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orchestre national de jazz

  • Orchestre National de Jazz : Dancing In Your Head(s) / Rituels

    orchestre national de jazz,frédéric maurinPour ne rien vous cacher, je me suis senti un peu orphelin de l’ONJ lorsque la mandature d’Olivier Benoit a pris fin en 2018. Quelle claque que ces quatre années écoulées bien trop vite ! L’aventure Europa en quatre étapes (Paris, Berlin, Rome et Oslo) est pour moi une sorte d’anthologie de ce que la musique actuelle peut produire de meilleur, par cette alliance du jazz, du rock, du minimalisme sériel, de l’improvisation et de la musique contemporaine. On n’est pas près d’en avoir fait le tour… Ce n’est donc pas sans une forme de nostalgie immédiate – et injuste, forcément – que j’ai pris connaissance de la nouvelle (et variable) mouture de l’orchestre sous la direction d’un autre guitariste, Frédéric Maurin. Loin d’être un inconnu, j’avais pu apprécier le talent de musicien mais aussi de « chef d’orchestre » de ce dernier à travers l’ensemble Ping Machine, un groupe dont on retrouve rien moins que huit membres dans les deux formules de l’ONJ que je vais évoquer ici.

    Mais nous avons beaucoup de chance, il faut le dire, car Frédéric Maurin n’a pas fait les choses à moitié. Je dirais même que pour ce qui concerne sa première production discographique, publiée à la fin du mois d’août, le nouveau directeur artistique a vu double en nous offrant deux visions radicalement différentes (tant sur la formule sonore que sur la source d’inspiration), démontrant ainsi la richesse de ce nouveau collectif qui va, j’en suis certain, marquer de son empreinte l’histoire de l’ONJ.

    Son premier projet s’intitule Dancing In Your Head(s) et tire son titre d’un album publié par Ornette Coleman en 1977. Il célèbre l’œuvre de ce saxophoniste qui définissait sa musique comme « autre chose » et l’avait conduite entre autres vers les rivages du Free Jazz. Pour mener à bien cette expérience, Frédéric Maurin a fait appel à Fred Pallem, connu pour son Sacre du Tympan, qui signe les arrangements de l’album. Côté mise en œuvre, l’ONJ prend appui sur une cellule nerveuse composée d’un nœud aux couleurs très électriques dans lequel on retrouve Pierre Durand (guitare), Bruno Ruder (Fender Rhodes), Sylvain Daniel (bassiste qui enchaîne son troisième ONJ consécutif) et Rafaël Korner (batterie). Ajoutez une imposante couche de dix soufflants (dont la répartition femmes / hommes est équitable, il faut le souligner) et vous obtenez une véritable déferlante. Cette musique de l’exultation est explosive, à commencer par l’enchaînement torride Feet Music / Jump Street / City Living  en ouverture de ce disque enregistré live au Festival Jazzdor Strasbourg-Berlin au mois de juin 2019. C’est un condensé détonant de jazz, de blues et de funk, qui parvient à mettre en lumière par un véritable passage en force l’évolution de la musique d’Ornette Coleman, depuis le quartet acoustique de la fin des années 50 jusqu’au passage à l’électricité avec le groupe Prime Time. Dancing In Your Head(s) révèle une très belle ambition, et c’est une réussite étincelante. Cerise sur le gâteau, l’ONJ bénéficie pour ce projet du concours d’un invité prestigieux, le saxophoniste américain Tim Berne, présent sur trois titres. Si vous avez besoin d’une bonne cure de vitamines, vous saurez où vous approvisionner.

    Un premier projet… et comme vous l’avez compris, un second. Car voici un autre disque, double celui-ci, qui s’intitule Rituels et donne à entendre un répertoire radicalement différent, puisqu’il est acoustique et accorde une large place aux voix. Et pour cette occasion, l’ONJ intègre même un quatuor à cordes. C’est vraiment un grand écart avec la musique de Dancing In Your Head(s).

