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  • L'équation de la constellation

    christophe marguet, regis huby, benjamin moussay, steve swallow, cuong vu, chris cheek, , abaloneJuillet 2013

    Je suis confronté à une drôle d'équation personnelle… Ne vous faites pas de souci, je ne vais pas vous raconter ici ma vie, mais juste tenter de partager une situation qu'il m'arrive de connaître de temps à autre et que je crois intéressante en ce qu'elle me confronte à une limite naturelle que, finalement, je n'ai pas envie de franchir. Je vous explique…

    Il est question de musique, bien sûr.

    J'ai reçu il y a quelque temps le nouveau disque enregistré par le sextet du batteur Christophe Marguet. Cette Constellation interprétée par une formation magistrale me laisse sans voix, ou plutôt sans mots, puisqu'il s'agit ici d'écrire autour de la musique. J'ai écouté à plusieurs reprises ce double album publié sur l’impeccable label Abalone de Régis Huby - un habitué des réussites qui accomplit un véritable sans faute artistique - et, à chaque fois, je me suis retrouvé dans un état de bien-être assez difficile à décrire, dont la retranscription ne semble pas pouvoir passer chez moi par une analyse de la musique elle-même, mais plutôt par un simple mot d'ordre : « Allez-y, foncez, achetez-le, c'est un disque splendide, bourré à craquer d’humanité et riche de talents et d'émotions multicolores ! » Au-delà de cette injonction, je peine à trouver un angle d’attaque satisfaisant parce que je crains que mes mots ne finissent par trahir la musique elle-même.

    Septembre 2013

    Oui mais, c’est bien gentil tout ça mais... avouons-le, c’est quand même un peu injuste, non ?

    Injuste pour le batteur, dont je loue déjà les qualités depuis belle lurette (et en particulier dans le cadre de sa participation au Strada d’Henri Texier) et qui faisait partie de ma brochette de Maîtres en 2012 pour une Pulsion que j’avais par ailleurs généreusement vantée dans une chronique de Citizen Jazz. Christophe Marguet, artiste accompli, musicien en quête de nouvelles rencontres, batteur infatigable et compositeur inspiré (à l’exception de « After The Rain » de John Coltrane en clôture de l’album, Marguet signe toutes les compositions).

    Injuste pour Régis Huby qui joue ici bien plus que le rôle de stimulateur, puisqu’il participe à la fête aussi en tant que violoniste et contribue à lui-seul à faire dériver la musique vers des échappées belles qui ne sont pas, parfois, sans évoquer les couleurs impressionnistes de Songs No Songs du H3B de Denis Badault dont il était aussi l’un des éminents acteurs. Marguet, Huby, une sacrée collaboration qui n’en finit pas d’enchanter. Allez donc aussi prêter une oreille à leur travail aux côtés de l’immense Claude Tchamitchian pour un autre album coup de maître, Ways Out (Abalone, toujours et encore...). Tiens, j’en profite pour me rappeler (et vous rappeler si vous l’avez oublié, ce qui serait une grave erreur de votre part) un disque un peu fou, un peu barré de sa dame, la belle Maria-Laura Baccarini dont le Furrow, hommage iconoclaste à Cole Porter était un enchantement aux contours jazz et électriques assez inédits (avec aussi le guitariste Olivier Benoit, pas encore directeur de l’ONJ mais déjà grand monsieur, n’en déplaise à certains). Régis Huby, c’est le musicien génial qu’on rêve de croiser un jour ou l’autre, sur disque comme sur scène.

    Injuste pour l’immense Steve Swallow dont la basse électrique continue de me fasciner. Pas n’importe qui, quand même, jetez un coup d’œil panoramique à son pédigrée et vous comprendrez. Swallow (monsieur Carla Bley, soit dit en passant), c’est la grande classe, l’élégance personnifiée et le talent à l’état pur. Jazzophile tardif (j’avais 27 ans quand j’ai acheté mon premier Coltrane), j’ai fait sa connaissance dans les années 90, lorsqu’il faisait partie du Transatlantik Quartet d’Henri Texier, pour des albums de chevet que sont Izlaz ou Colonel Skopje (et, un peu plus tard, dans Respect, un all stars avec Bob Brookmeyer, Paul Motian et Lee Konitz). Marguet et Swallow se connaissent bien, le premier ayant eu la chance de bénéficier du second comme directeur artistique en 1996 pour Résistance Poétique et en 1999 pour Les correspondances.

