Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Danseurs célestes

texier_henri_sky_dancers.jpgSi mes comptes sont exacts, Sky Dancers est le dix-huitième disque qu’Henri Texier publie en tant que leader chez Label Bleu. Une longue et belle série qui retrace un large pan de l’histoire du contrebassiste – dont l’origine remonte aux années 60 – depuis La Compañera en 1989. À tous ces enregistrements, il faut bien sûr ajouter les quatre productions du trio Romano-Sclavis-Texier, qui couvrent la période 1995-2011, ainsi que le troisième et ultime album d’un autre trio formé avec François Jeanneau et Daniel Humair, Update 3.3 en 1990. Voilà donc un musicien fidèle qui élabore, année après année, une œuvre d’une grande cohérence dont l’homogénéité et la constance forcent l’admiration. Cette fidélité a d’ailleurs été récompensée en 2008 par une compilation sous la forme d’un double CD intitulé Blue Wind Story qu’on peut recommander à celles et ceux qui souhaiteraient pousser la porte de son domaine. Et pour peu qu’on s’accorde le temps d’un retour en arrière et d’une écoute attentive de toutes ces pages de musique écrites avec une passion inaltérable, qui se nourrit autant d’une révolte devant la violence des hommes que d’une admiration sans bornes pour les beautés que notre monde peut offrir, alors la conclusion s’imposera vite : Henri Texier est un artiste essentiel, qui vient de fêter son soixante-et-onzième anniversaire et qu’il s’agit de célébrer de son vivant. On a trop souvent l’occasion de louer, à grand renfort de « RIP », le talent des grands au moment où ils nous quittent qu’il serait absurde de ne pas rendre hommage dès à présent à celui qui est bien vivant. Surtout que son nouveau disque, Sky Dancers, est très certainement l’un de ses plus beaux.

Côté discographie, on avait laissé Henri Texier en 2012 à la manœuvre avec son Hope Quartet, installé sur une péniche-club (Live At l’Improviste). Épaulé par Sébastien Texier (clarinette, saxophone alto), François Corneloup (saxophone baryton), notre homme se trouvait à la tête d’une formation qui s’était comme imposée à lui après une résidence proposée à son fils. Un groupe qui « allait de soi » et bénéficiait en outre de l’arrivée en son sein d’un petit nouveau dans la famille des amis d’Henri Texier : le batteur Louis Moutin, pour un temps éloigné de son jumeau François, contrebassiste. Skydancers procède à une augmentation du capital humain en étoffant le Hope Quartet de deux enlumineurs, le trentenaire Armel Dupas au piano et aux claviers, récemment auteur d’un Upriver à découvrir, et le stratosphérique Nguyên Lê à la guitare (ce dernier, rappelons-le, était l’un des trois invités du dernier disque de Romano-Sclavis-Texier en 2011, 3+3)

Sky Dancers, parce qu’Henri Texier, homme en éveil et conscient des brutalités qui nous entourent et flétrissent nos vies, a voulu rendre hommage aux Amérindiens, dont il rêvait déjà quand il n’était qu’un gamin. Il a découvert les richesses de leur culture et la force poétique de leur univers, tout en faisant le constat de la misère dans laquelle l’Amérique mercantile et armée les a plongés. « Certains états maintiennent les tribus en leurs réserves dans une précarité inimaginable, pour certaines au bord de la famine alors que les Indiens, contraints et humiliés, ont signé des traités signifiant la donation de leurs terres contre l’assurance d’une existence digne ». Contrat non rempli, on ne le sait que trop, même pour ceux d’entre eux qui construisent les gratte-ciel et « dansent sur les poutrelles, là-haut dans le ciel », ceux qu’on appelle les Sky Dancers.