    Des voix, oui, et quelles voix ! On retrouve trois (en)chanteuses dont les imaginaires semblent sans limites et que j’ai eu l’occasion d’évoquer ici-même ou dans le magazine Citizen Jazz : Camille Durand alias Ellinoa, Leïla Martial, Linda Oláh. Trois voix singulières, à forte teneur créative, auxquelles s’ajoute celle du baryton Romain Dayez.

    Leïla Martial et Ellinoa se partagent le travail d’écriture de Rituels avec Frédéric Maurin bien sûr, mais aussi le pianiste Grégoire Letouvet et la flûtiste Sylvaine Hélary. Toutes les compositions sont inspirées de textes anciens en provenance de folklores des différents continents. Ils sont issus du livre Les techniciens du sacré de Jerome Rothenberg, un poète éditeur anthologiste américain. Ce recueil permet de découvrir des textes issus de chants maoris, de cérémonies indiennes, d’épopées et louanges d'Afrique, d’hymnes d'Égypte ou du Pérou, de cosmogonies d'Asie centrale, du pays Dogon, d'Australie, de légendes d'Irlande et de Chine, d’inscriptions sumériennes, de rites de possession… Pour faire court, on dira qu’ils parlent de la vie et de tout ce qui fait que l’humanité est ce qu’elle est. Avec son mystère originel.

    Voix, cordes, bois, cuivres, percussions… voilà un panorama orchestral majestueux et une succession de climats aussi mystérieux qu’oniriques. Parfois, le travail vocal n’est pas sans me faire penser à un autre aréopage singulier, Magma. Cet ONJ-là instaure un climat d’une poésie mystérieuse et fait voler en éclats les codes classiques du jazz pour offrir différents tableaux qui seraient ceux d’une musique contemporaine aux couleurs poétiques. Prenez par exemple « Femme Délit », cette composition hantée, haletante signée Leïla Martial qui s’affirme plus que jamais comme une aventurière de la musique : il faut apprécier, se délecter du travail que cette musicienne hors normes effectue sur les sons, les rythmes et les mots. Sans oublier bien sûr la force d'envoûtement du collectif, les textures soyeuses tissées par les cordes et les interventions solistes, comme celles de Fabien Debellefontaine au saxophone ténor ou de Susana Santos Silva à la trompette.

    L’ONJ nous bouscule, nous embarque sur des chemins aux frontières du rêve et du réel et révèle une fois encore sa capacité à renouveler son langage et à nous entraîner ailleurs, vers ce quelque chose d'autre assez indéfinissable. « Something Else », aurait dit Ornette Coleman…

    Un bonheur n’arrivant jamais seul, on apprend que toute la discographie de l’Orchestre National de Jazz est désormais disponible à l’écoute et à l’achat en ligne sur le site de Bandcamp. Soit 31 références et une incroyable galerie de directeurs artistiques et musiciens depuis 1986.

    Vous n’avez pas fini de danser dans votre tête !

    Musiciens « Dancing In Your Head(s) » : Jean-Michel Couchet (saxophones alto et soprano) ; Anna-Lena Schnabel (saxophone alto, flûte) ; Julien Soro (saxophone ténor) ; Fabien Debellefontaine (saxophone ténor, flûte, piccolo) ; Morgane Carnet (saxophone baryton) ; Fabien Norbert (trompette, bugle) ;  Susana Santos Silva (trompette) ; Mathilde Fèvre (cor) ; Daniel Zimmermann (trombone) ; Judith Wekstein (trombone basse) ; Pierre Durand (guitare électrique) ; Frédéric Maurin (guitare électrique et direction) ; Bruno Ruder (Fender Rhodes) ; Sylvain Daniel (basse) ; Rafaël Koerner (batterie) ;  Invité : Tim Berne (saxophone alto).

    Titres : Feet Music (Including Open To The Public) / Jump Street / City Living / Good Old Days (Including Mob Job & Street Woman) / Something Sweet, Something Tender / Dogon A.D. / Lonely Woman / Kathelin Gray / Theme From A Symphony (Including Macho Woman).

