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guitare

  • Un si joli village

    Gerad_Marais.jpgVoilà un disque qui ne respecte pas la chronologie des textes que je dois écrire par ici. Je ne m’appesantirai pas sur la hauteur d’une pile dont l’équilibre est constamment menacé par une croissance rapide, pour ne pas dire exponentielle, ni même sur le sentiment de culpabilité qui me gagne à l’instant où je pense aux musiciens dont les dernières productions sont en instance d’admiration de ma part, et que je maintiens temporairement dans un silence qui aboutira – je leur fais cette promesse – à une libération de ma parole envers eux. Je suis moins ordonné qu’on ne pourrait parfois le croire : oui, c’est vrai, j’ai pour habitude de planifier mes écrits consciencieusement mais... j’aime par-dessus tout l’idée d’un enthousiasme qui emporte toutes mes bonnes résolutions sur son passage et vient bousculer un calendrier qui n’aime rien tant que d’être chahuté par la spontanéité des élans. Ainsi en va-t-il d’Inner Village, un disque publié chez Cristal Records par le guitariste Gérard Marais, qu’on est heureux de retrouver en très grande forme et, de surcroît, très bien entouré.

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  • « Siderrons-nous » les uns les autres !

    Siderrances.jpgSi je m’étais croisé il y a une vingt-cinquaine d’années, je ne me serais jamais cru si, dans une conversation avec moi-même, je m’étais expliqué tout le bonheur ressenti à l’écoute de musiques improvisées. Costumé dans mes certitudes étroites de trentenaire pas loin de devenir quadra, mon double jeunot m’aurait ri au nez, j’en suis certain. Bien sûr, je savais le pouvoir de quelques sorciers de l’exercice : à cette époque, j’avais englouti bon nombre d’heures épicoltraniennes, et tout particulièrement celles de l’été 1966 au Japon et j’avais abordé, parmi d’autres, les rivages du free jazz d’Ornette Coleman ; je n’ignorais pas non plus qu’au temps de mon adolescence, au début des années 70, certains de mes groupes fétiches – tel The Grateful Dead – m’avaient démontré qu’on peut sortir du cadre restreint d’une « chanson » de trois ou quatre minutes pour pratiquer les chemins de traverse sans douleur (pour moi en tous cas). 

    Mais il y avait toujours, tapie dans l’ombre de mes craintes irrationnelles, la peur d’être un peu perdu, de rester à l’écart des imaginaires débridés de musiciens dont jamais je ne pensais pouvoir comprendre les rudiments d’une langue jugée a priori complexe. 

    On change. Ou plutôt on évolue, par un effet de sédimentation des connaissances qui enrichit et ouvre des perspectives qu’on pensait réservées à d’autres ou qu’on ignorait, tout simplement. Surtout quand certains musiciens jouent avec bonheur le rôle de passeurs, comme d’autres pédagogues sauront vous apprendre une langue étrangère. 

    Henri Roger est de ceux-là ! Pianiste, guitariste, musicien libertaire et imaginatif, notre homme ne cesse de multiplier les rencontres et de susciter une curiosité passionnée. J’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer à de nombreuses reprises ici-même ou pour le compte de Citizen Jazz, parce que le monsieur n’est pas avare de beaux enregistrements, en solo, en duo ou en plus grand nombre, sa géométrie personnelle étant de nature variable. Allez comprendre pourquoi ses pérégrinations musicales m’ont toujours parlé de près, quand même bien leurs destinations ne sont pas explicitement indiquées aux candidats au périple que nous acceptons d’être. Henri Roger est un voyageur de l’intime, une sorte de vagabond errant, un type volontiers nietzschéen (son paradigme personnel se situant quelque part entre hasard et gai savoir) à qui on peut faire confiance, dès lors qu’il s’agit de nous inciter à découvrir de nouveaux paysages. Un type fiable, un mec bien qui ne déçoit pas, parce qu’il ne triche pas. Et sympa, de surcroit, ce qui ne gâte rien. J’en profite ici pour remercier une fois encore mon camarade Bruno Tocanne qui eut, un jour, la bonne idée de se confronter à lui, de façon très amicale, dans un Remedios La Belle très stimulant. Une belle porte d’entrée dans le monde bariolé d’Henri Roger. 

    Cette fois, c’est une association avec un autre agitateur de particules, le guitariste Noël Akchoté, qui fait merveille dans un double album dont le titre, Siderrances, constitue la meilleure des synthèses possibles : comme s’il était  l’enfant naturel d’une déambulation conjointe et d’un étonnement réciproque. Déambulation et étonnement partagés dans l’instant par celle ou celui qui voudra bien, non pas y prêter, mais y offrir ses deux oreilles.