Ce qui frappe dès la première écoute de ce nouveau disque – à n’en pas douter l’un des plus riches d’Henri Texier – c’est l’épaisseur du son, sa luxuriance, la conjugaison des souffles. Jamais depuis le Sonjal Septet et Mad Nomad(s) il y a vingt ans, sa musique n’avait été servie avec une telle ampleur. C’est que le groupe peut compter sur des forces en présence qui ne regardent pas à la dépense énergétique. Le contrebassiste, plus que jamais habité de sa pulsation et de son chant sui generis, trouve en Louis Moutin le comparse qui sait le pousser toujours plus loin, le batteur est à lui-seul une assurance groove. Cette paire rythmique fait plaisir à entendre, surtout quand on se souvient de la complicité déjà admirable qui unissait Texier et Christophe Marguet au cours des années passées, et qu’on pensait difficile à dépasser. La moitié soufflante du Hope Quartet, devenue tiers, quant à elle, laisse libre cours à ses élans virevoltants et harmoniques : Sébastien Texier, qui a atteint la maturité des grands, allie puissance et brûlure et l’ADN de son saxophone alto est désormais inscrit dans celui de la musique de son père ; François Corneloup, probablement l’un des meilleurs saxophonistes barytons (le meilleur ?), sait toujours trouver les ressources nécessaires à l’exposition de sa science mélodique, qui surgit avec une spontanéité émouvante dès lors qu’il prend la parole. C’est à chaque fois une histoire qu’il nous raconte, une histoire dont on tourne les pages en communion avec lui. Et puis, il y a les « petits nouveaux », piano et guitare...

Un piano chez Henri Texier ? Sacrée nouvelle ! Car c’est le retour de cet instrument après une longue absence de quinze ans. Il faut dire qu’a compter du début des années 90, un certain Bojan Zulfikarpasic, jusque-là inconnu, avait laissé éclater son immense talent auprès du contrebassiste au sein de l'Azur Quartet. Le temps passe si vite et nul n’aura oublié des albums tels que An Indian’s Week (1993), Mad Nomad(s) (1995), Mosaïc Man (1998) ou Strings’ Spirit (2001). Ce n’est pas une mince affaire que de lui succéder, mais qu’on se rassure : au piano acoustique comme au Wurlitzer, Armel Dupas tient son rôle de mélodiste et de rythmicien avec beaucoup d’assurance. Il est à la fois une touche de jeunesse et la confirmation du flair d’Henri Texier dès lors qu’il s’agit de s’entourer des musiciens capables de parler instantanément son idiome. Ah cette impression d’avoir affaire à un ancien de la famille !

Quant à Nguyên Lê, on se demande bien comment il a pu ne pas s’exprimer plus tôt aux côtés d’Henri Texier, tant son jeu se fond parfaitement dans le faisceau des couleurs irisées de la musique du contrebassiste. On sait, notamment depuis son hommage à Jimi Hendrix, que sa guitare peut se parer d’atours très rock, et l’on est heureux de l’entendre ici se démultiplier, se faufiler dans les sinuosités d’un jazz-rock véloce qui n’est pas sans rappeler le jeu d’un Alan Holdsworth avec Soft Machine au temps de l'album Bundles (« Mapuche »), s’épandre en nappes sonores aux dimensions spatiales (« Dakota Mab ») ou se couler au cœur de la masse instrumentale le temps d’une ballade conclusive (« Pacao Atao »). Lê est un musicien polymorphe qui ajoute l’expérience de ses musiques du monde à un univers dont les frontières sont déjà largement ouvertes de tous côtés.