    Injuste pour Benjamin Moussay, pianiste inventeur de climats étoilés qui brillent chaque jour un peu plus. Youn Sun Nah doit s’en souvenir puisqu’elle a fait appel à ses services en 2004, Claudia Solal aussi, Louis Sclavis pareil... Ecoutez le trio Atlas de ce dernier et les Sources qu’ils ont trouvées ! Le voici donc qui retrouve le giron Huby après avoir travaillé à ses côtés pour le projet All Around en 2011.

    Injuste pour le trompettiste au talent frappé au coin de l’éclectisme Cuong Vu, un musicien qui, entre autres activités, rejoint régulièrement la bande à Pat Metheny depuis une dizaine d’années.

    Injuste pour Chris Cheek, un saxophoniste qui ne se refuse pas, ici ou là, l’assistance de l’électronique et qu’on retrouve régulièrement avec le guitariste Kurt Rosenwinkel. Cheek, c’est important de le préciser, compte tenu des passions de Christophe Marguet, a aussi travaillé avec l’immense et regretté batteur Paul Motian, disparu voici peu et qui manque à tant de ses disciples.

    Injuste oui, ne pas en dire plus, surtout que la formule sonore imaginée par le batteur et ses complices dessine des couleurs très particulières, qui passent en toute fluidité de climats apaisés, lumineux à d’autres, moins confortables et nés des perturbations atmosphériques engendrées par chacun des protagonistes. Tout sauf un disque de batteur, parce qu’ici, on parle collectif, on joue ensemble, on chante du début à la fin.

    Un double disque qui s’ouvre par le balancement d’une pulsion nourricière, celle de « On The Boot », première occasion pour Chris Cheek et Cuong Vu de dévoiler l’étendue de leurs inspirations, soulevées par la luxuriance du paysage dessiné par leurs quatre acolytes. Au bout de cinq minutes, on sait qu’on a affaire à un grand disque.

    « Satiric Dancer », les ostinatos de Moussay, le groove de Swallow et le chœur des soufflants enrichi des stimuli de cordes signés Régis Huby. Ca pousse, ça avance, ah c’est bon... avant que la route ne s’élève pour emprunter des chemins escarpés, sous les coups de boutoir de la basse et du Fender Rhodes. Le son est plus sale, forcément, sous la poussière, la température monte, les hommes transpirent. Marguet veille au grain, jamais la tension ne se relâche, on devine son plaisir de jeu, sa jubilation rythmique d’être à ce point propulsé par la basse du longiligne Steve. Vu et Cheek s’en donnent à cœur joie.

    Avec « Argiropouli », la fête continue, d’abord sous la forme d’un hymne aux accents nostalgiques. On imaginerait volontiers un film italien, un peu fellinien, un peu années 60. Puis le violon de Régis Huby prend la parole, crée de nouvelles couleurs, s’évade vers ces ailleurs que seuls les musiciens connaissent. Imperceptiblement, on change de monde, nous voilà dans d’autres sphères, plus mystérieuses et sérielles. S’ensuivra un enivrant dialogue éthéré entre la basse si singulière de Steve Swallow et les claviers presques liquides de Benjamin Moussay. Tous deux semblent nous inviter à les rejoindre dans leur rêve. Entrons avec eux.

    « D’en haut » marque une nouvelle rupture esthétique : Huby et Moussay engagent leurs compagnons à les suivre dans un univers qui – c’est évident – quitte les rivages du jazz pour s’échapper vers des contrées plus typiquement européennes et romantiques, comme s’il s’agissait de jeter des ponts, de magnifier un dialogue entre musiciens français et américains et donc de cultures différentes, mais complémentaires. La réponse de Chris Cheek ne se fait pas attendre, lui qui s’envole littéralement dans un chorus aérien de toute beauté. Visiblement ravi de ce rappel à l’ordre US, Marguet lui réplique par un fulgurant solo de batterie, histoire de montrer qu’il sait y faire. Suffit de demander...

    Une batterie transition vers un majestueux « Benghazi » qui résonne des vibrations du Fender Rhodes associées à celles du violon. Voilà un thème à la mélodie grave et porteuse d’un blues inquiet qui n’est pas sans évoquer le monde d’Henri Texier et une composition comme « Indians ». Rien d’étonnant, quand on y pense : il est inimaginable d’envisager que l’influence du contrebassiste ne puisse avoir rejailli sur celle du batteur. Au tour de Cuong Vu de faire monter la fièvre : il est vrai aussi, que la paire Marguet Swallow continue d’irradier l’ensemble. Huby et Moussay, eux, jouent les enlumineurs illuminés... On ne s’en lasse pas.

