Grand format
Bruno Tocanne & Over The Hills © Jacky Joannès
Cette année, je vous épargnerai mon palmarès des disques de l’année. Qu’il soit 10, 25 ou 100, mon top rechigne désormais à s’exhiber, jugeant l’exercice un peu vain et surtout injuste. Je n’ai pas la prétention d’avoir « tout » écouté cette année, ni même d’avoir le droit de classer des albums aux couleurs souvent très différentes (et incomparables, à tous les sens du terme). Je me suis adonné à une telle pratique au cours des années passées, mais j’ai préféré tourner la page. Durant les douze mois qui viennent de s’écouler, j’ai découvert (avec plus ou moins d’assiduité) environ 180 nouveaux disques (ou coffrets). C’est beaucoup quand on songe qu’on ne peut se contenter d’une seule écoute, et qu’il est important de se laisser gagner et imprégner par la musique, donc d’écouter et écouter encore. Après tout, l’année ne comportait que 365 jours (et je mettrai à profit le petit supplément qui nous sera accordé en 2016, croyez-moi)… Mais c’est peu au regard du nombre impressionnant de productions qui ont pu voir le jour. Je ne suis qu’une oreille partielle et partiale. Une goutte d’eau dans l’océan.
Néanmoins, j’aimerais dédier l’année 2015 à ce qu’on appelle les « grands formats », ces ensembles souvent estampillés jazz dont le nombre de musiciens est suffisamment important pour qu’on les qualifie de « grands ». Disons, selon mon arithmétique personnelle, au moins huit. Parce qu’avec eux, vous me passerez l’expression, nos oreilles en ont vu de belles… Je vais m’appuyer sur cinq exemples esthétiquement différents. Je dis bien exemples... car la liste est plus longue, qui aurait pu aussi bien inclure le MegaOctet d’Andy Emler et son Obsession 3 sous contrainte créative autour du chiffre trois, ou l’hommage rendu au compositeur François de Roubaix par le Sacre du Tympan de Fred Pallem. De même, l'inoxydable Magma pourrait trouver une place naturelle dans cette revue des ambitions : la bande à Christian Vander brandit fièrement un Köhnzert Zünd, soit une somptueuse rétrospective live en douze CD et un étonnant coffret couvrant la période 1975-2011. Presque un testament Zeuhl !
Grand Format 1
J’ai beau avoir abandonné l’idée d’un palmarès, il n’en reste pas moins que la deuxième étape du voyage proposé par l’Orchestre National de Jazz sous la direction d’Olivier Benoit pourrait bien constituer le sommet musical de mon année 2015. Déjà, l’an passé, la visite de notre capitale intitulée Europa Paris nous avait alertés sur la créativité d’une formation qui, d’ores et déjà, est peut-être la plus belle de tous les ONJ qui se sont succédé depuis 1986. Une première réponse cinglante à tous les Cassandre qui s’échinaient autour de la nomination d’un nouveau directeur pas conforme à leurs attentes. Pensez-donc, ce type-là manifeste une petite tendance à un désagréable bruitisme... pas sérieux tout cela ! J’avais pris aussitôt la défense de ce brillant aréopage de onze musiciens dans un texte appelé Étonnez-moi Benoit ! La suite est encore plus somptueuse : avec Europa Berlin, l’ONJ rafle la mise une fois de plus : concentrant son travail sur un CD simple (et non double comme le précédent), l’orchestre fait une démonstration de force créative comme nos oreilles en croisent rarement. On ne sait s’il faut admirer avant tout la puissance d’un collectif en état de grâce ou s’émerveiller de chacune des interventions solistes des musiciens dont j’aimerais rappeler ici les noms : aux côtés d’Olivier Benoit (direction, composition, direction artistique), Bruno Chevillon (contrebasse, basse électrique), Jean Dousteyssier (clarinettes), Alexandra Grimal (saxophone ténor), Hugues Mayot (saxophone alto), Fidel Fourneyron (trombone), Fabrice Martinez (trompette), Théo Ceccaldi (violon), Sophie Agnel (piano), Paul Brousseau (Fender Rhodes, synthétiseur basse, effets), Eric Echampard (batterie). Anecdote amusante : j’avais écrit quelques heures seulement après avoir reçu Europa Berlin une note intitulée Ich Bin Berliner, en promettant de revenir plus tard et plus longuement sur le disque. Promesse non tenue, non par paresse mais parce qu’en me relisant, je me suis rendu compte que j’avais dit l’essentiel de ce que je souhaitais transmettre. Et puis, tant d’autres se sont par la suite chargés de couvrir d'éloges ce disque puissant que ma deuxième contribution n’a jamais eu besoin de voir le jour !