    Musiciens « Rituels » : Ellinoa (voix) ; Leïla Martial (voix) ; Linda Oláh (voix) ; Romain Dayez (voix) ; Catherine Delaunay (clarinette, cor de basset) ; Julien Soro (saxophone alto, clarinette) ; Fabien Debellefontaine (saxophone ténor, flûte, piccolo) ; Susana Santos Silva (trompette) ; Christiane Bopp (trombone) ; Didier Havet (trombone basse, tuba) ; Stéphan Caracci (vibraphone, marimba, glockenspiel, percussions) ; Rafaël Koerner (batterie) ; Bruno Ruder (piano) ; Elsa Moatti (violon) ; Guillaume Roy (alto) ; Juliette Serrad (violoncelle) ; Raphaël Schwab (contrebasse).

    Titres : Le monde fleur / Rituel (1ère partie) / Rituel (2ème partie) / La métamorphose / Femme délit / Loon / Naissance(s) de la nuit / Aiôn.

    Label : ONJ Records

  • Olivier Benoit ou la musique en lettres capitales

    orchestre national de jazz, onj, olivier benoit, europa osloEuropa Oslo, quatrième et dernière étape pour l'Orchestre National de Jazz sous la direction d'Olivier Benoit et une autre source de stimulation de son imagination. Instantanément, c’est le sentiment d’un nouveau choc, dans un grand souffle de soixante-neuf minutes. Chaque écoute s’offre ensuite à la manière d’une révélation, levant le voile sur des richesses qu’on avait jusque-là effleurées. L’ONJ déploie les fastes d’une musique dont la singularité est plus que jamais avérée. Il y a un langage Olivier Benoit, voilà qui ne fait aucun doute. Mais ça, nous le savions depuis longtemps. Encore faut-il être capable de tenir ses promesses et, si possible, de surprendre. Et c’est bien le cas, une fois encore...

    On identifie instantanément l'ONJ, en particulier par la richesse de ses textures sonores et de ses brusques changements de cap dont « Det Har Ingenting Å Gjøre » est une parfaite illustration. Mais aussi par ses entêtements rythmiques, dans une jonction heureuse qui se nourrirait à la fois de la « discipline » de Robert Fripp et des déphasages de Steve Reich – j'assume ces comparaisons qui pourront étonner – comme dans l'introduction de « A Sculpture Out Of Tune » et le final de « Pleasures Unknown ». Une force de frappe mise au service d'arrangements luxuriants où s’épanouissent dans une lumière froide violon, clarinettes, saxophones, trombone, guitare, piano, claviers, percussions et quelques sorcelleries électroniques.

    Europa Oslo n'est ni Europa Paris, ni Europa Berlin, ni Europa Rome. Il n’est pas question pour autant de froideur, car ce serait trop facile, trop attendu. Mais plutôt d'une prise de distance, loin du bouillonnement de Berlin et de l'exubérance de Rome, par exemple. À l'image de ce « stade vêtu de blanc » et illuminé qu'on découvre au recto de la pochette, dont Olivier Benoit dit qu’il « crée le lien entre la ville, le texte et la musique ». Europa Oslo est un disque qu'il faut laisser venir vers soi, patiemment. Ce à quoi nous invite par exemple « Oastracism », en ouverture de ce quatrième voyage.

    L'Orchestre fait une fois de plus la démonstration de sa capacité à agencer dans un même continuum une vue microscopique, parfois bruitiste et sa vision panoramique de la musique : « Intimacy » est le meilleur exemple de ce glissement, qui commence par le frottement croisé des cordes, celles de la guitare d'Olivier Benoit et du piano de Sophie Agnel, pour laisser la place au chant limpide de Maria Laura Baccarini avant un tutti majestueux caractéristique de cette formation qui – c’est un avis personnel – est sans nul doute le plus fascinant de tous les ONJ. Et puis il y a ce groove, tenace et entêtant vers lequel l’orchestre revient toujours, comme une nécessité nourricière. La deuxième partie de « An Immoveable Feast » ou de « Sense That You Breathe », presque métronomique, poussée par les rondeurs de la basse de Sylvain Daniel ou le final de « Ear Against The Wall » témoignent de cet appétit. Ou encore « Ear Against The Wall » et la pulsation machinique élaborée par les claviers de Paul Brousseau et la batterie d’Éric Échampard.