    Si l’ombre d’Henri Texier planait sur « Benghazi », on sait à qui est adressé le clin d’œil de « Only For Medical Reasons ». Voilà du Carla Bley pur jus, il y a un petit côté Lost Chords dans cette composition doucement chaloupée et chaotique où l’humour affleure, Cuong Vu se transforme alors en un double de Paolo Fresu et Chris Cheek endosse le costume d’Andy Sheppard. Quant à Swallow, on le sait, il est chez lui ! On s’y croirait...

    « Last Song » : les européens reprennent l’avantage. Huby et Moussay entraînent leurs camarades au pays d’un romantisme néo-classique. Une composition courte, une mélodie concise (on rejoint ici H3B)... et pas de batterie. Marguet sait que, parfois, se taire c’est aussi jouer.

    Retour aux fondamentaux du groove avec « Remember », dont le balancement est sublimé par la combinaison du drive de Marguet et la rondeur de la basse. Un boulevard pour les solistes qui trouvent là le terreau idéal à leurs explorations solaires. Mais ce disque n’est décidément pas comme les autres : une nouvelle rupture se fait jour, la lumière cède la place à une sorte d’éblouissement plus immobile. Grande classe, encore une fois.

    On a parlé de route tout à l’heure, voici venir une « Old Road » qui n’a de vieux que son titre parce qu’il s’agit bel et bien d’une sacrée aventure, pas poussive pour deux sous, avec son thème entêtant et sa rythmique hypnotique. La patte Moussay, à n’en pas douter, et les éclats des solistes qui zèbrent le ciel de leurs élans (beaux échanges, une fois de plus, entre Cuong Vu et Chris Cheek) jusqu’à Régis Huby qui s’enflamme pour un final presque sautillant de joie.

    Coltrane pour finir ! Quel beau cadeau... « After The Rain ». Cette fois, on se tait, on laisse l’orchestre – je trouve que ce mot convient bien à la formation – dérouler l’émotion du thème. Les couleurs, une fois encore, sont splendides, et si le saxophoniste est respecté, jamais il n’est singé. Les six musiciens parlent leur propre langue, ils réussissent une traduction simultanée des plus élégantes. Tous ensemble ! Chapeau bas.

    Voilà... Je n’avais finalement pas grand chose à dire au sujet de ce disque, je pouvais juste vous décrire cette musique un peu comme si j’écrivais en direct le reportage d’une écoute attentive et, je l’avoue bien volontiers, sous le charme. Marguet, Huby, Moussay, Swallow, Vu et Cheek : cette dream team s’est réunie au studio La Buissonne de Pernes-lès-Fontaines au mois de septembre 2012 pour enfanter une Constellation dont les richesses sont immenses. Voilà un disque, je le sais depuis longtemps, qui sera de mes galettes de cœur. Signe qui ne trompe pas : il n’a pas quitté le sommet de la pile des disques en écoute. J’y reviens tout le temps.

    29 septembre 2013, 22h55

    Je crois que j’ai été un peu long...

  • Les fantômes de l’Hermitage

    Ombres Hermitage Lausanne.jpgJe ne voudrais pas donner l’impression de radoter – de toutes façons, c’est probablement ce qui est train de m’arriver - mais je vais tout de même revenir une fois encore sur le récit Ladies First ! que j’ai finalement décidé de publier sous la forme d’un livre, un récit qu’on peut se procurer facilement sur Internet et plus particulièrement sur le site www.thebookedition.com. C’est un ami journaliste et écrivain – il se reconnaîtra – qui m’a convaincu de ne pas laisser mon texte dans l’état où j’avais prévu de le faire vivre, soit cinquante-trois panneaux au format A4 (un par photographie de l’exposition mise en place avec Jacky Joannès) et une histoire qu’on lit en passant de l’un à l’autre. Avant son inexorable disparition à compter de la date de clôture de cette expérience de fusion entre image et texte. J’entends encore cet ami me dire : « Il faut publier ! Il faut publier ! C’est important. Sinon, on ne finit jamais... ». Soit, j’ai obtempéré, j’ai tout de même recueilli les avis complémentaires de deux lectrices que je tiens une fois de plus à remercier ici, parce que leurs encouragements ont été déterminants.

    Mes premiers lecteurs ont aimé ce court récit. Voilà qui, à défaut de me rassurer complètement, me fait plaisir parce que leurs remarques me démontrent que le but que je m’étais fixé est atteint : ils ont eu envie de lire l’histoire jusqu’au bout, de démêler le vrai du faux sans toujours y parvenir et, surtout, de ressentir la passion pour la musique que j’essaie de communiquer depuis longtemps à travers les chroniques que j’écris ici ou là depuis quelques années mais aussi par les personnages mis en scène dans Ladies First !

