Petit exercice en Darche arrière
On dit que le temps ne fait rien à l’affaire… C’est vrai probablement, mais il m’est difficile de ne pas culpabiliser à la seule idée d’avoir omis de souligner les qualités intrinsèques d’un disque paru au mois d’avril dernier. Non qu’il n’ait jamais été question d’Alban Darche du côté de mes Musiques buissonnières : il m’est au contraire déjà arrivé de souligner à plusieurs reprises les qualités du saxophoniste compositeur arrangeur, géniteur fécond d’une singulière lignée de Cubes, en particulier quand l’Orphicube a publié sa Perception Instantanée ou bien encore au moment de Noël, il y a deux ans presque jour pour jour, à l’occasion d’une Xmas boX tout aussi colorée et réjouissante, tombée de façon très opportune dans mon Hotte Club. Il n’empêche que dans la foulée d’une Horloge ayant tourné ses aiguilles au mois de février, mettant ainsi à l’heure les pendules d’un jazz de chambre soyeux et qui voyait un saxophone se laisser aller aux caresses d’une sixte de cordes (celles d’un quatuor augmenté d’une guitare et d’une contrebasse), un autre petit événement musical nous était conté, histoire de témoigner d’un fructueux voyage outre-Atlantique à la fin du printemps 2014. Voilà que notre homme, pensant peut-être qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des E, dévoilait les contours d’un HYPRCUB pour se présenter en architecte d’une maison qu’il prétendait biscornue. Estampillée Yolk Records comme il se doit, cette Crooked House était en réalité une construction bien plus costaude qu’elle ne voulait le prétendre. Je me suis empressé d’en proposer un extrait dans l’émission Jazz Time à laquelle je collabore une fois par mois : c’était le 22 mai, pour être précis. Et puis le temps a passé, mon horloge n’étant peut-être pas réglée sur le fuseau horaire Darchien, et probablement victime des soubresauts multiples occasionnés par une abondance discographique qui sera pour ce qui me concerne la marque de cette année finissante.
Mais les mois de décembre servent aussi à regarder un peu derrière soi et prendre le temps d’établir un rapide bilan. L’absence de Crooked House était injustifiable, un point c'est tout. Cerné par une rythmique maison (et quelle paire !) échafaudée par Sébastien Boisseau à la contrebasse et Christophe Lavergne à la batterie, Alban Darche décidait de faire appel à deux hommes distants l’un de l’autre d’un océan : le saxophoniste américain ténor Jon Irabagon (pour mémoire, récent co-responsable avec Sylvain Rifflet d’un Perpetual Motion en hommage à Moondog qu'on ne saurait que trop recommander) et le claviériste belge Jozef Dumoulin (allez donc tendre l’oreille à son Fender Rhodes Solo pour comprendre à quel point ce musicien-là est facteur de climats). Et pour faire bonne mesure, le même Rifflet était convié à la fête de la construction de ce grand pont, pour y faire entendre sa clarinette ou son saxophone ténor le temps de trois morceaux. C’est là une équipe qui laisse croire au meilleur à la seule lecture de la pochette, avant même d’avoir glissé le disque dans la platine. Alban Darche n’est pas seulement architecte, il est aussi un maître de maison avisé.