    Plus que jamais, l'ONJ se présente comme un collectif, une entité extrêmement généreuse, qui sait toutefois accorder le temps nécessaire à quelques interventions solistes, peut-être moins nombreuses qu'au cours des trois précédentes étapes, mais d’une inventivité débridée qui dit beaucoup du plaisir profond ressenti par chacun des protagonistes de cette histoire : Paul Brousseau sur « Ear Against The Wall », Alexandra Grimal sur « Sense That You Breathe », Hugues Mayot sur « A Sculpture Out Of Tune », Fidel Fourneyron sur « An Immoveable Feast », Fabrice Martinez sur « Det Har Ingenting Å Gjøre » ou encore Olivier Benoit, rocker flamboyant, libre et aérien sur « Intimacy » (mais quel bonheur celui-là, quel bonheur quand il s’y colle...).

    On connaissait Maria Laura Baccarini, notamment depuis les disques All Around et Furrow avec la complicité de son cher Régis Huby ; on savait toute son expressivité dramatique : écoutez Gaber, Io e le cose si vous avez besoin d'être convaincus. Elle est ici chanteuse, mais aussi récitante des mots de Hans Petter Blad qui a travaillé en étroite collaboration avec Olivier Benoit à l'écriture de cette nouvelle fresque. Il y a chez elle une manière particulière d'habiter les textes, presque théâtrale (n’oublions pas qu’elle est aussi une actrice), qui évoque parfois la présence magnétique de Dagmar Krause au temps d'Henry Cow dans les années 70 (c’est particulièrement saisissant sur « A Sculpture Out Of Tune » ou « Glossary »). Maria Laura Baccarini transporte la vie dans son chant ou dans les phrases qu’elle respire au creux de notre oreille (« Sense That You Breathe »). Quelle belle idée de l’avoir associée à ce dernier parcours.

    Je ne voudrais pas terminer la rédaction de cette note sans souligner le bonheur ultime des cinq dernières minutes de « Pleasures Unknown », car cette conclusion bonus du disque commencée dans un climat étale est époustouflante de beauté, comme si l’ONJ nous prenait à témoin de sa détermination sans faille depuis le début de son histoire. À faire dresser les poils sur les bras... Ni sans avoir pris le temps de citer, une fois encore, tous les musiciens d’un Paris Oslo aussi beau qu’on pouvait l’espérer. Olivier Benoit (composition, guitare) ; Hans Petter Blad (textes) ; Maria Laura Baccarini (voix) ; Jean Dousteyssier (clarinettes) ; Alexandra Grimal (saxophone ténor) ; Hugues Mayot (saxophone alto) ; Fidel Fourneyron (trombone) ; Fabrice Martinez (trompette et bugle) ; Théo Ceccaldi (violon) ; Sophie Agnel (piano) ; Paul Brousseau (Fender Rhodes, synthétiseur basse) ; Sylvain Daniel (basse électrique), Éric Échampard (batterie, électronique).

    Cet ONJ me manque déjà parce que je sais qu'il va bientôt parvenir au terme de sa trop courte vie (Europa Paris, le premier volet, fut publié en juin 2014, c’était hier). J'en viens à espérer qu'il continuera d'exister, sous une identité différente. Il lui reste tant d’histoires à raconter, tant de voyages à entreprendre. Tu m'entends, Olivier ? Vite, dis-moi quelque chose, promets-nous d’autres périples aussi passionnants. Vite...