    Mais c’est d’un autre petit phénomène que j’aimerais parler ici, un fait à première vue – c’est le cas de le dire - anodin que j’ai ressenti comme l’expression poétique d’une magie du quotidien. Au mois d’août, j’avais terminé la première mouture du texte, il me restait un travail de nettoyage et de détection des fautes et autres coquilles (je suis certain qu’une ou deux traînent encore...) ; je savais à ce moment que le livre allait exister et je me posais la question de l’illustration de couverture. J’avais en tête l’une des phrases clés du livre, qui dit : « J’aimerais tant savoir ce qui pour elle est l’ombre et ce qui est la lumière ». Alors que choisir ? Pas la moindre idée... et soudain, cette illustration tant convoitée m’est apparue, je devrais même dire qu’elle s’est imposée à moi, et qu’à partir de cet instant je n’ai plus hésité.

    21 août 2013, vers 15 heures 30. Nous quittons la Fondation de l’Hermitage à Lausanne où se tient une belle exposition consacrée au peintre Miró. Il faut beau, la douceur de l’air incite à la flânerie tout au long d’une allée goudronnée qui nous mènera au petit parking ombragé où se trouve notre voiture. Et là, mes yeux fixent le sol et voient se dessiner et danser d’étranges personnages, qui ressemblent un peu aux fantômes de notre enfance. C’est un jeu de lumière imaginé par le soleil jouant avec les ombres mouvantes des feuilles d’un arbre à peine soulevées par une brise tiède qui projette sur le bitume un ballet mystérieux. Sans attendre, je sors mon téléphone de ma poche et je prends deux ou trois photographies, parce que je sais que je viens de voir, comme surgie de nulle part, peut-être de la nuit dont j’ai essayé de la sortir, cette chanteuse en souffrance qui va renaître à la vie de la musique.

    Les fantômes de l’Hermitage, un titre qui s’est écrit tout seul et que j’ai donné à cette photographie (et que par étourderie je n’ai pas cité dans le livre), comme j’aurais pu le faire d’un tableau si j’avais été doté du moindre talent de peintre (ce qui, je préfère le confesser ici, n’est vraiment pas mon cas. Je me pose suffisamment de questions quant à mes capacités d’écriveur pour ne pas ajouter une nouvelle torture à mon cas pathologique).

    Voilà pour la petite histoire... Vous me pardonnerez cette relecture introspective et un brin chichiteuse d’une situation qui n’est peut-être après tout que le fruit d’un hasard heureux et anodin. Mais depuis ce jour helvète, j’ai eu envie de croire à une apparition clin d’œil venant donner vie à un personnage qui n’existait jusque là que dans mon imagination.

    Une peu de poésie dans ce monde de brutes, après tout...

  • Stanislas Percussive Gavotte


    stanislas percussive gavotte,xavier brocker,nancy jazz pulsations,ivan jullien,jazzJ’ai raconté voici plus de deux ans l’histoire d’une bande magnétique que Xavier Brocker - figure historique du jazz en Lorraine et co-fondateur du festival Nancy Jazz Pulsations, une manifestation qui fête cette année ses 40 ans - m'avait offerte au mois de janvier 2011. Décédé en septembre 2012, Xavier ne verra pas NJP entrer dans sa cinquième décennie, mais je n’oublie pas que le jour où il m’avait confié cette archive très précieuse, il m’avait aussi demandé d’en faire profiter le plus grand monde. Il était ainsi, passionné, intarissable et avide de partager ses passions. Il savait que l’informatique et internet permettaient la circulation rapide de documents, écrits ou sonores, même s'il avait maintenu une distance importante entre ces nouvelles technologies de la communication et lui, qui n'aimait rien tant qu'une page manuscrite. Alors forcément, lorsque j’ai pris possession du cadeau, on imagine bien qu’une fois passé le stade de l’émotion, je lui ai proposé de mettre un jour ou l’autre en ligne l’enregistrement de la légendaire Stanislas Percussive Gavotte qui somnolait tout au long de ces dizaines de mètres de bande depuis un sacré paquet d’années. Cette idée lui plaisait bien.

