Là-haut, tout là-haut, sur les collines...
N’y allons pas par quatre chemins : avec la publication d’Over The Hills, Bruno Tocanne, Bernard Santacruz et leurs sept camarades ont frappé un grand coup. Le plaisir est d’autant plus grand qu’on attendait ce disque depuis un petit bout de temps, au risque d’une pointe de déception à force d’espérer le meilleur, et ce même si l’impatience de quelques-uns parmi nous avait pu être adoucie par des prestations scéniques reflétant fidèlement l’objet musical qui voit le jour cette semaine sur le label iMuzzic. En ce qui me concerne, ce fut à deux reprises : une première fois au CIM de Bar-le-Duc le 6 mars dernier, puis au Parc Floral le 4 juillet, dans le cadre d’un Paris Jazz Festival assommé par la canicule. J’ai d’ailleurs rendu compte de la soirée barisienne dans une chronique pour Citizen Jazz, qu’on peut lire ICI.
Over The Hills, donc. Soit une entreprise un peu folle, nourrie au grain de la passion et de la volonté de conquérir des sommets que la seule raison pouvait laisser croire inaccessibles. Je vais reprendre ici une partie du texte écrit il y a quelques mois pour situer l’événement. De quoi s’agit-il donc ? D’un projet singulier et très ambitieux, par ailleurs assez énigmatique, qui semble n’avoir eu ni prédécesseur ni successeur et qui a pour titre Escalator Over The Hill. Un enfant de personne, aux allures baroques... En effet, Carla Bley et Paul Haines ont élaboré à la fin des années 60 un assemblage unique, qu’ils définissaient comme un opéra programme ou une chronotransduction (sic), où se mêlent jazz, rock, musique classique indienne, musique contemporaine et bien d’autres formes encore – on pense souvent à Kurt Weill –, un monument inclassable servi par une escouade d’officiants venus d’horizons divers, aux esthétiques supposées incompatibles. Côté jazz, rien que des pointures : Gato Barbieri, Charlie Haden, Don Cherry, Enrico Rava, Paul Motian, ou encore John McLaughlin ; venus de la planète rock, Don Preston (Mothers Of Invention) ou Jack Bruce (Cream) ; on pourra citer aussi Linda Ronstadt, chanteuse country qu’on n’attendait certainement pas dans une telle réunion. La distribution de ce grand chantier conçu pour le disque, dont la réalisation aura duré trois ans (de 1968 à 1971), était tout aussi impressionnante qu’inimaginable a priori. Et pourtant, près de 45 ans plus tard, il faut se rendre à l’évidence : Escalator Over The Hill, avec ses faux airs de château de cartes musical, se tient toujours debout, fièrement dressé sur des fondations hétéroclites mais d’une solidité à toute épreuve. D’un accès pas toujours facile en raison des multiples pistes explorées et d’un foisonnement qui peut s’avérer déroutant.
Mais Bruno Tocanne (batterie) et Bernard Santacruz (basse et contrebasse) ne sont pas de ceux qui renoncent facilement. Ils ont constitué un équipage capable de relever le défi d’une telle traversée, rôdé leur ensemble à travers une série de résidences avant de se produire sur scène et en particulier au Nevers Djazz Festival à l’automne 2014 où ils eurent le privilège de partager l’affiche avec Carla Bley et Steve Swallow eux-mêmes. On imagine le plaisir des musiciens lorsque la pianiste chef d’orchestre compositrice, génitrice féconde de cet Escalator Over The Hill et de tant d’avancées musicales, leur a fait part de son enthousiasme après cette prestation. Comme une sorte de bénédiction, un encouragement à aller jusqu’au bout de leur histoire. On ne la remerciera jamais assez !