  • Étonnez-moi, Benoit !

    onj_paris_europa_200X200.jpgEt pan sur le bec ! À force d'entendre une poignée d'acrimonieux s'acharner sur une vidéo bruitiste dans laquelle un guitariste connu pour son refus des dogmes et son ouverture d'esprit – du petit au grand format, appliquée au jazz, au rock, à la musique contemporaine, à l’électronique et aux musiques improvisées – se mettait en scène lui-même ; à force de les voir faire semblant d'oublier son travail dans le collectif Muzzix, et certaines de ses expériences pluridisciplinaires telles que La Pieuvre ou le Circum Grand Orchestra*, deux grands ensembles qu’il avait réussi à réunir dans la minéralité du Feldspath, ou ses contributions décisives à certains disques (comme le Family Life Quartet de Jacques Mahieux ou Furrow de Maria Laura Baccarini, ce sont là deux illustrations à la volée) ; à force de les entendre ratiociner et relancer une fois encore le débat stérile et passéiste de la définition d’un « vrai » jazz alors qu’il s’agissait plutôt de regarder devant soi ; à force de ne pas comprendre cette manière de dénigrer par avance sa nomination à la tête de l'ONJ… quelques-uns d'entre nous, y compris les moins connaisseurs de son passé – mais très vite lassés par ces attaques injustifiées – en étaient venus à se laisser contaminer par un a priori symétrique et bienveillant à l'égard d'Olivier Benoit.

    Désolé de le dire ici avec une pointe d'autosatisfaction, mais les faits sont là qui donnent raison à ceux qui n’avaient manifesté ni inquiétude ni agressivité vaine. Avec la publication de Paris Europa, double album choc captivant tout au long de ses quatre-vingt-douze minutes, la réponse de l'Orchestre National de Jazz 2014 est cinglante. Amis scrogneugneux, enfouissez vos aigreurs dans votre poche et posez votre mouchoir par-dessus : ce disque est un des temps forts de l'année (et probablement de la décennie) ; il s'avère au fil des écoutes une source de richesses, une caverne d’Ali Benoit, qu'on n’épuise pas en quelques écoutes, même les plus attentives. Europa Paris est à sa façon un monument : un constat assez logique puisque cette musique a quelque chose à voir avec l'architecture, Olivier Benoit aimant rappeler qu’il réfléchit « sur les concepts d’espace avant d’essayer de leur donner des formes musicales ». C’est un disque qui, de plus, ne souffre en rien d'avoir été composé dans un laps de temps assez court. Si le guitariste a imaginé chacun des mouvements en cherchant à définir une ligne personnelle, tout en prenant en compte la personnalité des solistes qui devaient s'y illustrer, l'impression d'ensemble et la cohésion ne s'en trouvent nullement affectées. Bien au contraire, la sélection des musiciens qui composent l'ONJ, fruit d'un travail associant son nouveau directeur à Bruno Chevillon, ne doit absolument rien au hasard ; elle est l’aboutissement d’une réflexion sur l’équilibre à trouver « en termes d’esthétique, mais aussi d’expérience et de génération » (32 ans séparent le membre le plus jeune du plus âgé). Onze musiciens sont ainsi unis pour le meilleur et pourraient bien marquer notre époque de leur empreinte. Savourons donc le plaisir qui nous est offert de vivre cet événement à leurs côtés !