Autant dire que le plaisir est là. Ce disque semble déborder d’une multitude d’histoires aux intonations volontiers nostalgiques, celles que sait si bien conter Alban Darche. Je pense avoir déjà eu l’occasion de le dire, mais ce jazz est – on me pardonnera un néologisme paresseux – cinégénique. Comme si son story-board, à l’écriture inventive, aux textures élégantes, ouvrait en grand la porte d’improvisations multiples, propres à esquisser par leurs propres couleurs un mouvement d’ensemble tout en variations de nuances. Le disque – qu’on veut toucher comme on le ferait d’un beau tissu – a d’un bout à l’autre les atours d’une conversation de haute tenue (parce que, pour chantante que soit sa musique, celle-ci n’en est pas moins le fruit d’un travail exigeant dont les détails se révèlent au fil des écoutes) et je me refuse à isoler plus qu’un autre l’un de ses acteurs. Certes le travail d’un Jozef Dumoulin est en lui-même un voyage entre éclats et brumes électriques, certes les élans d’un Jon Irabagon ont des allures de traversée, certes Alban Darche lui-même est ici un écrivain tout autant qu'un compositeur… Il faut savoir prendre tout son temps pour épuiser les richesses de cette production raffinée. On peut de plus aborder Crooked House sous des angles multiples : en s’abandonnant à ses mélodies, sans éprouver le besoin d’en savoir plus, afin de dérouler tranquillement un film imaginaire projetant des images (que je vois toujours en noir et blanc, allez comprendre pourquoi...) et dont on sera volontiers l’un des protagonistes ; en observateur curieux des interactions entre les musiciens et de leurs dialogues nourris ; en scrutateur méticuleux des combinaisons sonores et des contrepoints (je reviens sur ce que je viens de dire… le Fender Rhodes, tout de même, quel bonheur ! Que les autres musiciens ne prennent pas mal cette distinction, surtout...). Et si Crooked House commence par une étonnante « Albanolgy » qui pourrait nous laisser croire durant quelques mesures que le saxophoniste a plongé au cœur des années be bop chères à Charlie Parker, la suite va faire la démonstration d’une écriture très ouverte sur notre monde, un scénario qui nous donne à le ressentir dans tous ses émois. Il y a de la joie, de la tristesse et avant toute chose beaucoup de souffle ; rien n’est jamais simple, mais c’est bien la fusion des énergies qui pourra nous aider à aller de l’avant. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre le titre de l’album : biscornue peut-être en raison des matériaux multiples qui la forment, cette maison symbolise-t-elle, ainsi que s’interroge Alban Darche lui-même, une musique à plusieurs dimensions ? Ou la vie, tout simplement ? Oui, à n’en pas douter…
Huit mois après sa publication, Crooked House a conservé toute sa fraîcheur et sa faculté de retenir notre attention au fil d’une élaboration aux rebondissements nombreux. Il est de ces disques qu’on ré-écoute. Décembre a bien fait de venir… Et vive la Darche arrière, donc !
Musique grande classe, comme la bande son d’un film aux accents nostalgiques qui aurait été tourné en noir et blanc pour mieux souligner les éclats invisibles du quotidien et en révéler la part de magie. L’Orphicube vous transporte avec son ingéniosité génétique - encore une fois, cet orchestre a un son qui lui appartient totalement, sui generis, comme on dit - et sa forte dose d’onirisme.
Stéphane Kerecki endosse le rôle d'un passeur pacifié qui ne vise qu'un seul objectif : réenchanter des histoires dont tous les secrets n'avaient, on s’en rend compte grâce à lui, pas encore été dévoilés. En levant le voile sur ses propres visions, il nous propose un embarquement dans son imaginaire cinématographique et c'est un bonheur de le laisser faire… avec un grand sourire dans le regard.
Together, Together! n’est pas de ces disques qu’on écoute avec passivité ; il fait plutôt partie des instants d’équilibre un peu miraculeux, dont on connaît la fragilité, et qu’on ne veut pas laisser filer entre ses doigts. On laisse approcher la musique, on lui accorde tout son temps, pour qu’elle nous souffle ses délicatesses au creux de l’oreille. Musique sensuelle, on vous dit !
Dans un climat d'une grande sobriété, on retrouve avec ce beau disque l’essentiel de ce qui fait tout son pouvoir de séduction, comme si Matthews jouait la carte de l’épure et de l'intemporel en se disant qu’eux seuls disent le vrai : au service de son art, une instrumentation légère composée de guitares (acoustique et électrique), d'un piano électrique (ou d'un orgue) et d'une basse.
Un chef d'œuvre ? Le temps parlera, mais après tout, ne suffit-il pas de dire que la manière avec laquelle Olivier Benoit, entouré d’une équipe soudée, est parvenu à synthétiser toutes les musiques qui l'habitent depuis des années, est admirable ? Au point de donner vie à un idiome dont on attend dès à présent les prochaines pulsations, celles qui résonneront des échos d'une autre capitale européenne, Berlin.
On a beau chercher, regarder derrière soi ou même de côté, il faut bien se rendre à l’évidence : ce disque sans équivalent est une nouvelle pépite, une pierre précieuse, tout juste polie au sens où ses audaces la rendent heureusement irrévérencieuse. Le quartet d’Emile Parisien est âgé d’une petite dizaine d’années et sème sur son chemin de sacrés cailloux. Sa musique, aussi singulière et intrigante que les titres de ses disques, n’a certainement pas fini de nous sidérer.