    Stanislas Percussive Gavotte ou quarante-six minutes d’une création dont un extrait (le final) avait été publié en 2009 à l’occasion de la parution de French Connection 1955-1998 (50 ans de jazz en Lorraine), sur le label nancéien Étonnants Messieurs Durand, une compilation historique à laquelle Xavier avait contribué, comme on l’imagine. Mieux qu’une création, ce travail était une commande passée au trompettiste Ivan Jullien (qui avait obtenu en 1971 le Prix Django Reinhardt pour son travail en Big Band) à l’occasion de la première édition de Nancy Jazz Pulsations en 1973. Captée le 14 octobre en fin d'après-midi au Chapiteau de la Pépinière, elle est interprétée par un Big Band où s'entrecroisent les noms de musiciens prestigieux tels qu'Eddie Louis (orgue), John Surman (saxophone soprano), les batteurs André Ceccarelli, Bernard Lubat et Daniel Humair. Sans oublier une dizaine d'autres percussionnistes au rang desquels s'illustre le Quatuor de Percussions de Paris sous la direction de Lucien Lemaire. Une vraie petite folie musicale ! Xavier raconte tout cela avec beaucoup de détails (et de verve) dans son chouette bouquin Le Roman Vrai du Jazz en Lorraine (1917-1991) paru aux Editions de l’Est, ainsi que dans les notes du livret de French Connection (cf. ci-dessous).

    Dans ma note de janvier 2011, j’évoquais la possibilité d’un transfert de l’archive sur un support numérique et je laissais entrevoir la collaboration d’un ami pour se charger de ce travail. C’est chose faite : Jean-Pascal Boffo (sur la discographie duquel je reviendrai très vite ici-même) a bien voulu se pencher sur la conversion de l’archive, qu’il m’est aujourd’hui possible de vous proposer à l’écoute.

    L’histoire bouscule un peu nos ordres du jour : Xavier est parti, et pour lui rendre hommage, j’ai voulu le faire revivre un peu en l’incluant dans le casting des personnages qui peuplent la fiction que je viens d’écrire à l’occasion de l’exposition Ladies First !, qui verra mon ami Jacky Joannès mettre en scène plus de cinquante musiciennes en action sur ses photographies. Dans cette histoire aux confins du réel et de l'imagination, Xavier offre au narrateur un texte (qu'on peut lire en coda du récit), et ce dernier en profite pour évoquer un précédent cadeau que son ami lui avait fait, cette sacrée bande magnétique. C'est l'occasion pour moi de rappeler ici que le texte est disponible sous la forme d’un livre qu’on peut se procurer (exclusivement) sur internet.

    L'exposition Ladies First ! s’inscrit dans le cadre des animations de Nancy Jazz Pulsations. La boucle est ainsi bouclée, même si notre ami nous manque beaucoup... J'espère qu'il sera content de notre travail !

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    Xavier Brocker - 9 septembre 2010 © Denis Desassis

    Alors il est temps, maintenant, de vous laisser écouter cette Stanislas Percussive Gavotte qui va pouvoir vivre une seconde vie grâce à la générosité de Xavier et à la contribution décisive de Jean-Pascal. Merci à eux, infiniment.

    Stanislas Percussive Gavotte - Nancy Jazz Pulsations, 14 octobre 1973

    Ivan Jullien (composition, direction, trompette), Eddie Louiss (orgue électrique), John Surman (saxophone soprano), André Ceccarelli, Bernard Lubat, Daniel Humair, Stewart "Stu" Martin (batteries), Lamine Konte, Louis Moholo (percussions africaines), Lamont Hampton (percussions caribéennes), Franck Raholison (percussions malgaches), Jean-Claude Chazal (timbales, vibraphone), Lucien Lemaire, Gérard Lemaire, Jean-Claude Tavernier (percussions, xylophones).

    Xavier Brocker évoque cette soirée de musique pas comme les autres (extrait des notes du livret de French Connection 1955-1998)

    "Je vous parle à présent d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas (ne veulent pas ?) connaître.

    C’était en 1973. Le 14 octobre en fin d’après-midi. C’était un dimanche, assez beau sous le Chapiteau dressé au cœur du Parc de la Pépinière, à Nancy. C’était la « création », la première audition mondiale et elle est, à ce jour, restée la seule, commandée au compositeur et trompettiste Ivan Jullien pour le premier festival international Nancy Jazz Pulsations.

    Nul ne mettrait en doute le fait, évident pendant les très nombreuses années qui s’ensuivirent, que NJP représente un tournant capital dans la grande (et les petites) HISTOIRE du JAZZ en Lorraine. A dater de cette année-là, et comblant tous les vœux de l’équipe initiatrice de l’événement, nul dans la région ne peut mettre en doute sa valeur esthétique ; et d’autre part, personne de sérieux ne pourra nier la capacité du jazz à réunir des foules immenses rassemblant des fervents de tous âges, autour des artistes marquants de cette expression musicale.

