui vient de fêter son soixante-et-onzième anniversaire et qu’il s’agit de célébrer de son vivant. On a trop souvent l’occasion de louer, à grand renfort de « RIP », le talent des grands au moment où ils nous quittent qu’il serait absurde de ne pas rendre hommage dès à présent à celui qui est bien vivant. Surtout que son nouveau disque, Sky Dancers, est très certainement l’un de ses plus beaux.

    Côté discographie, on avait laissé Henri Texier en 2012 à la manœuvre avec son Hope Quartet, installé sur une péniche-club (Live At l’Improviste). Épaulé par Sébastien Texier (clarinette, saxophone alto), François Corneloup (saxophone baryton), notre homme se trouvait à la tête d’une formation qui s’était comme imposée à lui après une résidence proposée à son fils. Un groupe qui « allait de soi » et bénéficiait en outre de l’arrivée en son sein d’un petit nouveau dans la famille des amis d’Henri Texier : le batteur Louis Moutin, pour un temps éloigné de son jumeau François, contrebassiste. Skydancers procède à une augmentation du capital humain en étoffant le Hope Quartet de deux enlumineurs, le trentenaire Armel Dupas au piano et aux claviers, récemment auteur d’un Upriver à découvrir, et le stratosphérique Nguyên Lê à la guitare (ce dernier, rappelons-le, était l’un des trois invités du dernier disque de Romano-Sclavis-Texier en 2011, 3+3)

    Sky Dancers, parce qu’Henri Texier, homme en éveil et conscient des brutalités qui nous entourent et flétrissent nos vies, a voulu rendre hommage aux Amérindiens, dont il rêvait déjà quand il n’était qu’un gamin. Il a découvert les richesses de leur culture et la force poétique de leur univers, tout en faisant le constat de la misère dans laquelle l’Amérique mercantile et armée les a plongés. « Certains états maintiennent les tribus en leurs réserves dans une précarité inimaginable, pour certaines au bord de la famine alors que les Indiens, contraints et humiliés, ont signé des traités signifiant la donation de leurs terres contre l’assurance d’une existence digne ». Contrat non rempli, on ne le sait que trop, même pour ceux d’entre eux qui construisent les gratte-ciel et « dansent sur les poutrelles, là-haut dans le ciel », ceux qu’on appelle les Sky Dancers.

    Ce qui frappe dès la première écoute de ce nouveau disque – à n’en pas douter l’un des plus riches d’Henri Texier – c’est l’épaisseur du son, sa luxuriance, la conjugaison des souffles. Jamais depuis le Sonjal Septet et Mad Nomad(s) il y a vingt ans, sa musique n’avait été servie avec une telle ampleur. C’est que le groupe peut compter sur des forces en présence qui ne regardent pas à la dépense énergétique. Le contrebassiste, plus que jamais habité de sa pulsation et de son chant sui generis, trouve en Louis Moutin le comparse qui sait le pousser toujours plus loin, le batteur est à lui-seul une assurance groove. Cette paire rythmique fait plaisir à entendre, surtout quand on se souvient de la complicité déjà admirable qui unissait Texier et Christophe Marguet au cours des années passées, et qu’on pensait difficile à dépasser. La moitié soufflante du Hope Quartet, devenue tiers, quant à elle, laisse libre cours à ses élans virevoltants et harmoniques : Sébastien Texier, qui a atteint la maturité des grands, allie puissance et brûlure et l’ADN de son saxophone alto est désormais inscrit dans celui de la musique de son père ; François Corneloup, probablement l’un des meilleurs saxophonistes barytons (le meilleur ?), sait toujours trouver les ressources nécessaires à l’exposition de sa science mélodique, qui surgit avec une spontanéité émouvante dès lors qu’il prend la parole. C’est à chaque fois une histoire qu’il nous raconte, une histoire dont on tourne les pages en communion avec lui. Et puis, il y a les « petits nouveaux », piano et guitare...

    Un piano chez Henri Texier ? Sacrée nouvelle ! Car c’est le retour de cet instrument après une longue absence de quinze ans. Il faut dire qu’a compter du début des années 90, un certain Bojan Zulfikarpasic, jusque-là inconnu, avait laissé éclater son immense talent auprès du contrebassiste au sein de l'Azur Quartet. Le temps passe si vite et nul n’aura oublié des albums tels que An Indian’s Week (1993), Mad Nomad(s) (1995), Mosaïc Man (1998) ou Strings’ Spirit (2001). Ce n’est pas une mince affaire que de lui succéder, mais qu’on se rassure : au piano acoustique comme au Wurlitzer, Armel Dupas tient son rôle de mélodiste et de rythmicien avec beaucoup d’assurance. Il est à la fois une touche de jeunesse et la confirmation du flair d’Henri Texier dès lors qu’il s’agit de s’entourer des musiciens capables de parler instantanément son idiome. Ah cette impression d’avoir affaire à un ancien de la famille !

