Orchestre National de Jazz : Dancing In Your Head(s) / Rituels
Pour ne rien vous cacher, je me suis senti un peu orphelin de l’ONJ lorsque la mandature d’Olivier Benoit a pris fin en 2018. Quelle claque que ces quatre années écoulées bien trop vite ! L’aventure Europa en quatre étapes (Paris, Berlin, Rome et Oslo) est pour moi une sorte d’anthologie de ce que la musique actuelle peut produire de meilleur, par cette alliance du jazz, du rock, du minimalisme sériel, de l’improvisation et de la musique contemporaine. On n’est pas près d’en avoir fait le tour… Ce n’est donc pas sans une forme de nostalgie immédiate – et injuste, forcément – que j’ai pris connaissance de la nouvelle (et variable) mouture de l’orchestre sous la direction d’un autre guitariste, Frédéric Maurin. Loin d’être un inconnu, j’avais pu apprécier le talent de musicien mais aussi de « chef d’orchestre » de ce dernier à travers l’ensemble Ping Machine, un groupe dont on retrouve rien moins que huit membres dans les deux formules de l’ONJ que je vais évoquer ici.
Mais nous avons beaucoup de chance, il faut le dire, car Frédéric Maurin n’a pas fait les choses à moitié. Je dirais même que pour ce qui concerne sa première production discographique, publiée à la fin du mois d’août, le nouveau directeur artistique a vu double en nous offrant deux visions radicalement différentes (tant sur la formule sonore que sur la source d’inspiration), démontrant ainsi la richesse de ce nouveau collectif qui va, j’en suis certain, marquer de son empreinte l’histoire de l’ONJ.
Son premier projet s’intitule Dancing In Your Head(s) et tire son titre d’un album publié par Ornette Coleman en 1977. Il célèbre l’œuvre de ce saxophoniste qui définissait sa musique comme « autre chose » et l’avait conduite entre autres vers les rivages du Free Jazz. Pour mener à bien cette expérience, Frédéric Maurin a fait appel à Fred Pallem, connu pour son Sacre du Tympan, qui signe les arrangements de l’album. Côté mise en œuvre, l’ONJ prend appui sur une cellule nerveuse composée d’un nœud aux couleurs très électriques dans lequel on retrouve Pierre Durand (guitare), Bruno Ruder (Fender Rhodes), Sylvain Daniel (bassiste qui enchaîne son troisième ONJ consécutif) et Rafaël Korner (batterie). Ajoutez une imposante couche de dix soufflants (dont la répartition femmes / hommes est équitable, il faut le souligner) et vous obtenez une véritable déferlante. Cette musique de l’exultation est explosive, à commencer par l’enchaînement torride Feet Music / Jump Street / City Living en ouverture de ce disque enregistré live au Festival Jazzdor Strasbourg-Berlin au mois de juin 2019. C’est un condensé détonant de jazz, de blues et de funk, qui parvient à mettre en lumière par un véritable passage en force l’évolution de la musique d’Ornette Coleman, depuis le quartet acoustique de la fin des années 50 jusqu’au passage à l’électricité avec le groupe Prime Time. Dancing In Your Head(s) révèle une très belle ambition, et c’est une réussite étincelante. Cerise sur le gâteau, l’ONJ bénéficie pour ce projet du concours d’un invité prestigieux, le saxophoniste américain Tim Berne, présent sur trois titres. Si vous avez besoin d’une bonne cure de vitamines, vous saurez où vous approvisionner.
Un premier projet… et comme vous l’avez compris, un second. Car voici un autre disque, double celui-ci, qui s’intitule Rituels et donne à entendre un répertoire radicalement différent, puisqu’il est acoustique et accorde une large place aux voix. Et pour cette occasion, l’ONJ intègre même un quatuor à cordes. C’est vraiment un grand écart avec la musique de Dancing In Your Head(s).
Des voix, oui, et quelles voix ! On retrouve trois (en)chanteuses dont les imaginaires semblent sans limites et que j’ai eu l’occasion d’évoquer ici-même ou dans le magazine Citizen Jazz : Camille Durand alias Ellinoa, Leïla Martial, Linda Oláh. Trois voix singulières, à forte teneur créative, auxquelles s’ajoute celle du baryton Romain Dayez.