    Un tournant capital, donc, après quoi plus rien ne serait comme avant, pour le meilleur, certes, mais aussi au prix d’une certaine « institutionnalisation » de cet Art. Certains l’agréeront alors que d’autres, tout aussi sincères, resteront dubitatifs.

    Sur une vague « idée » de l’auteur de ces lignes, NJP avait souhaité que la ville de Nancy veuille bien financer une création originale pour grande formation qui évidemment porterait en son intitulé quelque terme évoquant le duché de Lorraine, ce qui, s’agissant du jazz, était déjà une gageure.

    Je pensai au terme très XVIIIème siècle de « Gavotte », ce mot renvoyant à la danse solidement rythmée qui est évidemment associée au jazz d’avant 1960.

    La chère vieille icône dont l’effigie trône en ces lieux aurait pu « tap-danser » cette gavotte aux accents des meilleurs percussionnistes du Festival, réunis pour cette unique occasion. Telle fut la genèse d’une œuvre que le Festival commanda au créateur et orchestrateur Ivan Jullien qui venait juste d’obtenir pour son travail en « big band » le prix Django Reinhardt de l’Académie de Jazz (Paris, 1971).

    Pour ce travail de composition et d’orchestration, Ivan sollicita le formidable Eddie Louiss à l’orgue et préféra se passer d’un contrebassiste qui eut été noyé au sein d’un déchaînement tellurique : les meilleurs batteurs d’Europe, et au-delà, ayant accepté par sympathie pour pareil festival, d’offrir leur contribution.

    Seul mélodiste avec Louiss donc, l’anglais John Surman (né en 1944) ici au saxophone soprano, déverse des torrents de lave incandescente.

    Dialoguent aux tambours, cymbales, xylophones, timbales, vibraphones, tumbas, djembés et tous autres engins percussifs qu’il vous plaira d’imaginer, des talents aussi variés que les français André Ceccarelli, Daniel Humair ou Bernard Lubat, le New-Yorkais Stu Martin, qui fait ici penser dans ses breaks à Paul Motian, le Sud Africain Louis Moholo, le tout jeune Laurent Hampton, fils du grand tromboniste « Slide » Hampton et encore le Malgache Franck Raholison, le Sénégalais Lamine Konte.

    Et nous nous garderons d’omettre les quatre mousquetaires, ici représentatifs de la percussion en musique classique (Salut, John Cage !), à savoir le Quatuor de Percussions de Paris sous la houlette de M. Lucien Lemaire. 

    Il est temps de redécouvrir ce « truc insensé » ! Chaud devant !. Plus d’un quart de siècle après, il en « swingue » toujours sur son socle, ce bon vieux « Stan » !"

    (X.B.)

    CODA

    Je vous propose d'écouter également l'entretien que Xavier m'avait accordé le 9 septembre 2010 : il m'y racontait NJP 1975 avec beaucoup de verve comme à son habitude.


    podcast

  • Une certaine idée de la transgression

    schubert_transgression.jpgJe ne suis pas exactement un expert en ce qu’on appelle communément la musique classique. D’ailleurs, à bien y réfléchir et c’est là un de mes innombrables défauts - je vais finir par les croire congénitaux – je suis expert ès rien. Je papillonne, je fouine, je vais jeter un petit coup d’œil dans les recoins de mes découvertes, je soulève la poussière avant de la laisser retomber, des fois je trouve, des fois pas. Une quête anarchique des petits bonheurs de l’instant, sans réfléchir outre mesure. C’est comme ça, faut que je m’y fasse. Un jour, c’est sûr, je m’habituerai à cette tare...

