Un si joli village
Voilà un disque qui ne respecte pas la chronologie des textes que je dois écrire par ici. Je ne m’appesantirai pas sur la hauteur d’une pile dont l’équilibre est constamment menacé par une croissance rapide, pour ne pas dire exponentielle, ni même sur le sentiment de culpabilité qui me gagne à l’instant où je pense aux musiciens dont les dernières productions sont en instance d’admiration de ma part, et que je maintiens temporairement dans un silence qui aboutira – je leur fais cette promesse – à une libération de ma parole envers eux. Je suis moins ordonné qu’on ne pourrait parfois le croire : oui, c’est vrai, j’ai pour habitude de planifier mes écrits consciencieusement mais... j’aime par-dessus tout l’idée d’un enthousiasme qui emporte toutes mes bonnes résolutions sur son passage et vient bousculer un calendrier qui n’aime rien tant que d’être chahuté par la spontanéité des élans. Ainsi en va-t-il d’Inner Village, un disque publié chez Cristal Records par le guitariste Gérard Marais, qu’on est heureux de retrouver en très grande forme et, de surcroît, très bien entouré.
Gérard Marais... Compagnon de route de Michel Portal au temps de « Splendid Yzlement » il y a plus de 40 ans. Guitariste ayant écrit de nombreuses pages de musique, écrite ou improvisée, en compagnie de Raymond Boni, Didier Levallet, Dominique Pifarely, Aldo Romano, Emmanuel Bex, Louis Sclavis, Renaud Garcia-Fons, Claude Barthélémy, Jacques Mahieux, Sylvain Kassap. Vous aurez compris qu’il est question d’un grand monsieur... J’emploierai certainement le mot lyrisme à son sujet, à plusieurs reprises : il ne faut pas s’en étonner, même si certains pensent qu’il s’agit là d’un mot fourre-tout bien commode. Ils ont tort : Gérard Marais possède la faculté de susciter l’adhésion, sans en faire plus qu’il ne faut, et ce disque en est une démonstration éclatante. C’est là, à n’en pas douter, une des forces d’un lyrisme en action... Et puis c’est bien, non, d’être un musicien lyrique ? C’est la preuve qu’on est en vie !
Avec ce nouvel enfant musical, Gérard Marais, bientôt 70 ans au compteur, nous fait un immense plaisir. Un bonheur communiqué sans nul doute à son camarade, lui-même fringant septuagénaire, Henri Texier, contrebassiste de tous les combats qui a répondu présent à l’appel d’une formation marquée par l’euphorie, et qu’on imaginerait volontiers être l’auteur de quelques-unes des neuf compositions toutes signées par le guitariste, tant leur chaleur évoque son propre chant, celui qu’il offre tout au long de sa révolte mélodique (je pense en particulier à « Serengeti », dont le thème majestueux est une sorte de cousin de « Colonel Skopje »). Texier, lui-même compagnon de route de Marais, notamment dans le collectif Zhivaro, s’épanouit d’autant mieux dans cette connivence avec le guitariste qu’il y retrouve son complice du Strada Quartet (ou Sextet), le mélodiste des peaux Christophe Marguet qu’il m’arrive de saluer ici très souvent... parce qu’il le vaut bien ! Un sacré batteur, tout aussi rouleur de mécanique des fûts que confident aux balais, un percussionniste de la passion colorée. Voilà reconstituée une rythmique qui peut travailler les yeux fermés (ah, le groove profond de « Think Nocturne » qui va entraîner la guitare vers des rivages blues rock), parce que sa gémellité n’est pas de circonstance, elle est naturelle et marie puissance, souplesse et diversité des nuances. Ces deux-là sont en musique comme des frères... Et puis, plaisir encore à l’écoute du pianiste Jérémie Ternoy, un musicien discret originaire du nord de la France qui pourrait bien devenir un des grands de demain, je suis prêt à en faire le pari. Ternoy avait accompli un très beau Bill (Circum Disc – 2012), poétique et captivant, en compagnie de Nicolas Mahieux à la contrebasse et de Charles Duytschaever à la batterie. Il est aussi membre d’un autre trio, TOC, dont j’ai évoqué tout récemment le jusqu’au boutiste Haircut. Sans oublier sa présence au sein de Magma depuis près de trois ans, une expérience qui ne sera certainement pas sans laisser de traces chez lui, parce qu’on n’habite pas la planète Kobaïa sans en revenir un poil irradié. Pianiste protéiforme, ici dans un registre plus « classique » mais d’une grande présence mélodique, Ternoy est à la fois le contrepoint chaleureux au jeu de Gérard Marais et un soliste d’une grande justesse, dont toutes les interventions sont marquées au fer de la concision.