    Akchoté n’est pas le dernier venu, loin s’en faut : passé d’abord par la filière du jazz classique (je mets volontairement des italiques car ma relation aux étiquettes est assez distendue), il n’a pas tardé à s’orienter vers des formes plus expérimentales, sans jamais se fixer de limites stylistiques. A titre personnel, je l’ai découvert au milieu des années 90, quand il évoluait aux côtés d’Henri Texier dans une magnifique formation appelée Sonjal Septet. Et tout récemment, je l’ai retrouvé en duo avec un autre de mes musiciens compagnons de jeunesse, Richard Pinhas. Pour le reste, un petit coup d’œil à sa discographie suffit à percevoir toute l’étendue de ses horizons artistiques… Un sacré bonhomme, on l’aura compris et un partenaire de choix pour le pianiste ! Pour décrire sa rencontre avec le guitariste, Roger emploie un terme qui dit beaucoup de choses : celui de slow dating. Il veut en réalité nous faire comprendre qu’entre Akchoté et lui, il y a bien plus qu’une confrontation musicale, aussi belle soit-elle. Il est question d’un processus de découverte à maturation lente : à travers l’écoute d’un disque du guitariste, puis d’échanges écrits (par l’intermédiaire d’un réseau social qu’il n’est pas nécessaire de citer, mais dont on voit qu’il est possible d’en faire un usage intelligent) sur leurs impressions respectives autour du monde de la musique. Ou comment prendre le temps d’une compréhension mutuelle avant d’aborder la phase ultime, celle de la réalisation d’un enregistrement qui s’est déroulé le 3 juin 2014. Un duo piano acoustique – guitare électrique, accompli dans un état de plaisir manifeste, dont les vibrations se transmettent tout au long de sept séquences qui cumulent en une bonne centaine de minutes.

    J’écoute ce disque depuis pas mal de temps maintenant. Et je n’en vois pas la fin. J’avoue volontiers ma difficulté à le décrire, parce qu’il appartient à la catégorie des disques qu’on vit plus qu’on ne les écoute. Une invasion de soi. A chaque fois, il me faut y revenir et me laisser porter par ses éléments, dont la fluidité est tout aussi aérienne que liquide. Comme une longue vague en mouvements immobiles (oui, j’assume l’oxymore), porteurs d’une sérénité qui contraste avec les urgences un peu foldingues de When Bip Bip Sleeps sous la férule de sa Sérieuse Improvised Cartoon Music ou les outrenoirceurs lumineuses de Parce Que, en hommage à Pierre Soulages. Rien d’étonnant toutefois de la part d’Henri Roger qui nous avait entraînés voici peu dans une belle Parole Plongée en trio avec Benjamin Duboc et Didier Lasserre, avant de nous convier, en solitaire cette fois, à prendre un bain de soleil subaquatique dans un captivant Subathing Underwater publié durant l’été (en version numérique seulement). Il semble bien que, depuis quelque temps, Henri Roger soit pris du besoin d’explorer les contrées mystérieuses de son piano aqueux... Et je vous étonnerai peut-être en disant qu’à la première écoute de l’album, j’ai pensé à mon cher Grateful Dead (évoqué un peu plus haut) : non pas le groupe aux intonations folk d’American Beauty, mais celui des premiers temps, psychédéliques et volontiers acides, lorsque le groupe se lançait dans de longues improvisations en s’échappant du thème de « Dark Star ». Je n’irai pas plus loin dans la comparaison, parce qu’elle n’a probablement de sens que pour moi, mais j’y vois la même nécessité d’abandon, de lâcher prise (pour des causes légèrement différentes puisque du côté de San Francisco à cette époque, l’étirement à l’infini de l’espace temps passait par le recours à diverses substances qui n’ont, je pense, pas cours chez Henri Roger !). Siderrances est un disque auquel on doit en effet s’abandonner… Loin des urgences de notre monde, il offre son temps long (le deuxième disque ne comporte que deux titres, respectivement de 20 et 32 minutes) et laisse aux deux protagonistes le loisir d’engager une conversation de l’intime qui, jamais, ne nous laisse de côté. Là est sa grande force : il nous parle au creux de l’oreille dans sa langue propre, mais très empathique. La guitare de Noël Akchoté distille d’un bout à l’autre une douceur sinueuse, à peine troublée par quelques effets appliqués aux cordes. Elle émet des ondes qui viennent se mêler aux notes du piano, les enrouler, les enrober de leur pouvoir magnétique. Henri Roger, toujours adepte du registre grave de son instrument, s’échappe plus qu’à l’accoutumée vers les aigus et lui répond, visiblement habité d’une confiance en l’autre. C’est un dialogue qui se dessine naturellement, sans le moindre effort apparent (mais on a vu que pour parvenir à cette fusion, les deux musiciens n’avaient pas compté leur temps pour apprendre à se connaître). Une musique qui coule de source et s’invente, seconde après seconde. Et qui semble n’avoir ni début, ni fin. Un flux continu, un peu irréel. 