    Classique ! En fait, c’est idiot : j’ai surtout l’impression que ce sont avant tout les conservatismes contemporains qui prônent cette appellation, rassurante probablement pour certains qui ne conçoivent l’idée de l’art que conjuguée au passé et préservée des risques d’une confrontation avec les élans du moment. Mais je doute fort que de leur temps Mozart, Bach, ou Beethoven se soient vus tamponner sur le front le sceau du classicisme et qu’eux-mêmes aient pu, ne serait-ce qu’un seul instant, être traversés par l’idée qu’il étaient des compositeurs classiques. Bref, tout cela pour vous dire que mes connaissances dans le domaine de l’histoire de la musique sont, depuis le XVIIe siècle, fragmentées et très empiriques. J’ai une qualité (je pense même que c'est bien la seule) : celle de me sentir comme un chien truffier dès qu’il s’agit de musique. J’ouvre grand mes oreilles, je renifle, j’essaie d’attraper au vol les vibrations et je me nourris de ce qu’on veut bien déposer au pied de l’arbre de mes connaissances. J’ai suffisamment fréquenté chaque été au mois de juillet le Festival des Arcs (au-dessus de Bourg-Saint-Maurice, je dis ça pour ceux qui seraient un peu justes en repères géographiques) pour ne pas oublier de citer ici cette belle manifestation et en remercier les valeureux musiciens qui l’ont fait vivre, tant il aura été pour moi la source de mille découvertes. J’y ai fait la connaissance d'artistes magnifiques comme Xavier Gagnepain, Henri Demarquette, Michel Dalberto, Pascal Amoyel, Emmanuelle Bertrand,... Et l’un de mes plus grands souvenirs est très certainement la rencontre avec le pianiste compositeur Olivier Greif (ah, cette Sonate de Guerre qu’il jouait lui-même sous le vieux chapiteau !), malheureusement parti trop vite à l’âge de 50 ans. Dans une forme beaucoup plus rassurante pour l’oreille profane, j’ai aussi goûté aux bonheurs de la Sonate Arpeggione ou du Trio Opus 100 de Franz Schubert.

    Habile transition... vous allez comprendre !

    Pour l’heure, j’ai envie de crier très fort : STOP ! Arrêtez-tous, fermez les portes, lâchez votre téléphone (sauf si c’est avec lui que vous découvrez ce texte en ce moment) : prenez le temps d’écouter ce que je vais écrire (phrase stupide mais assumée). J’aimerais vous parler d’une chanteuse qu’il est commode de considérer comme lyrique eu égard à l’art qu’elle sert, le chant... lyrique justement. La dame s’appelle Laurence Malherbe et s’est fendue il y a quelques mois d’un disque paru sur le label Cristal Records dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’hésite pas à sortir du cadre exigu que les formatages paresseux de notre vocabulaire commun ont eu tendance à construire autour de son domaine d’expression, telle une barricade surgie du passé et bien difficile à fracasser. Rien que le titre : Schubert Transgression ! Déjà, ça me plaît...

    Je ne voudrais pas être mauvaise langue mais, habitué à fréquenter les salles de concerts où se jouent des opéras et de la musique rangée dans le tiroir du classique, je ne peux que déplorer le conservatisme exacerbé du public auquel je me trouve mêlé en ces occasions endimanchées. OK, je ne généralise pas, on trouve aussi des tas de gens curieux à l’esprit grand ouvert, oui oui, c’est vrai, je crois que j’en ai même rencontré, parce que le hasard peut bien faire les choses, mais il faut reconnaître que souvent... les conversations que je capte à la volée autour de moi me font entendre la voix de congénères obtus pour qui tout ce qui touche à la musique (et à l’art en général) semble s’être arrêté il y a plus d’un siècle (déjà, le début du XXe foisonne pour eux de musiques inaudibles à leurs oreilles fragiles). Ou alors il faut avoir le courage de monter un, deux, voire trois étages pour trouver les plus jeunes adeptes, ceux qui n’ont pas les moyens de dépenser des fortunes pour s’acheter une place dans l’orchestre ou au premier balcon. Oui, parce que ces fredaines, c’est pas donné et la catégorie A pourrait être rebaptisée catégorie V, comme Vieux. Non, non, ne hurlez pas, on se calme, je ne fais pas de racisme anti anciens, je ne suis moi-même plus un perdreau de l’année (je fêterai cette semaine mes 20 ans et 428 mois), mais il faut savoir être honnête : ils sont quand même pénibles ces gens sérieux qui n'aiment rien tant que de s’extasier devant des œuvres « validées » par le temps, à crier au génie devant un chef d’œuvre dont nul ne cherchera à contester les beautés et, dans un mouvement symétrique et condescendant, à dénigrer systématiquement ce qui a pu les bousculer un tantinet parce qu’ils ont dû supporter malgré eux un concert ou une œuvre empreints d’un début de soupçon de commencement d’esquisse d’un peu de modernité. Tiens, glissez quelques séquences de vidéo — aussi belles soient-elles — dans un opéra et vous verrez comment la maison de retraite claque du dentier ! Impressionnante symphonie de cliquetis émaillé ! J'en tremble encore rien que de penser au raffut de cet effroi généralisé générateur de mines déconfites et offusquées.