C’est incroyable qu’on puisse être à la fois si jeune et porteur des horizons sans cesse réinventés d’une histoire de la musique du XXe siècle, que Vincent Peirani et Émile Parisien semblent connaître depuis toujours, comme si elle coulait dans leurs veines. Un disque fédérateur qui s’adresse aux amoureux du jazz, de la chanson, de toutes les musiques impressionnistes, des musiciens vibrants et dont on ne finit jamais de contempler les beautés exposées.
Voix, sons métalliques ou électroniques, bruits de rue, chant naturel des instruments : cette polyphonie, qui célèbre Moondog avec autant d’inventivité que de respect, séduit d’emblée. En imaginant Perpetual Motion, Sylvain Rifflet, Jon Irabagon et leurs complices sont allés bien au-delà de l’hommage : ils expriment une fusion totale entre le génie d’un compositeur et leur art propre, qui se refuse à toute limite. Et surtout pas celle de leur imagination.
Siderrances est un disque auquel on doit s’abandonner… Loin des urgences de notre monde, il offre son temps long (le deuxième disque ne comporte que deux titres, respectivement de 20 et 32 minutes) et laisse aux deux protagonistes le loisir d’engager une conversation de l’intime qui, jamais, ne nous laisse de côté. Là est sa grande force : il nous parle au creux de l’oreille dans sa langue propre, mais très empathique.
Hasse Poulsen, cet homme qu’on appelle Ass, chante le désenchantement, celui d’un monde menacé par l’épuisement de ses ressources vitales, elles-mêmes objets de commerce. Souhaitons que son inspiration, en tout cas, ne se tarisse jamais, car un songwriter de premier plan doublé d’un magnifique chanteur vient de voir le jour, et s’expose enfin après de longues années de maturation.
Voilà pour ce petit exercice de style que je ne saurais conclure sans décerner un « Coup de Maître » à un musicien ami qui aura beaucoup donné cette année, et que je tiens absolument à saluer.
Je prends les devants et présente par avance mes excuses au saxophoniste
Deuxième volet des aventures de cette jeune quarte qui allie la science du jazz à l’énergie du rock. Damien Fleau (saxophone), Maxime Fleau (batterie), Jean Kapsa (piano) et Oliver Degabriele (contrebasse) écrivent une musique dense, nerveuse et habitée. Ils savent aussi atteindre l’épure, privilège des grands, leur « Grandfather’s Bed » en est une preuve. On est heureux de se sentir un peu comme membre de cette belle famille au sein de laquelle circule une énergie très contagieuse.
Encore une très belle année pour le tromboniste ! Hyperactif, notre Helvète préféré a notamment doublé la mise avec deux albums qui séduisent par la somme d’imagination et de liberté qu’ils respirent. Tout récemment, Mirror To Machaut offrait une relecture limpide de la musique de deux Guillaume du Moyen-Âge : de Machaut et Dufay. Mais avec As The Sea, Blaser avait sculpté quelques mois plus tôt la matière sonore d’un univers mouvant et jamais fini, en compagnie de ses amis Marc Ducret, Gerald Cleaver et Bänz Oester. Un disque énigmatique et passionnant de bout en bout.
Le souffle cuivré d’un quatuor libre et onirique : celui de Rémi Gaudillat et Fred Roudet (trompette, bugle), Loïc Bachevillier (trombone), Laurent Vichard (clarinette basse). Quatre musiciens qui savent demander à leurs instruments de dépasser leur rôle de respirateurs naturels et leur donner le muscle de la pulsation. Leur musique entre ombre et lumière exhale un parfum impressionniste des plus séduisants, elle est une porte grande ouverte sur un imaginaire poétique dans lequel on plonge sans réserve.
Quand deux amis décident de se donner les moyens et le temps de faire aboutir un vieux rêve : jouer une musique dont chaque détail compte, par un travail d’orfèvre appliqué à une matière sonore qui fait l’objet d’un soin maniaque. Leur jazz funk bienvenu est habité d’un gros son, il est interprété par une ribambelle d’amis dont certains ne sont pas les derniers venus, comme Marcus Miller. Un disque de plaisir total, qu’on écoute avec gourmandise en se disant qu’une production aussi aboutie est tout de même rare de nos jours. Chouette cadeau !