    On peut écouter Siderrances à l’infini. Se réjouir aussi du soin apporté à la dénomination de certains titres, comme « Décoller à tes rires » ; goûter le flou savamment entretenu par le graphisme d’Anne Pesce ; se dire aussi qu’on a de la chance qu’un label tel qu’IMR nous donne à écouter de si beaux disques…

    Bref, tomber dans le panneau du duo Roger / Akchoté avec bonheur. Si je n’avais qu’un conseil à vous donner, il serait d’une grande simplicité : laissez-vous siderrer sans retenue, montez le son (une écoute au casque est parfaite) et ne pensez plus. Vous avez la clé, entrez !

  • When Henri Roger doesn't sleep…

    J'aime bien les gens un peu foufous, et tout particulièrement les artistes qui osent s'affranchir des contraintes économiques du quotidien pour assouvir leurs passions et permettre à leurs rêves de se matérialiser : par exemple en vous balançant, à quelques mois d'intervalles, deux trente-trois tours. Oui oui, vous avez bien lu : des trente-trois tours ou, si vous préférez, des vinyles, ou des LP comme on disait autrefois pour montrer qu'on s'y connaissait en anglo-saxonneries. Et pas des galettes ultra-légères qui se gondolent à Venise ou ailleurs, telles celles qu'on avait vu apparaître dès la fin de l'année 1973, dans la foulée de la première crise du pétrole et de la terrible "Chasse au Gaspi" pompidolo-giscardienne. Non, je vous parle de disques bien épais, droits dans leurs deux sillons (un par face, comme vous ne l'ignorez pas), des vrais, des costauds, des rigides qui sentent l'eau de Cologne et qui ne ploient pas du bec et sont, à leur façon, un sacré pied de nez aux téléchargements de tout poil et autres musiques dématérialisées, quand elles ne sont pas écrêtées (un sujet que ne manquera pas d'aborder un jour l'inénarrable Laurent Coq, ce qui serait anatomiquement logique, soit dit en passant). Ici, on n'oublie pas que si la musique s'écoute, elles nous touche aussi en se laissant toucher, en acceptant de sentir sa pochette délicatement caressée par des mains avides de palpation durable et de palpitation tactile. L'objet, nom d'un disque, ça peut vouloir dire quelque chose encore ! C'est un compagnon qu'on fait entrer chez soi, auquel on réserve une place unique, à l'abri dans un rayonnage cosy où peut régner parfois, sachons-le, la dictature péremptoire d'un double classement par genre et ordre alphabétique et d'où il sera extrait à intervalles réguliers dans un cérémonial que nous envient sans oser se l'avouer les assoiffés du peer to peer (qu'on peut traduire par pair à pair, et non paire à paire comme le redoute tant la terrifiante Christine B.).

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    Oui, mesdames et messieurs, lecteurs et lecteuses, j'ai fait récemment l'acquisition, en m'abreuvant directement à la source de leur géniteur, de deux bons vrais albums noirs d'un diamètre de trente centimètres qu'on pose sur un plateau qu'une platine s'obstinera à faire tourner à la vitesse précise de trente-trois révolutions par minute. Cerise sur le gâteau, ces disques chéris font l'objet d'un élégant conditionnement, tout en subtils reflets et transparences et le plaisir d'arriver accompagnés, l'un d'un DVD, l'autre d'un CD, malicieusement glissés dans la pochette bien trop spacieuse pour leur carrure d'ablettes. Preuve que pour fidèle qu'on soit aux désormais ancestrales galettes, on n'en est pas moins en prise directe avec les technologies du moment. Encore que… DVD, CD, tout cela sent le présent parfumé au passé, mais c'est une autre histoire qu'on appelle le futur. Et je lis ici ou là, sous la plume virtuelle de quelques prétendus experts de la chose marketée, qu'il existerait encore une niche pour ce genre de produits. Une niche... faut vraiment avoir été façonné par une école de commerce ruineuse pour proférer ce genre d'inepties.