    Quant à Nguyên Lê, on se demande bien comment il a pu ne pas s’exprimer plus tôt aux côtés d’Henri Texier, tant son jeu se fond parfaitement dans le faisceau des couleurs irisées de la musique du contrebassiste. On sait, notamment depuis son hommage à Jimi Hendrix, que sa guitare peut se parer d’atours très rock, et l’on est heureux de l’entendre ici se démultiplier, se faufiler dans les sinuosités d’un jazz-rock véloce qui n’est pas sans rappeler le jeu d’un Alan Holdsworth avec Soft Machine au temps de l'album Bundles (« Mapuche »), s’épandre en nappes sonores aux dimensions spatiales (« Dakota Mab ») ou se couler au cœur de la masse instrumentale le temps d’une ballade conclusive (« Pacao Atao »). Lê est un musicien polymorphe qui ajoute l’expérience de ses musiques du monde à un univers dont les frontières sont déjà largement ouvertes de tous côtés.

    Une fois tressées ces couronnes aux six musiciens, une fois rappelée la cohésion d’un groupe en état de jubilation, force est de constater que Sky Dancers présente des qualités qui sont très exactement celles qu’on aime retrouver depuis toujours dans la musique d’Henri Texier et qui se voyaient déjà énoncées il y a bien longtemps, à la fin des années 70, à l’époque où le contrebassiste posait en solitaire les fondations de sa construction musicale. C’était le temps des albums de la trilogie dite JMS (du nom du label qui les avait publiés) : Amir, Varech, A cordes et à cris. Déjà, le monde si particulier d’Henri Texier résonnait à nos oreilles, il nous racontait son histoire et offrait des mélodies limpides qu’on imagine volontiers composées en chantant... Et je suis certain que ce dernier ne m’en voudra pas de souligner qu’en découvrant le répertoire original de Sky Dancers, une sensation familière m’a gagné, celle d’avoir plus ou moins déjà entendu ses thèmes. Non qu’ils constituent une redite – tant s’en faut – mais, plus simplement, parce qu’Henri Texier est de ces musiciens qui, à l’instar des peintres déclinant durant toute leur vie un même tableau, remettent à chaque fois l’ouvrage sur le métier et poursuivent leur travail de modelage de formes parentes. Prenez une composition telle que « Mic Mac » qui ouvre l’album : elle semble surgie de l’album Mosaïc Man, c’est le même sang qui circule dans ses veines. L’introduction de « Dakota Mab » pourrait être une suite donnée à un « Colonel Skopje » au tempo plus rapide. La mélancolie, ce blues typique d’Henri Texier, qui parcourt « He Was Just Shining » est la sœur de celle qui habitait « Desaparecido » il y a plus de vingt ans. Et ainsi de suite… Cette proximité est l’expression d’un perfectionnisme et d’un souci de parler toujours plus juste, qui culminent aujourd’hui dans la joie d’un « Dakota Mab » poussé par une contrebasse colonne vertébrale ; dans le groove solaire d’un « Cloud Warriors » et ses joutes à deux saxophones ; dans les hommages chair de poule rendus à Paul Motian (« He Was Just Shining ») ou Paco Charlery (« Paco Atao ») et leurs ballades frissons ; dans les envolées éclatantes de « Mapuche », qui ouvrent leurs grands espaces à la guitare rageuse de Nguyên Lê ; dans le swing décontracté de « Hopi » ou le même Lê abat les cartes d’un jazz d’une grande fluidité, avant de céder la place à un Armel Dupas à l’humeur vagabonde. Et puis que dire de ce « Comanche » frénétique où Nguyên Lê, encore et toujours lui – quelle présence, décidément ! – met tout le groupe sur orbite, au grand bonheur de ses petits camarades souffleurs que plus rien ne semble pouvoir arrêter, sauf peut-être un Armel Dupas aux commandes d’un Nord Stage tourbillon qui endosse les habits d’un clavier de l’espace ? Dans un tel contexte d’émulation, Henri Texier himself se lance dans un court solo échevelé, avant d’entamer un dialogue fiévreux, parfois à mains nues, avec Louis Moutin qui, on le devine, va faire parler la poudre jusqu’au final à six voix. C’est magistral, c’est le jazz dans toute sa force vibratoire. Onze minutes viennent de passer en une seconde !

    Henri Texier est, je crois l’avoir déjà dit à plusieurs reprises au cours des années passées, l’un de mes musiciens compagnons. Depuis longtemps et pour toujours. Ses disques sont chez moi à portée de main. Impossible de les remiser et d’imaginer n’en conserver qu’un seul pour l’île déserte : je les emporterai tous, même si je dois enfreindre la loi… Qu’un concert s’annonce et je déploierai tous les efforts possibles pour m’installer non loin de la scène. Quand l’occasion m’en est donnée, il m’arrive aussi d’adresser au contrebassiste un petit message d’encouragement sous forme de SMS, comme je l’ai fait aussitôt après avoir écouté Sky Dancers au mois de décembre ; il me répondra avec des mots d’amitié auxquels je suis très sensible.

    L’homme est toujours aussi vivant, le musicien a beaucoup de choses à nous dire. C’est une chance de le compter parmi nous. Profitons-en, faisons-lui la fête qu’il mérite et pour commencer, dansons en sa compagnie, tout là-haut, dans le ciel de ses rêves d’enfant ! « Navajo Dream »...


    « Dakota Mab » - Les Sky Dancers d'Henri Texier live au Triton, le 19 décembre 2015