Une fois tressées ces couronnes aux six musiciens, une fois rappelée la cohésion d’un groupe en état de jubilation, force est de constater que Sky Dancers présente des qualités qui sont très exactement celles qu’on aime retrouver depuis toujours dans la musique d’Henri Texier et qui se voyaient déjà énoncées il y a bien longtemps, à la fin des années 70, à l’époque où le contrebassiste posait en solitaire les fondations de sa construction musicale. C’était le temps des albums de la trilogie dite JMS (du nom du label qui les avait publiés) : Amir, Varech, A cordes et à cris. Déjà, le monde si particulier d’Henri Texier résonnait à nos oreilles, il nous racontait son histoire et offrait des mélodies limpides qu’on imagine volontiers composées en chantant... Et je suis certain que ce dernier ne m’en voudra pas de souligner qu’en découvrant le répertoire original de Sky Dancers, une sensation familière m’a gagné, celle d’avoir plus ou moins déjà entendu ses thèmes. Non qu’ils constituent une redite – tant s’en faut – mais, plus simplement, parce qu’Henri Texier est de ces musiciens qui, à l’instar des peintres déclinant durant toute leur vie un même tableau, remettent à chaque fois l’ouvrage sur le métier et poursuivent leur travail de modelage de formes parentes. Prenez une composition telle que « Mic Mac » qui ouvre l’album : elle semble surgie de l’album Mosaïc Man, c’est le même sang qui circule dans ses veines. L’introduction de « Dakota Mab » pourrait être une suite donnée à un « Colonel Skopje » au tempo plus rapide. La mélancolie, ce blues typique d’Henri Texier, qui parcourt « He Was Just Shining » est la sœur de celle qui habitait « Desaparecido » il y a plus de vingt ans. Et ainsi de suite… Cette proximité est l’expression d’un perfectionnisme et d’un souci de parler toujours plus juste, qui culminent aujourd’hui dans la joie d’un « Dakota Mab » poussé par une contrebasse colonne vertébrale ; dans le groove solaire d’un « Cloud Warriors » et ses joutes à deux saxophones ; dans les hommages chair de poule rendus à Paul Motian (« He Was Just Shining ») ou Paco Charlery (« Paco Atao ») et leurs ballades frissons ; dans les envolées éclatantes de « Mapuche », qui ouvrent leurs grands espaces à la guitare rageuse de Nguyên Lê ; dans le swing décontracté de « Hopi » ou le même Lê abat les cartes d’un jazz d’une grande fluidité, avant de céder la place à un Armel Dupas à l’humeur vagabonde. Et puis que dire de ce « Comanche » frénétique où Nguyên Lê, encore et toujours lui – quelle présence, décidément ! – met tout le groupe sur orbite, au grand bonheur de ses petits camarades souffleurs que plus rien ne semble pouvoir arrêter, sauf peut-être un Armel Dupas aux commandes d’un Nord Stage tourbillon qui endosse les habits d’un clavier de l’espace ? Dans un tel contexte d’émulation, Henri Texier himself se lance dans un court solo échevelé, avant d’entamer un dialogue fiévreux, parfois à mains nues, avec Louis Moutin qui, on le devine, va faire parler la poudre jusqu’au final à six voix. C’est magistral, c’est le jazz dans toute sa force vibratoire. Onze minutes viennent de passer en une seconde !

Henri Texier est, je crois l’avoir déjà dit à plusieurs reprises au cours des années passées, l’un de mes musiciens compagnons. Depuis longtemps et pour toujours. Ses disques sont chez moi à portée de main. Impossible de les remiser et d’imaginer n’en conserver qu’un seul pour l’île déserte : je les emporterai tous, même si je dois enfreindre la loi… Qu’un concert s’annonce et je déploierai tous les efforts possibles pour m’installer non loin de la scène. Quand l’occasion m’en est donnée, il m’arrive aussi d’adresser au contrebassiste un petit message d’encouragement sous forme de SMS, comme je l’ai fait aussitôt après avoir écouté Sky Dancers au mois de décembre ; il me répondra avec des mots d’amitié auxquels je suis très sensible.

L’homme est toujours aussi vivant, le musicien a beaucoup de choses à nous dire. C’est une chance de le compter parmi nous. Profitons-en, faisons-lui la fête qu’il mérite et pour commencer, dansons en sa compagnie, tout là-haut, dans le ciel de ses rêves d’enfant ! « Navajo Dream »...


« Dakota Mab » - Les Sky Dancers d'Henri Texier live au Triton, le 19 décembre 2015

Les commentaires sont fermés.