    Je ne sais pas si le pianiste guitariste improvisateur et homme pétri d'humour Henri Roger vendra beaucoup de ses Exsurgences solitaires ni de sa SéRieuse Improvised Cartoon Music enregistrée par un quatuor joyeusement allumé sous le titre évocateur de When Bip Bip Sleeps, mais je me permets de lui souhaiter d'en écouler des milliers (allons, ne soyons pas chiche et pourquoi mégoter ? Que ces albums s'envolent par millions dans la stratosphère des acheteurs incontinents que nous fûmes dans notre jeunesse et qu'ils déversent sur le musicien des torrents de pièces d'or…) afin que, sans trop attendre, le monsieur nous fourbisse vite un troisième volet musico-pétrolifère que je m'empresserai de lui pré-commander à l'instant même où il nous fera l'amabilité d'en signaler la possible existence…

    Quoi ? Henri Roger, vous ne savez pas qui est ce monsieur ? Tsss tsss tsss, pas sérieux tout ça ! Bon, je suis de bonne humeur alors j'essaie de vous résumer le personnage que j'ai tendance à considérer comme un type un peu génial, totalement singulier parce qu'amateur de musiques plurielles, épris de libertés (le s, c'est fait exprès), imprévisible, inventeur improvisateur, une sorte de Tryphon Tournesol des portées, un autodidacte zébulon qui goûte également aux délices du dessin. Bref, une petite mine d'or à lui tout seul, dont le talent est aussi d'apprendre à celui qui l'écoute d'aller au-delà des conventions stylistiques pour se laisser guider vers un monde onirique et bigarré - qui n'exclut pas une part d'introspection, en témoignent ses élégantes Exsurgences - dont l'idiome le plus couramment parlé est la surprise. Toutes ces indéniables qualités sont fort bien présentées sur son site Internet dont, vous le devinez, l'apparence est, comment dire, sui generis.

    L'an passé, j'avais salué du côté de chez Citizen Jazz les belles embardées d'un duo formé avec le toujours juste Bruno Tocanne, dont la batterie attentive était un écho stimulant aux élancements de la guitare et du piano. Ce Remedios la Belle, librement inspiré des 100 ans de solitude de Gabriel Garcia-Marquez, avait vu le jour sur le Petit Label dont les pochettes sont elles-mêmes, soit dit en passant, de miraculeux petits trésors cartonnés.

    Deux LP, donc. Le premier, Exsurgences, est pour Henri Roger l'occasion d'une confrontation avec lui-même au piano. Côté vinyle, quatre mouvements, dont l'un occupe à lui-seul la première face ; côté DVD, cinq autres déclinaisons, illustrées par une travail vidéo d'Anne Pesce, qui a réalisé par ailleurs la très belle pochette. Musique entêtante, presque hypnotique, ample et généreuse, aux couleurs du soir. Pas exactement celle qui illustrera vos prime time druckerisés, mais tout juste celle dont vous aurez besoin pour comprendre que l'ailleurs est souvent meilleur et, surtout, pourvoyeur de ces discrètes richesses dont vous n'auriez pas forcément soupçonné l'existence et qui vous deviennent comme une nécessité au moment où elles s'ouvrent à vous.

    Beaucoup plus “chien fou” est le quartet qu'a composé Henri Roger pour délivrer sa SéRieuse Improvised Cartoon Music : on y retrouve avec plaisir Bruno Tocanne, ainsi qu'Éric-Maria Couturier au violoncelle et Émilie Lesbros chargée de la voix et d'une énigmatique boîte à sons. Cinq aventures sur un CD, quatre autres sur le 33 tours, le tout baptisé When Bip Bip Sleeps et, si l'on voulait résumer, un foutraque feu d'artifice sonore où le célèbre coyote aurait bien du mal à poser la moindre patte sur le Road Runner. On a plutôt l'impression qu'il s'en est coincé une ou deux dans une prise de courant : imaginez la bestiole tout ébouriffée, la langue pendante et les yeux exorbités, et vous aurez une idée assez précise de ce à quoi vous pouvez vous attendre au moment où le bras articulé et sa pointe en diamant auront atterri sur le champ vinylique et libéré le ploc annonciateur du son gravé. Ce détournement sonore animé ressemble à s'y méprendre à une joyeuse entreprise de démolition des repères, sa succession d'explosions et de chausse-trapes est un étourdissement, certes pas à mettre d'emblée au cœur des oreilles élevées dans la douceur ouatée des musiques attendues, mais il constitue un tel vecteur d'éveil qu'on se surprend, après une immersion prolongée dans un monde aussi affolé, à imaginer qu'il ne se passe plus rien.

    Voilà donc, en quelques lignes - merci d'être parvenus jusqu'à l'ultime paragraphe - une proposition pré-estivale de dépaysement musical dont vous reviendrez tout bronzés de l'intérieur, chargés d'une dose salutaire de vitamine D pianistique. Henri Roger et sa bonne pharmacie sont à vos côtés, vous allez vite vous sentir beaucoup mieux. Vous m'en prendrez un comprimé avant chaque repas !

    PS : Bruno Tocanne me souffle dans l'oreillette que les deux disques dont il est question ici sont disponibles chez Instant Musics Records. Il a bien raison le bougre !