L’écoute d’Inner Village confine à l’enchantement : chacune des compositions ressemble à une histoire courte qu’on découvre avec avidité, avant de plonger dans la suivante. Plonger, oui, mais sans jamais se perdre, tout simplement parce qu’on s’y sent bien, tout de suite. Beauté des thèmes, évidence souvent joyeuse de leur mélodie... Saurez-vous résister à ce « Baron Noir » qui ouvre l’album ? Et juste après, comment ne pas être gagné par la nonchalance radieuse de « Le Rouge et le Noir » ? Ou ne pas être mis en appétit par un « Latin Breakfast » bourré de vitamines ? Difficile aussi de ne pas être ému par « Inner Village » ou par l’empathique « Lonesome Queen »... On se prête vite au jeu consistant à fredonner ces neuf « chansons » qui s’installent dans notre mémoire immédiate comme de possibles standards... On vibre aux interventions solidaires et noueuses des solistes, dont on perçoit sans filtre, dans toute sa dimension intime, la joie d’être au cœur d’une fête qu’il faut savoir goûter à chaque instant. A un tel niveau d’harmonie et d'épure, le jazz ressemble à un processus d’élévation personnelle, il devient un langage naturellement universel et s’empreint d’une fièvre contagieuse. Nul besoin d’être un exégète pour se fondre dans la limpidité d’une atmosphère si épanouie et profiter de son climat bienfaisant, préservé des vicissitudes des modes. Cette musique-là n’a pas d’âge, sa vibration est intemporelle ; on l’écoutera d’autant plus longtemps qu’elle bénéficie d’une prise de son dont la qualité est à souligner. La guitare et ses nuances chatoyantes viennent vers nous en ligne directe du cœur de Gérard Marais, dont la pulsation et le lyrisme habitent chacune des 47 minutes de son Village intérieur. Tour à tour délicate de fluidité et parfois plus rageuse, mais toujours chantante, comme dans ce grandiose « Katchinas » en conclusion de l’album, où chacun des musiciens est gagné par une inspiration profonde, peut-être celle qui leur est transmise par les esprits presque homonymes des Indiens Hopis et leurs danses rituelles... Voilà qui nous rappelle un sextet formé au début des années 90 par le guitariste, avec Jean-François Canape, Michel Godard, Henri Texier, Yves Robert et Jacques Mahieux, et sur le disque éponyme duquel on pouvait déjà entendre cette composition, ainsi qu'un certain « Baron Noir »... Comme par un juste retour des choses et sous l'effet d'une circulation au plus profond de la mémoire de Gérard Marais, Inner Village s'ouvre et se ferme sur cette évocation d'un passé toujours très vivant.
Inner Village est un disque pour tous, un disque de chevet. Une belle page tournée dans le grand livre du jazz. On peut suggérer à Gérard Marais de ne pas s’arrêter en si bon chemin... En ce qui me concerne, je le suivrai, il peut en être certain !
Gérard Marais Quartet : Inner Village
Gérard Marais (guitare, compositions et arrangements), Jérémie Ternoy (piano), Henri Texier (contrebasse), Christophe Marguet (batterie).
Cristal Records – CR 229
Commentaires
"Baron Noir"… un des plus beaux titres de "Katchinàs", l'album de Gérard Marais avec Jean-François Canape (tp), Yves Robert (tb), Michel Godard (tuba), Henri Texier (cb) et Jacques Mahieux (bt), qui est un de mes disques de chevet depuis sa sortie en 1991.
J'ai hâte d'entendre "Inner Village".
Dominique,
tu as bien fait de le rappeler et je me suis permis d'ajouter cette précision dans le texte, après ta visite.
Merci !