    Paris Europa se décline en six parties aux durées très variables (moins de quatre minutes pour « Paris VI » jusqu'à plus de quarante-quatre pour « Paris II », longue suite elle-même organisée en dix mouvements) et projette une myriade d'images qui accordent peu de place au repos. Scènes de nuit, scènes de jour, mouvements de foule, déplacements, trains de banlieue, dialogues ou monologues, courses poursuites, stridences urbaines, danses hypnotiques... une frénésie de ville, quoi ! Pas un seul instant la tension ne retombe tout au long de cette visite guidée ; on se dit qu'Olivier Benoit et son orchestre ont voulu abattre d'emblée le maximum de cartes sur la table afin de présenter dans ce premier panorama le champ de leurs possibles. Aux tutti où l'ONJ fait montre de sa force collective et impose de magnifiques textures sonores mêlant les instruments à vent aux cordes du piano et du violon, vont succéder des échanges où les instruments s'agrègent en combinaisons variables animées de mouvements cycliques, se répondent en motifs sériels dessinés par des déphasages rythmiques hérités du travail de Steve Reich ; guitare et claviers endossent le costume de designers sonores avides de perturbations atmosphériques et de fractures électriques ; la pulsion imprimée par le duo formé de la contrebasse (ou la basse) et de la batterie parle un jazz dont l'accent est aussi celui du rock, avant qu'un impromptu aux couleurs chambristes ou bruitistes ne lui reprenne la parole pour imposer son échappée improvisée. Cette profusion de sources d'inspiration et d'héritages assumés, qui pourrait n'être qu'un maelstrom indigeste en des mains moins expertes, devient luxuriance et suscite une adhésion sans réserve, par sa capacité d'assimilation et de (re)création. L'ONJ invente sa musique, il nous accorde le privilège d’assister à la naissance d’un processus artistique. Les solistes, quant à eux, sont habités par une frénésie de mouvement qui pourrait être celle des commuters, leurs chorus prennent tour à tour la forme de ballades rêveuses ou de noueuses improvisations, quand ils n’expriment pas un cri.

    Disque d'interaction permanente à la mise en scène savante, Paris Europa est un manifeste libertaire, une déclaration d'imagination collective qui souligne avec acuité les talents de chacun des membres de l'ONJ. Aux côtés d'Olivier Benoit, il faut les citer tous (ici dans l'ordre alphabétique, le seul qui ne soit pas injuste) : Sophie Agnel (piano), Paul Brousseau (Fender Rhodes, synthétiseur basse, effets), Théo Ceccaldi (violon, alto), Bruno Chevillon (contrebasse, basse électrique), Jean Dousteyssier (clarinettes), Eric Echampard (batterie), Fidel Fourneyron (trombone, tuba), Alexandra Grimal (saxophones ténor et soprano), Fabrice Martinez (trompette, bugle), Hugues Mayot (saxophone alto).

    Le choix des mots n'est jamais simple : sommes-nous là en présence d'un chef d'œuvre ? Le temps parlera, mais après tout, ne suffit-il pas de dire que la manière avec laquelle Olivier Benoit, entouré d’une équipe soudée, est parvenu à synthétiser toutes les musiques qui l'habitent depuis des années, est admirable ? Au point de donner vie à un idiome dont on attend dès à présent les prochaines pulsations, celles qui résonneront des échos d'une autre capitale européenne, Berlin.

    Une seule réserve, mineure car elle porte sur un aspect formel de l’objet disque : si le digipack est élégant, on est un peu désemparé face à la sécheresse de son contenu. Liste des titres et des musiciens, quelques informations pratiques et c’est tout. On aurait aimé des détails supplémentaires, que cette histoire nous soit racontée dans son déroulement, juste pour le plaisir d’en apprendre encore un peu plus.

    Mais c’est bien peu par rapport à tout le reste... Alors, Paris Europa, un disque électrisant ? Un temps fort de l’histoire du jazz contemporain ? Pour le coup, ça ne fait aucun doute.

     

    * Dont le nouveau disque intitulé 12 - enregistré cette fois sous la férule du bassiste Christophe Hache – est de toute beauté et sera prochainement évoqué ici.

  • Si

    onj_wyatt.jpgImaginons qu'un magazine culturel me confie la rubrique jazz de ses pages « Disques » et que mon travail consiste à sélectionner, chaque semaine, un album. Imaginons encore que je dispose pour cela d'un espace plutôt limité (au grand maximum une colonne) et que, par conséquent, j'ai l'obligation d'opérer une sélection assez draconienne parmi l'ensemble des productions qui me seraient adressées en vue d'une possible chronique. J'ai bien dit : imaginons. Parce que tel n'est pas le cas bien sûr, et que je ne possède pas le talent requis.