Un récidivisite, déjà haut placé en 2012, j'espère ne pas l'assommer avec mes coups de mâitre à répétition... Cette fois, le batteur joue la carte d’une dream team aux couleurs chatoyantes et forme un orchestre dont les richesses n’en finissent pas de se dévoiler au fil des écoutes. Constellation est de ces disques dont on peut dire sans se tromper qu’ils sont empreints de magie. Normal, Christophe Marguet s’est entouré de magiciens : Régis Huby (violon), Steve Swallow (basse), Benjamin Moussay (claviers), Chris Cheek (saxophone) et Cuong Vu (trompette). Du grand art.
La formule est d’une apparente simplicité. 21 signifie ici 2+1, et plus exactement deux guitares et une batterie. Une combinaison originale et très électrique. Il y a ici tout ce qu’on aime (enfin, quand je dis on, je parle de moi, mais je sais que je ne suis pas seul à penser ainsi) : l’énergie, l’imprévu, le mystère, la fougue, les élans... En quarante minutes, Philippe Gordiani, Julien Desprez et Emmanuel Scarpa mettent les doigts dans la prise de courant de leur imaginaire et zèbrent de leurs éclairs notre ciel qui ne demande pas mieux qu’on lui fasse ainsi frissonner les étoiles. Coup de cœur et de foudre garantis à tous les amoureux des escapades un peu folles !
Décidément, Sylvain Rifflet (clarinette, saxophone) et Joce Mienniel (flûte) sont au sommet de leur art. En 2012, ils figuraient déjà en très bonne place dans ce palmarès. Avec l’Ensemble Art Sonic, ils inventent un univers géographique et sublimé, une musique de chambre du XXIème siècle. A leurs côtés, Cédric Chatelain (hautbois, cor anglais), Baptiste Germser (cor) et Sophie Bernardo (basson) sont les pièces vitales d’un quintette à vents irrésistible. Mine de rien, on assiste avec ce très beau disque à la naissance d'une musique qui n'en est qu'à ses premiers frémissements, en attendant la suite, qui nous comblera.
Que la lumière soit ! Après nous avoir raconté l'histoire d'un voyageur imaginaire, le saxophoniste prouve avec son second disque qu’il est bien plus qu’un jeune musicien talentueux : il est aussi un humain conscient, en quête d’un chant solaire qui irradie sa musique de la première à la dernière note. Il est entouré d’amis de renom : Tigran Hamasyan, Jeff Ballard, Sam Minaie. Ces derniers savent mettre leur art, avec humilité, au service d’une inspiration/respiration commune qui s'épanouit sur des compositions d'une grande limpidité. Bogé partage, partageons sa musique...
Aussitôt arrivé, déjà au sommet de la pile ! Neuf musiciens haut de gamme composent l’Ensemble Dédales dirigé par le passionnant violoniste Dominique Pifarély : Guillaume Roy (alto), Hélène Labarrière (contrebasse), Vincent Boisseau (clarinettes), François Corneloup (saxophone baryton), Pascal Gauchet (trompette, bugle), Christiane Bopp (trombone), Julien Padovani (piano), Eric Groleau (batterie), tous au service d’une musique à la fois savante et nourrie d’une pulsion hypnotique, libre et engagée dans l'invention de nouveaux paysages entre jazz et musique de chambre contemporaine. Time Geography est un disque aux variations subtiles, dont les richesses se dévoilent au fil des écoutes.
C’est d’une certaine manière le label Pépin et Plume d’Alban Darche qui est ici récompensé. Sa première référence, L’Orphicube, manifestait un fort pouvoir de séduction. Mais en fin d’année, le saxophoniste glissait au pied du sapin un second disque, une boîte de Noël un peu magique, pleine à craquer de chants tels que tous les enfants que nous sommes rêvent d’écouter le soir de la veillée. Un disque durable et enchanté, au plaisir augmenté par la lecture d'un conte signé Franpi Barriaux. Quoi, on n'a plus le droit de dire du bien des copains ? 