Leïla Martial et Ellinoa se partagent le travail d’écriture de Rituels avec Frédéric Maurin bien sûr, mais aussi le pianiste Grégoire Letouvet et la flûtiste Sylvaine Hélary. Toutes les compositions sont inspirées de textes anciens en provenance de folklores des différents continents. Ils sont issus du livre Les techniciens du sacré de Jerome Rothenberg, un poète éditeur anthologiste américain. Ce recueil permet de découvrir des textes issus de chants maoris, de cérémonies indiennes, d’épopées et louanges d'Afrique, d’hymnes d'Égypte ou du Pérou, de cosmogonies d'Asie centrale, du pays Dogon, d'Australie, de légendes d'Irlande et de Chine, d’inscriptions sumériennes, de rites de possession… Pour faire court, on dira qu’ils parlent de la vie et de tout ce qui fait que l’humanité est ce qu’elle est. Avec son mystère originel.
Voix, cordes, bois, cuivres, percussions… voilà un panorama orchestral majestueux et une succession de climats aussi mystérieux qu’oniriques. Parfois, le travail vocal n’est pas sans me faire penser à un autre aréopage singulier, Magma. Cet ONJ-là instaure un climat d’une poésie mystérieuse et fait voler en éclats les codes classiques du jazz pour offrir différents tableaux qui seraient ceux d’une musique contemporaine aux couleurs poétiques. Prenez par exemple « Femme Délit », cette composition hantée, haletante signée Leïla Martial qui s’affirme plus que jamais comme une aventurière de la musique : il faut apprécier, se délecter du travail que cette musicienne hors normes effectue sur les sons, les rythmes et les mots. Sans oublier bien sûr la force d'envoûtement du collectif, les textures soyeuses tissées par les cordes et les interventions solistes, comme celles de Fabien Debellefontaine au saxophone ténor ou de Susana Santos Silva à la trompette.
L’ONJ nous bouscule, nous embarque sur des chemins aux frontières du rêve et du réel et révèle une fois encore sa capacité à renouveler son langage et à nous entraîner ailleurs, vers ce quelque chose d'autre assez indéfinissable. « Something Else », aurait dit Ornette Coleman…
Un bonheur n’arrivant jamais seul, on apprend que toute la discographie de l’Orchestre National de Jazz est désormais disponible à l’écoute et à l’achat en ligne sur le site de Bandcamp. Soit 31 références et une incroyable galerie de directeurs artistiques et musiciens depuis 1986.
Vous n’avez pas fini de danser dans votre tête !
Musiciens « Dancing In Your Head(s) » : Jean-Michel Couchet (saxophones alto et soprano) ; Anna-Lena Schnabel (saxophone alto, flûte) ; Julien Soro (saxophone ténor) ; Fabien Debellefontaine (saxophone ténor, flûte, piccolo) ; Morgane Carnet (saxophone baryton) ; Fabien Norbert (trompette, bugle) ; Susana Santos Silva (trompette) ; Mathilde Fèvre (cor) ; Daniel Zimmermann (trombone) ; Judith Wekstein (trombone basse) ; Pierre Durand (guitare électrique) ; Frédéric Maurin (guitare électrique et direction) ; Bruno Ruder (Fender Rhodes) ; Sylvain Daniel (basse) ; Rafaël Koerner (batterie) ; Invité : Tim Berne (saxophone alto).
Titres : Feet Music (Including Open To The Public) / Jump Street / City Living / Good Old Days (Including Mob Job & Street Woman) / Something Sweet, Something Tender / Dogon A.D. / Lonely Woman / Kathelin Gray / Theme From A Symphony (Including Macho Woman).
Musiciens « Rituels » : Ellinoa (voix) ; Leïla Martial (voix) ; Linda Oláh (voix) ; Romain Dayez (voix) ; Catherine Delaunay (clarinette, cor de basset) ; Julien Soro (saxophone alto, clarinette) ; Fabien Debellefontaine (saxophone ténor, flûte, piccolo) ; Susana Santos Silva (trompette) ; Christiane Bopp (trombone) ; Didier Havet (trombone basse, tuba) ; Stéphan Caracci (vibraphone, marimba, glockenspiel, percussions) ; Rafaël Koerner (batterie) ; Bruno Ruder (piano) ; Elsa Moatti (violon) ; Guillaume Roy (alto) ; Juliette Serrad (violoncelle) ; Raphaël Schwab (contrebasse).
Titres : Le monde fleur / Rituel (1ère partie) / Rituel (2ème partie) / La métamorphose / Femme délit / Loon / Naissance(s) de la nuit / Aiôn.
Label : ONJ Records