    Si tel était le cas, donc, me viendrait-il à l'idée de sortir ma plus belle plume pour dénigrer un peu sournoisement un artiste avéré et, de manière très condescendante, le qualifier de « propret », dire de lui qu'il n'est pas « un foudre » et nous expliquer que son dernier projet manque de « vigueur et nécessité » ? Alors que je sais pertinemment qu'il connaît son sujet sur le bout des doigts et que sa réalisation témoigne d'un amour vrai de la musique et de beaucoup d'humilité et d'une immense dose de respect ? Tel le camarade de classe qui vous fait un croche-pied quand vous passez devant l'instituteur, est-ce que je reconnaîtrais au travail de ce musicien une « saveur jazzique » de manière très parcimonieuse, lui refusant le droit d'entrée dans le grand hôtel du jazz, comme un physionomiste chargé de refouler les intrus à l'entrée d'un casino ? Est-ce que je me risquerais à un hors sujet en cherchant à tout prix à ranger mes disques dans les boîtes étriquées d'une classification dépourvue de sens et d'intérêt ?

    Ou, conscient du poids de mes mots, est-ce que je choisirais la voie de l'enthousiasme pour évoquer sans retenue ce que j'aime, parce que la place est chère et le temps trop court pour m'accorder le droit de laisser s'épancher un peu de ma bile scripturale ? Quitte à ne pas parler de ce qui ne m'a pas plu ni fait vibrer ? Taire plutôt que dénigrer.

    Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de mon propos : je ne revendique aucune tiédeur, les débats pour ou contre sont passionnants et souvent riches de contenus, il existe même des magazines qui y recourent régulièrement. Non, ce qui me gêne énormément, c'est ce sentiment qu'en me donnant à lire, on règle des comptes, un peu sournoisement, sans vraiment le dire.

    En attendant, je file à Paris pour me régaler les oreilles et applaudir l'Orchestre National de Jazz dirigé par Daniel Yvinec qui rendent hommage à ce grand monsieur qu'est Robert Wyatt.

  • Poignant

    10143.jpgSalué par la critique comme un des événements musicaux de l'année 2009 - y compris par mes soins à l'occasion d'une chronique pour le magazine Citizen Jazz - le premier disque de l'Orchestre National de Jazz sous la direction de Daniel Yvinec donne une furieuse envie de se replonger dans la discographie de celui qu'il célèbre, le grand Robert Wyatt. Musicien inimitable, chanteur unique, passé des folies dadaïstes de la première époque du groupe Soft Machine à l'élaboration d'un univers intimiste et minimaliste après un dramatique accident qui le cloua sur un fauteuil roulant, Robert Wyatt continue de nous parler à l'oreille et de nous enchanter. Rock Bottom, son disque phare, est une pièce majeure de l'histoire de la musique du XXe siècle. En témoigne, par exemple, ces quelques minutes extraites de « Sea Song », une composition qui continue de vous prendre à la gorge et de vous submerger d'une forte dose d'émotion.
    podcast

  • Déjoué

    onj_wyatt.jpgBien déjoué en effet, monsieur Yvinec ! Parce qu'il fallait oser, pour votre première exploration à la tête de l'Orchestre National de Jazz, vous attaquer à cette légende vivante qu'est Robert Wyatt. On ne reviendra pas ici sur l'histoire de ce musicien, batteur et chanteur du groupe Soft Machine, cloué sur un fauteuil roulant après une chute dramatique, qui s'est créé un univers totalement singulier et magique dominé par un disque éternel et sans équivalent, Rock Bottom, paru en 1974. Around Robert Wyatt, tel est le nom de ce disque de l'ONJ qui sortira prochainement chez Bee Jazz, ne tombe jamais dans les travers d'un hommage trop confit dans la dévotion et propose, sous la forme de chansons, des reprises souvent transfigurées, mais jamais trahies, du répertoire de Robert Wyatt. Le minimalisme de la source est ici revisité et souligné par des arrangements discrets et subtils signés Vincent Artaud et l'on savoure le chant d'invités tels que Rokia Traoré, Yael Naïm, Arno, Daniel Darc, Camille ou Irène Jacob. Daniel Yvinec a relevé avec humilité et élégance un très beau défi.


    En écoute, un extrait de « Alliance », chanté par Camille.