Grand Format 2
Il faut être un peu fou pour avoir l’idée de revisiter un monument tel qu’Escalator Over The Hills, cet opéra programme signé Carla Bley et Paul Haines, qualifié par ses géniteurs de chronotransduction (sic). Cette œuvre, elle-même grand format (trois années d’enregistrement, un triple vinyle au bout du compte, une kyrielle de musiciens venus de tous horizons, des influences intercontinentales, …), reste une énigme aujourd’hui encore. Bien malin qui saura la définir et en dessiner les contours exacts. Il n’empêche que deux doux inconscients, j’ai nommé le batteur Bruno Tocanne et le contrebassiste Bernard Santracruz, ont décidé un beau jour de relever le défi d’une relecture en formation élargie. Ils sont neuf, ont rôdé le répertoire d’Over The Hills (tel est le nom de leur adaptation) à l’occasion de différentes résidences et de concert dont celui du Nevers Djazz Festival au mois d’octobre 2014 en présence de Carla Bley et Steve Swallow. Un parrainage en forme de bénédiction et, au bout du compte, un disque dont la réussite repose sur l’homogénéité d’une formation qui sait pouvoir compter sur la qualité des arrangements (entre rock et jazz) signés pour l’essentiel du trompettiste Rémi Gaudillat et du guitariste Alain Blesing. Et puis, comment ne pas souligner la présence extravagante d’un chanteur designer sonore nommé Antoine Läng. Le Suisse fait merveille et endosse tous les rôles possibles avec la démesure voulue par l’œuvre originelle. Tout près de lui, comme un contrepoint pacifique, la présence harmonique de Perrine Mansuy veille au grain. Over The Hills, un disque attendu depuis de longs mois, un résultat à la hauteur de nos espérances. C’est un peu le fil rouge de la chronique que je lui ai consacrée au moment de sa sortie sur le label IMR.
Grand Format 3
Comme je l’écrivais dans une chronique publiée sur Citizen Jazz : « Bis Repetita » ! The Amazing Keystone Big Band a parfaitement réussi l’épreuve consistant à ne pas décevoir après son réjouissant Pierre et le Loup et le Jazz en 2013. Selon un principe voisin, la troupe à Bastien Ballaz, David Enhco, Frédéric Nardin et Jon Boutellier a administré une nouvelle et belle leçon de pédagogie jazz sur un mode ludique en recréant le Carnaval des Animaux de Camille Saint-Saëns. Emmenés par Edouard Baer, maître de cérémonie campant un loup affamé et récitant un texte créé pour l’occasion, les dix-huit musiciens parviennent une fois encore à raconter l’histoire du jazz et de ses instruments fétiches avec cette alliance si précieuse de talent et de fraîcheur. Leur relecture luxuriante est à mettre entre toutes les oreilles gourmandes. Et je n’évoque pas cette grande formation pour le seul plaisir de rappeler que l’un de ses membres, préposé au saxophone alto et à la clarinette, est mon propre fils. Une présence qui ne fait qu’ajouter à mon plaisir de mélomane, il faut bien l’admettre, mais ce Big Band-là est un grand, un point c’est tout !
