Writin' with MILESDAVISQUINTET!
J’ose espérer que Sylvain Darrifourcq et ses deux camarades Xavier Camarasa et Valentin Ceccaldi ne m’en voudront pas de résumer leur nouveau disque en trio en faisant appel à un proverbe : « L’habit ne fait pas le moine ». Car en effet, le titre de cet album ressemble à s’y méprendre à une fausse piste, un leurre, histoire d’amuser un peu la galerie musicophage. Pensez donc : « Shapin’ With MILESDAVISQUINTET! », oui vous avez bien lu, le nom du groupe est bizarre, tout en majuscules sans la moindre petite espace entre les lettres et, bien collé à l’ensemble, un point d’exclamation facétieux qui ne voudrait pas manquer une miette du spectacle annoncé. L’annonce d’une formation compacte et solidaire. Et puis il y a cette mention Shapin’ With, qui fleure bon le mitan des années 50, quand Miles Davis – trompettiste ne manquant pas d’air – avait réuni un quatuor qui marquera sa longue histoire et qu’il est de bon ton de considérer aujourd’hui comme son premier « grand quintet » : John Coltrane (saxophone), Red Garland (piano), Paul Chambers (contrebasse) et Philly Joe Jones (batterie). Une équipe de choc qui alignera une série de pépites ayant pour titre, et là, vous allez commencer à comprendre où je veux en venir : Cookin’ With, Relaxin’ With, Steamin’ With ou bien encore Workin’ With. Vous avez compris ? On dirait bien que tout cela se ressemble un peu. Eh bien, en réalité, pas vraiment... J’irais même jusqu’à dire pas du tout, même si le batteur ne peut oublier que lorsqu’il avait une petite vingtaine d’années, il voulait jouer comme Philly Joe Jones, membre de l’escouade sus-citée ; et que tout récemment, il a publié une poignée de vidéos (voir plus bas) à la fois humoristiques et pédagogiques à travers lesquelles il veut nous démontrer qu’en cherchant bien, on trouvera dans sa musique tous les ingrédients d’un bon vieux jazz de derrière les fourneaux et qu’il respecte à la lettre les règles édictées par un gardien du temple tel que Wynton Marsalis.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à cet éléphant très lettré qui orne la pochette de Shapin’ With THEMILESDAVISQUINTET!, un disque publié sur le label BeCoq. Faut-il vraiment s’étonner que la musique inventée par le trio n’emprunte pas les chemins balisés d’un jazz traditionnel et se situe dans un ailleurs sonore où le temps compte énormément, aux confins de la musique contemporaine et de la musique concrète ? Surtout si l’on sait que Sylvain Darrifourcq, compagnon de route du quartet d’Emile Parisien, n’est pas de ceux qui se reposent sur leurs lauriers mais sont toujours prêts à faire le deuil de leurs expériences passées pour mieux aborder de nouvelles contrées musicales. Dans ma chronique de Spezial Snack, publié l’an passé par le saxophoniste, j’avais déjà souligné les qualités de perturbateur de Darrifourcq, capable de recourir s’il le fallait à des sex toys pour assouvir sa soif bruitiste, preuve supplémentaire de sa faculté d’adaptation. A la guerre comme à la guerre. Toutes ses qualités sont d’ailleurs mises à l’honneur dans le dernier numéro d’Improjazz, le magazine de mon camarade Philippe Renaud, qui lui consacre six pages et une longue interview pour vous permettre de savoir (presque) tout de ce jeune homme de 36 ans.
32 minutes, deux longues compositions au titre tout aussi majuscule et compact que celui de l’album : « TAP » et « RUB », tel est le menu de Shapin’ With. Mais attention, le plat ne se dévore pas goulûment, mieux vaut le déguster comme il le mérite, avec le plus grand respect pour ses ingrédients et surtout sans précipitation, pour parer à toute crise d’aérosonie. Ecoutons donc d’un peu plus près... Pas une seule note qui se chante, à peine une trace de mélodie au détour d’une main lâchée sur un piano. Non, rien de tout ce qu’on attend quand on prononce le mot « musique », mais plutôt une superposition de vibrations, de chocs, de frottements, de roulements. C’est une sorte de meccano humain, la transpiration d’une fièvre machinique qui a gagné les trois musiciens, robots de chair animés d’un mouvement obsessionnel et envoûtant. Les cordes du piano de Xavier Camarasa et du violoncelle de Valentin Ceccaldi sont frappées, pincées, frottées, on devine que les doigts s’y posent aussi bien pour produire des sons que pour retenir ceux qui pourraient s’échapper trop vite. Les balais caressent les peaux, les baguettes font mugir les cymbales en crissements plaintifs. Et puis, sans qu’on s’en rende vraiment compte, la tension monte, le piano est pris d’une agitation frénétique, laisse tomber en cascade un free jazz échevelé, les tambours roulent des mécaniques, le violoncelle fait entendre une complainte monocorde, on se dit que quelque chose va bien finir par exploser. Le final de « TAP » est du genre monumental, invasif. Il va falloir souffler... Tout est fini, dans un choc ultime. « RUB » commence par un appel, celui d’une pulsion sourde, lente et sombre, vite zébrée par un éclair urticant dont on peine à deviner l’origine. Cymbale ? Corde ? Archet ? Baguette ? Il y a du mystère dans une atmosphère qu’on peut imaginer orageuse et nocturne. Cette fois, c’est le tournis qui guette, les mouvements dessinent des cercles incertains, ils ouvrent et ferment de lourdes portes. Un animal peut-être ? On entend comme un barrissement, qui serait celui de l’éléphant de la couverture du disque. Faut-il rester ou prendre ses jambes à son cou ? La bête est de plus en plus proche, toujours menaçante. Et si l’animal inconnu finit par s’éloigner, la paix ne revient pas pour autant, la faute à ces drôles de cris lancinants qui continuent de hanter le paysage, jusqu’à l’extinction d’un feu qui aurait tout brûlé sur son passage. C’est fini.
Ainsi raconté, Shapin’ With pourrait paraître source d’inquiétude, ce qu’il n’est pas le moins du monde. Au contraire, quelle aventure ! Quelle plongée singulière dans un univers indéfini, dont on ne parvient pas à savoir s’il est terrestre, céleste ou marin. Peut-être est-il une fusion des trois. Il y a dans ce disque au format court une matière d’une grande richesse qui laisse entendre un souffle continu, souvent abrasif mais qui tient en éveil du début à la fin. C’est un choc des éléments, des matières, des forces qui tour à tour s’unissent et se combattent, parfois par petites touches, parfois avec une violence non contenue, mais toujours dans un mouvement vers l’avant qui n’est rien d’autre que celui d’une vie qui veut durer encore.
Un disque de combat, en quelque sorte... C'est tellement important de ne pas se résigner ! Et puis, si vous ne me croyez pas, jetez donc un petit coup d'œil aux enseignements du professeur Darrifourcq...
Commentaires
Intéressante "leçon" de jazzz....