    Euh... j’en suis où ? Ah oui, Laurence Malherbe et sa Schubert Transgression. J'arrête mes bêtises parce que, tout de même, je ne voudrais pas que la dame s'imagine que je digresse à ses dépens ! Donc, oui, l’idée qu’elle puisse, avec malice, impulser quelques dérives sonores et, s’il le faut, surprendre un public qui ne s’y attend pas forcément, au détour d’un arrangement signé par un musicien de jazz qui lui-même empoignera une basse électrique, cette idée-là me conduit illico sur la route des enchantements qu’elle fréquente assidument et dont je goûte chacun des virages et des paysages, au fur et à mesure de ma progression.

    Attention, pas de GPS pour trouver cette route, en fait si vous êtes perdu, c’est très simple : continuez droit devant vous ; à partir d’un certain moment, ça va monter un peu, il y aura une longue et belle courbe, vous parviendrez au sommet d’une côte et quand le chemin se fera un peu plus escarpé, vous y serez : admirez un peu le panorama qui s’offre à vous ! C’est pas beau ? L'effort n'était pas surhumain, n'est-ce pas ? Et ça valait le coup ! Parmi les magiciens qui vous y attendront, je ne serais pas surpris que la chanteuse soit dans les parages, en bonne compagnie. Elle est là ma route des enchantements, promis, la prochaine fois, je la prendrai en photo…

    Voilà donc une artiste — une cantatrice, mine de rien — avec qui il semble aussi naturel d’échanger au sujet de Mozart, Ravel ou Schubert que de John Coltrane ou John Zorn. Si j’étais trivial, je dirais qu'elle est quelqu’un de... normal ! Du moins, c’est ainsi que j’ai tendance à imaginer les gens normaux : passeurs de frontières, agitateurs de particules, curieux de nature, jamais satisfaits de leur travail et toujours convaincus qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir. Mon petit doigt – celui qui aime les pistes fantômes, les ghost tracks comme y disent – aurait même tendance à me dire qu’elle ne déteste pas, ici ou là, affuter quelques armes très électriques pour zébrer sa musique.

    Schubert Transgression ! Belle idée, beau disque avec sa mine frondeuse de mini vinyle caché dans un digipacksur le recto duquel l'impétrante exhibe un maquillage aux accents gothiques, belle complicité des musiciens qui ne sont pas réunis ici par hasard. Dès le départ, avant la première note, on se dit qu'il y a un truc. Un chouette truc même…

    Alors quoi ? Schubert malmené, défiguré, moqué ? Non, bien loin de là ! Ce serait méconnaître Laurence Malherbe que d'imaginer de sa part une transgression blasphème. La chanteuse opère par glissements progressifs du plaisir musical, le sien, le nôtre : sans jamais renoncer à l'exigence extrême de son chant, son esprit curieux ouvre le champ des possibles par d'autres voies, plus subtiles. Avec la complicité de la pianiste Michèle Pondepeyre, du quatuor Kadenza, habitué aux expérimentations et ici pourvoyeur d'une magnifique et obsédante dramaturgie, et du bassiste Laurent David en provenance de la planète jazz (ce jazz dont elle-même se nourrit) qui a veillé avec sensibilité à la recréation des arrangements, il s'agit là, non d'une confrontation brutale et déséquilibrée entre la musique de Schubert et une vaine prétention à le travestir, mais d'une relecture très personnelle qui s'apparenterait plutôt à une nouvelle association de couleurs. En leur temps, des peintres avaient eux aussi choisir de s'affranchir des conventions pour inventer leurs propres paysages, parés de couleurs que la norme jugeait incompatibles (en amoureux de Collioure, voilà un sujet, celui du Fauvisme, qui me passionne). Un autre éclairage donc, une vision propre qui séduit dans l'instant et viendra culminer (c’est du moins ainsi que je l’ai ressenti) dans un « Nacht und Träume », magnifique duo où la voix se pose avec grâce sur la sonorité électrique des cordes d'une basse confidente. Chair de poule et yeux humides ! 

    Disque libre, Schubert Transgression instille en onze chants (et un peu plus, à condition que vous sachiez faire preuve de patience après le long silence cagien qui suit « Erlkönig » pour vous laisser électrocuter par une fracassante et ultime transgression) une musique qui prend aux tripes et vous étreint. C’est un beau cadeau, je vous suggère d’aller à sa rencontre sans trop attendre. Quand Laurence Malherbe aura encore grandi dans son art, ce qu’elle ne manquera pas de faire, c’est inévitable, vous pourrez frimer et dire que vous écoutez sa musique depuis longtemps.

    En tous cas, c’est bien mon intention !