Grand Format 4
Loin d’être inactifs malgré un silence discographique de quatre ans, les Lorrains de l’Ensemble Bernica sont revenus avec un tonitruant Vagabondage. Leur compagnon de route François Jeanneau – le mentor historique qui les avaient inspirés à deux reprises (Very Sensitive en 2009, puis Bric-à-brac / Périple en Soundpainting en 2011) – voguant vers d’autres aventures musicales qu’on souhaite longues à ce fringant octogénaire, les huit musiciens volontiers baroudeurs et surréalistes revêtent les couleurs d’un jazz en ébullition qui ne rechigne pas à lorgner du côté du funk ou du rock. Et si Pierre Boespflug et François Guell fournissent l’essentiel du répertoire, on ne peut que se réjouir de la belle énergie déversée par les petits nouveaux que sont Michael Cuvillon (saxophones) et Eric Hurpeau (guitare). Du sang neuf pour une formation qui fait la part belle au souffle et à la richesse des textures sonores. Vagabondange pète le feu, et un passage du côté de la future défunte Lorraine est vivement recommandé.
Grand Format 5
Il n’est pas jusqu’à un Pierrick Pédron qui n’ait succombé à la tentation de l’ensemble de taille XL. Après deux épisodes en formule réduite à un trio (Kubic’s Monk et Kubic’s Cure), voici le saxophoniste devenu chef d’orchestre d’une dizaine de musiciens autour d’un projet à la coloration électro-funk qui devrait certainement faire frissonner dès le début de l’année 2016. Son nouveau disque (And The), que j’ai eu la chance d’écouter il y a une dizaine de mois dans son mix provisoire, verra le jour en janvier chez Jazz Village. Cette musique est euphorique, elle fourmille en outre de mille détails sonores ciselés avec la complicité des deux sorciers que sont Vincent Artaud et Manu Gallet. Sans nul doute, And The fera grincer quelques dentiers que rebute cette vision du jazz, mais il va distiller, ça ne fait aucun doute, une énergie dont l’épicentre est à chercher quelque part du côté d’une belle déclaration d’amour. A la charnière de deux années, il se présente comme une indispensable transition à consommer sans modération. Puisse son bon sang (qui ne ment pas) irriguer notre quotidien...
Un blog est volatile. On peut le lire avec plus ou moins de régularité, mais une chose est sûre : il est bien rare qu’on vienne fouiller dans ses archives, car c’est l’actualité qui prime, ce qu’on appelle le fil d’informations, l’immédiat. Un petit tour et puis s’en vont. Tout le reste est enfoui et risque bien de ne jamais refaire surface. Aussi ai-je choisi de rassembler les notes publiées en 2015 sous la forme d’un livre. N’y voyez-là aucune tentation narcissique, ni même un complexe refoulé de l’écrivain ! Je me sens tout au plus écriveur et je sais que vous me percevez comme tel. Mai j’ai toujours en mémoire ces petits carnets que mon grand-père écrivait lors des séjours de vacances : ses textes très factuels (il évoquait la météo et les activités de chaque journée, à la façon d’un agenda) dessinaient en creux son portrait, on connaissait mieux son attachement à ses proches, on percevait chez lui une approche de la vie empreinte d’une grande douceur qu’il savait habiller d’une pointe d’humour. J’y ai appris des choses que j’ignorais de lui, et peut-être malgré lui. En publiant Musiques buissonnières – Chroniques 2015, je ne fais rien d’autre que jeter quelques humbles cailloux sur mon chemin et j’imagine qu’un jour, peut-être, mes petites-filles les trouveront et pourront ainsi mieux connaître leur grand-père. Comme dans un éternel recommencement. Je m’amuse à les imaginer parcourir ces pages et se moquer de mes élans pour d’obscures galettes dont plus personne ne parle depuis des lustres et qu’elles n’écouteront jamais. Et puis, cette reformulation imprimée est une façon pour moi de rendre une fois encore hommage à tous les musiciens qui font que la vie n’est pas exclusivement une somme de brutalités mercantiles et guerrières. Ils détiennent ce pouvoir de nous aider à rester debout et c’est notre devoir de les encourager à continuer ! Ces pages leur sont dédiées.