Non seulement Over The Hills est à la hauteur des espérances qu’on avait pu placer en lui, mais il se présente comme le témoignage vibrant du travail fourni par un collectif ayant su respecter la matrice (en sélectionnant une dizaine de compositions parmi les quelque vingt-cinq thèmes figurant sur l’original), tout en préservant un langage qui lui est propre. Ce disque n’est en rien une tentative ou un « reflet de », ni même un travail « en hommage à ». Il va bien au-delà, en projetant ses propres couleurs, à la manière d’un palimpseste musical. C’est une re-création. L’esprit est là, avec toute la démesure et la diversité de l’œuvre originelle ; la musique est à tout moment identifiable, mais elle est ici servie par un groupe dont la solidarité et la cohésion claquent comme un drapeau au vent et fécondent une œuvre nouvelle. Il y a à l’évidence un son Over The Hills, ample et généreux, modelé par neuf musiciens dont le jeu d’ensemble laisse finalement une place assez restreinte aux interventions solistes par souci, peut-être, de toujours viser juste et frapper fort. Ou de resserrer le propos au maximum. Rémi Gaudillat (trompette et bugle) et Alain Blesing (guitare) signent la plus grande partie des arrangements, qui baignent dans un foisonnement heureux où les soufflants sont à la fête d’un jazz en ébullition – Jean Aussanaire (saxophones), Olivier Themines (clarinettes) et Fred Roudet (trompette et bugle) – mâtiné d’une énergie d’essence rock. Une richesse des textures au beau milieu desquelles vient s’immiscer Perrine Mansuy (piano), dont on connaît l’empreinte lyrique, alliance de retenue et de sensibilité mélodique. Elle est en quelque sorte le contrepoint subtil, comme une nécessaire tempérance, aux extravagances vocales d’Antoine Läng, chanteur et designer sonore, qui explose littéralement tout au long de ces soixante-dix minutes inspirées. Le Suisse sera la grande et belle surprise de ce disque pour tous ceux qui n’avaient jamais entendu parler de lui. Un sacré phénomène qui ne rechigne pas au hurlement quand la situation l’exige. Dans ces conditions, autant dire que la cellule rythmique Tocanne-Santacruz peut exprimer avec beaucoup d’assurance la jubilation qui l’habite depuis les premiers jours de cette aventure pas comme les autres. Et puis, faut-il que je rappelle ici à quel point je suis attaché à la personnalité de Bruno Tocanne, musicien en éveil et d’une grande générosité ? Sa capacité motianesque à ne pas s’imposer par la force mais par l’empathie, à passer de la polyrythmie au colorisme des peaux, son besoin de quête, en font un musicien qui est devenu pour moi un point de repère dans la multitude des musiques qui se font entendre aujourd’hui, tellement nombreuses et pas toujours audibles.
Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de citer Carla Bley et Steve Swallow eux-mêmes, qui ont tenu à partager avec les musiciens leurs impressions (et quelles impressions !) après avoir écouté cette réinterprétation d’une œuvre qui, par ailleurs, n’a pas encore livré tous ses mystères. Au point qu’on a envie d’espérer qu’Over The Hills s’étoffera prochainement de quelques compositions supplémentaires, pour notre plaisir à tous. Je me permets de lancer l’idée à Bruno, Bernard, Perrine, Rémi, Antoine, Alain, Jean, Olivier et Fred... Je ne serais d’ailleurs pas surpris qu’elle trotte dans leurs imaginations créatives depuis quelque temps déjà !
Carla Bley (21 novembre 2015)
« We listened to your wonderful version of EOTH last night and were just as amazed and delighted as we were when we saw you perform it live in Nevers. It's the perfect combination of old and new, control and abandon, realism and abstraction (I could go on all day). Paul Haines would have loved it. The playing and singing, as well as the arranging, are excellent. The Collective is a great band. Give everyone our compliments. I hope you guys can stay together and make more beautiful music ».
Steve Swallow (24 novembre 2015)
« I want to second what Carla has said. Your treatment of EOTH shines new light on Carla's work. It's a remarkable accomplishment to re-interpret an original work, one with such a distinctive character, in a way that evokes the original but at the same time explores new meanings contained within it. Congratulations to you and the band for having performed such a service, to Carla and to the music we all love. Best Wishes ».
Commentaires
Super texte...
Françoise