Testament à l’anglaise
C’est étrange tout de même… John Taylor nous a brutalement quittés pendant l’été, s’éclipsant alors qu’il était tout entier en musique, devant son piano. Le 17 juillet dernier en effet, alors qu’il se produisait avec le quartet Nouvelle Vague du contrebassiste Stéphane Kérecki au festival Saveurs Jazz de Segré, un malaise cardiaque l’a terrassé. Il est mort quelques heures plus tard. Ce musicien anglais avait 72 ans. On ressent à distance le choc, le sentiment brutal d’un vide que nul n’aurait pu imaginer quelques instants plus tôt. Et si cette disparition a quelque chose de tragiquement beau (qui ne rêverait pas de partir en plein accomplissement de sa passion, sans avoir le temps d’être gagné par l’idée même de la mort ?), on peut deviner l’état de sidération dans lequel ont dû être plongés celles et ceux qui le côtoyaient en ces moments de joie soudain baignés de larmes.
Étrange, oui, et plutôt poignant, parce qu’un énigmatique 2081 publié sur le label CamJazz est tombé au mois de septembre dans nos boîtes aux lettres. Un disque enregistré quelques mois auparavant, du 25 au 27 novembre 2014. S’il est assez simple de comprendre la signification de son titre, inspiré de Harrison Bergeron, une nouvelle de l’écrivain américain de science-fiction Kurt Vonnegut (le texte décrit un drôle de futur où tous les humains doivent être égaux et sont considérés comme porteurs de handicap quand leur beauté ou leur intelligence est supérieure à celle de la norme établie), on se demande si son cheminement vers nous n’a pas quelque chose d’un brin surnaturel. Ce disque, dont les compositions furent à l’origine écrites pour un octette, est d’autant plus douloureux a posteriori qu’il met en scène le pianiste entouré de ses deux fils : Alex (auteur, chanteur et initiateur du disque) et Leo (batteur), tous les trois étant rejoints par un proche de la famille, habitué des croisements musicaux, le tubiste Oren Marshall. Récemment, Stéphane Kérecki me confiait qu’au-delà de la douleur, ces musiciens orphelins d’un grand monsieur auraient au moins la satisfaction d’avoir mené à temps un tel projet, ce que confirme implicitement Alex Taylor dans les liner notes du disque : « Ce fut un privilège de travailler pour ce projet familial. Je suis ravi d’avoir écrit et chanté avec mon père, mon frère et Oren, pas seulement parce que nous sommes très proches, mais parce que ce sont des musiciens que je respecte et admire ».
Et puisqu’il est question du contrebassiste, je dois rappeler – on me pardonnera je l’espère mon inculture car jusque-là, j’ignorais tout ou presque de John Taylor, dont j’ai appris ensuite seulement qu’il avait débuté sa carrière en trio à la fin des années soixante aux côtés de deux compatriotes saxophonistes, John Surman et Alan Skidmore ; qu’il avait été membre du quartet de Ronnie Scott avant de fonder le trio Azimuth aux côtés du trompettiste Kenny Wheeler (dont il sera question un peu plus loin) ; et qu’il a travaillé par la suite avec Jan Garbarek, Enrico Rava, Gil Evans ou Lee Konitz – que c’est grâce au duo formé par Stéphane Kérecki et John Taylor que j’ai pu découvrir ce dernier, à travers un splendide album intitulé Patience : « L’histoire veut que ces deux artistes, qui se sont découverts à l’occasion de cet enregistrement, n’aient éprouvé aucune difficulté à nouer une conversation d’une grande fluidité, dont chaque note exprime à la fois un profond respect de l’autre et une écoute attentive. Cette musique nous entoure, elle est hors du temps, détachée des modes et de toute volonté ostentatoire de séduction ».
2081 est un disque qu’on ne cherchera pas à classifier. Jazz, blues, pop, chanson, peu importe… c’est une musique d’aujourd’hui, en liberté parce qu’à la croisée de plusieurs chemins, moderne sans être affectée des tics de son époque par son instrumentation intemporelle quoique singulière, et qui prouve que John Taylor était bien loin du terme de son chemin artistique. Écoutez « Doozy 1 » qui ouvre cet album aux couleurs nocturnes : un piano comme en suspension, des balais qui chuchotent sur les peaux, un tuba offrant un contrepoint gourmand, la voix d’Alex Taylor, éraillée à la manière d’un vieux bluesman. Et puis voilà John Taylor qui s’évade dans un sillon de lumière avant de céder la place à Oren Marshall pour un duo avec Léo Taylor, cuivre contre cymbales. Les associations instrumentales sont singulières (piano-tuba, batterie-tuba) et la main gauche du pianiste vient constamment remettre la pulsation au centre du jeu, bien épaulé par son batteur de fils qui multiplie les couleurs. Tout est dit, ou presque, dans ces minutes d’une grande élégance formelle qui savent cultiver le mystère. 2081 va dérouler le fil de six compositions où le tuba, il faut bien l’admettre, suscite un intérêt permanent : cet invité « hors famille » est un peu la vedette, lui qui occupe rarement la place centrale dans le monde de la musique. C’est un réel plaisir de l’écouter se glisser au cœur du jeu de John Taylor (« 2081 », « DMG », « Deer On The Moon »), qu’il va ponctuer avec une pointe de malice, endossant en quelque sorte le costume d’un contrebassiste rebondi, occupant dès que possible le rôle de soliste (« DMG »). Il faut souligner par ailleurs le travail d’Alex Taylor, qui habite avec beaucoup d’intensité et néanmoins de retenue ces chansons dont il a écrit les paroles sur les musiques de son père (« Deer On The Moon » en est une belle illustration). La place de sa voix est celle d’un instrument parmi les trois autres et contribue pour beaucoup au sentiment d’impressionnisme feutré qui émane de ce disque qui se referme sur « Doozy 2 », comme pour signifier que toute cette histoire peut recommencer. Ou prendre fin, malheureusement…
Un bonheur musical ne venant jamais seul, CamJazz a publié au mois d’octobre un enregistrement inédit remontant à l’année 2005, On The Way To Two, qui mêle compositions et improvisations. Soit un duo enluminé, où l’on retrouve John Taylor en toute complicité (et liberté) avec son camarade de jeu Kenny Wheeler, lui-même disparu au mois de septembre 2014. Il est étrange, une fois encore, de lire ces quelques lignes adressées à son ami trompettiste peu de temps avant sa propre mort, au sujet d’un disque qu’il n’aura pas eu le temps de tenir lui-même dans ses mains : « Ça a été un plaisir et un privilège de jouer avec toi pendant toute ma vie, et j’aurais tellement aimé que tu sois là, pour écouter à nouveau cette musique avec moi ». Des paroles venues de l’au-delà…
Que tous deux reposent en paix et qu’ils soient infiniment remerciés. Et pour que la musique de John Taylor demeure encore plus vivante, on reviendra très vite vers ces deux disques que sont Patience, cité un peu plus haut, et Nouvelle Vague, enregistré en quartet par Stéphane Kérecki en 2014.
PS : le titre de cette note est un clin d’œil à un roman d'un autre Anglais, l'écrivain Jonathan Coe, grand amateur de musique dont je ne doute pas un seul instant qu'il doive aimer ce disque. Car les exégètes du jazz-rock anglais (et particulièrement du courant dit de l’École de Canterbury) auront noté qu'un autre de ses livres, The Rotters' Club (en français Bienvenue au club), fait référence au titre homonyme d'un album du groupe Hatfield & The North (Virgin Records - 1974), ce qui constitue la preuve d'un goût très sûr en ce domaine.